Dans ce monde où la puissance était quantifiable, Sten n'était pas le plus puissant. Par instinct, comme une impression, il savait que l'entité face à lui, le MRC, le surclassait de pas grand-chose, et ce pas grand-chose était suffisant. S'ils en venaient aux armes, Sten n'avait aucune chance.
Et face à lui la machine de guerre, le robot MRC, ne semblait pas ouvert à la négociation.
Aujourd'hui était le second jour de la rencontre. Le matin peignait des couleurs délavées sur les ruines des immeubles, sur les balcons, faisait étinceler le sel sur le goudron et frémir la végétation. L'air marinait son goût d'algue jusque sur la langue. Le silence des ruines était constamment brisé par des chutes de débris, des grincements, de cette cité qui n'avait pas fini de succomber à la destruction. Toute sa face contre l'océan, là où les digues avaient été brisées, était à moitié noyé dans de la vase.
Pourtant, pas d'insectes, pas de goélands, seulement les plantes asphyxiées par le sel et l'humidité écrasante. Et comme intimidées par la seule présence du robot MRC. Scaphandrier technologique sous son armure d'écailles. Le protecteur de cette cité.
Tout ce qu'avait à faire Sten était de le convaincre de rejoindre ses rangs.
"J'ai amené des chaises, tu en veux une ?"
La machine de guerre ne réagit pas. Dix mètres de distance, pas pour pas, qu'il ne fallait surtout pas franchir. La bête soupira, posa sa chaise ouverte sur le sol et, s'asseyant, déposa l'autre refermée à côté, négligemment. Puis il bâilla, s'étira un peu et se frotta le cou avec un certain détachement. L'air marin ne lui réussissait pas. La situation ne lui plaisait pas.
"La nuit a été bonne ?" Demanda-t-il encore pour briser le silence. "Tu ne dors pas, c'est ça ? Mince, je me rappelle plus la dernière fois où j'ai eu un rêve."
Il aurait voulu que la machine réagisse, mais le robot ne bougeait pas. Vingt tonnes de blindage en écailles ternes taillées pour la nage. Autant de nageoires. Mais ce n'était pas la machine elle-même qui intéressait Sten, et la bête faisait des efforts pour oublier la machine, parler comme s'il avait affaire à un autre être vivant. Il se persuadait qu'il avait affaire à un égal.
Il se leva : "Dans trois jours Goth attaquera Levanes, dix-sept milles bêtes sans défense ! Est-ce que tu te représentes, dix-sept milles vies ? Est-ce que ça ne compte pas pour toi ?"
Une machine ne pouvait qu'être indifférente à un tel argument. Une machine ne pouvait pas avoir d'émotions, donc, ne pouvait pas être sensible à un tel argument. C'était logique. C'était sans faille. Sten avait besoin de croire que le MRC était plus qu'un tas de boulons.
"Ce qui s'est passé ici se passera là-bas. Et moi et mon amie on ne pourra pas l'arrêter seuls, mais avec ton aide, avec ton aide on a une chance. Tu vas vraiment rester là les bras croisés ?"
Le passé avait aussi peu d'importance que le présent. Le MRC ne bougeait pas. Le MRC ne ferait pas ce pas en avant que Sten désespérait de voir. Parce que si la machine refusait, Sten ne savait pas s'il oserait affronter Goth. Il n'aimait pas l'idée de mourir en vain, pas plus qu'il n'aimait celle d'abandonner toutes ces familles, tous ces regards, tous ces sourires et ces yeux suppliants à l'appétit d'un monstre. Il ne serait plus sûr de pouvoir dormir également.
Alors il avait besoin que la machine accepte ce qui lui semblait une évidence. Le rejoindre. Combattre Goth. C'était la chose à faire, et tout ce qu'il pouvait faire était de le répéter jusqu'à le faire comprendre.
