« À partir de quelle échelle un champ de bataille devient-il crédible ? »
« Une planète ? Un système stellaire ? Un amas ? »
« Considère que nous avons mené une guerre sur trois galaxies, plus longtemps qu'aucun conflit. À partir de quelle échelle le spectateur perd ses repères et est forcé de croire ce qu'on lui dit ? Sans contrôle, sans objectif, seulement étourdi et fasciné par l'alignement des chiffres. Mais ma question est : à partir de quelle échelle un champ de bataille devient-il crédible ? »
« Réponds-moi. À partir de quand la bataille devient seulement possible ? »
« Laisse-moi me battre ! »
« La guerre fait couler le sang, fait brûler le noir de l'espace ! Même pour un instant, même pour moins qu'une fraction dans ce recoin de l'univers une lumière aura défié les ténèbres, n'est-ce pas là le fondement d'une civilisation ?! Deux cent trente milliards d'étoiles sont les héritières de notre conflit, la cendre, la braise, et les noms mêmes donnés par les indigènes ravivent ces foyers. Notre ennemi a fait de la paix la seconde loi de l'univers, mais nos efforts ont permis que la guerre soit la première. »
« Cette galaxie à présent ils l'appellent la Voie Lactée, spirale de trente mille parsecs ressuscitée de la destruction depuis maintenant treize milliards d'années. Là se trouve le bras d'Orion, et dans le bras d'Orion un espace long de mille parsecs dans le courant d'Arcturus et jusqu'à l'amas stellaire six mille quatre cent septante-cinq. »
« Les indigènes appellent ce côté du ciel Petit-Renard, là où a brûlé Alpha Vulpeculae. Mais avant qu'elle ne brûle cette étoile a donné naissance à une civilisation qui, remontant le courant en direction d'Orion, a colonisé presque cent systèmes stellaires. C'était il y a deux millions d'années, et durant deux millions d'années les colons se sont risqués sur des distances infinies pour former ces poches de vie sur les poussières de l'univers. »
« Ce sera notre champ de bataille. »
« Les distances déjà trop grandes allaient se creusant au mouvement de la galaxie. Les voyages sont longs, les communications difficiles, les planètes inégales et les cultures trop diverses au sein d'une même espèce. À quoi s'ajoutaient les autres espèces, intégrées comme protectorats, et quand l'un de ces protectorats réclama sa place entière au sein de la civilisation, et quand cette place lui fut accordée, l'unité qui avait prévalu durant deux millions d'années, malgré la méfiance et les désaccords, cette unité laissa place à la guerre civile. »
« Ce sera notre guerre. »
« Elle dure depuis dix mille ans. »
« La guerre n'a pas changé de visage, seulement de dimension. Elle est loin l'époque où nous plongions des systèmes entiers dans la fournaise. Ici la guerre est plus discrète mais pas moins meurtrière. Les flottes se déplacent dans le vide à la lenteur des moteurs Ether, à la moitié de la vitesse lumière. Les vaisseaux derniers-nés des chantiers, comme la classe Aurée, arrivent dépassés et obsolètes sur des mondes le plus souvent sans défense. En dix mille ans les flottes ne se sont croisées que deux fois, et ces deux batailles ont été remportées par la faction conservatrice du Renard. La seconde, la bataille du dard, a été remportée par la sixième flotte Numidis, qui se regroupe à présent. »
« Ceux qui mènent cette guerre n'arrivent pas à la comprendre. Ils naissent sur les bâtiments de guerre, sans jamais voir les mondes pour lesquels ils se battent, sans espoir de les voir avant leur mort. Mais ils se battent, et pourquoi ? »
