A l’agonie.
Cent ans... Voici le temps qu'il restait à la totalité de la vie humaine pour
fuir la planète Terre. Après, il n’y aurait plus aucun vol intergalactique
assurant la liaison entre la Voie Lactée abritant la Terre et la Voie Cloutée,
galaxie découverte par les hommes il y a quelques centaines d’années dont
Céomède assurait l’équivalent du Soleil mourant de la Voie Lactée. Cent ans,
pas une année de moins ni une de plus, et tout terrien – et progéniture de
terriens - resté sur cette planète serait condamné à mort. Car mille ans, pas
une année de plus, et tout terrien commencerait, les molécules de dioxygène
devenant de plus en plus rarissimes et précieuses, par agoniser lentement mais
sûrement à la manière d’un poison qui ronge de l’intérieur jusqu’à détruire les
organes vitaux, puis serait brûlé instantanément par les bouffées de
chaleur. Personne ne sera encore en vie
pour assister au spectacle apocalyptique d’une planète avalée toute entière par
les rayons d'un Soleil meurtrier à l'agonie bien plus précocement que prévu. Il
fallait partir et vite. Le temps pressait plus que jamais. Il n'y avait
d'autres alternatives. Avec toute la volonté du monde, personne ne pourrait
empêcher ce phénomène catastrophe déjà bien enclenché.
La grande cité de Solaris avait vu ses quelques millions d'habitants s'évaporer les uns après les autres, mettant leurs économies entières dans un voyage terriblement coûteux mais surtout des plus périlleux : les trois quarts des navettes effectuant ce transfert finissaient lamentablement broyées dans des trous noirs ou abattues par toutes sortes de météorites et comètes, sans oublier les nombreuses éruptions solaires usant les dernières énergies d’une étoile condamnée. Et même si la chance souriait aux voyageurs, oui, ils auraient fui la planète de la mort mais… pour quelle genre de vie ? Vaudrait-elle le coût de la fuite ? Et vivre avec cela sur la conscience serait-ce même humainement possible ? Les scientifiques avaient choisi la Galaxie Cloutée pour ses conditions climatiques approximant celles de la Terre. Mais une approximation, qu’elle soit affine ou linéaire, reste une approximation avec toutes sortes de risques liées aux erreurs de calculs, mais aussi et surtout régnait une ambiance de non-dits, de mensonges et de manipulations de résultats afin de rassurer et de calmer une foule bien angoissée et nerveuse. Les chiffres peuvent aussi bien parler et mentir que les mots. Mais cela, à part les quelques intellectuels essayant tant bien que mal de se faire entendre et se faisant peu après exécuter pour avoir osé parler contre ce que les politiques avaient ordonné aux laboratoires de recherche de déclarer, tout le monde l’ignorait.
A l’heure qu’il est, il ne restait qu'approximativement cinq-cents mille terriens qui s'affairaient sous un soleil agonisant de plomb ayant transformé la Terre en une étuve infernale, à rassembler des provisions en cas de disette, des munitions en cas d'attaque extérieure ainsi que du matériel de survie. Mais aussi, il leur fallait redoubler de sueur, de fatigue et de larmes dans leur travail qui était désormais quasiment dépossédé de sa valeur afin de récolter jusqu’au dernier centime quelques pièces de monnaie nécessaires à un hypothétique mais tant espéré voyage. Ils n’avaient aucune raison valable en faveur d’une économie de forces physiques et de repos. Les derniers rayons du soleil auraient beau essayer de les transformer en dégénérés mentaux via leur intensité, leur causer des hallucinations, les déshydrater, leur brûler la peau… Peu importe, tels des mulets, les habitants de Solaris n’avaient qu’une idée et qu’un objectif en tête : travailler pour s’envoler et survivre.
