Ce n'était pas la première histoire et ce ne serait pas la dernière.
Pour ces bêtes ce n'était pas une routine quotidienne mais leur raison d'être, cet instant où le dernier combattant s'effondrait et où le frisson de la mort soulevait les foules. L'arène scandait alors : « Ikorion ! Ikorion ! » Poings levés avec ferveur, avec folie. Dans des grondements de fer et des raclements de roche, le puits central s'ouvrait, les piliers s'élevaient et le champs de mort battu par le sable et le sang gagnait une seconde vie. Les bêtes pouvaient le sentir, comme un instinct, une puissance qui les électrisait. C'était enivrant, plus que le spectacle des combats, plus que toute autre émotion, c'était l'instant où les bêtes se sentaient enfin vivantes.
Et du puits central émergeait Ikorion, non pas une bête, pas même un monstre, mais un centaure à gueule de taureau, les cornes courtes, le pelage de rouille, tacheté comme la cendre, comme si l'énergie qui étouffait tous les gradins se consumait autour de lui, cherchait à le brûler en vain. Son regard fixait le dernier combattant, le champion, vainqueur de l'arène, qui avait choisi de le défier.
Ce dernier, dans sa cape cinglante, surarmé et entouré de son aura écrasante, semblait si faible en comparaison.
Phil n'aurait pas su dire ce que ressentait ce champion. À sa place il aurait reculé, il se serait enfui même, mais c'était pour cela que Phil était dans les gradins, et ce champion se tenait debout après avoir remporté quatre combats, et mis à mort des adversaires effrayants. C'était un monstre, une bête invincible, un fétu de paille à présent sur lequel semblait se refermer le monde. Le champion s'était mis à sourire, satisfait.
Puis, quand le lourd mécanisme prit fin, Ikorion s'avança. Ses sabots foulant le sable et la pierre fissurée de l'arène. À ses poignets de vieilles chaînes qu'il n'avait jamais pris la peine d'enlever. Ikorion ne souriait pas. Ikorion se renfrognait, se tourna vers la foule, la parcourut de son regard lourd qui fit reculer tout le monde.
« C'est tout ?! » Beugla-t-il enfin. « C'est ça, votre champion ? »
Une bête de spectacle, qui semblait vouloir exciter la foule, mais Phil eut l'instinct que ce monstre enrageait vraiment. Les huit boucliers qui séparaient l'arène des gradins semblaient huit feuilles de papier face à un ours.
Ikorion devait toiser toute la foule, mais s'était arrêté dans son geste, la tête tournée en direction de Phil. Comme s'il le regardait parmi tous. Ce ne fut qu'une impression flottante.
« Vous êtes pathétiques, à trembler comme des feuilles sur vos sièges ! Et toi ! » Hurla Ikorion pour le champion qui lui faisait face, avec son sourire suffisant. « Tu es le plus pathétique d'entre tous ! »
Phil ne savait pas ce qui devait se passer ensuite. Autour de lui les bêtes s'excitaient à nouveau, se relevaient, se tendaient par anticipation. Eux savaient. Eux attendaient de voir si le maître de l'arène, Ikorion, allait simplement tuer cette bête face à lui ici et maintenant.
Pendant une seconde, il sembla qu'Ikorion allait le faire, mais le centaure regarda de nouveau du côté de Phil, et Phil se figea à nouveau. Ikorion s'était mis à sourire férocement.
« C'est un combat que tu veux ? » Se réjouit-il pour le champion, puis pour la foule : « C'est un combat que vous voulez ?! Vous allez l'avoir ! »
Toute la foule scanda avec exaltation le nom d'Ikorion.
Après quoi les deux combattants se séparèrent, chacun de leur côté, et le centaure alla ruminant disparaître par une entrée tandis que le champion, dans sa cape cinglante, s'en alla par une autre. Les marchands revinrent distribuer parmi les spectateurs leurs apéritifs et boissons.
« C'est impressionnant, quand même. » Dit Phil à son ami.