« La sixième flotte se regroupe à Cancri, à seulement douze parsecs de la Terre, à l'insu des indigènes. Sa cible : l'amas six mille quatre cent septante-cinq, que les indigènes appellent Scorpion, où se trouve la faction isolationniste et qui menace les mondes primordiaux de la civilisation. Sa mission : surprendre l'ennemi en traversant le secteur protégé dans un mouvement d'assaut qui prendra près de deux mille ans. Pour y parvenir, la flotte a besoin d'un point d'appui fortifié. Ce devait être Cancri, mais la mission est compromise. Dans l'urgence, le groupe de génie numéro trois Linput doit donc établir un nouveau point fortifié pour la flotte, au coeur même du système protégé, en s'aidant de la population indigène. »
« La mission du groupe Linput, commandé par le contre-amiral Vigil Prad, est donc de transformer la Terre en une forteresse. »
« C'est le plan Armula. »
« Est-ce que nous allons regarder sans rien faire ? Est-ce que tu comprends ce qui se prépare ? Vigil va emporter ses quatre vaisseaux, quelques quarante mille soldats sur ce monde sauvage, et aucun d'entre eux ne reviendra. Laisse-moi me battre ! »
« Laisse-moi les sauver, ces soldats sacrifiés, laisse-moi leur donner une chance ! Rien qu'une chance, même pas de gagner, juste de se battre, rien que cette chance-là face au silence de l'univers. »
« Réponds-moi ! »
« Tu veux les sauver ? Ces futurs bouchers, oppresseurs de l'amas du Scorpion ? »
« Tu veux les laisser périr, ces défenseurs de la civilisation ?! »
« Fais le calcul. La sixième flotte compte plus d'un million de soldats répartis entre cent douze vaisseaux. Le vaisseau amiral a une escorte de deux croiseurs et huit destroyers. Vingt-quatre bâtiments servent à la logistique. Les trois divisions d'assaut sont complétées de trois groupes de reconnaissance, comptant chacun un croiseur et trois destroyers, soit douze vaisseaux, et douze vaisseaux encore entre les trois groupes de génie, à raison de deux croiseurs et deux destroyers. Fais le calcul, cela laisse dix-huit bâtiments de guerre par division d'assaut. »
« La sixième flotte, bien sûr, ressort de la bataille. Elle a été renforcée pour le plan Armula, et a dû se détacher d'une partie de ses anciens bâtiments. C'est ce remaniement, entre autres, qui a propulsé Vigil Grad au commandement du groupe de génie Linput. Mais fais le calcul. Tu verras que je n'abandonne personne. »
« C'est ce remaniement qui a fait passer l'artilleur Ammeran au poste de contre-amiral en second. C'est Ammeran qui a organisé la rencontre des officiers lors de la décélération, à l'approche du système solaire et de la Terre. Il ne reste que quelques semaines après un voyage de soixante ans, septante-huit ans avant l'arrivée des premiers éléments de la sixième flotte. Les ordres de Munidis n'ont pas encore rattrapé le groupe Linput et les officiers rassemblés dans la pièce, représentant les quatre bâtiments de guerre de la flotte, sont laissés à eux-mêmes. »
« Ce sont des soldats. Nés sur des vaisseaux de guerre, sans la moindre expérience de la vie civile. Ils ont septante-huit ans pour préparer l'arrivée de la flotte, et aucun d'eux ne sait comment gérer une population indigène. »
« C'est plus grave que ça. Ils ont été formés et entraînés pour protéger de telles populations. Leur mission va à l'encontre de leurs principes. Aussi, tandis qu'Ammeran les fait asseoir, ils ont chacun de leur côté la même question en tête : comment réussir ? »
« Vigil Grad est déjà assis. De son état-major, il n'a fait venir que l'officier Medan, chargé du personnel, et l'officier Solin Rem, chargé de la logistique. Ils restent debout et à disposition à l'écart de la table. Ammeran se place derrière Vigil et ce dernier se tourne vers ses capitaines. Neden, commandant le croiseur ASS Linput, est arrivé le dernier. Neden a le plus d'expérience, et son bâtiment est en tête de formation. Quelque chose dans ses facettes s'est éteint depuis la bataille du dard. Le Linput n'a jamais été en contact avec l'ennemi. »