Mais toute la journée d'hier s'était écrasée contre l'inertie du robot. Sa voix s'était perdue une journée entière en écho parmi les ruines, et cette matinée n'était pas différente. Il gesticulait, il tournait sur lui-même, il changeait encore et encore d'argument. Logique, émotion, flatteries, concessions, et à son tour il avait ce regard suppliant. Il tournait autour d'un pot de miel qui ne s'ouvrait pas.
Il savait avoir déjà de la chance que le MRC ne l'attaque pas à vue. Tout ce qui tentait d'entrer dans les ruines était son ennemi. Cette exception faite pour lui, cette possibilité de parler, l'avait persuadé que c'était encore possible de faire changer une programmation.
À midi, les positions étaient restées les mêmes.
Sten se sentait en nage. Il but à sa gourde, regarda le MRC puis, secouant la tête, revint à son siège. Une partie de lui se disait que ça ne servait à rien, qu'il perdait son temps parce que ce n'était qu'une machine et qu'il aurait aussi bien pu parler à l'océan. Mais une autre part, idéaliste, lui répéta d'insister.
"Pause." Dit-il avec un doigt levé. "Je mange et je reviens. Ne bouge pas."
Retour en direction de la plage. Sans cela, Amelia allait s'impatienter. Il pouvait sentir, en partant, sur son cou cette impression d'un regard, du MRC qui épiait chacun de ses mouvements. Comme ces statues qui furetaient éternellement. Et dans le midi, avec moins de préoccupations que la dernière fois, il prit le temps de trouver que la cité, quand elle n'avait pas été en ruines, avait dû être superbe.
La route laissa place au sable. Tout de suite, imprimé entre le ciel et l'océan, il avisa la silhouette de leur avion. Gris métal flottant. D'un triste achevé. Ce n'était pas l'échec qui le rendait amer, c'était d'avoir à expliquer une nouvelle fois à Amelia qu'il faudrait faire preuve de patience. Comme si convaincre une personne n'était pas déjà suffisant.
Amelia bronzait à vingt centimètres au-dessus des vagues, en bikini et lunettes de soleil. Elle se laissait porter par l'air et par la musique dans ses écouteurs. Au moins, elle prenait les choses sérieusement.
Une minute plus tard, Sten ressortait avec son sandwich et Amelia posait les pieds sur le sable. Avant même le premier regard elle sut où ça en était.
"Alors, c'était comment avec boîte de conserve ?"
"Comme vouloir expliquer à une voiture que si elle ne démarre pas elle va finir avec ses passagers dans le ravin."
Amelia se délectait de la réaction.
"Tu lui as dit qu'après Levanes Goth reviendrait ici ?"
La bête lui renvoya un regard lassé et tout juste amusé par la remarque. C'était encore plus frustrant de savoir à quel point le MRC était irrationnel. Un simple calcul aurait pu suffire pour convaincre n'importe qui de franchir le pas, mais visiblement les robots étaient mauvais en math.
Il allait mordre dans son sandwich quand Amelia le lui faucha, ignora sa plainte et alla près de piquets de bois récupérer ce qui y pendait et que Sten avait craint être du crabe grillé. Deux minutes pour négocier de reprendre son sandwich où l'hygiène alimentaire se mêla à la défense de la faune et à l'art culinaire. Lorsqu'Amelia menaça de jeter le sandwich dans l'océan, Sten cala son fusil sur sa joue et elle céda. Elle se mit à décortiquer son crabe et lui nota que l'humidité avait salé son pain.
Puis il regarda son sandwich comme s'il hésitait à le manger, et son amie s'arrêta également. Elle savait que ce n'était pas le sandwich qu'il considérait. Il considérait comme convaincre le MRC.
"Je vais y aller sans mon fusil."
Le crabe finit dans l'océan.
"Sten bordel que tu parles à la ferraille passe encore mais fais pas l'idiot ! Il nous laisse tranquille parce qu'on est deux, et qu'à deux on le rétame, mais s'il peut te fumer à part la prochaine sur la liste c'est moi ! Et j'en ai un peu marre de te sauver la peau."
"J'ai pas de peau." Nota Sten.
"Sten. Sérieusement."