Mais Josh ne lui répondit pas, ou plutôt lui répondit d'une voix blanche que la bête entendit à peine. Son ami était écrasé dans son siège, les yeux encore écarquillés, le visage tout entier blêmi. Cela amusa Phil, de se découvrir le plus courageux des deux.
Il lui commanda une bière, lui dit encore deux trois mots puis attendit la fin de la pause, puis le bruit des chaînes reprit et les portes se rouvrirent, et les combattants revinrent. Ikorion souriait. Ikorion s'étirait les muscles, impatient, tandis que face à lui le champion, placide comme à tous les combats précédents, se contentait de l'attendre.
Dès qu'ils se sentirent prêts, Ikorion s'élança, et toute la magie et toutes les armes du champion se déchaînèrent en même temps. Quatre puis trois explosions successives secouèrent l'arène, et ils virent la cape voler de l'autre côté, aller s'écraser et Ikorion se précipiter dessus.
Ce fut à peine un combat.
Après tous les morts de la journée, Phil avait ressenti l'horreur et l'excitation. Ce qu'il ressentait désormais face au centaure et à son trophée, aux débris de chair à ses sabots, à la cape déchirée, était un vide immense.
Le soir venu, en retournant à l'hotel, la tête encore pleine des cris de la foule et le corps toujours frissonnant, il peinait toujours à décrire ce qui lui avait tordu le coeur. Comme si ce champion était mort dès les premières secondes, et qu'il avait regardé se battre un cadavre.
Josh semblait aussi secoué que lui. Dans leur dos le stade, avec sa pierre rouge et ses lourdes chaînes aux contreforts, semblait les poursuivre encore.
Ils retournèrent à leurs chambres presque sans rien se dire, juste quelques banalités, chacun incapable de vraiment regarder l'autre. Tout ce qu'ils avaient dans la bouche était le goût de la mort, et il leur semblait que l'autre savait déjà tout de leurs émotions. Phil ferma la porte, se jeta dans son lit sans même se déshabiller et se mit à rêver les yeux ouverts de cette arène qui tremblait à chaque pas d'Ikorion.
Tard dans la nuit, Josh était ressorti, s'était promené dans les rues enjouées de Mirva, était retourné traîner près du stade. Sans rien dire. Comme une ombre.
Au matin il était redevenu l'ami enjoué, empressé que Phil avait toujours connu. « Allez viens ! » Et Josh l'entraînait au premier restaurant venu pour leur dernière journée à Mirva. Le soir venu ils prendraient le train, ils retourneraient au village avec tant de choses à raconter aux autres. Mais aucun des deux ne voulait y retourner vraiment, et Phil savait qu'ils ne rentreraient pas. Il attendait seulement que Josh le lui révèle, comme un plaisir personnel, et il en souriait par avance.
« Retournons au stade ! » Lui proposa Josh.
« Au stade ? » Frissonna Phil.
Il ne voulait pas retourner au stade. Il ne voulait pas revoir cette arène et risquer de croiser à nouveau le regard d'Ikorion.
« Allez, c'est de loin la meilleure attraction ! Ces combats à mort, cette rage, on se sent vivre ! Faut qu'on y retourne, allez ! »
Phil était obligé d'admettre combien rien n'égalait cette excitation, l'intensité des combats dans la sécurité relative des gradins. C'était le coeur de Mirva. Mais il y avait, incrusté en lui, le regard d'Ikorion, et tout son courage s'effaçait. Il aurait voulu s'enfuir, il regarda Josh. Ce dernier semblait suppliant.
Peu importe ce que son ami avait en tête. Phil décida de céder.
La foule était aussi nombreuse qu'hier. Les bêtes se pressaient aux entrées, sous les arches, devant les bureaux de paris et aux restaurants. Une seconde ville de boutiques et de restaurants frémillait de voix et de musiques, et les artisans venaient présenter leurs armes à la foule pour les combattants.
Tout cela effaça la journée d'hier. De toute manière, songea-t-il, ils seraient partis ce soir. S'il avait peur de s'asseoir sur un siège, il n'était pas prêt pour accompagner Josh. Les deux bêtes perdues dans la foule, deux parmi dix mille, gagnèrent avec peine les guichets à billets. Josh le tira alors à part.