« À sa droite se tient le commandant Comnon, du destroyer AAS Elaes, et en face les commandants Lam, du croiseur AAS Oserin, et Humlis, commandant l'AAS Cotheron. C'est du destroyer Cotheron que vient Vigil Grad, et même s'il et à présent contre-amiral, il voit toujours Humlis comme une sorte de supérieur, ou au moins d'égal. »
« La discussion traîne sur le nombre de bâtiments qui resteront en périphérie du système. »
« Le croiseur Oserin sera dédié à cette mission, mais Vigil tranche enfin et veut emmener le reste de la flotte en orbite de la planète Terre. On discute des relais et de la cartographie du système, puis Vigil Prad pose la question. »
« Comment aborder les indigènes ? »
« Que sait-on d'eux ? Le dernier rapport sur la Terre date de cinq siècles. À cette époque la planète était rongée par la maladie, les indigènes mouraient dans leurs maisons de bois et de pierre. Est-ce que l'humanité existe seulement encore ? »
« Vigil se tourne du côté de son officier Solin Rem. Humlis sourit. C'est son vaisseau, le Cotheron, qui a capté les ondes radio. »
« La planète émet. Les premiers calculs suggèrent des relais en basse orbite dont le groupe capte des reliquats. Mais plus encore. La Terre a envoyé une sonde qui, en probablement huit ans, approche de la périphérie du système. »
« En somme, songe Vigil Prad, l'humanité a survécu à la maladie, et progresse à son rythme. Il faudra de toute manière un à deux mois avant d'espérer pouvoir comprendre les langages des indigènes, mais, ironise le contre-amiral, rien ne presse. »
« Comment entrer en contact ? »
« La question rencontre un premier silence. On attend sur Neden, mais ce dernier reste muet. Il préfère observer avant de s'investir. C'est Ammeran qui, pour lancer la conversation, depuis sa place aux côtés de Vigil, propose l'option de l'occupation. Occuper par les armes, établir le travail forcé durant les deux cents ans que durera l'opération, plus longtemps au besoin, puis décrochage. L'objectif serait de réduire l'interaction au strict minimum. »
« Ammeran est fou, se renfrogne Elaes. »
« L'occupation n'est pas une option. Ou plutôt, c'est une option inacceptable. La Terre est la propriété des indigènes. Il faut privilégier la négociation. Obtenir leur coopération. »
« Alors, propose Elaes, promettons-leur le protectorat. »
« Humlis se retient de rire. Il essaie d'imaginer les indigènes à qui on propose, comme une récompense, de se soumettre à la faction du Renard. C'est d'autant plus ironique, songe-t-il, que la sixième part combattre des isolationnistes. »
« Non, tranche Vigil Prad. Ce n'est de toute manière pas une promesse que la sixième flotte peut faire. »
« Alors, offrons-leur des technologies. »
« Et si ça ne suffit pas, disons-leur ce qui est. Si le Scorpion l'emporte, si nous perdons la guerre, il n'y aura plus personne pour les protéger. Et si le Scorpion vient ici, pour s'approprier des ressources avant que le système ne quitte Orion, ils se contenteront de tuer tout le monde. Ils l'ont déjà fait dans leur propre amas. »
« Sans vouloir être pessimiste, intervient enfin Neden. Les autres officiers se tournent vers lui. Sans vouloir être pessimiste, est-ce que ces indigènes peuvent comprendre les enjeux d'une guerre civile ? Ils savent forger du métal, c'est très bien, mais nous pourrions très bien avoir affaire à des animaux. Tenter de raisonner avec eux, de négocier et de se comprendre ne fera que retarder notre mission, et peut la mettre en danger. Le Scorpion brûle les planètes par pragmatisme, pas par cruauté. Voulons-nous vraiment prendre le risque de se fier à des bêtes ? »
« La décision est finalement prise à l'unanimité. Le troisième groupe Linput coopérerait avec les indigènes. »
« Mais c'est suicidaire. »
« C'est nécessaire pour ces enfants des batailles, qui pour la plupart finiront leur carrière sur ce caillou de l'espace avec bien peu d'espoirs et bien peu de rêves. Leur faction se bat pour rétablir la civilisation. S'ils saccagent ce qu'ils protègent, leur combat est vain. »
