Une heure et quatorze secondes après la fin.
La musique de bal jouait dans les enceintes du robot Té-ha. La passerelle était vide et plongée dans le noir. Les volets blindés avaient été abaissés et la musique lente et majestueuse résonnait parmi les ténèbres. Les seules lumières étaient celles des écrans, des voyants d'alerte et de la porte ouverte sur la coursive principale. Là, sur le sol grillagé, entouré par le crépitement des câbles et les lumières des projecteurs, Samuel dansait.
Il allait à quatre pas et tournait maladroitement, l'air béat, le regard perdu et fasciné dans les yeux de sa dulcinée. Leurs pattes se touchaient, ils étaient enlacés et ils se souriaient, elle simple et muette, lui comme un adolescent en soirée.
"Tu es superbe." Lui dit-il en se rapprochant de son visage. "Superbe et si holographique."
L'image de son amour ne réagit pas. Elle continuait de danser, mécaniquement, et lui avec suivait le mouvement, sentait le contact de l'air électrifié. Il s'en moquait, trop heureux de revoir ce visage disparu depuis des mois, il se persuadait que c'était vraiment elle. Les projecteurs frémissaient sous la pression extérieure, mais Samuel n'en voyait rien. Les lumières festives, rouge, vert, bleu, jaune, vert encore, tournoyaient autour de lui et le bruit du métal redevenait dans sa tête celui des tapis feutrés de la Ruche.
"Tu te rappelles quand on se retrouvait, à l'écart des hangars, pour déjeuner ? Avec nos petites boîtes à repas bleues. Tu t'asseyais sur les planches et tu laissais balancer tes pattes. Et puis à chaque fois tu riais quand je me perdais dans le millier de facettes de tes yeux."
L'image de son amour ne réagit pas.
En vérité, Samuel mentait. Il avait beau tenter de se rappeler des moments les plus heureux de sa vie, toutes ses pensées revenaient sans cesse au robot Té-ha. Il revoyait le robot dans son hangar, écrasant par sa taille la nuée d'ouvrières, et le robot découpé dans les flammes. Le traumatisme avait, depuis longtemps, étouffé tout le reste.
Alors, à défaut de souvenirs, Samuel se perdait dans ce visage adorable et son présent lui souriait avec douceur. Son présent dansait avec lui dans le couloir, en silence, et il avait la tête si légère et si vide qu'il se sentait heureux.
Il lui sembla, en la regardant, que l'hologramme lui souriait un peu plus, avait l'air un peu plus triste, mais la bête savait trop bien que c'était son esprit qui devait inventer ces nuances infimes. L'autre part de lui, la moins rationnelle, voulait y croire absolument sans oser pour autant presser un peu plus ce corps de lumières qu'il aurait traversé comme un fantôme. Si elle avait semblé juste un peu plus vivante, un tout petit peu plus réelle, Samuel se serait effondré en larmes. Il fallait que l'illusion soit imparfaite pour qu'il puisse y croire.
****
Une heure, quarante-six minutes et trois secondes après la fin.
Un incendie s'était déclaré dans le bloc électrique du troisième générateur. Les cartouches s'étaient activées. Le feu se propageait. Le robot Té-ha avait isolé la section et vidé l'air pour étouffer les flammes. Les portes endommagées ne fermaient plus. Voyant après voyant les consoles affichaient l'évolution de cette lutte, des mesures prises mécaniquement par la machine, comme une inertie. Et depuis le déclenchement des flammes il y avait l'alarme, stridente, qui n'en finissait plus et qui paraissait une plainte aux antennes de Samuels.
C'était l'alarme qui avait arraché le fourmi rouge à son indolence.
À présent que le feu était éteint, Samuels courait à la passerelle pour faire taire l'alarme. À son entrée les lumières voulurent se rallumer, mais la plupart échouèrent et se contentèrent, au mieux, de clignoter dans le noir. Samuels évolua dans la semi-obscurité jusqu'au poste principal où, enfin, d'une simple pression, il renvoya le robot au silence. Il put alors entendre, à nouveau et distinctement, le grondement du métal sous la pression, ces petits bruits sourds incessants qui semblaient ronger l'air plus que les parois.
Les trois écrans de la console étaient recouverts de rapports de dégâts. Un peu partout, les systèmes échouaient un à un. Les journaux d'instruction énuméraient toutes les mesures prises et s'égrenaient sous ses yeux. Presque par réflexe, il voulut changer l'image, passer au radar, aux caméras, à la cartographie. Tout était mort et aussitôt, prioritaires, les rapports revenaient. Alors la fourmi se laissa tomber sur son siège.