« On y va. » Dit-il sans détour. « Dans l'arène. Toi et moi. On s'inscrit comme combattants, et on regarde jusqu'où on va ! »
« Non mais ça va pas ? » Réagit Phil. « C'est des combats à mort ! »
« Alors il suffit de pas mourir ! » Lui sourit Josh de tous ses crocs. « Les deux premiers tours sont bourrés de débutants, on risque rien, on les démonte et on se retire ! Allez, toi et moi dans l'arène, avec cinquante mille spectateurs qui nous acclament ! On n'aura jamais l'occasion de revivre ça ! »
Josh avait espéré que Phil dise oui, parce que ce dernier ne s'était pas détaché en protestant. Mais il se détacha enfin et son attitude plus que sa réponse signifièrent qu'il refusait. Ils étaient faibles. Ils allaient se faire tuer. Il fallait bien que l'un soit responsable pour deux, et Josh se rendit à cette raison.
« D'accord, alors j'y vais seul. » S'amusa-t-il, avant de montrer les muscles. « Je leur mets la misère, et toi tu me regardes, okay ? Ca sert à rien si t'es pas là. »
À nouveau, ce regard suppliant.
Phil, billet en main, regarda son ami s'inscrire pour les combats. Regarda un garde lui désigner le passage à prendre, et les bêtes alentours regarder ce gringalet un peu trop grand lui faire un signe rassurant avant de suivre. Après quoi il se retrouva seul, terriblement inquiet. Une seule pensée en tête : il fallait que Josh gagne. Parce qu'ensuite, ils partiraient ensemble, à l'aventure dans le monde.
On ouvrit l'accès aux gradins. Mais la bête ne s'y rendit pas immédiatement. À la place, il alla d'abord voir du côté des paris où le nom de son ami s'était ajouté aux autres, et il y chercha les chances qu'on lui donnait. Il n'avait jamais parié lui-même, et il ne savait pas bien lire le tableau, aussi demanda-t-il un peu d'aide.
« Votre ami est donné perdant. » Lui dit une bête en s'approchant.
L'inconnu, la crinière taillée courte et en bouc sous le menton, portait gilet et gants, et une valise métallique sur le côté. Il semblait ennuyé, mais se forçait à sourire.
« Je suis Kaiffer, » dit-il en tendant sa main libre, « je participe à l'organisation des combats. Vous vous appelez ? »
« Phil. » Lui dit Phil en serrant la main tendue, suspicieux.
« Phil. J'aime bien ce nom. C'est un nom normal, pas menaçant. Votre siège est sauf erreur le quarante-trois, b six. » Et il tira de son gilet son propre billet, quarante-trois, b sept. « J'ai déjà modifié les positions pour que votre ami se retrouve face aux combattants les plus faibles. Même ainsi, il a une chance sur deux au premier tour, et une chance sur trois au second. Ce sera alors sa chance de se retirer. »
Et l'inconnu lui fit signe de le suivre en direction des gradins. Phil le suivit sans se faire prier, curieux désormais, avec cette impression de se faire manipuler. Mais ce Kaiffer avait quelque chose de désintéressé qui lui inspirait confiance.
« Vous pensez que votre ami se retirera ? »
Phil ne savait pas. « Bien sûr. »
« Vous êtes très mauvais parieur. » Nota Kaiffer amèrement. « Des Josh, il y en a tous les jours. Ils ne s'arrêtent jamais après deux combats. Espérez plutôt que votre ami perde, et que son adversaire l'épargne. Mais épargner quelqu'un, c'est se priver de l'argent. Votre ami est là pour tuer, et s'il gagne, il tuera. »
Ils émergèrent sur les gradins. À nouveau la vue plongeante sur la vaste arène étourdit Phil, cette fois doublement avec tous les souvenirs de la journée passée, de la poussière, des chocs et des déflagrations. Les huit boucliers empilés frémissaient dans l'air frais de la matinée. Kaiffer lui fit signe de suivre, nonchalamment.
