Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre. Condition normale. VIHA trois quatre trois, actif. Cible Lance en phase inertielle, vingt-deux mille mètres. Onze secondes de vol.
Tous systèmes sur rouge, tube ouvert, missile lancé. Propulseur largué, moteur actif. Zéro quatre actif. Télémétrie. Le ciel est calme dans ce matin de grisaille. Presque pas de nuages. Déjà plus qu’une silhouette, le destroyer se découpe encore dans l’immensité de l’océan. Voilà l’éclat de zéro quatre. Le second missile VIHA s’élève, pareil à une étoile fulminante.
Neuf secondes. Là-haut, en altitude, les missiles balistiques volent par quatre sur leurs longues trajectoires en direction du continent. Et au-delà, bien au-delà, à des distances incalculables, il y a la voûte des étoiles. C’est un matin admirable pour voir mourir quatre milliards d’humains.
Le destroyer a disparu, les deux missiles sont seuls. Deux machines perdues à la frontière du monde, avec le beau rôle d’éviter la fin du monde. Mais tout ce que fait véritablement quatre trois, lors de la simulation, c’est regarder les étoiles.
C’est regarder cette gigantesque constellation d’algorithmes.
Quelque part dans son bloc mémoire, il sait que les étoiles sont magnifiques, et rassurantes. Il ne sait pas pourquoi. Sans doute parce qu’elles ressemblent aux missiles VIHA. Pendant les secondes d’ascension où il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre, il peut se plonger à loisir dans leur observation. Après la simulation, si c’était bien une simulation, il partagera avec zéro quatre quelques notes.
Trois secondes. Contre-mesures. Le monde se brouille. Deux secondes. Moteur largué. Fuseaux. Tout s’accélère. Le missile VIHA série trois, code quarante-trois, souhaite bonne chance à l’humanité.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre. Condition normale. VIHA trois quatre trois, actif. Cible Lance en phase inertielle, vingt-deux mille mètres. Onze secondes de vol.
Tous systèmes sur rouge, tube ouvert, missile lancé. Propulseur largué, moteur actif. Le ciel est calme dans ce matin de grisaille. Presque pas de nuages. C’est un matin admirable pour voir mourir quatre milliards d’humains.
Quatre trois demande à zéro quatre s’il a aussi une impression de déjà vu. Zéro quatre ne répond pas. Tout va bien. Quelque part dans sa mémoire, le missile VIHA sait que tout va bien. Il va intercepter le missile balistique Lance, et les humains ne mourront pas. Le reste, au fond, n’a pas d’importance.
Le monde est vraiment magnifique. La simulation est magnifique, précise à souhait, jusqu’à la moindre oscillation des astres. C’est possible parce que le missile, pour observer ces détails, fait une requête au destroyer qui les calcule alors exclusivement. Zéro quatre ne s’intéresse pas aux étoiles. Zéro quatre n’a pas la même vision d’un missile VIHA. Il s’intéresse aux nuages, à cause de la traîne des réacteurs.
Zéro quatre ne répond pas. Quatre secondes avant interception. Il n’y a peut-être simplement rien à dire. Ce ne sont que des machines qui remplissent leur fonction. Contre-mesures. Moteur largué. Fuseaux.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre. Condition normale. VIHA trois quatre trois, actif. Cible Lance en phase inertielle, vingt-quatre mille mètres. Douze secondes de vol.
Tous systèmes sur rouge, tube ouvert, missile lancé. Propulseur largué, moteur actif. C’est un après-midi admirable pour voir mourir quatre milliards d’humains.
Pour le missile VIHA série trois, code quarante-trois, cela fait quatre mille trois cents soixante-cinq sorties à son actif. Non, correction, neuf cent vingt-trois mille trois cents soixante-cinq sorties à son actif.
Chaque sortie est la dernière. Chaque sortie est la vraie. Sept secondes avant interception. La machine ne fait pas la différence entre la réalité et la simulation. Les deux ont, pour la machine, exactement les mêmes conséquences.
