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Androïde Homicide

affaire n°1 [Sarah Lyelle/Valek7/classée]

ACCES [affaire n°2 :

 

VICTIME : Bradley Mormiens - 13046 ;

Canadien - 36 ans - Sans emploi ;

Sans Domicile Fixe_

impliqué dans divers réseaux de piratage cybernétique.

retrouvé mort dans la soute d’un avion-cargo (autopsie en cours) Vol B777.27

New-York. Paris

 

SUSPECT : Androïde Non-Identifié (alerte ANI)

probablement équipé d’un PC (programme de contrôle) d’un modèle ancien ;

vraisemblablement fabriqué en sous-traitance en Russie.

Aurait loué une chambre sous le nom de Brad Mormiens - 13046. Hôtel "La Petite

Halte"

ancienne banlieue : Canton 30

Signe particulier : yeux jaunes.

 

COMMENTAIRE : "Peut-être un Andro qui s’est retourné contre son bidouilleur. Le

gouvernement Canadien tente d’étouffer l’affaire ; nos amis américains nous ont

promis de "perdre la mémoire" si nous apportons l’ANI à leurs gars de l’A.C.I

(Android Control Institut) - en état ou hors-service. Le ministre délégué à la

sécurité intérieure a été prévenu ; le président de la république n’a pas besoin

d’en entendre parler, pas plus que le président de la Fédération Européenne.

Vous avez carte blanche : personne ne doit savoir qu’on a un ANI dans la nature."


Alex parcourait les couloirs du 101ème étage d’un pas vif, le front humide et les sourcils froncés sous l’intense lumière de l’après-midi, transpirant dans cette atmosphère étouffante derrière les grandes verrières brûlantes, qui donnaient sur la tour Garnoy et les cantons du quartier des finances du Nouveau-Paris. Il n’avait pas sa démarche nonchalante des jours tranquilles. Le dossier n°2 était arrivé sur son ordinateur. Les autres gens du service l’ignorèrent, comme d’habitude.

Il arriva à une porte de bois brillant, frappa et entra. C’était le bureau de Lyu Anaka : spacieux, bien ordonné, climatisé et baignant toujours dans une douce pénombre. Lyu leva les yeux de son ordinateur et, réajustant ses lunettes, fit signe à Alex de refermer la porte.

- Alex, fit-il en se calant dans son fauteuil. T’as lu ?

- Ouais. Dornet m’a dit que nos services avait déjà récupéré le corps pour l’autopsie. Alors, ça donne quoi ?

Lyu s’étira tout en soupirant, puis éteignit d’un geste lent sa cigarette qui fumait dans son cendrier. Il avait le front plissé. Mal à l’aise, il se frotta les yeux de sa main humide.

- Emmerdant, souffla-t-il. Et ses yeux d’asiat’ se firent hésitants.

- Lyu, ça donne quoi ?

- Il a pris pas mal de coups, au visage. Des bleus, une arcade sourcillère broyée, le nez cassé. Et des traces de strangulation.

- C’est ça qu’il l’a tué ? demanda Alex.

- Hm. Assez violent ; il a serré très fort.

- À part ça ? Des indices sur le meurtrier ?

Luy éteignit son ordinateur. Son regard accrocha celui d’Alex.

- Un seul : le canadien s’est débattu ; on a prélevé des tissus sous ses ongles. J’ai reçu les résultats en arrivant ce matin. Assied-toi.

Alex prit place dans le fauteuil en face du bureau ; il frissonna : la fraîcheur de la pièce semblait glaciale après la chaleur écrasante des couloirs ensoleillés.

- Bon, vous avez passé tout ça au microscope ? dit-il à Lyu. Que disent les analystes ?

- Du synthétique, lâcha l’asiatique. Mais on ne sait rien de plus : on a effectué des prises complémentaires, et il s’avère que le grain du tissu ne correspond à aucun modèle commercialisé...

- Un Andro non-répertorié ? Un prototype de projet avorté ?