« Le stade est un business. » Reprit la bête. « Les abrutis viennent y mourir, les autres s'y font de l'argent pour profiter des plaisirs de Mirva. Les parieurs font et défont les combats. »
Il indiqua leurs sièges, s'installa et Phil suivit.
« S'il survit, votre ami devra se débrouiller pour le troisième combat. Mais s'il le passe, alors au quatrième il fera face à Morgan. Morgan est avec moi. Et c'est là où vous intervenez. »
« Dites toujours. »
Kaiffer sembla s'amuser de cette réaction. « Je dis à Morgan de perdre. Vous dites à votre ami de l'épargner. Vous repartez avec l'argent des combats et nous avec l'argent des paris. Mais plus important… tout le monde en ressort vivant. »
Et la bête se contenta de regarder l'arène, de ses yeux désintéressés, qui avaient vu jour après jour, semaine après semaine, une quinzaine de bêtes venir mourir pour autant de raisons.
Il sembla évident à Phil que son ami ne s'arrêterait pas à deux combats. Pas s'il gagnait. Il lui sembla tout aussi évident qu'il ne voudrait pas de cet arrangement.
« Et s'il refuse ? »
Kaiffer haussa les épaules. « Alors l'un de nous deux sera très très déçu. »
Il fit signe à une vendeuse, récupéra ses cacahuètes et sa canette, demanda à Phil s'il voulait quelque chose. La vendeuse semblait connaître Kaiffer. Phil eut un petit sourire, prit sa boisson et se renferma sur son siège.
Si Josh survivait à deux combats, il pourrait aller lui parler. Il lui parlerait du marché, il se ferait traiter de lâche, il aviserait. L'important était qu'ils repartent ensemble.
L'important, se dit-il soudain, était que Josh ne se retrouve pas face à Ikorion. Le parieur n'en avait pas touché un mot, comme si cela relevait de l'évidence. En général, tout le monde déclinait d'affronter Ikorion. Il se rappela l'expression de Josh face à ce monstre. Personne aujourd'hui ne défierait le centaure. Ensuite, Phil se demanda comment il pouvait être certain que ce Morgan soit au quatrième tour, mais il se le résuma simplement. Combats truqués. Le stade, pour les habitués, devait être une horloge bien réglée.
On fit sonner le premier combat. Puis le second. Puis Josh apparut au troisième, dans une armure d'argent, une lance à énergie entre les mains. Il avait l'air d'un chevalier d'un autre temps, quelque peu ridicule parce que l'armure était recouverte de peintures, symboles du manufacturier. Un produit publicitaire ambulant. Mais les bêtes l'acclamaient, et Phil se leva également, cria et gesticula avec les autres, avec cet espoir que Josh le voie.
Kaiffer restait assis, indolent.
Josh remporta le premier combat. La lance grilla une dernière fois puis la bête l'éleva dans les airs, et reçut de nouvelles clameurs. Phil entendit, près de lui, « il ne se débine pas ». Parce que les nouveaux venus au stade avaient tendance à vouloir épargner leur adversaire. Mais pas Josh. Josh semblait ravi, dans son élément. Comme si, toute sa vie, il avait attendu ça. Puis il repartit en boîtant se faire soigner et remplacer son armure.
Combat. Combat. Combat. Kaiffer fit remarquer que ce le vainqueur, avec ses réacteurs, serait le prochain adversaire de Josh. Combat. Combat. L'ardeur de la foule dépassait les espérances. Les combattants luttaient avec acharnement, au-delà de leurs limites. La bave coulait aux babines, les clameurs étaient intenses.
Puis Josh reparut, dans son armure neuve aux mêmes couleurs, tenant toujours la lance d'énergie avec désormais plus d'assurance. Il remporta le second combat. Il claudiqua péniblement, souriant, la main au poitrail, pour rejoindre le corps inerte de son adversaire et pointer sur lui la lance. Toute la foule scandait son nom. Mais la lance ne fonctionnait plus. Alors Josh la lâcha et s'y mit à mains nues, plaqua ses deux mains sur le cou de l'adolescent, et serra. Et serra. Et serra. Jusqu'au bruit sec.