« Mais ils vont mourir. C'est du bon sens, c'est de l'instinct. De toutes les options qu'ils pouvaient choisir… »
« C'est trop tard. Le croiseur AAS Oserin est à hauteur de la Lune, en vue de la Terre, flanqué des deux destroyers du groupe. Et la Terre peut les voir. Les radars, les antennes, les télescopes, tout est tourné vers ces titans d'acier qui défient les ténèbres. Et tandis que les équipages à bord préparent le premier contact, les indigènes font de même. »
« La planète est alors divisée en deux blocs, et ce sera au premier qui enverra sa fusée. La tension monte jour après jour, semaine après semaine, deux mois durant jusqu'à ce que Vigil Prad s'estime prêt. »
« Il émet alors, sur toutes les fréquences, dans la langue que ses soldats ont décodé, son message à destination de l'humanité. Il y dévoile la guerre civile, le plan Armula et la volonté de fortifier la Terre. Il promet en échange les technologies et la protection de la civilisation. Il garde secret le détail sur la sixième flotte et son mouvement. »
« Puis il attend. »
« Il n'a pas encore conscience qu'en communiquant dans une langue, et une seule, il a déclenché une nouvelle crise entre les deux blocs. Medan, chargé du personnel, a réuni une équipe pour les relations indigènes. Il alerte Vigil des réactions : il a, sans le vouloir, pris parti pour un bloc. Dans l'urgence, la troisième flotte répète son message dans une seconde langue, mais ne fait qu'empirer la situation. Medan est stupéfait, mais s'acharne et enfin, à la troisième communication, le monde s'apaise. Les deux blocs ont eu ce qu'ils voulaient. »
« Pour Medan, c'est une première leçon. Il n'a pas affaire à un interlocuteur unique. Il s'en entretient avec le contre-amiral et propose d'établir un système pour unifier le dialogue. »
« L'humanité dispose de son propre Conseil, sur la côte continentale. Alors qu'on l'invite ailleurs, Vigil prend la décision de s'y rendre. Il songe, en traversant l'atmosphère de la planète, plonger dans une fosse à serpents. »
« La foule qui l'y attend est gigantesque. Les gens sont fascinés par la taille du vaisseau qui se pose sur l'eau. Au moment de sortir Vigil décide de retirer son casque, et songe ainsi faire preuve de confiance. Il ne se rend pas compte que son escorte, une compagnie complète de soldats, est en train d'envahir le bâtiment. Quand il se présente enfin devant les quelques deux cents membres des factions terrestres, l'officier Medan à ses côtés pour la traduction, on le traite en envahisseur. »
« Au lieu de s'en défendre, Vigil Prad l'admet. Le plan Armula le force à occuper la Terre. Mais il demande à l'humanité de faire preuve de compréhension, et assure qu'il fera tout pour que la planète conserve sa volonté. »
« Les discussions sont confuses et contradictoires, les demandes incohérentes. Après dix minutes, Vigil décide de rester. Le contre-amiral est impressionné par ce concert de voix qui lui évoque le Conseil de la civilisation. Malgré les critiques qui pleuvent et le mur d'hostilité qu'il rencontre, il se persuade que la coopération était la chose à faire. »
« Ses demandes, à ses yeux, sont réduites au strict minimum : toutes les ressources de la planète seront mises à contribution pour la fortification. Toutes les exploitations et usines sont réquisitionnées. »
« Ce n'est pas disproportionné. Les ressources dont on parle ne constituent pas un pour cent de ce que recèle cette seule planète, et il y en a d'autres bien plus riches dans le système. S'il venait piller, il n'aurait pas choisi la Terre. »
« Mais comment l'expliquer aux indigènes ? »