Il s'attendait à pleurer encore, mais soit que ses yeux étaient trop épuisés à force, soit qu'assis là et dominant la passerelle, face aux panneaux blindés et aux écrans rougeoyants, il ne s'en sentait pas le droit, Samuels resta simplement à ne rien faire et fixa un point quelconque dans l'infini.
Son regard revint à l'écran de gauche. Une nouvelle fenêtre s'y était ouverte, sur les fréquences radio. Le robot Té-ha captait quelque chose et il pouvait voir l'onde déformée par la saturation ambiante, mais stable, se découper sous ses yeux. Son casque posé à côté sur les commandes grésillait également. La pensée lui vint, raisonnable, que ce pouvait être un simple phénomène extérieur, assez récurrent pour tromper Té-ha. Cette même pensée fut suivie d'une autre qu'il fit taire aussitôt, et ce fut l'idée que quelqu'un voulait le contacter qui l'emporta.
Samuels enfila son casque, grimaça sous la friture et chercha à filtrer le signal.
"Allô ? Allô ?" Répéta encore la bête. "Il y a quelqu'un ?"
Tout ce qu'il entendait était la friture ; tout ce qu'il lui semblait entendre était des milliers de cris. Il se secoua, se concentra et continua ses réglages. Enfin Té-ha parvint à isoler la source et la friture se réduisit progressivement pour laisser place à des bribes informes, déchirées par le programme même qui permettait de l'entendre.
"Je n'entends rien, allô ? Allô !"
C'était une voix bestiale, définitivement, mais il n'arrivait pas à comprendre ce qu'on lui disait. Pourtant, et déjà, il lui semblait reconnaître Sten. L'instant d'après, le contact était rompu.
Après quelques secondes à attendre encore, à moitié agacé, à moitié indifférent, Samuels retira son casque et alors seulement il se permit de compléter la pensée qu'il avait fait taire : tous les capteurs de Té-ha étaient détruits. Y compris la radio.
****
Deux heures, huit minutes après la fin.
Samuels s'était resserré dans un coin de la passerelle où, recroquevillé, il s'était remis à pleurer.
****
Deux heures, treize minutes et huit secondes après la fin.
La musique martiale reprit en boucle dans les enceintes du robot Té-ha. Deux bouteilles vides reposaient par terre, sur le sol de métal, là où le fourmi rouge s'était tenu. Les consoles égrenaient les messages d'erreur et les rapports de dégâts. Toutes les consoles s'étaient allumées et à présent, une à une, minute après minute, elles s'éteignaient. Les lampes, elles, n'arrivaient plus à s'éteindre, et la passerelle même vide avait toujours sa pénombre.
Samuels était occupé à réparer un piston de la seconde articulation. Cela ne servait à rien, mais c'était une réparation qu'il pouvait faire. Le soudeur crépitait sous ses yeux et aidait, avec la musique, à couvrir le grondement du métal.
La musique, ici, ne venait pas des enceintes mais du casque passé à son cou négligemment.
Soudain, ce casque s'emplit de friture.
Aussitôt Samuels abandonna son ouvrage, enfila le casque et se précipita en même temps jusqu'à la trappe pour remonter vers la coursive. Té-ha travaillait déjà à filtrer le signal, et la friture s'en allait peu à peu pour ramener cette voix déchiquetée, découpée mécaniquement en bribes incompréhensibles. Bientôt il ne resta que les bribes et, tandis que le fourmi rouge débouchait enfin dans le couloir, le programme se remit à la tâche inverse et fit revenir peu à peu la friture en même temps qu'il complétait le signal manquant.
"Allô ! Allô ! Punaise, allô j'ai dit !" Cracha Samuels. "Arrêtez de m'appeler si vous n'avez rien à dire !"
Tout autour les câbles crépitaient, les tuyaux fissurés soufflaient une vapeur presque liquide. Il traversa tout cela sans y prêter attention, la patte sur l'écouteur, tout en vociférant ses appels. C'était de l'agacement plus qu'autre chose, et l'habitude qui animait ses gestes.
Quand il atteignit la passerelle, le signal s'éclaircit enfin et brutalement.
"Lieutenant Bracken des Anges, répondez, à vous. Ici le lieutenant Bracken des Anges, répondez. Répondez, à vous."
Samuels s'arrêta, puis marcha jusqu'au poste principal. La voix de l'inconnu continuait dans les écouteurs, mais il l'écoutait à peine. La bête, à l'autre bout, semblait avoir la voix enrouée à force de répéter son message. Il le laissa faire et, tout en vérifiant le signal, il se mit à en chercher la source.
Un bref instant le fourmi vérifia le temps qui était passé : deux heures.