La foule acclama ses deux mains ouvertes, dressées vers eux. Et Phil, tout heureux du résultat, l'acclamait le plus fort. Il se sentait vivre. Il se sentait invincible. Il aurait voulu s'élancer déjà pour rejoindre son ami, le féliciter, lui parler, mais les clameurs cessèrent et à la place Josh se retira, deux bêtes le portant hors de l'arène juste avant qu'un nouveau combat ne commence. L'arène semblait gronder d'allégresse.
Dès que ce fut la pause, Phil se précipita.
On l'autorisa à accéder aux coulisses. Un garde le mena jusqu'à un large local, pareil à un garage, où il demanda où se trouvait Josh. La mécanicienne, en retirant ses lunettes, haussa les épaules. Elle n'avait pas le temps pour ça. Elle travaillait sur l'armure en lambeaux.
Josh buvait au bar, entouré de groupies qui le harcelaient pour qu'il leur dise tout et n'importe quoi, et il semblait s'amuser avec eux follement, à se faire offrir verre après verre. Dès qu'il vit Phil, il se détacha du groupe pour le rejoindre.
« Mec, c'est formidable ! » Se réjouissait-il avec le visage d'un enfant. « J'étais là, paf, et je croyais ma dernière heure venue, et puis au dernier moment j'ai pu parer avec ma lance, et il s'en est fallu d'un poil que j'y passe ! »
« T'étais extraordinaire ! » Lui répondit Phil sur le même ton.
« Et puis la grenade qui explose dans mon dos, et je roule par terre, et là paf paf ! Comme si le monde avait été ralenti ! » Puis il se tut, puis plus calmement : « J'ai vraiment eu de la chance. Hein ? »
Impossible de dire à quoi son ami pensait. S'il savait pour les paris, les jeux truqués, ou s'il voulait juste montrer à Phil qu'il était bien conscient. Et Phil, en retour, ne voulait pas décourager son ami, ne voulait pas le décevoir.
« Je crois que si je continue je vais me faire tuer. » Continua Josh.
« Ouais. » Admit Phil. « Mais tu vas pas t'arrêter, pas vrai ? »
Pas une demande. Un constat. Et Josh, avec un petit sourire, hocha la tête. C'était bien cela, il voulait juste rassurer Phil. Une demande muette de ne pas le retenir. Un regard suppliant.
« Bien sûr. » Ironisa Phil. « Du coup, j'ai causé avec ce gars, Kaiffer… »
Et il expliqua l'arrangement. Et comme prévu, Josh le prit mal, se détourna non pas par rejet mais pour regarder, dans un coin de la salle, une autre bête occupée à jouer tout seul aux cartes, et que d'autres groupies ne semblaient pas perturber. Morgan. D'un seul coup d'oeil, l'instinct de Phil lui dit qu'il était bien plus puissant que Josh. Ce guerrier puait la mort.
« Eh, Josh. » Reprit Phil en lui saisissant le bras. « Faisons ce qu'ils veulent, d'accord ? Nous, on s'en fout, on est là pour s'amuser. S'il veut perdre il veut perdre, c'est son affaire, et s'ils nous doublent et qu'ils gardent l'argent, qu'est-ce qu'on s'en fiche ? »
Josh fixait toujours Morgan, qui ne se souciait toujours pas d'eux. Il semblait réfléchir. Non, il semblait plutôt rêveur. Il se jouait le combat contre cette bête bien plus puissante que lui, par avance toutes les combinaisons d'attaques qui le raidissaient. Lui aussi savait que c'était perdu d'avance.
« Fais pas ta forte tête, avec cet argent on peut passer au moins encore deux jours en ville ! » Reprit Phil, encouragé. « Toi et moi, on se fait tous les casinos, tous les bars ! »
Josh se retourna, le regarda étonné, puis se mit à sourire.
« Eh ben voilà, tu t'amuses enfin ! » Se félicita-t-il. « C'est d'accord, je vais lui causer à Morgan, on fait leur combine et ensuite, tous les casinos, tous les bars ! »
« Tous les casinos, tous les bars ! » Répéta Phil en croisant le bras avec celui de Phil.