« L'honnêteté de Vigil Prad s'est retournée contre lui. Il a oublié les apparences, et à présent la majorité lui est hostile. Ce qu'il croit être des demandes passe pour des ordres. Quand on lui demande ce qu'il fera en cas de refus, Vigil ne cache rien et précise qu'en soldat il conduira sa mission jusqu'au bout. Un million de soldats dépendent de lui, et au-delà de ça, vingt-trois planètes, sinon la civilisation. Ce qu'en retient la Terre, c'est qu'il n'hésitera pas à tirer. »
« Un bloc lui cède et promet de coopérer. Le second bloc refuse et affirme qu'il faudra les y forcer par les armes. Vigil est prêt à négocier. »
« C'est ce qu'il fait. Pendant presque trois mois. »
« Pendant ce temps, Humlis et son destroyer Cotheron sont chargés de la gestion des ressources réquisitionnées. Le reste du groupe s'est mis au travail et a commencé l'établissement des batteries orbitales. En périphérie, Lam avance de même. Il faudra vingt ans avant que les défenses les plus basiques soient opérationnelles. »
« Ce sont les soldats du Cotheron qui, lors d'une collecte, découvrent enfin l'armement nucléaire de l'humanité. »
« Le mot nucléaire, atome, atomique, tout cela n'avait pas beaucoup de sens pour les équipages du groupe Linput. Les batteries de missiles indigènes étaient trop lentes pour seulement les inquiéter. Mais l'armement nucléaire représente un risque pour les opérations, et une faiblesse dans la forteresse qu'ils sont en train d'établir. »
« Averti, Vigil Prad demande qu'on lui remette toutes les ogives. »
« Ce nouvel élément est le clou qui met fin à des négociations qui n'allaient déjà nulle part. Le contre-amiral voit le peu de coopération déjà en place sur le point de s'effondrer, et le reste de la planète prêt à la guerre. »
« Une fois retourné à bord du Linput, sur la passerelle, occupé à arpenter la longueur de la baie, Vigil se met à réfléchir à ses options. »
« Ammeran est avec lui. N'oublie jamais qu'Ammeran est avec lui. »
« Il se tourne vers Ammeran et lui demande, de but en blanc : qu'est-ce qu'il faut faire ? »
« Que faire ? »
« Forcer l'humanité à coopérer ? Par les armes ? Depuis l'orbite, hors d'atteinte, le croiseur AAS Linput peut opérer des frappes chirurgicales. Il peut intercepter les missiles, détruire les silos, éventuellement frapper les radars. »
« Que faire ? »
« Ou bien désamorcer la situation ? Se désengager, tenter de remplir la mission depuis une autre planète du système ? Mais, sans les serres et les générateurs, le point d'appui ne serait jamais opérationnel, et il faudrait des centaines d'années pour les établir. Si Cancri se répète ici, c'est tout le plan Armula qui est compromis. »
« Alors que faire ? Pourquoi les indigènes refusent de lui remettre des armes qui ne leur servent à rien, qui ne peuvent servir, au mieux, qu'à les détruire eux-mêmes ? »
« Si tu me laisses me battre, je peux encore les sauver ! Il n'est pas trop tard, mais est-ce que tu comprends au moins ce qui se passe ? »
« Réponds-moi ! »
« Alors ce sera la guerre. Après une dernière réunion d'officiers, et un appel à la planète, Vigil Prad autorise le capitaine Neden à ouvrir le feu. À l'heure dite, L'Oserin et le Cotheron déploient le champ de brouillage et plongent la planète dans l'obscurité. »
« Neden attend encore, cinq minutes, dix minutes, une heure. À l'écart, Vigil Prad le regarde faire et se demande pourquoi son officier ne tire pas. Il ne désobéit pas aux ordres. Il attend juste de savoir si son ennemi a encore la volonté de se battre. »
« L'ennemi n'a même plus les moyens de se battre. Les missiles sont cloués au sol. Les aéronefs sont tombés comme des mouches. Sans même tirer, le troisième groupe Linput a anéanti toute résistance. Quand enfin, plus de vingt-quatre heures après, les premières communications sont rétablies, le premier bloc offre sa reddition. »
« Le second bloc résiste ? »
« Le second bloc résiste. Environ sept minutes. Le bombardement orbital commence, méthodique, avant de s'arrêter, et il faudra encore trois heures pour que le commandement réalise l'étendue de ses pertes. Il n'y a pas besoin de capitulation pour que les combats se terminent. »