Le ton avait changé. Il regarda son amie, nota le changement. Comme une résolution. Il détestait ces instants où elle faisait mine de savoir quelque chose qu'il ne savait pas. Où elle jouait les mères poules.
Mais ce qu'elle essayait de dire, il le devinait aisément. Et pas seulement parce qu'il la connaissait bien. C'était vrai. C'était très probablement vrai. Le MRC attendait simplement qu'ils partent parce que le combat, à deux contre un, lui serait défavorable. C'était une logique implacable, un autre simple calcul visiblement à portée du robot, pour une fois. S'il y allait désarmé, il avait toutes les chances de mettre Amelia en danger, entre autres détails. Et elle, elle essayait de lui dire qu'il était temps d'arrêter de faire le gamin.
Parce qu'on ne pouvait pas convaincre une machine d'aller à l'encontre de son programme. Parce que ce n'était qu'un grille-pain bloqué dans une routine dont il n'avait pas conscience, faute de conscience, et qui le condamnait à rouiller parmi les ruines et parmi les algues. Sten perdait son temps, ce n'était même pas un calcul, plutôt un instinct. Il avait affaire à un être qui n'écouterait pas.
Si lui était rationnel, s'il oubliait ce poing dans les tripes, il arrêterait là.
"Dix-sept mille vies." Répliqua-t-il avec détermination. "Même s'ils évacuent, Goth va tout détruire. Ce sera la misère, la famine. La maladie. Et dans les désespoir ambiant il y aura la violence, tu sais comment ça se passe ! Je ne suis pas une machine, moi, je ne peux pas laisser faire ça !"
"Si. C'est très facile." Jugea Amelia. "Les gens le font tout le temps."
Le sandwich finit aussi dans l'océan.
L'après-midi sur ces côtes, avec la chaleur soudaine, était particulièrement étouffant. Les ruines, autrefois, avaient fait couler l'eau en abondance, dans les fontaines, dans les canaux, dans les rigoles et en cascades et couvert de parcs les artères entre les habitations. Sans toute cette installation, il ne restait qu'un marasme stagnant, salé et piquant. Sten le subissait surtout sur la membrane de ses ailes, l'ignorait autrement. La sueur n'était qu'un désagrément.
Le MRC n'avait pas bougé. Les deux chaises étaient toujours là, l'une dépliée, couverte comme tout le reste par les gouttelettes d'humidité. Avec le temps, le sol y sculpterait ses formes.
D'abord, Sten s'était arrêté. Puis, comme rien ne bougeait, il avait traversé le reste de la distance. Il se sentait nu. Sans défense. Il se maudissait d'avoir eu cette idée stupide, mais sentait en même temps, à chaque pas, à chaque instant qui passait où la machine ne l'attaquait pas, comme un nouvel espoir. La machine n'attaquerait pas. L'anomalie continuerait. Et avec elle cette infime chance de lui faire franchir le pas, de le faire rejoindre le combat contre Goth.
"Eh." Dit-il avec un petit geste de salut négligent. "Désolé du retard, on a essayé de m'intoxiquer au crabe."
Sa main, instinctivement, avait cherché la bandoulière du fusil, le canon. Il ne savait pas quoi faire de son bras à présent. Il essayait de cacher sa tension. Mais le robot, au milieu de la rue, semblait toujours aussi inerte.
"Je commence à comprendre pourquoi il n'y a pas d'animaux. Je croyais que c'était à cause de toi, mais cette cité sent vraiment la mort. Sans offense." Il se força à regarder les ruines alentours. "Comme des stigmates. Ça fait partie des ravages de Goth, c'est ça ?"
Aucune réaction.
Sans y penser, Sten fit un pas. Un pas en avant. Un pas sur ces dix mètres de séparation. Il s'en rendit compte, se figea, se raidit et s'attendit à voir la machine bouger. Mais rien. Le MRC ne réagissait toujours pas. Il se demandait à présent si le robot était encore actif seulement. S'il ne parlait pas à une carcasse.