Ensuite, ils burent ensemble, causèrent un peu avant que la mécanicienne ne vienne dire à Phil de tester l'armure et à son départ les groupies se tournèrent sur lui, pour tout savoir sur son ami, d'où ils venaient, tout ce qu'il pouvait leur dire. Après quoi on leur demanda de quitter les coulisses, à l'approche des combats.
Kaiffer ne semblait pas avoir bougé de son siège.
« Ne me dites rien. » Avertit-il. « Les gens écoutent. Ne faussons pas les paris. Nous saurons assez vite si nos deux poulains se sont mis d'accord. »
« Vous devriez vous détendre. » Remarqua Phil en s'asseyant.
« Sans doute. » Se renfrogna le parieur. « Votre ami, Josh, est déjà parti à l'aventure une première fois. Seul. C'est ce que vous avez dit au bar. » Et il offrit à peine un regard à Phil. « Puis il revient avec assez d'argent pour vous amener lui et vous à Mirva. Il vous a dit qu'il avait rejoint des bandits, et ça ne vous dérange pas. Tous les jeunes font ça. Il vous a dit que les bandits l'avaient doublé. Qu'il était rentré. »
Phil récupéra deux bières, tendit une canette à Kaiffer. Ce dernier la prit, remercia, la regarda sans l'ouvrir.
« Ce qu'il ne vous a pas dit, c'est ce qui est arrivé aux bandits. »
Phil s'agaça. « Qu'est-ce qui est arrivé aux bandits ? »
« Il les a tués. Tous. Jusqu'au dernier. »
Kaiffer n'ajouta rien de plus, mais continua à fixer la canette même après que le prochain combat ait commencé. À nouveau, Morgan écrasa son adversaire, avec une facilité déroutante. Combat truqué, se dit Phil, mais son instinct lui disait le contraire. Puis ce fut le tour de Josh, le tueur de brigands, avec sa face d'ange face à la foule survoltée. Josh, dans son armure comme neuve, qui regarda du côté que Phil lui avait indiqué. Mais son ami était trop loin, perdu parmi la masse, et ils ne se trouvèrent pas.
Le combat traîna en longueur, par sursauts de violence, et plusieurs fois Phil eut l'intuition que son ami n'était pas mort. Qu'il allait gagner, qu'il allait nécessairement gagner. Jusqu'au dernier instant, jusqu'à la dernière passe d'armes, jusqu'à ce que l'insecte s'effondre aux pieds de la hyène sanguinolante.
On scanda le nom de Josh dans tous les gradins.
Puis, au lieu de laisser Josh se retirer, on lui apporta armure et soins sur place, et Phil revit la mécanicienne apporter la nouvelle lance. De l'autre côté de l'arène, à deux cents mètres, Morgan approchait. Les drones virevoltaient autour avec leurs yeux de verre rouge sang.
« Tant pis. » Murmura Kaiffer.
Puis il se leva.
« Vous allez où ? »
Déjà, Phil avait compris ce que cette attitude signifiait. Kaiffer pensait que les deux combattants n'avaient pas trouvé d'accord. Lui-même n'avait rien vu de tel, et il s'en amusait quelque peu. Mais il s'amusait aussi à l'idée que, si ce n'était pas le cas, alors ce serait à lui de se lever pour ne pas voir Josh mourir. Donc, Kaiffer pensait que Morgan allait perdre. Et cela seul suffisait à amuser la bête.
Mais l'expression du parieur était toute autre. De la peur masquée, sur son visage et dans ses gestes. Un empressement qu'il cherchait à effacer. Kaiffer le dépassait déjà, s'arrêta et le regarda encore. Il crut y lire comme de la pitié.
« Si votre ami gagne, que croyez-vous qu'il fera ? »
« Il s'arrêt- de quoi vous parlez ? Bien sûr qu'il s'arrêtera. »
« Bien sûr. » Et Kaiffer le considéra encore un instant. « Rendez-moi un service. S'il ne s'arrêtait pas, courez. »
Et le parieur repartit de son pas pressé, et Phil se leva pour le poursuivre, l'arrêter au milieu de l'allée.