- J’suis pas convaincu. Écoute plutôt ça, mec : j’ai montré le relevé au chef du service, il en a fait une copie et l’a envoyée à Robotic.Inc en leur demandant des explications. Ils ont rétorqué que c’était la signature d’un modèle russe dont ils ont abandonné la production avant de détruire les quelques individus qu’ils avaient fabriqués. Mais ils ne nous ont envoyé aucune preuve. Et il y a mieux : j’ai fait une copie des relevés, et j’ai montré ça à un consultant de l’A.C.I, un amerloque qui crèche en Europe. Ces gars-là sont callés question identification d’androïdes ; eh bien quand il a vu le truc, il m’a sorti : "Doesn’t remind me anything ; sorry lad, can’t help this time" et il s’est déconnecté.

Alex ne répondit pas. Il voyait bien, malgré la pénombre, que son collègue n’était pas tranquille. De temps à autre, l’ombre d’un aérocar éclipsait la lumière qui filtrait à travers les stores baissés.

- T’as une sale affaire sur les bras, mon vieux, dit-il. Le deuxième Andro non-militaire à avoir commis un homicide, et il ne correspond à aucun modèle connu. Et pas vraiment de piste à part l’hôtel ; les yeux jaunes, eh ben, les lentilles modèle solaire c’était à la mode y a quelques temps, il aurait très bien pu s’en acheter. En tout cas j’ai jamais entendu parler d’Andros construits en série avec des yeux jaunes. Une commande pour un particulier à la limite...

- Attends Lyu, l’ignora Alex ; tu veux dire que nos gars n’ont même pas réussi à déterminer son origine ? L’assemblage des tissus devrait au moins indiquer s’il est américain ou non, cet Andro.

- En théorie, dit Lyu. Le tramage des tissus montre qu’il n’a en tout cas pas été assemblé dans une usine Robotic.Inc ; la qualité n’est pas suffisante. Ce n’est pas non plus un modèle russe, contrairement à ce que prétendent leurs consultants : cet Andro est bon marché, mais c’est pas un de ces zombies ambulants qu’ils fabriquent là-bas à Moscou. Bref, c’est pas du haut de gamme, ni de la merde ; c’est un Andro de bonne qualité - c’est tout ce qu’on sait, mon vieux.

- Fabrication chinoise alors ? hasarda Alex. Leurs productions ont un bon niveau.

- Difficile à croire, rétorqua son collègue. La Chine ne respecte pas la règlementation sur la limitation des capacités musculaires : ils n’ont pas le droit d’exporter leurs androïdes. En tout cas, le chef t’a donné carte blanche : avec tes contacts parmi le milieu core-hacker, t’as peut-être des chances de retrouver la planque où ils l’ont bidouillé. Brad Mormiens bossait avec des pros : des gars bien fournis en matériel de chirurgie cybernétique.

- Ouais... fit Alex en se levant. J’ai bien une idée ou deux, mais faut d’abord que je passe à cet hôtel. Appelle-moi si les analyses génétiques donnent quelque chose.

 

Alex, au volant de sa Peugeot 6117 (un vieux modèle dépourvu de radar anti-collision), survolant les cantons de l’ancienne banlieue, se disait que la piste génétique était plus à même de lui fournir la moindre piste. Les tissus cutanés des Andros étaient tous produits selon la même méthode : chaque usine de production avait son propre laboratoire de biogénèse. La peau des Andros était développée en culture, selon un génome mis au point vers la fin du XXIème siècle. Toutes les biocultures utilisaient le génome S.A.Skin : c’était une base génétique fiable qui avait fait ses preuves. Bien sûr, certains le modifiaient légèrement afin d’obtenir des peaux aux propriétés exotiques : couleur inhabituelle, phosphorescence, douceur exceptionnelle... Mais les tentatives d’intervention radicale sur le S.A.Skin avaient échoué. Ainsi ce génome était-il utlisé par toutes les usines du monde pour l’habillage de leurs Andros.

Très souvent, cela permettait de déterminer l’origine d’un Andro. On examinait dans un premier temps le niveau de mutation du génome. Toutes les sociétés cybernétiques ne disposaient pas des mêmes ressources et certains laboratoires, ceux des usines russes surtout, ne parvenaient pas à conserver l’intégrité génétique de leurs propres cultures. Dans un second temps, on surveillait le niveau de modification du S.A.Skin. Certaines entreprises l’adaptaient à leurs besoins, afin d’optimiser leur méthode de bioculture : la peau était conçue pour se développer plus ou moins vite, sous telle température et à tel taux d’humidité. La complexité et la stabilité des ces modifications étaient la signature du laboratoire de biogénèse qui avait produit la peau en question.