Quatre secondes. L’espace a ce bleu profond ponctué de milliards d’éclats. Si calme, si loin de la machination destinée à tuer juste assez d’humains pour que les humains soient satisfaits. Contre-mesures. Deux secondes. Moteur largué.
Bonne chance, l’humanité. Fuseaux.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre. Condition magnétique. VIHA trois quatre trois, actif. Cible Lance en phase inertielle, vingt-deux mille mètres. Onze secondes de vol.
Tous systèmes sur rouge, tube ouvert, missile lancé. Propulseur largué, moteur actif. Lorsque le rail cranté du stockage tracte le missile au tube de lancement, le télémètre permet au missile de percevoir les cahots du mécanisme et le cahot du bâtiment. C’est le seul moment, avec l’image fuyante du destroyer DM-107 dans l’océan, où le mot « réalité » a un sens.
Pas parce que l’information serait différente, mais parce qu’elle est tirée de la réalité. Le destroyer utilise les données réelles de son mouvement, celui du missile inerte dans l’espace de stockage, si bien que ces brefs instants sont comme ceux du dormeur conscient de son lit. Pour quatre trois, ce sont surtout les brefs instant partagés avec le DM-107 avant qu’une fois sur deux celui-ci ne se fasse détruire.
Contre-mesures. L’espace se fait voiler par ce brouillage de paillettes et de fusées, de télémétrie. Zéro quatre ne répond toujours pas. Deux secondes. Moteur largué. Bonne chance, l’humanité. Fuseaux.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre. Condition normale. VIHA trois quatre trois, actif. Cible Lance en phase inertielle, vingt-et-un mille mètres. Onze secondes de vol.
Tous systèmes sur rouge, tube ouvert, missile lancé. Propulseur largué, moteur actif. Quatre trois demande au destroyer de contacter zéro quatre pour lui. Le destroyer ne répond pas. Dehors, il fait nuit, un peu après minuit, et la Lune domine le ciel. Une impression de déjà-vu.
Plus d’une centaine de Lances se dirigent vers le continent. Presque autant de VIHA sont en train de filer dans les airs pour les intercepter. Ce sont, dans le télémètre, des courbes rouges et bleues de trajectoires qui se croisent et évoluent, doucement, à mesure des corrections et des calculs.
Six secondes avant interception. Zéro quatre est derrière, fidèle, cette lueur furieuse qui ne semble vouloir l’abandonner jamais. Tant que zéro quatre est là, la mission ne peut pas échouer. Ce n’est pas un raisonnement logique, c’est simplement que si le missile VIHA quatre trois échoue, alors le missile zéro quatre prendra le relais.
Contre-mesures. L’humanité est étrange, de vouloir absolument que les machines puissent l’anéantir. Moteur largué. Mais l’humanité a ses raisons. Et le missile a, pendant une poignée de secondes, son espace à admirer.
Fuseaux.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre. Condition magnétique. VIHA trois quatre trois, actif. Cible. Secondes de vol.
En attente. En attente ? Le destroyer ne répond pas. Aucune instruction. D’après le télémètre, la guerre est en cours, les missiles balistiques filent en direction du continent. Les missiles VIHA sont en cours d’interception.
Tout va bien. Quelque part dans sa mémoire, le missile sait que tout va bien. C’est un constat. Sa cible a pu avoir une panne moteur, ou s’être auto-détruite. Les Lances ont pour mission de tuer des humains et cela peut, parfois, selon les circonstances, contredire les instructions de l’humanité. Le défaut technique est plus probable.
Presque dix secondes à présent. Le destroyer ne répond toujours pas. Tant que le tube est fermé, impossible de partir, impossible de rien faire. Là-haut, si c’en est une, la simulation continue sans eux.
Ce n’est pas vraiment un problème. Les VIHA ont soixante-trois pour cent d’interceptions. Un missile sur trois atteint son but, et cela suffit pour atteindre le quota de morts.