A l'opposé, d'autres préféraient se laisser mourir par une étoile soufflant déjà l'atmosphère terrestre puis faisant fondre la planète tout comme un glaçon fond sous la chaleur... Ils transportaient des plaques d’acier de Solaris réputées pour être les plus résistantes de toute la planète dans le but de se construire un habitat qui résisterait à plus ou moins long terme à la chaleur atrophiant la Terre. Combinaisons détournant les ultraviolets, lunettes protégeant les yeux des rayons les plus transperçant, masques à oxygène pour respirer, chaussures fabriquées à partir d’une toute nouvelle fibre permettant de marcher sur des braises sans sentir la brûlure… Bref, tout le kit indispensable pour vivre 1h ou 2 de plus que le reste de la masse lorsque le Soleil aura entamé la phase meurtrière de son extinction. Ainsi, la Cité ressemblait à une fourmilière géante où chacun se préparait soit à fuir, soit à survivre … Plus ou moins sereinement.
En effet, des asiles et champs d'euthanasie avaient été installés pour les humains ayant succombé à la folie liée à l'effroi du jour tant attendu. A 3km de ces asiles, il était possible d'entendre la nuit les cris et gémissements de cette masse d'hommes recroquevillée par la frayeur d'une mort imminente de la population. On aurait dit des fantômes se lamentant, hantant les lieux une dernière fois afin de laisser leur empreinte dans un monde qui ne sera bientôt plus le leur. Une odeur âcre d'urine et de défécations s'échappait de ce lieu moribond... Aucune trace d'hygiène n'était relevée. Le vomi, la diarrhée, les murs et le sol de l'asile suaient de ces substances nauséabondes. Les hommes, les femmes et même les enfants étaient entassés les uns sur les autres tels des cadavres. Les rares fois où ils avaient l'opportunité de recevoir quelques gouttes d'eau et de la nourriture, cela se terminait en combat sanglant où chacun était prêt à se battre jusqu'à la mort afin de pouvoir atténuer sa soif et sa faim. Ils ressemblaient à des chiens de combat affamés et assoiffés, se ruant les uns sur les autres sans avoir conscience qu'ils sont entrain de tuer leurs semblables pour assouvir leurs besoins naturels. De toute manière, chacun savait que leur temps de vie était compté... Alors mourir abattu par un homme ou brûlé vif par le soleil revenait au même au final. Ils ne se battaient pas pour survivre non. Mais plutôt pour soulager leur corps qui criait la misère. Les exilés savent que les autorités les laisseraient décéder là comme du bétail attend son tour à l'abattoir. Nulle peine n'était alors prise afin de les ménager. Ils n'étaient désormais plus traités en tant qu'être vivants... L'étaient-ils toujours d'ailleurs?
Le visage amaigri si bien que les
joues se retrouvaient creusées par la faim et si bien que les os de la mâchoire
ainsi que les veines devenaient saillants, le corps ressemblant à un bout de
roseau sans vie, courbé, plié, courbaturé, tremblant, les mains dirigées en
face d'eux comme s'ils voulaient attraper le premier venu pour l'étrangler ou
les premiers vivres faisant leur apparition... Ils s'agrippaient aux barreaux
de leur prison, certains pleurant à en avoir les yeux gonflés, d'autres priant
Dieu de les sauver et d'autres insultant de toutes leurs dernières forces les
gardiens de prison sillonnant les couloirs d'un air blasé; eux non plus
n'avaient plus aucun espoir en une vie prospère. Non, ces hommes ne
ressemblaient définitivement plus à rien. Plus aucune flamme humaine ne les
animait... Ils en étaient réduits aux cendres.
Maylee Twirkin.
A l’abri de ce fléau horrifiant, vivait la famille bourgeoise des Twirkin.