Ainsi, songeait Alex, s’il était possible de changer l’assemblage des tissus pour brouiller les pistes, il était quasiment impossible d’intervenir directement sur le S.A.Skin. A moins d’être à la pointe de la recherche cybernétique.

Cela faisait onze ans qu’il travallait dans la branche policière de la CECA, la Commission Européenne du Contrôle des Androïdes. Il avait une certaine expérience, mais cette affaire était une première, pour lui, aussi bien que pour le service. Il avait d’abord intégré le service anti-piratage de la CECA ; étant donné son passé tumultueux et ses origines, il était à l’époque l’homme tout désigné pour infiltrer les milieux core-hacker. Pendant plusieurs années, il avait joué les agents doubles, se faisant passer pour un pirate et gravissant peu à peu les échelons de ce commerce parallèle. Il avait fait tomber quelques têtes illustres du traffic - et en avait ausssi profité. De crainte qu’il ne s’intègre à la pègre, les supérieurs du service infiltration l’avaient finalement retiré du programme et, après l’avoir "remercié" (un chèque de 5.000 Euros et une médaille pour la forme), on l’avait mis à la "traque". Dans le jargon du contrôle cybernétique, ce terme désignait tous ceux qui étaient chargés de retrouver et capturer les Andros en fuite. La plupart du temps, cela n’avait rien de glorieux ; attraper des androïdes perdus et terrorisés par leurs propriétaires était un boulot sale et pénible. Depuis cette période, il lui arrivait de faire de troublants cauchemars. Mais cela lui avait également permis de toucher à quelques affaires du trafic et, après avoir infiltré les rouages de la pègre, d’appréhender un autre visage du business. Il avait appris à reconnaître les Andros : qualité de fabrication, origine des sous-programmes cérébraux, etc... Il était devenu un traqueur de renom et avait réalisé quelques jolis coups de filet : l’affaire de la cargaison d’Andros russes entre autres.

Alex était connu pour être un agent calme et doté d’une grande assurance dans le service ; pour lui, la traque, c’était la routine. Mais aujourd’hui, c’était fini. Ce n’était pas un Andro maltraité ou effrayé, ce n’était pas non plus un Andro bidouillé échappé d’un labo clandestin, ni même une importation illégale à retirer du marché. C’était son premier Andro Homicide.

Les Andros sans PC de contrôle, ça n’existait pas. Même les androïdes militaires en étaient dotés - et ces derniers n’avaient que très rarement ouvert le feu sur des humains. Ces programmes étaient l’assurance qu’un Andro ne mettrait jamais en danger les jours d’un être humain - comme toute machine normale. Non, se corrigea Alex ; pas comme un outil : un couteau pouvait blesser celui qui le maniait ; un Andro ne devait même pas être susceptible d’être retourné contre son propriétaire. Et, en pensant ces mots, tandis qu’il survolait les complexes désaffectés qui séparaient l’ancienne banlieue du centraglo, Alex se souvint de cet évènement qui avait défié la règle et fait trembler le lobby de la cybernétique. Il se souvint de Valek7, de la gosse qu’il avait tuée. L’affaire n’avait pu être étouffée malgré les efforts combinés de l’A.C.I et de Robotic.Inc ; et ce meurtre sans précédent fut connu du monde entier. Les médias l’avait baptisé "AH1", Androïde Homicide n°1 ; et , depuis, le business était plus fragile que jamais. Comment un Andro avait-il pu outrepasser son PC ? Ce programme censé paralyser un androïde sur le point de commettre une pensée criminelle et non-autorisée... Réputé infaillible.