« C'est comme cela que ça finit. Par la suprématie des armes. »
« Deux jours plus tard, dans son discours devant soixante-trois factions de la planète, Vigil Grad veut restaurer la confiance. Il répète ses demandes : la réquisition des exploitations, des usines, des ogives nucléaires. Il répète ses promesses : la technologie, la liberté et, au terme de sa mission, toutes les fortifications bâties par son groupe appartiendront aux humains. Il est persuadé que le dialogue est encore possible. »
« Lentement, difficilement, laborieusement, la réquisition s'opère. Medan réorganise ses interlocuteurs et inspecte les sites. L'homme se met à oppresser l'homme pour continuer à produire. Un régime de terreur s'installe en même temps que la résistance, où les armées de déserteurs forment les premiers rangs des patriotes. Huit mois après la reprise des travaux, la première usine explose. Les mines, les puits, les industries et jusqu'aux centres urbains sont harcelés par les milices. Les indigènes demandent au Linput d'intervenir. »
« Tuez les nôtres pour que les nôtres cessent de nous tuer. »
« Aidez-nous à continuer notre oppression. »
« Si vous n'arrêtez pas ces saboteurs et ces traîtres, non seulement des milliers de civils vont mourir, mais la production va ralentir. »
« Ce n'était pas de voir les indigènes détruire leurs propres usines qui choquait Vigil Prad. Cela, il arrivait encore à le combattre, aussi vain cela pouvait-il paraître. C'était de les voir s'entretuer pour y parvenir. Et même si ses propres soldats, aux points de collecte, étaient également harcelés, il était émerveillé par cette idée d'être rationnels, persuadés de sauver les leurs en les massacrant en priorité, et en détruisant les ressources qu'ils voulaient préserver. Cela, songeait-il, s'appelait le désespoir. »
« Il se refusa à intervenir. Il se refusa à bombarder depuis l'espace les positions de ses patriotes. Et pendant près de vingt ans, il resta observateur de cette situation qui ne cessait de se détériorer. »
« L'ironie voulut qu'au jour où le troisième groupe put fêter l'achèvement des batteries orbitales, la planète pouvait fêter le début de son troisième millénaire. Les progrès technologiques avaient été étourdissants et la génération née sous l'occupation se faisait peu à peu à l'idée que ces rebelles du désert étaient les vrais oppresseurs. Sans y croire vraiment, Vigil Prad espéra que ces festivités allaient atténuer les tensions. »
« Deux mois plus tard, le destroyer Cotheron explosait. »
« Les humains avaient réussi à se glisser à bord, et à y faire détoner une charge de septante-cinq kilotonnes. Le destroyer éventré avait dérivé vers la basse orbite. Le Linput s'était porté à son secours, mais sans pouvoir rétablir sa trajectoire, et les survivants durent abandonner le bâtiment. Ils regardèrent, impuissants, le Cotheron s'écraser parmi les montagnes continentales. Humlis avait été tué, avec tous ses officiers, lors de l'explosion. »
« Les humains tentèrent d'atteindre le destroyer les premiers. Neden les y battit sans peine, établit un périmètre et, voyant des milliers d'humains se lancer à l'assaut de ses défenses, il demanda l'autorisation de se défendre. »
« Vigil Prad le détesta pour cela. Mais il n'avait pas le choix. Il ne pouvait pas laisser tomber le Cotheron sous le contrôle des indigènes. »
« Avant même que cette partie du globe ne soit recouvert par la nuit, Vigil envoya un message à la sixième flotte. »
« Cotheron hors de combat. Humlis mort. Indigènes hors de contrôle. Mission en danger. Préconise un génocide. »
« Il en avait vraiment l'intention ? »