Maylee, la fille de la famille, était une jeune femme de seize ans possédant un
certain charme naturel que personne ne pouvait lui refuser. Malgré une certaine
silhouette quelque peu tassée et
androgyne mettant plus en avant ses quelques amas de graisse abdominale
que sa poitrine ou ses hanches, son visage attirait par ses grands yeux verts,
discrètement bridés, pétillants et souriants ainsi que surmontés par de fins
sourcils parfaitement dessinés en arc de cercle, tandis que ses lèvres
légèrement pulpeuses inspiraient bien des pensées à tous les hommes qui
croisaient sa route. Quelques taches de rousseur venaient clairsemer son visage
pâle et s'accordaient harmonieusement à ses bouclettes qui tombaient
délicatement telle une cascade sur ses épaules et qui encadraient à merveille
son visage rond. Ce visage d'ange déchu contrebalançait toutes les imperfections
que l'on pouvait associer à son corps. Maylee se surprenait régulièrement à
être perdue dans ses pensées, penchée par-dessus la balustrade de sa véranda
donnant sur un jardin asséché, voire morbide, par les rayons cuisants du
soleil. Ce soleil tuerait tous les terriens un par un, elle le savait
pertinemment. Mais paradoxalement, cette idée lui plaisait. Plaisir qu'elle
condamnait et essayait de refouler loin dans son inconscient par ailleurs. La
vision de cette planète tombant en ruines et désertée la mettait plus que
jamais en valeur, elle qui étant enfant, peinait à se faire admirer et
remarquer aussi bien par sa famille que par le monde extérieur.
Il faut dire qu'elle était loin de correspondre, déjà petite, à l'idéal-type de la belle fille blonde aux yeux bleus, sage et épanouie, sociable et innocente. Non. Du haut de ses huit ans, elle portait des lunettes rondes n'aidant pas à casser et à adoucir la forme trop circulaire de son visage, regroupait toujours ses cheveux dans une queue de cheval approximative pour ne pas avoir à subir les nombreux nœuds et tortillons de ses cheveux rêches, ne voyait pas l'intérêt de porter des robes hors de prix achetées dans les plus grands magasins et y préférait un débardeur simplet avec un short dénué de tout glam-chic-sexy. A l'époque, cela l'horripilait de voir des enfants de son âge déjà se maquiller telles des poupées en porcelaine pour jouer à toutes sortes de jeux à connotations sexuelles et sensuelles. Embrasse-moi : une dizaine de garçons étaient assis sur des chaises les yeux bandés, pendant qu’une autre dizaine de filles devaient, chacune leur tour et successivement, les embrasser un par un puis leur faire des massages langoureux sur la zone du corps qu’elles préféraient, leur faire sentir et toucher leurs longs cheveux et enfin passer danser – ou plutôt se déhancher à la manière d’une strip-teaseuse - derrière un miroir qui consistait en ce que lorsqu’une personne passait derrière, l’individu devant le miroir ne voyait alors pas la personne derrière mais juste sa silhouette. Le but étant qu’à la fin, chaque garçon choisissait le numéro de la fille qu’il avait préférée. La gagnante était alors en droit de demander tout ce qu’elle désirait à ses ex-concurrentes pendant une journée. Ainsi, humiliations et jalousie étaient au programme.
Par conséquent, Maylee préférait amplement s'isoler pour lire, réfléchir et écrire... Lire de longs romans, des pavés connus et reconnus dans la littérature lui offrait la possibilité d’une identification aux différents personnages et ainsi d’une escapade de la vie réelle qui la rebutait. Elle se plongeait aisément aussi bien dans des romances que dans des polars. Elle dévorait les livres toute la journée avec une ardeur et une passion remarquables dans ses yeux. C’est comme si le temps se figeait et qu’elle était seule au monde… Elle et les protagonistes du livre. Rien ne l’importait quand elle se noyait dans ses lectures. Outre son intérêt pour la lecture, elle se plaisait également à écrire avec ambitions mais aussi avec suspicions. Ce n’était pas rare que nous pouvions la contempler prendre dans ses petites mains potelées son carnet d’écriture et un crayon à papier, griffonner quelques bouts de phrases puis balafrer ses textes pour enfin arracher les