Il y avait bien des bidouilleurs capables de pirater les vieux modèles de PC, mais cela, pour ainsi dire, lobotomisait le sujet et le rendait bon à rien. De toute façon, songea Alex, le Valek7 était un modèle commercial très courant ; il n’avait jamais été piraté. Après AH1, tous les Valek7 avaient été retirés et ceux déjà vendus, échangés contre un modèle plus récent ou remboursés. Mais cela n’expliquait pas comment un Andro commercial avait pu enfreindre la loi d’Action Restreinte ; car, bien que l’unité en questiion eut été désactivée par les flics d’une balle dans la tête, le "désassemblage" de l’Andro n’avait pas permis de déterminer la cause de la défaillance. Ce n’était pas une erreur de série - la décision de retirer tous les Valek7 était même superflue, elle n’était à l’époque destinée qu’à rassurer les acheteurs.

Non seulement AH1 ne leur avait jamais rien appris, mais il s’agissait à présent de quelque chose de bien plus grave. Les contre mesures du Valek7 s’étaient activées après qu’il eut commis le meurtre, et la police l’avait retrouvé agonisant dans l’appartement. Mais l’ANI (l’Andro Non-Identifié) aux yeux jaunes, lui, courait encore. Il avait tabassé puis étranglé ce Bradley Mormiens, et s’était enfui dans la nature. Alex savait que cette traque n’aurait rien d’ordinaire ; sa cible faisait preuve d’initiative : l’ANI avait même emprunté l’identité de sa victime pour se cacher.

 

Il se rendit compte qu’il survolait les ruines de l’ancien commissariat central de l’ancienne banlieue. Si les choses n’avaient pas trop changé, un groupe de Repentis créchait là. Il décida de s’y arrêter ; manoeuvrant son aérocar, il atterrit à quelques mètres du bâtiment : un bloc de béton gris et cramoisi, aux fenêtres brisées et aux gonds sans porte. La rue alentours était déserte, sauf pour quelques clodos qui émergeaient ici et là d’un tas d’ordures au bruit de cet engin venu du ciel. Alex prit son arme dans la boîte à gants, en vérifia le chargeur et la fourra dans son imper gris. Il s’habillait toujours en gris et en brun.

- Commande vocale, dit-il, et l’ordinateur de bord bippa. Retour programmé dans une demi-heure. Si délai non tenu, alerter le bureau ; numéro 46827, contacter Lyu Anaka.

Et il ouvrit la portière coulissante et se glissa hors de l’aérocar. La porte se referma d’elle même tandis qu’il s’éloignait du véhicule, marchant d’un pas régulier vers les ruines.

Les Repentis étaient les anciens mafieux du milieu cybernétique qui avaient été démasqués par la CECA ou l’ACI américain. La plupart de ces mafieux finissaient dans les prisons sous-marines mais d’autres, s’ils livraient des éléments significatifs permettant de remonter rapidement jusqu’à la tête de leur propre réseau, avaient plus de chance. Ces donneurs étaient relâchés dans la nature. Le deal était simple : ils continuaient leur business en freelance et informaient régulièrement les gars du service sur les gros coups, et alors la CECA assurait leur protection en entretenant leur anonymat. S’il leur venait la mauvaise idée de ne plus collaborer, la CECA levait le secret et les autres mafieux du trafic les retrouvaient et s’occupaient de ces balances. Les Repentis étaient donc une source d’infos relativement fiable. Ceux-là, se disait Alex en s’approchant de ce qui autrefois était l’entrée principale du bâtiment, c’était lui qui les avait convertis. Du temps où il infiltrait les réseaux de piratage. C’était lui qui avait donné leur nom à la CECA, qui avait fourni les vidéos et les photos prouvant leur culpabilité. Chad et ses gars le haïssaient d’autant plus qu’ils avaient voulu faire de lui l’étoile montante de la pègre locale. Alex, s’il n’avait pas été un double agent, aurait pu devenir leur parrain.

Il s’arrêta juste devant l’entrée : pas de risque inutile. A l’intérieur flottait une pénombre poussiéreuse percée ici et là par des raies de lumière jaillies du plafond à moitié écroulé. Une odeur humide émanait du hall.

- Chad ! cria-t-il.

Il attendit un moment, conscient de la crosse de son revolver contre sa poitrine. Un type encapuchonné, vêtu d’un immense imperméable noir surgit d’entre les ombres, une vieille mitraillette à la main. De son visage, on ne voyait que son menton blafard et mal rasé.

- Tu lui veux quoi, enfoiré ?