"Ici c'est Samuels, je vous entends." Dit-il enfin.
"Samuels, ici Bracken," reprit aussitôt le lieutenant, "nous sommes en route pour la base de Tyran. Quelle est la situation, à vous ?"
Samuels ne répondit rien.
"Vous me recevez ? À vous. Samuels, vous me recevez ? Ici le lieutenant Bracken… vous êtes bien le pilote du robot Té-ha ?"
"C'est ça."
Son instinct bestial, peut-être à travers l'intonation seule et malgré la mauvaise qualité du signal, avait deviné tout ce qui était passé dans l'esprit de Bracken. Le robot Té-ha, l'arme de siège de la ruche, armé d'ogives thermonucléaires. Le fourmi eut un maigre sourire en songeant au frisson qu'avait dû avoir cet officier.
Il devinait aussi ce que Bracken devait voir, sur son écran ou son radar, ou de lui-même s'il se trouvait assez près. Une explosion de cent kilomètres de diamètre, qui n'en finissait pas, qui durait depuis deux heures déjà sans sembler vouloir s'essouffler, comme un brasier de titan.
"C'est bête." Reprit Samuels pour lui-même. "J'ai toujours voulu voir à quoi elle ressemblerait. L'explosion."
"Il y avait plus de deux mille esclaves dans cette base." Dit froidement Bracken.
Samuels ne dit rien.
Il se resserra juste un peu plus sur son siège, en quête dans la voix du militaire d'une sorte de désapprobation mais, au-delà de ce ton froid, ce dernier n'avait fait qu'une observation. Sans même s'en rendre compte le fourmi avait glissé ses pattes des épaules jusqu'à ses tempes pour se tenir le crâne. L'impression que celui-ci allait exploser.
Ce qui lui brûlait la gorge, c'était de répondre : Tyran allait en tuer des dizaines de milliers. Des centaines peut-être. Et asservir Alquières. Mais tenter même de prononcer ces mots aurait arraché à Samuels de nouvelles larmes.
"Vous êtes toujours là ?" Demanda Bracken.
"Oui."
"D'après votre signal, vous êtes à l'épicentre du phénomène. Quelle est votre situation ?"
"Té-ha est en train de mourir."
"C'est une machine. Vous pourrez la réparer."
"Je n'ai pas envie de la réparer. J'ai envie qu'on nous laisse tranquille."
"Nous ?"
"Té-ha est moi."
Le lieutenant ne répondit rien. Pendant quelques instants, il ne restait que la faible friture, pareille à autant de cris informes. Puis la friture s'intensifia et Samuels retira son casque. Le signal était perdu.
D'après l'écran, la source du signal était Té-ha.
****
Quatre heures après la fin.
"Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants." Conclut Samuels, avant de refermer le livre et de tourner les yeux vers le mur d'images de Té-ha. Même sur le papier glacé, les yeux à mille facette de son amour semblaient toujours aussi vivants. Elle sautillait dans sa tête, de photo en photo, semblait rire et jouer avec lui.
Le souvenir de l'hologramme à l'air triste lui revint, brièvement, mais il soupira et se releva tant bien que mal.
"Qu'est-ce que j'étais censé faire ?" Demanda-t-il aux photos. "Ne pas tirer ? Laisser Tyran dévaster Alquières ?"
Ce n'était pas un ton de reproche. Il posait une question sincère. Laisser faire aurait été criminel, à son sens, mais il se sentait criminel tout autant. Quel qu'ait été son choix dans ces derniers instants, c'aurait été le mauvais.
Il frappa le mur de ses deux poings.
"Alors c'est ça, être un monstre ! Tuer, tuer, tuer, et passer son temps à excuser ses actes ! Pouvoir tout résoudre en pressant un simple bouton ! Et pendant ce temps les bêtes meurent par milliers."
Les seuls souvenirs qui lui revenaient étaient le robot dans son hangar, et le robot parmi les flammes. Plus il faisait d'efforts pour se rappeler les instants passés avec Té-ha, avec sa mante adorée, plus ces deux instants seuls lui revenaient plus forts que jamais.
Ce n'était pas le fait d'avoir tiré qui le torturait.
C'était l'idée d'être encore vivant, déjà, puis l'idée de ne rien faire pour se sauver. Non qu'il y ait eu quelque chose à faire, mais le fait de ne rien tenter. C'était de ne rien tenter qui le torturait, et il ne savait pas pourquoi.
L'alarme se remit à sonner.
Les dernières lumières s'éteignirent et plongèrent la petite pièce dans les ténèbres. Samuels s'encoubla, récupéra son t-shirt qu'il enfila en hâte pour sortir sur la passerelle. Il ne restait que la faible lueur des derniers écrans, ceux du poste principal, vers lesquels il s'avança. La porte de la coursive s'était refermée automatiquement.