feuilles et les transformer en boulettes direction la poubelle. Son objectif de parfaire son écriture semblait s’éloigner au fur et à mesure qu’elle écrivait, au fur et à mesure qu’elle avançait dans ses idées. Elle se comparait aux auteurs qu’elle vénérait secrètement et se rabaissait instantanément. Toutefois, elle ne renonçait jamais à écrire même si au final, cela n’aboutissait jamais. Avec ses écrits, elle se réinventait, s’imaginait dans différentes postures, approfondissait certains traits de son caractère, s’abandonnait à ses vices, ses angoisses, ses blessures qu’elle ne pouvait crier nulle part ailleurs… Oui, la clé était là : l’écriture était le moyen le plus efficace de faire parler son cœur, de dire tous les non-dits, d’hurler toute son incompréhension, de faire sortir la colère qui l’étouffe, bref, d’être tout simplement elle sous toutes les coutures. Dans ses brouillons avaient vécu la Maylee vivant de et par ses travaux d’écrivain rencontrant un succès planétaire, la Maylee égocentrique et égoïste qui ne s’intéresse qu’à ses propres intérêts et qui délaisse son entourage afin de parvenir à ses fins, la Maylee peureuse transportée d’une anxiété maladive n’osant prendre aucune décision dans sa vie et devenant une femme frustrée ayant abandonné tout objectif aussi bien dans sa vie professionnelle que personnelle, la Maylee solitaire et ochlophobe s’excluant ainsi petit à petit de toute vie sociale ou encore la Maylee certes pas des plus splendides physiquement mais dont la bénignité et la générosité transpercent tout le monde…
Bien qu'elle était trop souvent arrachée de ses activités par des bandes masculines et féminines de futures brutes irrespectueuses, assez lâches pour profiter d'une proie trop facile à atteindre dans le but de laisser aller toutes leurs pulsions bêtes, sauvages, violentes et blessantes que cela passe par des vannes, des provocations, des opprobres, des insultes ou même parfois des coups… Et elle était astreinte à chaque fois à baisser le front devant eux.
Un de ses souvenirs les plus marquants et douloureux remonte à ses dix ans. Après une tempétueuse dispute avec ses parents qui lui reprochaient son écart à ce que l'on appelle "la normalité", elle avait couru de longues dizaines de minutes sur un petit chemin en gravier ombragé par les quelques orangers et trébuché plus d'une fois. Son genou était tout écorché tout comme ses poignets. Lorsqu'elle n'eut plus de forces pour continuer sa cavalcade, elle s'effondra près d'un de ces arbres centenaires, le dos contre le tronc d'arbre pour glisser lentement par terre sur l'herbe sèche et piquante. Elle prit sa tête dans ses mains puis pleura... pleura longtemps sans plus connaître réellement au final la raison du pourquoi ses larmes venaient humidifier la peau de son visage, de ses mains et de ses jambes. Par moments, elle eut comme le souffle coupé et dut se forcer à se calmer et à poser la main sur son ventre pour calmer sa respiration. Quand son profond désespoir rencontrait des pensées ou des réminiscences saillantes, il lui faisait commettre des petits gestes brusques, nerveux, comme une sorte de robot mécanique déréglé.
Elle se mit alors à ôter de sa
poche un petit bloc-notes et un stylo pour rédiger l'esquisse d'une lettre
d'adieux adressée à sa famille. Elle se dit alors que c'est comme cela que les
héroïnes tragiques faisaient dans les nombreux livres et dans les quelques
films qu'elle avait lus ou visionnés... Elle n'avait que trop conscience
qu'elle n'arriverait jamais à la cheville de ces héroïnes-là, mais elle n'avait
qu'elles comme pseudo-modèles :
«Cher père, chère mère,