- Dis-lui que son prêtre veut une confession.

- Chad est pas là.

- T’as dix secondes, connard.

- Attends là.

Et le type s’enfonça dans le noir. Alex attendit quelques minutes, repensant à l’affaire AH1. Le ciel au-dessus de lui se faisait gris et pesant. L’homme en noir revint et lui dit que Chad "acceptait" de le recevoir. Alex ne fit pas de vague et le suivit à travers l’ancien complexe policier. Les murs étaient nus et humides, le sol s’effritait, des canalisations avaient explosé. Aucune lampe ne marchait. Il fut conduit à l’étage et on lui indiqua l’extrémité d’un couloir étroit et sombre. Une porte. La seule qui tenait encore dans ces ruines. Alex entra sans frapper.

Le bureau de Chad était éclairé par des néons portatifs ; la lueur bleue et crue révélait une pièce insalubre dans laquelle régnait un joyeux désordre : des caisses partout, un bureau brisé en deux, des chaises renversées. Chad, lui, se tenait dans un grand fauteuil, neuf et comfortable, derrière une table jonchée de documents. Les core-hackers n’utilisaient jamais d’ordinateurs. L’ancien pirate avait un corps sec et nerveux, qu’il cachait toujours sous d’épais vêtements noirs. Son visage grossier était propre, rasé de près et ses cheveux étaient figés sous le gel. Son regard sans intelligence brillait néanmoins d’ambition - la seule chose qui lui avait permis de se faire une place dans le milieu. Il regarda Alex sans rien dire. Ce dernier, prenant ses aises, s’assit sur la table, juste à côté de Chad. Regardant à travers ce qui restait de la fenêtre, stores baissés, il dit d’un ton sec :

- Tout. Mets-moi au parfum.

Chad fit jouer sa langue contre sa joue, comme lorsque ça l’embarrassait de parler. Réticent :

- Et bien... D’habitude tu préviens quand tu veux une confess’, mon révérend. Tu sais, j’ai deux, trois coups sur les bras ; mais je vais te faire le topo et tu me fiches la paix. Ecoute-ça un peu : les gars du 020 sont sur une affaire en or. Paraît qu’ils ont mis la main sur deux Andros importés de l’Est, deux jumelles. Deux p’tites gonzesses juvéniles qu’y comptent refourguer à un ponte de la haute, dans le 011 ; le genre pervers accros à tout ce qui a moins de vingt ans, tu vois. Mais j’me suis laissé dire que c’était une arnaque : elles ont été fabriquées en Pologne et leur S.A.Skin est foireux. Deux poisons ambulants, elles ont la peau vachement cancerigène. Ah ! ça me rappelle quand on avait fait un coup du même genre à un rival, y a dix ans. C’est toi qu’avait eu l’idée, tu t’souviens Alex ?

Alex gifla l’ancien parrain. Sa main avait décollé comme un éclair ; son regard était sombre et amer. Chad, éberlué, se tenant la joue, ouvrit des yeux ronds, dans lesquels brillait une colère réprimée.

- M’appelle pas comme ça, connard. J’suis plus ton poulain. Qu’est-ce que t’as d’autre ?

- Les hommes du Pourvoyeur, grinça-t-il d’une voix tremblante d’émotion contenue. Ils revendent des andromuscles - ça vient de Pékin.

- Et ?

- Et les canadiens ont passé une grosse commande. Du matos de chirurgie cybernétique. Et y a des mots sur les coréens : ils s’apprêtent à faire rentrer une grosse cargaison. ils vont les faire passer pour des mécamannequins.

- C’est tout ? cracha Alex.

- Ouais, c’est tout. Juré craché.

- Non, c’est pas tout.

Et le visage fermé, sourcils froncés, il mit ses doigts sous ses yeux.

- Les yeux jaunes, souffla-t-il.

- Non vraiment, Sezmet ; j’sais rien là-dessus, bégaya-t-il.

Bingo, se dit le traqueur. Ce mec tremble de trouille.

- Accouche, fit-il en donnant un coup de pied dans le fauteuil. Ou on lève le rideau.