« Mais de quoi vous parlez ? Qu'est-ce qui se passe ? »
Face à cette bête fâchée, Kaiffer se fâcha également, le força à le lâcher.
« Ikorion ! Voilà ce qui se passe. Plus votre ami gagne, plus le stade est impatient. Ikorion jubile, et si votre ami gagne, et s'il décide de le combattre, Ikorion pourrait bien détruire toute la ville. Voilà. Ce qui se passe. »
Autour d'eux la foule était en transe. Le quatrième tour en était toujours aux préparatifs, mais ils criaient déjà comme si les deux combattants échangeaient les coups, comme si la terre vibrait au rythme des explosions. L'air était électrique. Phil comprit enfin. Comme un rire immense, comme une seule voix, le stade entier semblait se réjouir, anticiper l'instant. Une gueule immense, vibrante, prête à se refermer.
Mais sa raison combattait la raison. Il était impossible que Josh batte Morgan. Et même s'il le battait, il était prévu qu'ils aillent s'amuser en ville. Et même si, même si l'impossible se produisait, alors Kaiffer ne pouvait pas être l'unique bête à en avoir conscience. Ikorion ne pouvait pas être aussi puissant pour pouvoir, à lui seul, détruire toute une ville.
Le regard d'Ikorion déchira la mémoire de Phil.
Quand il réalisa à nouveau où il était, Kaiffer était parti. La sortie était juste devant lui, mais Josh était dans l'arène. Alors la bête retourna s'asseoir, prit la canette intacte sur le siège vide et se raidit. On annonça le début du combat.
Les passes d'arme étaient réelles. Au milieu des tourbillons de fumée, des lasers brûlants et des éclats de roche et de shrapnels, Josh souriait. Josh souriait comme un enfant, de tous ses crocs, et se laissait emporter. Même s'il avait accepté, réalisait Phil, il aurait combattu pareillement, et Morgan en face le savait.
Il réalisa combien Josh lui était devenu étranger.
Un tir chanceux décida du combat, et quand Morgan réalisa qu'il allait perdre, plutôt que de se débattre, il laissa l'inertie faire. Le combat perdit en intensité, puis Morgan s'effondra, à genoux face à Josh. Josh, le visage en sang, respirait bruyamment, et souriait. Et souriait. Et souriant. Et la foule scandait de tuer. Et souriant. La lance levée. Et souriant.
Puis il leva la gueule au ciel et cria : « Ikorion ! » Et dix mille voix se joignirent à la sienne pour scander : « Ikorion ! Ikorion ! » La lance dressée, victorieuse, au milieu de l'arène, sous la ferveur et l'exaltation.
Son ami, assis sur son siège, regardait cela se faire sans plus rien ressentir qu'un vide immense.
Il revoyait encore son ami au bar, son ami au restaurant, son ami à l'hotel le soir, entre leurs deux portes, qui lui souhaitait bonsoir. Le regard du centaure tourné dans leur direction. Un sourire féroce. Au grondement des chaînes, au raclement des piliers, Ikorion rejoignait l'arène. Sa voix éclatait déjà d'un rire immense. Et souriant. Et souriant.
« Enfin ! » Exulta le centaure, et il frappa le sol avec assez de force pour faire taire toute la foule. Josh abaissa sa lance, effaça le sang sur son visage, vaguement, et lui fit face en souriant. Le centaure, en retour, frappa la paume du poing, puis montra les muscles. « Je suis Ikorion ! Viens te battre ! »
Aucun préparatif. Aucune cérémonie. Josh fit un pas, puis un autre, se mit à marcher, se mit à courir, la lance dressée contre Ikorion.
Mirva s'était construite autour du stade, et le stade s'était construit autour d'Ikorion. Ikorion, le monstre de tous les monstres, qui appelait les monstres à le combattre. Cinq des huit boucliers entourant l'arène furent soufflés au premier coup de poing. Josha alla rouler sur une vingtaine de mètres, dans un sillon de roche ouvert par la seule pression de l'air. Et le centaure répéta : « Lève-toi ! Allez, viens te battre ! » Et Josh, péniblement, se releva, lui fit face et, souriant, repartit à la charge.