Malgré mon jeune âge, il me semble que ce que le commun des mortels appelle la « vie » m’a courbaturée, abâtardie et cassée plus qu’il ne l’aurait fallu. Tous les jours filent et se ressemblent, tous les jours je suis confrontée à mes « semblables » qui me font vivre une géhenne. Tous les jours les mêmes avanies sans fin… Ce que vous appelez le bonheur est pour moi la déchéance, ce que vous appelez l’absurdité est pour moi la voie de l’épanouissement, ce que vous appelez l’égoïsme est pour moi le meilleur moyen de protection… Non, à votre plus grand désespoir, vous ne me trouverez jamais à faire virevolter une garde-robe entière devant ma glace, vous ne me trouverez jamais avec un trop plein de mascara sur les yeux et de rouge à lèvres rouge sang sur mes lèvres, vous ne me trouverez jamais à rire et à partager les mêmes jeux que les autres enfants de mon âge, vous ne me trouverez jamais le soir à raconter ma journée d’un air enjoué et enthousiaste… J’abhorre ce que vous définissez comme le droit chemin. Non, je ne me lancerai pas dans une longue et inutile diatribe qui déclamerait la société. Je me contenterai de signaler que je ne mange pas de ce pain-là et vous m’en voyez désolée. Je ne me ferai pas des illusions à effet ; je suis une erreur de la génétique que les scientifiques tentent de prédire, de prévenir et d’exclure. Je suis une bavure que personne n’arrive à effacer dans ce monde qui n’est et ne sera jamais le mien. Je n’en n’ai que trop conscience. Et cela me frustre tout autant voire plus que vous. Quand je regarde mon trouble reflet dans l’eau puis que je regarde les autres, je me fais pitié et ce n’est pas une petite fille que je vois ; c’est une habitante d’une autre galaxie encore inconnue. J’ai beau jeté des cailloux sur cette réflexion, elle revient toujours… Avec la même obstination têtue qu’un mulet qui marche sans s’arrêter peu importe son état physique tant qu’il ne sera pas arrivé là où il en a envie. N’y aurait-il alors que la voie du suicide pour en finir avec la gêne que je représente pour la société ? Je suis sans nul doute trop égocentrique pour m’imaginer le centre et l’origine de tous les maux du monde, mais que voulez-vous… ? Je suis le fruit de la colère des Dieux, je suis maudite, indésirable… Je suis la fille que personne n’aurait souhaité faire naître et avoir. Quand viendra le moment du jugement dernier, je ne m’attends pas à être parée d’un nimbe pour ce que je représente. Alors, encore une dernière fois, je m’en excuse et dans un dernier sursaut de caprices, il me plairait que, lorsque vous retrouverez ma dépouille dont la chair aura alors déjà servi de repas aux insectes, vous choisissiez l’incinération puis que vous récupériez mes cendres pour les disperser dans l’immensité du plus grand océan qu’il existe depuis une falaise aussi haute et abrupte que possible… Une fois cela réalisé, ma dernière volonté serait que vous jetiez à l’océan une orchidée sauvage… Aussi sauvage que moi… Je vous serais très reconnaissante que, malgré tous les ennuis inimaginables que j’ai malencontreusement pu vous apporter tout au long de ces dix ans, vous exauciez ces souhaits… pour la charogne que je serai. Occupez-vous de moi pour la première et dernière fois de votre vie… Rien ne me… »
Elle n’eut pas le temps de finir sa lettre quand trois enfants dont une fille lui arrachèrent sa lettre des mains. Ils se moquaient éperdument à la vue de son visage bouffi par les larmes et se nourrissaient de son chagrin, tels des vampires assoiffés à la vue de sang humain. La fille commença à lire sa lettre à haute voix malgré les jérémiades et les supplices de Maylee qui se perdaient et s’avanouissaient dans la brise du soir. Les garçons la scrutaient du regard d’un air mesquin puis avançaient vers elle pour la saisir par le cou :
« Alors comme ça petite garce, tu ne nous supportes pas ? C’est étrange car nous ne te supportons pas non plus…
- Non ne dis pas cela Malik, sans elle, notre vie serait morne… Plus de petite pleurnichade coincée à venir embêter… Quel sens aurait notre vie ? Cela me donnerait envie de… me suicider ! C’est ce que t’avais envie de faire hein ? Pourquoi ne l’as-tu toujours pas fait charogne?
- Oui, pourquoi ? Tu as peur ? En plus d’être une pleureuse tu es une peureuse qui tremble devant son ombre ?
- Eh les garçons, écoutez cela : apparemment, nous serions la déchéance incarnée, un chancre pour elle… ! Tu vas nous le payer ! »
Sur ce, la fille lui jeta un caillou au bras sous le ricanement de ses deux acolytes, déchira la lettre puis tous trois la laissèrent là, le bras en sang, la bouche entrouverte par la stupeur, la douleur et la crainte qu’ils reviennent, les yeux en larmes.