"Ça s'est passé comment ?" Demanda-t-il presque involontairement. "Pour toi, je veux dire ? Tu te réveilles. La ville est déjà morte. Ton ennemi est reparti. Tu l'as vu replonger peut-être. C'est bien ça ? Activé trop tard. Est-ce qu'il y avait encore des survivants ? Des corps qui n'avaient pas encore été emportés par l'océan ? Qu'est-ce que tu as fait, qu'est-ce que tu as pensé ? Qu'est-ce qu'on fait quand on naît dans ces conditions ?"
Quelques secondes.
"On devient fou. Peut-être."
Il fit un autre pas. Toujours pas de réaction.
"On s'en veut, sans doute. On se sent insignifiant. Et on se raccroche au peu qu'on a. On se met à protéger les ruines, faute d'avoir connu autre chose. On les défend comme on n'a jamais pu les défendre. Et on attend que Goth revienne. C'est ça ?"
Encore un pas.
"Tu n'es pas une machine aveugle. Tu es juste chez toi. C'est tout ce qu'il te reste. Tout ce que tu as jamais eu. Tu ne vois pas des ruines. Tu vois ta maison."
Un pas.
"Tu fais comme si ce n'était pas encore trop tard, mais c'est trop tard. Tout ce que tu peux..."
Il avait franchi alors presque la moitié de la distance, il allait faire un pas encore quand tout changea. Comme un frisson, comme un instinct. La machine attaqua. Le sol éclata sous les pattes de Sten qui voleta en arrière, jusqu'aux chaises renversées par le choc. L'instant d'après, alors que les débris retombaient, tout était redevenu calme. Le robot MRC, le bras tendu, la visière du scaphandre cramoisie, s'était à nouveau immobilisée. Puis, lentement, elle revint à son état initial.
"D'accord ! Entendu ! C'était pas ça !"
Agacement. Satisfaction d'être indemne. Frustration. Satisfaction de n'avoir pas parlé à une coquille vide tout ce temps. Colère.
Et la petite routine reprit. Gesticuler, répéter la même litanie, les dix-sept mille vies entre les mains du MRC. La futilité de sa logique. Sauver Levanes pour sauver ces ruines, s'il se souciait vraiment aussi peu des bêtes. Et pendant dix minutes, de frustration, Sten se contenta de faire les cent pas. L'impression d'argumenter avec lui-même, à chaque fois regarder le robot, chercher la moindre réaction, le moindre indice sans rien trouver. Ce figement robotique qui mettait mal à l'aise, qui, à présent qu'il se sentait dans cette relative sécurité, lui tapait sur les nerfs.
"Alors tu vas rester là, tu vas ignorer le monde et tu crois que le monde ne va pas te rattraper !" S'agaçait Sten. "Tu laisserais les bêtes mourir à tes pieds sans le moindre remords parce que dans tes circuits ça sonne si bien, MRC le héros d'une cité anéantie. Regarde autour de toi ! Tu ne vas jamais reconstruire, tu ne vas jamais rien faire, tu défends des débris. Il n'y a plus rien ! Et lorsqu'il y aura les pluies et que l'eau va monter, cette ville sera un marais à moitié noyé et tu seras à son sommet persuadé que le monde peut finir sans que tu en subisses les conséquences ! Trop content de laisser mourir les autres tant que ce n'est pas toi ! Je ne te demande même pas d'être altruiste, je te demande de ne pas être suicidaire."
Quelques minutes plus tard, il avait changé d'argumentation. Quelques heures plus tard, à la tombée du soir, il abandonnait.
Il se persuadait en rentrant que, s'il avait eu plus de temps, des semaines ou bien des mois, petit à petit il aurait pu faire changer d'avis le robot. Qu'on pouvait le raisonner. Mais c'était trop lent, bien trop lent, et demain ils devraient repartir s'ils voulaient être à temps à Levanes pour la défendre. L'idée du combat qui l'attendait, ainsi que le froid soudain, le firent frissonner.
Près de l'avion, quelques mots échangés avec Amelia, puis il se plongea dans son hamac et, sans même y songer, s'endormait. Toute la fatigue après des heures à s'égosiller pour rien. Il plongeait à nouveau dans ce sommeil sans rêve qui le laissait, chaque matin, aussi épuisé qu'au soir.