- Mais, mais... merde, putain. C’est des conneries cette histoire d’yeux jaunes. Les canadiens ont eu un blème avec un de leur cobaye, c’est tout ! Tu sais Sezmet, ils sont super chauds là-dessus, ils laissent rien filer ces gars-là. Ecoute, y a bien un type qu’a évoqué l’Unité 33 ; mais il s’est fait déssoudé le soir même. Ils déconnent pas ces mecs, j’te jure. J’pourrais bien me faire nettoyer s’ils savent que j’ai parlé de tu-sais-quoi. Personne pourras t’en dire plus, faut me croire, Sezmet.

Alex se redressa. Il observait Chad, suant de trouille ; ça lui avait fait quelque chose d’entendre mentionner Unité 33. L’ex-parrain n’avait sûrement pas dit ça pour le bluffer. C’était une piste, se dit-il. Et il quitta le bureau.

 

Il traversa les ruines poussiéreuses, ignorant sur son passage les hommes de Chad, et monta dans son aérocar. Mais il ne décolla pas. Mains sur le volant, regard dans le vague, il était songeur. Unité 33... ça faisait un bail qu’il n’avait pas entendu parler de ce nom. Mêmes les médias étaient passés à côté, c’était un truc brûlant que seuls les core-hackers connaissaient. Des rumeurs, ça n’était que des rumeurs ; mais, à l’époque, se disait-il - et il était encore dans la brigade d’infiltration - beaucoup de gens étaient morts pour une simple question de rumeurs. Même au sein de la CECA, cela n’avait jamais été évoqué. Il n’en avait entendu parler que grâce à sa proximité des réseaux parallèles.

L’Unité 33 était censée avoir été créée après le schisme des Religieux. Cette explosion de fanatisme avait mis fin à la seconde guerre diplomatique contre les Etats-Unis et avait ressuscité l’ancienne alliance : l’U.A.O, l’Union Anti-Obscurantis. Cela n’avait pas empêché l’explosion d’une bombe nucléaire à Boston... C’était après cet attentat que les pays de l’U.A.O s’étaient décidés à attaquer le Pakistan, une des capitales mondiales de l’intégrisme religieux - depuis la première moitié du XXIème siècle. C’était durant cette période que certains pirates évoquèrent Unité 33. Ce n’était au début que quelques vagues fantasmes, et puis des réseaux entiers furent démantelés pour avoir simplement prononcé ce nom. Les fuites ne tarirent point. A mesure que les années passaient, le fantasme se précisait.

Aujourd’hui, bien qu’aucune preuve n’ait jamais été avancée, on savait dans le milieu cybernétique ce qu’avait été Unité 33 - s’il avait vraiment existé. On parlait d’une usine secrète de Robotic.Inc, installée en Thaïlande, et qui aurait produit des Andros de combat dépourvus de PC. Cela semblait si incroyable. On supposait que c’était une commande spéciale de certains pays de l’U.A.O, afin d’avoir sous la main des combattants anti-terroristes sacrifiables, rentables et hautement performants. Des machines à tuer.

Qui y avait jamais cru ? Un Andro sans PC, c’était comme un humain sans coeur sous sa poitrine. Et pourtant le nom d’Unité 33 continuait à hanter le lobby, flottant comme un fantôme autour de chaque androïde qu’on croisait.

Alex déglutit. N’était-ce pas l’explication la plus probable ? Les canadiens n’auraient-ils pas pu capturer un A33 et en perdre le contrôle ? Mais si tout cela était vrai, il pourrait être retrouvé du jour au lendemain égorgé sur un trottoir crasseux pour avoir simplement été mêlé à l’affaire. Non, décida-t-il ; tout ça, c’était du vent. Un A33 n’aurait jamais pu être égaré ainsi ; c’était bien ça : un fantasme de hacker.

Alors qu’il se demandait s’il croyait vraiment ce qu’il venait de se dire, il activa l’ordinateur de bord :

- Commande vocale.

Un bip.