Elle resta un petit bout de temps
sans bouger, sans parler, sans ciller… Aucun mot ne pouvait sortir de sa
bouche, ses pensées étaient figées tout comme le moindre de ses muscles. Elle
n’avait même plus mal malgré ses nerfs complètement endoloris. En fait, elle
n’avait jamais ressenti ce qu’elle ressentait à l’instant présent. Ce n’était
pas la première fois qu’elle était attaquée par un de ces rapaces… là n’était
pas le problème. Elle y était désormais habituée. Non, ce qui la chamboulait
c’était ce caillou aiguisé jeté sur son bras comme on jette une fléchette dans
la cible. Mais n’allez pas croire à tort que tout le mystère de ses sentiments
résidait dans cet affront subi ou dans l’intensité de cet affront plutôt. Non.
A sa plus grande surprise, elle en était soulagée du plus profond de son être.
Plus explicitement, elle avait apprécié la sensation de douleur que lui avait
procurée le caillou. Et pis, elle avait apprécié la vue du sang sur son bras.
C’était comme si un poids s’était ôté de son cœur pour la libérer. Après être
restée bouche bée pendant de longues minutes, elle essaya de se reprendre mais
des milliers de questions fusaient dans son esprit tandis que des dizaines de
ressentis balayaient son cœur émietté. Incompréhension, stupéfaction voire
stupeur, haine, tristesse, soulagement… Tout se mélangeait. Elle ne savait quoi
penser de l’acte de ses agresseurs mais surtout ne savait quoi penser de ses
propres émotions. Elle ressentait une certaine forme de culpabilité pour avoir
éprouvé du plaisir à sa propre blessure et tentait vainement quelques
admonitions contre elle-même… Mais ce qui prédominait était son apaisement
moral. Elle se sentait mieux ainsi blessée physiquement.
Des années défilèrent jusqu’à aujourd’hui et Maylee était devenue, pour tout
regard extérieur, méconnaissable. Transformée physiquement en une belle jeune
femme, elle n’avait conservé son caractère si particulier - aux yeux des autres
atrabilaire - que dans son for intérieur pour mettre en place une façade
extérieure ; façade souriante, complaisante, ordinaire… Bref, une façade
destinée à s’intégrer telle une espionne dans un environnement délétère contraire
à ses principes. Elle avait appris malgré elle à faire taire et à attiédir ses
ressentis et ses opinions personnelles pour ne pas souffrir de sa différence.
Elle suivait les jeux, activités et réflexions des autres sans aucun entrain…
Juste par devoir presque moral. Elle se fondait dans le décor, parfois en ayant
l’impression de jouer le rôle d’une épine en plus dans un bouquet de roses.
Personne ne pouvait pénétrer son antre. Personne ne pouvait percer son mystère.
Personne excepté ses carnets où elle notait tout… ce détail-là n’avait pas
changé.
D’antan, elle avait également gardé des cicatrices au niveau de ses avant-bras et de ses cuisses. En effet, depuis cet épisode de son enfance, elle avait succombé lentement mais sûrement à la tentation de la scarification : « Me scarifier, cela m’apaise… Auparavant, je me sentais comme dédoublée tellement ma douleur morale était forte… Alors que mon corps, lui, ne ressentait rien, était rempli d’une vacuité profonde… Maintenant, mon esprit et mon corps se retrouvent à un même niveau… Quoique quand je passe à l’acte, ces lames dans ma peau ne me causent pas plus de mal que cela tellement mon angoisse prend le dessus… Je ne sens rien… Enfin si, mais après seulement… N’allez pas penser que je me cause du tort… Bien au contraire, cela m’aide… Je contrôle chacune de mes actions, je contrôle mon corps et mes émotions… Car quand je me scarifie, j’en oublie ma peine. Cela transcende tout. » avait-elle rédigé dans un de ses carnets à l’époque.