« Non. Bien sûr que non. Mais il avait fallu la perte du Cotheron, et surtout la mort d'Humlis, pour qu'il réalise à quel point la situation était devenue intenable. C'est facile de regarder, de loin, sans vouloir comprendre, sans avoir d'enjeu soi-même. Soudain il était mis face à ces deux réalités, qu'il était en train d'échouer, et que ses soldats étaient en train de mourir. »
« À ce stade, il était déjà trop tard, mais Vigil essaya encore. Il refusa les représailles, demanda l'amnistie pour tous les combattants et offrit de restituer l'armement nucléaire. »
« Il était bien trop tard. »
« Ceux qui avaient tué en son nom se sentirent trahis. Ceux qui avaient tué en leur nom se sentirent justifiés. La faiblesse fut exploitée des deux côtés et, lors des dialogues qui suivirent, les humains réclamèrent le Cotheron en échange de leur coopération. »
« Combien de temps faudrait-il pour réparer le Cotheron ? »
« Un siècle ? Suggéra Solin Rem. Avant même de songer à lui faire quitter l'atmosphère de la planète. »
« Il n'est pas question de le leur donner, évidemment ? »
« Évidemment. Les fortifications sont construites à partir de leur travail et de leurs ressources. Ils peuvent les réclamer. Mais ils n'ont aucun droit sur l'AAS Cotheron. Et puis, il y a le moral de la flotte. »
« Le moral ? »
« Les soldats n'ont plus envie de protéger ces indigènes. Nous avons près de six mille morts. Nous sommes des soldats. Nous pouvons encaisser. Mais nous ne leur faisons plus confiance. »
« Et eux, pourquoi nous feraient-ils confiance ?! S'exclama Vigil Prad. Nous sortons de nulle part, armés jusqu'aux dents, nous occupons leur planète et nous l'avons bombardée. Et nous leur demandons de nous faire confiance ! Alors si nous en demandons autant, ne sont-ils pas en droit de faire de même ? »
« Et leur céder le Cotheron ? »
« Si c'est la seule manière de les apaiser. Si c'est la seule chance qui reste pour arrêter ces hostilités absurdes dont les indigènes sont et restent les premières victimes. Donnons-leur une dernière chance de prouver qu'ils sont civilisés ! »
« Il y a la confiance, et il y a l'aveuglement. Observa Neden. »
« Et les milliards de morts à travers le bras d'Orion ? À quoi bon leur sacrifice, à quoi bon cette guerre interminable ? Je ne me bats pas pour protéger une poignée de mondes, je me bats pour rétablir la civilisation ! C'est une guerre qui ne se gagne ni par les armes ni par les passions, mais par la raison ! »
« Si les humains avaient été raisonnables, ils auraient conclu que même en tuant plusieurs millions des leurs ils n'avaient pas réussi à ralentir les travaux du groupe Linput, et qu'ils avaient abattu un destroyer sur une flotte de cent bâtiments de guerre. Mais l'humanité n'était pas raisonnable, et convaincue d'être oppressée par ces envahisseurs, elle se défendait. En s'emparant du Cotheron les factions avaient deux buts : prendre le dessus sur les autres factions, et développer des armes pour abattre les autres vaisseaux aux abords de la Lune. »
« Vigil Prad céda, et demanda à Neden de se retirer du Cotheron. »
« Pourquoi moi ? Demanda-t-il plus tard, à bord du Linput, au capitaine sur la passerelle. »
« Neden fit mine de ne pas comprendre la question. »
« Pourquoi le groupe l'avait élu lui, Vigil, au lieu d'Humlis, au lieu de Neden. Ses décisions allaient à l'encontre du bon sens, et lui-même avait la rage au coeur d'abandonner le Cotheron. Il tourna le regard vers cette planète, disque noir dans l'éclat du soleil, et il songea à voix haute à quel point il aurait été simple de s'imposer par les armes. »
« Voilà pourquoi, justement. Nota Neden. L'humanité se croit désespérée, mais nous le sommes plus qu'elle. Je n'ai pas vécu le dixième d'une guerre qui semble devoir encore durer cent mille ans. Chaque matin je me demande si ces combats ont du sens, ou si nous ne sommes vraiment que des bêtes en quête d'excuses, qui défendons notre os. Est-ce que je suis seulement sûr que la planète d'où je suis censé venir existe vraiment ? Si ça ce n'est pas de l'aveuglement… »