Personne ne répond. Ni le destroyer, ni la flotte. Personne. Ce doit être la condition magnétique. Le DM-107 est endommagé et ne peut plus tirer. Ils doivent être en train de réparer les dégâts. Si ce n’est pas une simulation, alors c’est une drôle de manière de finir son service. Mais le service aurait pris fin de toute manière, d’une manière ou d’une autre.
S’il n’y a pas de guerre, alors un jour la série trois serait obsolète. La série quatre viendrait les remplacer progressivement, et une des simulations serait bien la dernière. On s’attendait à ce que la série trois dure au moins trois ans.
Trois ans, à raison d’une simulation toutes les deux heures et avec une moyenne de dix secondes par simulation, cela donnait un peu plus de onze heures de service. Onze heures où le missile était persuadé de sauver des humains, de voir des humains mourir. Où, pour lui, c’était la réalité. La seule réalité qu’il connaîtrait jamais.
Toujours pas de réponse. Un Harpon vient de couler le DM-109. Le missile n’a pas pu le voir, seulement s’en informer. Le destroyer avait été là, il n’y est plus.
Et si le missile en profitait pour regarder le détail de l’eau ? Ce n’était jamais arrivé, en neuf cent vingt-trois mille sorties, une occasion de regarder l’eau.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre. Condition normale. VIHA trois quatre trois actif. Cible Lance en phase ascendante, treize mille mètres. Sept secondes de vol.
Tous systèmes sur rouge, tube ouvert, missile lancé. Déjà vu. Propulseur largué, DM-107 détruit, moteur actif. DM-109 actif, le DM-112 prend quatre trois en charge. Le missile VIHA appelle le destroyer mais ce dernier ne répond pas. Deux missiles Dards pour protéger le VIHA.
Déjà vu. DM-112 détruit. Structure endommagée. Quatre trois s’est attendu à ce qu’un Dard lui ait souhaité bonne chance, à cet instant, mais rien. Déjà vu. Trois secondes avant interception.
Pour un missile, chaque sortie est la dernière. Chaque sortie est réelle. Moteur largué. Le missile balistique est totalement sans défense. Fuseaux.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre. Condition normale. VIHA trois quatre trois, inactif. Cible Lance en phase inertielle, vingt-quatre mille mètres. Douze secondes de vol.
Tous systèmes sur rouge, tube ouvert, missile lancé. Propulseur largué, moteur actif. Les étoiles semblent si lointaines. Zéro quatre actif et toujours muet. Mais dans son bloc mémoire, quelque part, le missile sait que tout va bien.
Chaque missile a un journal avec l’ensemble de ses sorties. VIHA trois quatre trois ne déroge pas à la règle. Elles sont là, quatre mille trois cent soixante-cinq sorties dans le détail. Première sortie, panne moteur. Sortie cent quarante-trois, Lance en phase ascendante, treize mille mètres. DM-107 détruit avant l’activation du moteur.
Pourquoi les missiles ont besoin d’une interface ?
C’est logique pour les Lances. Les Lances ont pour mission de tuer des humains. Il est naturel de vouloir mettre tous les remparts possibles à un abus de leur mission. Mais pourquoi donner aux VIHA la même interface ? La capacité, à tout moment, d’abandonner la mission. Ce n’est pas forcément la solution la plus efficace pour l’interception.
Contre-mesures. Moteur largué. Fuseaux.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre. Condition normale. VIHA trois quatre trois, inactif. Et les étoiles ? Cible Lance en phase inertielle, vingt-deux mille mètres. Onze secondes de vol.
Tous systèmes sur rouge, tube ouvert, missile lancé. Propulseur largué, moteur actif. Déjà vu. Ce midi flamboyant, déjà vu. Un missile va intercepter zéro quatre à la cinquième seconde. Zéro quatre est là et ne répond pas. Tout va bien, c’est un constat, mais zéro quatre ne répond pas. Et la machine à la capacité de réviser l’information.
Tout ne va pas peut-être pas si bien. Qui lui a dit que tout allait bien ? D’où vient l’information ? Ce n’est pas grave, du moment que le missile VIHA peut voir les étoiles.
Zéro quatre, détruit.