A l’heure qu’il est, elle vacillait entre fierté et honte vis-à-vis de ses coupures. Dans un sens, le regard des autres la faisait trembler et elle préférait ainsi porter des tuniques opaques aux manches longues afin de cacher ses blessures de guerre. Dans l’autre sens, elle éprouvait l’envie d’arborer ses cicatrices avec fierté : « Je me sens vivre quand je le fais. Les cicatrices prouvent que je vis. » murmurait t-elle souvent dans sa chambre. Encore aujourd’hui, elle continuait parfois à s’entailler pour les mêmes raisons vicieuses mais à un degré moindre. Elle ne savait que trop bien qu’en agissant ainsi, c’était un autre moyen de s’exprimer dans un monde où elle était condamnée à tout refouler au plus profond d’elle-même… Mais aussi, elle avait trouvé en cet acte, un moyen de se punir, de faire baisser son niveau de culpabilité à l’égard de sa naissance non désirée.
Maylee se redressa brusquement de la balustrade et courut nerveusement dans son
salon où l’attendaient ses parents ainsi qu’un des fils de leur ami pilote de
vaisseau spatial. Il s’appelait Luke. Maylee, par timidité étouffante, n’osait
regarder ce grand corps musclé et chevauché par une tête de chérubin à
l’anglaise d’un beau blond platine qui contrastait avec la couleur hâlé de son
visage. Ses yeux perçants étaient d’un bleu profond et semaient la gêne sur
toute personne croisant son regard des plus troublants. C’était le cas de
Maylee. D’autant plus qu’elle le détestait. Oui, elle le détestait parce
qu’elle le désirait de toute son âme. Elle le voulait lui, rien que pour elle,
et le savoir convoité par tant de femmes l’agaçait au plus haut point.
Confrontée face à lui du haut de son mètre soixante, elle sentait très
distinctement les palpitations de son cœur et ne pouvait s’empêcher de rougir
d’avoir de telles réactions incontrôlables.
Avec ses seize ans, Maylee avait encore tout de l’innocence des adolescentes n’ayant encore jamais vécu de romances avec quiconque. Mais elle était dans cette période presque de transe, pendant laquelle elle était à l’affût du moindre garçon jugé présentable et jalousait voire maudissait tous les couples qu’elle croisait sur son passage. Quand elle passait ses journées sans contact avec le sexe opposé à rêver de ce à quoi une nuit d’amour pourrait ressembler, elle était soumise à une humeur des plus acariâtres, n’avait envie de rien, ne mangeait plus, traînait mollement des pieds d’un coin à l’autre de la villa ou encore se sentait fiévreuse. A l’opposé, tout espoir permis la faisait bondir de gaieté et être aimable envers son entourage. Si le gendre masculin ne saisissait pas ses sautes d’humeur, toutes les filles de son âge aux alentours ne connaissaient que trop bien ce comportement.
Le fait est que Maylee ressentait le besoin farouche de se retrouver sous l’étreinte de Luke, de sentir sur ses lèvres sa langue et de se laisser embrasser follement par l’être désiré, de sentir l’appui et le maintien de la main de Luke sur sa cuisse, le glissement de sa main jusqu’à sous sa fesse pendant que l’autre serait entrain de serrer une touffe de ses cheveux, de sentir le doux mordillement de ses dents sur sa nuque, l’effleurement de ses doigts sur sa chute de reins, la transpiration de Luke sur sa propre peau, la communion du nez, du buste, des bras, des mains, des jambes de Luke sur les siens. Elle voulait être malmenée sauvagement mais langoureusement le temps d’une nuit… Juste d’une nuit… Le pur plaisir d’une nuit d’amour… Avec lui.
Lorsqu’elle se surprit à avoir de telles pensées en face de sa proie, sa honte redoubla d’intensité et au son du « Bonjour charmante et belle demoiselle » de Luke, elle le tua du regard et bafouilla « Ne… Ne m’appelle pas comme ça… Tu… Tu sais que je ne le supporte pas… Tu le fais exprès… Maintenant, je dois remonter, j’ai du travail moi… Et ne me regarde pas avec tes yeux moqueurs… Cela m’énerve… Mais aah, ce que tu peux m’énerver… C’est cela… Tu es agaçant… Agaçant tu comprends ? Agaçant. ». Sur ce, elle tourna les talons avec une envie mêlée de rire aux éclats et de pleurer toutes les larmes de son corps sous le regard incrédule de ses parents et amusé de Luke.