Té-ha, dans un dernier effort, avait coupé toutes les sections et reporté toutes les ressources sur la passerelle. La moindre brèche suffisait à emporter une section entière du robot, et à exposer les autres une à une si bien que le robot se faisait dépecer.
La radio se remit à crépiter.
"Samuels, ici Bracken, à vous."
Samuels ne lui prêta d'abord pas d'attention, puis regarda le casque avec curiosité, puis l'enfila.
"C'est pour quoi ?"
"Mes supérieurs veulent savoir pourquoi vous avez tiré."
Le fourmi rouge en eut le souffle coupé. Puis il partit d'un rire fou, couvert par le bruit de l'alarme, et il s'affala sur son siège.
"Vous êtes sérieux ?" Faillit-il rugir. "Té-ha se fait broyer, et c'est tout ce qui vous intéresse ?"
"Nous manquons de temps. Pourquoi avez-vous tiré."
"J'en sais rien." Avoua Samuels.
Pas pour sauver qui que ce soit, en vérité. Il avait voulu, bien sûr, jouer les gentils, faire ce qui était bien, arrêter Tyran. Mais jusqu'au dernier instant il s'était juré de le faire sans jamais user des ogives de Té-ha. Comme un code moral. La ligne à ne pas franchir.
Dans sa tête jouaient deux personnages fictifs, une victime des satellites qui répétait : "il m'a sauvé la vie !" à une victime parmi les esclaves qui répondait : "il m'a tuée avec toute ma famille !" Il les imaginait avec indifférence, blessé des deux côtés et impuissant, et aux deux il répondait tout simplement : "j'ai fait ce que j'ai pu".
Mais, au tout dernier instant, il avait pensé à Té-ha.
Et cette pensée qui tant de fois avait arrêté son geste l'avait alors précipité. Il avait senti Té-ha en danger, il avait voulu la protéger. Il avait tiré pour protéger le robot Té-ha, et à présent, coupable de le regarder agoniser, il s'en voulait de ne rien faire pour la sauver.
Tous les souvenirs de son passé revinrent comme un flot étourdissant. Tous les instants passés avec elle, ses sourires, ses petites piques, son corps pressé contre le sien. Les meilleurs souvenirs, les pires, tout ce qu'il avait oublié.
Il se rendit compte qu'il était en train de pleurer.
"Pourquoi avez-vous tiré." Répéta Bracken.
"Je voulais la protéger."
"C'est une machine. Vous pourrez la réparer."
"J'ai passé ma vie à prétendre qu'elle était toujours avec moi," continua Samuels d'une voix blanche. "Je ne pouvais pas supporter sa mort."
"Vous pouvez continuer à prétendre."
Mais le fourmi ne répondit rien. Chacun des deux personnages, des deux victimes, celle du satellite et celle de la base, avaient le visage de Té-ha.
"Vous voulez lui parler ?" Reprit Bracken.
Samuels sembla se tirer de sa torpeur.
"À qui ?"
"À Té-ha. Elle est avec moi."
"Elle est morte."
"Votre robot n'est pas équipé d'ogives thermonucléaires, mais d'ogives chaotiques. Des munitions capables d'anéantir l'espace et le temps. Vous n'avez plus que quelques minutes avant que la passerelle ne soit détruite. J'ai épuisé toutes les ressources disponibles. Tout ce que je peux faire, c'est vous laisser lui parler une dernière fois."
Samuels resta muet, ébahi. La voix du lieutenant était froide, impersonnelle. Trop mécanique pour être vraiment bestiale. Il songea que c'était impossible, que peu importe cette histoire de munitions, Té-ha était morte.
Puis il songea à l'hologramme et au bonheur qu'il avait ressenti.
"D'accord." Souffla-t-il.
Il y eut encore quelques instants où il attendit que la discussion reprenne, le bruit à l'autre bout couvert par la friture et par l'alarme stridente. Puis il entendit la voix de la mante :
"Samuels ? C'est toi ?"
Une voix anxieuse, empressée, un peu usée par l'âge. Son coeur bondit à la seule idée qu'elle ait survécu, malgré l'évidence du contraire. Il n'y songea plus, ne songea plus aux rumeurs autour de lui, des volets blindés peu à peu déformés par la pression et sur le point de céder. Il se recroquevilla dans le poste principal, sur son siège, serra le casque contre ses antennes et se mit à parler à cette voix du passé.
****
Quatre heures, six minutes et quarante-neuf secondes après la fin.
Contact perdu.