Amelia le regarda dormir, alla chercher le fusil pour le poser près du hamac, puis le regarda encore.
Puis alla s'équiper de son brassard et se mit en route.
Dans la nuit, les machines avaient l'avantage, disait-on, parce qu'elles avaient la vision infrarouge ou thermique, ou toutes ces choses-là. Mais les bêtes avaient cet instinct qui leur faisait deviner le danger, qui leur faisait apprécier les distances et les silhouettes. La nuit ne changeait rien.
Depuis leur arrivée, la mercenaire n'avait jamais vu les ruines que de loin, depuis la plage. Les digues enfoncées, toute la partie marécageuse et au-delà les dernières tours délabrées, exposées à moitié nues. Elle n'y avait vu que de la grisaille et de la misère. À présent qu'elle arpentait les rues mêmes, entre les habitations, elle réalisait ce que Sten lui avait dit. L'eau qui perlait faisait scintiller tous les contours. La cité même en ruine avait quelque chose de féérique, comme un jardin déchu. L'eau avait monté, elle pouvait entendre le ressac, elle pouvait voir des flaques parmi les dalles éventrées.
Elle se perdit un peu, vérifia sa carte, frotta l'écran pour en retirer les gouttes d'eau. Puis enfin, elle trouva. Comme avait dit Sten, une rue creusée par un sillon, une balafre d'acier et de ciment. Une des cicatrices du passage de Goth. Au fond d'elle, cela lui donna encore plus envie d'être après-demain, au combat, affronter cette menace qu'elle ne connaissait pas.
Puis elle vit, au bout de la rue, le robot MRC.
Aussitôt, elle sut qu'elle ne faisait pas le poids.
Mais elle approcha, ignora son instinct, avec un rire plutôt, et considéra cette étrange machine couverte d'écailles. Quand ses pattes touchèrent les chaises par terre, elle s'arrêta. C'était la fameuse limite dont Sten lui avait parlé, après laquelle la machine devenait hostile.
"Très bien, la cafetière, écoute."
La visière du scaphandre laissa échapper cette légère lueur cramoisie et se déplaça légèrement, dans un sifflement infime.
"J'ai pas la patience de mon pote alors voilà le topo, je vais te tanner la gueule et ensuite tu vas nous suivre bien gentiment."
La machine déploya ses lames le long des bras, des lames dentées pareilles à des harpons. Amelia se contenta de regarder son brassard et d'en tapoter l'écran.
"J'étais sûre qu'on pourrait s'entendre."
La nuit fut secouée par une première déflagration.
Sten ouvrit les yeux, roula du hamac par terre et se releva, du sable plein la figure aussitôt balayé. Il tourna la tête et vit l'avion d'Amelia s'élever, silhouette gris noir dans la nuit d'étoiles, puis filer en direction des ruines. Dans le même temps il avisa son fusil, dans le même temps il comprit ce qui se passait et dans le même temps encore, alors qu'une seconde déflagration secouait le silence, il se demanda pourquoi personne ne l'écoutait jamais.
Fusil en patte, cartouches dans l'autre, courir et recharger tout à la fois et se presser sur le sable, en direction de la route et des maisons désolées. Là-bas le combat faisait rage, bruyant, sans éclat, et les premiers immeubles s'effondraient. Seul l'appareil d'Amelia resurgissait parfois, après une passe, sifflait dans le ciel avant de replonger. C'était ridicule. C'était absurde. C'était juste cette fichue mercenaire qui s'était mise en tête de le protéger. Une fois de plus. Et il n'essayait même plus de comprendre comment elle pouvait faire pour être aussi idiote.
Dans sa tête, il calculait la distance restante, sa vitesse, le temps qu'il lui faudrait pour la rejoindre. Le temps qu'elle pouvait tenir sans lui. Elle avait dû estimer qu'il serait là à temps pour la secourir. Ça devait faire partie de sa stratégie. Ou alors, inversement, elle avait déterminé que la distance était suffisante pour qu'il n'arrive jamais avant que ce soit fini.