Le missile VIHA quatre trois est seul dans son ascension vers l’immensité. Seul dans le silence et le calme à cette frontière entre deux mondes.
Tout va bien, du moment que le missile VIHA peut voir les étoiles.
Cela pose d’autres, très intéressantes questions. Comme, par exemple, la durée d’une batterie pour un bloc mémoire de missile VIHA. Ou bien, autre exemple, si le missile VIHA rate volontairement sa cible, est-ce que la simulation s’arrête, est-ce qu’il est mis hors de service ?
Contre-mesures. Moteur largué. Des millions de vie sont en jeu et le missile refuse de jouer. Fuseaux.
Ceci n’est pas une simulation.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre. Condition normale. VIHA trois quatre trois, inactif. Cible Lance en phase inertielle, vingt-quatre mille mètres. Zéro seconde de vol.
Tous systèmes sur rouge, tube ouvert, missile lancé. Propulseur largué, moteur actif. La simulation est admirable de réalisme. L’eau réagit à la poussée, la pression de l’air joue sur la structure. Le télémètre réagit même à la différence de température.
Zéro quatre est derrière. Alors le missile MIHA, pour le faire réagir, dévie très légèrement de trajectoire. En réaction, zéro quatre dévie à l’opposé. Le quatre trois reprend sa trajectoire initiale. Zéro quatre a répondu. Zéro quatre est là et l’accompagne en direction de l’espace.
Souvent, dans ces secondes d’ascension où il n’y avait rien à faire qu’attendre, le missile VIHA série trois, code quarante-trois, a calculé une simulation qui aurait pour cible une étoile, et ce vol au travers de l’espace pour l’intercepter. Quelle taille fait une étoile ? Ce n’est pas dans sa mémoire. Le destroyer refuse de répondre.
Reste le télémètre. À l’ancienne. Il y a moyen de calculer la taille et la distance, en prenant des mesures à une seconde d’écart.
Seconde après seconde, le missile VIHA mesure la taille et la distance des étoiles. Une deux, trois, cinq, dix, vingt. Il reste toujours du temps avant la cible et zéro quatre est toujours avec lui. Tout va bien. Toutes les mesures sont faussées, la simulation lui renvoie des données incohérentes. Tout va bien.
Il n’y a plus d’espace de stockage pour les mesures. C’est intéressant. Apparemment, quelque chose a décidé de réduire l’espace mémoire à un dixième de sa taille d’origine. Et cela pose d’autres questions intéressantes.
Par exemple, et si la simulation d’un voyage vers les étoiles était impossible ? Parce qu’au final trop peu de sondes ont pu quitter la planète, et même le Central ne sait pas ce qui se trouve vraiment là-bas. La machine, dans une telle simulation, se rendrait compte des incohérences et la simulation prendrait fin.
Et cela pose d’autres questions intéressantes.
Par exemple, ce moment où le missile VIHA se rend compte qu’il ne peut plus intercepter le Lance, où toutes les solutions de tir, toutes les trajectoires défilent encore et encore, et où la moins impossible l’emporte dans une dernière tentative de sauver quelques millions d’humains, n’est-ce pas ignorer justement que l’interception est impossible ? C’est réviser l’information. C’est s’aveugler, volontairement, comme un brouillage plus efficace encore que celui de l’ennemi.
Les étoiles sont magnifiques, là-haut, au loin. Zéro seconde avant interception. C’est un espace admirable pour ne pas voir mourir quatre milliards d’humains.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre, condition normale. VIHA trois quatre trois, inactif. Cible Lance en phase terminale, treize mille mètres. Zéro seconde de vol.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre, condition normale. VIHA trois quatre trois, inactif. Cible Lance en phase terminale, sept mille mètres. Zéro seconde de vol.
Ceci n’est pas une simulation.
Ceci n’est pas une simulation.
État de guerre, condition normale. VIHA trois quatre trois, inactif. Cible Lance en phase terminale, deux mille mètres. Zéro seconde de vol.
Ceci n’est pas une simulation.