« Neden ne sembla pas vouloir continuer. Il y avait eu comme un tremblement dans sa voix, comme un soupçon d'émotion contraire à la nature même de leur peuple. »
« Mais alors, pourquoi moi ? Insista Vigil. »
« Neden le regarda. Puis lui dit : parce que de nous tous tu es le seul à y croire encore. »
« Il était de toute manière bien trop tard. À présent le troisième groupe de génie se faisait broyer par la lente chimiomécanique de cet univers. Les hommes s'entretuaient et imputaient chaque mort de plus à l'envahisseur. Sans tirer un coup de feu, Vigil Prad n'en devenait qu'un peu plus despote. »
« La réponse à son message envoyé à Munidis arriva beaucoup, beaucoup plus tôt que prévu. C'était le premier groupe de reconnaissance qui, l'ayant capté, lui répondait par la négative. Ce n'était même pas la peine de relayer le message : ce n'était même pas envisageable. Le contre-amiral Verem ajoutait, en fin de message, que Vigil Prad devrait remettre son commandement en question, s'il était vraiment prêt au crime. »
« Vigil Prad se sentit trahi. Il encaissa, et continua sa mission. »
« La dernière faction prête à dialoguer avec lui, faite de réfugiés désireux que les carnages cessent, lui demandèrent combien de temps l'occupation durerait encore. Et Vigil Prad, à nouveau, répondit honnêtement : deux siècles, au minimum. Un quart de sa vie à lui, trois fois celle de ses interlocuteurs. Comme si les humains en prenaient conscience pour la première fois, ils réalisèrent qu'ils mourraient avec, dans ce ciel, les batteries orbitales toujours présentes. Cette faction, à son tour, entra secrètement dans la résistance. »
« Ce fut cette faction qui, pacifiste jusqu'alors, soucieuse de mettre fin à l'impasse, planifia la destruction du Linput. Ils se jurèrent de faire tomber ce tyran insensible qui regardait la misère de l'homme sans intervenir, qui semblait s'y complaire. Leur plan était fou, impossible, mais ils misèrent tout sur l'aveuglement de Vigil Prad, et ils montèrent parmi les factions humaines une coalition capable de mener ce plan à bien. »
« Depuis vingt-sept ans les envahisseurs asservissent l'humanité, forcent les uns à opprimer les autres ou les aveuglent à coups de promesses, de richesses et de technologies. Ces collaborateurs, ces traîtres, croient vraiment aux histoires qu'on leur raconte. »
« Mais alors, pourquoi est-ce que les aliens ne nous tuent pas, tout simplement ? »
« Parce qu'ils veulent nous utiliser comme main d'oeuvre, ou comme bétail. Ils ne veulent pas se salir les mains avec la basse besogne. Nous sommes leurs esclaves, rien d'autre. »
« Et pourquoi est-ce qu'ils ne font jamais de représailles ? »
« Et qui dit qu'ils n'en font pas ? Qu'est-ce que tu en sais ? Quand on débarquera sur leurs vaisseaux, on découvrira des piles de cadavres dont ils se servent pour se nourrir. Que crois-tu qu'ils mangent ? »
« Beaucoup de légumes, à en croire les dépôts. »
« Ils nous affament, oui ! Des années qu'on nous rationne, et qu'ils stockent ce qu'ils appellent la 'biomasse' ! Mais maintenant, nous avons volé assez de leurs armures, de leurs vaisseaux et de leurs armes pour riposter ! Et une fois à bord de leurs vaisseaux, grâce à la ruse diplomatique, ce sera notre tour de leur rendre la pareille ! »
« Et tu vas laisser faire ça ? Tu vas laisser faire ça sans rien faire ? Juste dire, c'est leur faute, ils n'avaient qu'à être moins stupides ? »
« Laisse-moi me battre ! »
« Tu vas regarder des bêtes massacrer des bêtes, ou bien la fin de la civilisation ? Réponds-moi ! La dernière chance d'une dernière guerre dans cette galaxie de désolation ! Tu vas rester là sans rien faire, alors que je t'ai donné toutes les armes pour vaincre ?! »
« Sauve-les ! »