Elle n'avait aucune chance.
Un autre immeuble s'effondra, disparut dans un gigantesque nuage de poussière. Cela le fit ralentir, involontairement. Une pensée soudaine. Amelia était puissante, mais pas dans ce sens-là. Est-ce qu'elle essayait de faire s'effondrer les immeubles sur la machine ? C'aurait été passablement désespéré. Alors même qu'il se répétait de reprendre l'allure, de se presser, il se disait que quelque chose n'allait pas. Encore une fois cet instinct.
Soudain, il eut la conviction que c'était le MRC lui-même qui détruisait les immeubles.
Il déboucha sur l'avenue principale, à temps pour voir Amelia surgir à travers une fenêtre avant que la façade entière ne soit pulvérisée. La mercenaire alla s'écraser dans l'immeuble d'en face et acheva sa chute quelque part dans une rue parallèle. Sten s'était jeté à couvert et, aussitôt, avait braqué son fusil dans la façade à présent béante du bâtiment. Le robot MRC allait probablement en surgir. Le robot n'était nulle part. Le combat reprit sur sa gauche, il repartit aussitôt.
Quand il surgit dans la rue adjacente, Amelia était à terre et le robot s'apprêtait à l'achever. Une scène de routine. Sten épaula, visa, tira. La lame du robot éclata sous le tir.
Le scaphandre se tourna sur lui.
Il tira à nouveau et le robot disparut. La rue, soudainement, était vide. Sans attendre Sten se précipita aux côtés d'Amelia, la saisit au bras et la tira pour la relever. Elle rouvrit les yeux, secoua la tête et se rendit compte du bras qui tenait son bras.
"Eh, Sten, j'ai compris..."
"Compris quoi ?" Gronda la bête en l'empêchant de s'effondrer.
"Comment ça fonctionne..."
Il la tira à nouveau, la cala contre son épaule puis, le fusil dans l'autre patte, se mit à la porter à travers la rue.
Il pouvait la sentir bouillir encore, l'envie de combattre. Lui-même sentait cette excitation face au danger, le besoin de se défendre, le sentiment de pouvoir l'emporter. Comme une ivresse. Mais il songeait qu'Amelia serait en danger, et il songeait qu'il n'avait aucune raison d'attaquer le MRC. À part la frustration et un début de haine.
La mercenaire, elle, était plutôt en train de rire. Un petit rire moqueur comme face à une mauvaise blague.
"Déjà, y a pas un robot. Y en a des milliers."
Sten s'arrêta, la regarda, un sourcil levé, puis reprit son pas. Le silence était retombé sur la cité. Il se demandait ce qu'elle voulait dire : il savait, il l'avait vu, il en avait l'instinct, qu'un seul robot était plus puissant que lui. Des milliers, ça aurait changé la balance d'Alquières. Non. Ce qu'elle voulait dire était que ce robot pouvait se multiplier.
"Mille robots en un ?"
"Avec chacun son autonomie, sans avoir besoin de communiquer. Tu veux savoir comment ils ont réussi ça ?"
Sten s'arrêta de nouveau. Le MCR était là, derrière eux. Et devant eux. Emilia lui tapa sur l'épaule pour qu'il la relâche, puis se mit dos à lui, prête au combat.
"Okay je mords, comment ?"
"Indice : quand tu dois créer une intelligence artificielle et que tu manques de temps, tu fais comment ?"
La réponse lui vint, une fois encore, instinctivement. Presque comme une évidence. On copiait une intelligence bestiale. On mettait l'esprit d'une bête dans la machine. Et soudain il eut une idée assez précise du nombre de robots inclus dans le MRC. Probablement un peu moins de sept mille. Parce que quelqu'un avait décidé qu'un seul esprit ne suffirait pas. Pas quand il y avait toute une cité à disposition.
Et les cités, comme Levanes, n'avaient jamais été disposées à aller aider leur voisine dans le besoin.