Pour un monstre, le défi d'Ikorion était trop tentant. Ils ne vivaient que pour ça, monstre contre monstre, le besoin insatiable de puissance. Les rayons d'énergie frappaient le centaure, lui ouvraient des plaies terribles qu'il ne sentait pas, puis l'arme surchagea contre son torse et l'envoya frappa les trois boucliers restants. Le rire d'Ikorion éclata à nouveau, plus fort encore. Le monstre s'effondra, se releva aussitôt pour charger Josh qui ne chercha même pas à l'esquiver, et Phil hurla soudain.
Ensuite, une nouvelle attaque fit s'effondrer deux autres boucliers, et le troisième pilier s'effondra. Le monstre qui surgit de la tempête de flammes n'était plus un centaure mais un serpent à torse de taureau, à six cornes et six ailes qui fut accueilli par un simple coup de griffes assez puissant pour l'envoyer s'écraser au sol et fracasser le sol de l'arène. Ikorion n'arrêtait plus de rire, saisit Josh de sa queue et l'emporta vers lui.
« Bats-toi ! Bats-toi ! Bats-toi ! »
Le corps titanesque d'Ikorion déchira le dernier bouclier, alla fracasser les gradins et faire s'effondrer tout un pan du stade. Les bêtes réagirent enfin, comme si la transe venait de se briser, et se mirent à s'enfuir. Phil ressentit le même besoin de courir, de se sauver, la certitude que s'il restait il était mort. Cet instinct, toujours, qui l'avertissait des conséquences. Mais Josh était toujours au milieu de l'arène brisée.
Josh sortait des flammes et des roches qui s'écrasaient. La moitié du visage dévoré. Le flanc ouvert. Le bras déchiré jusqu'à l'épaule, et dont il ne restait de la main que les os. Et souriant. Comme figé, un sourire féroce, un sourire de monstre.
Le rire d'Ikorion battait dans l'air. « C'est ça ! Viens de battre ! »
Le titan reptilien se redressait, douze cornes le long de son cou. Les deux combattants se chargèrent et leurs deux poings suffirent à déchirer le stade en deux. Phil s'effondra, ne parvint pas à se redresser, parvint à peine à respirer tandis que tout autour de lui chutait. L'air s'enflammait au seul mouvement des deux monstres acharnés, souffle après souffle ardent parmi les sièges abandonnés. Le corps de Josh vola comme une poupée de chair pour aller s'écraser au loin, dans les gradins opposés.
« Relève-toi ! » Hurla Ikorion. « Viens te battre ! »
La silhouette de la hyène, méconnaissable, se détacha des sièges au loin. Le cou brisé. Les muscles ouverts. Le corps en sang. Et souriant. Les pattes brisées, il fit un bond, franchit la distance, alla frappa Ikorion avant qu'Ikorion ne le frappe, et le poing énorme enflamma l'air. Mais même au milieu des flammes, Phil pouvait le voir. Le sourire de Josh.
Ensuite, le combat prit encore de l'ampleur, et comme si le monde y était aspiré, Phil sentit ses forces le quitter, l'air l'écraser, ses poumons se vider. Il s'effondra à nouveau au sol, les yeux ouverts sur les deux silhouettes sombres qui luttaient encore, les oreilles saisissant encore ces rumeurs de rires et de cris. Il prit seulement conscience qu'il allait mourir.
Ce n'était pas la première histoire et ce ne serait pas la dernière.
Le lendemain matin le train s'arrêta au village, et on comprit enfin ce que signifiait ce brasier du côté de Mirva. La ville était en ruines, mais elle allait s'en remettre. Deux jours plus tard, le train s'arrêta à nouveau et Phil en descendit, péniblement, le torse toujours bandé et les yeux à jamais rougis. On vint à sa rencontre. On le fit s'asseoir. On lui demanda où était Josh. Il se mit à sortir ses affaires, et ce fut tout.
Pour ces bêtes, c'était une routine quotidienne.