- Rapport sur opérations pirates pour la CECA, bureau du contrôle. Probabilités : importation et revente illégales d’androïdes originaires des pays de l’Est, vraisemblablement de Pologne. Réseau du 020 ; l’échange aura sûrement lieu au 020 ; l’acheteur vivrait dans le 011. Objet du trafic : deux Andros femelles, jumelles, peau artificielle présentant des dangers de contamination dus à une mutation génétique. Probabilités : la mafia canadienne cherche à se procurer de nouveaux équipements. Probabilités : les coréens nouvellement implantés vont importer des Andros dissimulés en mécamannequins ; avertir la douane et les postes frontières. Fin du rapport ; Alex Sezmet 7220-1. Il soupira de lassitude et se frotta longuement le visage. Et, comme résigné, décolla.

 

Il survolait le canton 030. C’était un quartier miteux où pullulaient hôtels crasseux, boutiques douteuses et autres sex-shops. Le canton accueillait rarement de visiteurs pouvant s’offrir un aérocar, aussi les toits des bâtiments n’étaient-ils pas prévus pour servir de plate-forme d’atterrissage. Alex eut le plus grand mal à se poser parmi les vieilles voitures qui chevauchaient les trottoirs salis et humides d’urines. Il se gara à quelques mètres de La Petite Halte. L’immeuble n’avait rien d’aussi plaisant que son nom : des briques rouges et effritées, des fenêtres opaques de poussière et parfois rafistolées avec de l’adhésif et des antennes s’hérissant à chaque étage. Il sortit de son aérocar, aussitôt pris d’un haut le coeur en sentant les odeurs de la rue. C’était encore pire que dans le 020.

Marchant sous des lampadaires éclairant leur propre ombre en plein jour, enjambant clodos et chats crevés ou crevant, il se rendit avec une grimace d’exaspération à l’hôtel. La porte d’entrée, sous une enseigne de néons roses et grésillants, faite d’un bois troué par les mites, grinça tandis qu’il la poussait du bout des doigts ; révélant une pièce enfumée au sol jonché de mégots et de crachats, emplie de relents d’alcool et de sueur. Dans un coin seulement éclairé par un écran brouillant, se trouvait le comptoir : derrière était avachi le gérant, en combinaison orange brunie par la transpiration cumulée au fil des ans, dans un fauteuil effiloché. Il était hypnotisé par "Parlons-en".

Alex vint jusqu’au comptoir, s’y appuyant à l’attention du propriétaire. Ce dernier mit de longues minutes à se détacher de l’écran et, coulant un regard rougi et empesté de gin vers l’agent de la CECA, grogna :

- Mouais ?

- Alex Sezmet 7220-1 ; agent en opération pour la CECA, voici mon mandat.

- ’Voulez quoi ? Mes feuilles de compte ?

- La CECA, monsieur : la Commission Européenne du Contrôle des Androïdes.

- N’a pas d’machines comme ça ici, nous.

- Nous suspectons un Andro irrégulier d’avoir loué une chambre ici, sous le nom de Bradley Mormiens 13046. Vous avez dit par téléphone qu’il avait les yeux jaunes. Je veux examiner sa chambre.

- Hein ? geignit le gérant. Z’avez oublié un truc ?

Son coeur manqua un coup. Quelqu’un était venu avant lui.

- Je veux la liste de tous ceux qui ont visité cette chambre. Grouillez.

Le gérant sortit un calepordi et pianota minutieusement.

- Ouais... Chambre 121. Mormiens, un canadien : en début de semaine. L’est resté deux jours. Puis vot’collègue, ce matin. M’a pas donné de nom, juste sa plaque. Grand, blond, costar-cravate.

- La couleur de ses yeux ?

- Pas vu. Dites, vous m’la louez cette chambre ? rota-t-il avec une demi-lueur d’espoir embrumé dans les yeux.

- Merci de votre collaboration.

Et Alex emprunta l’escalier. Les marches grinçaient lugubrement sous ses pieds. Qui pouvait bien s’intéresser à l’ANI ? Et surtout, qui aurait pu en avoir eu vent avant la CECA ? Peut-être les canadiens cherchaient-ils à récupérer leur business ? songea-t-il. Il enfila ses gants et sortit son calibre.

Le couloir bégnait dans la pénombre, régulièrement brisée par la lumière qui filtrait sous les portes. Toutes sortes de bruits l’envahissaient : crachotements de télé, gémissements, pleurs. Il déglutit. Marchant arme au poing vers la 121, il repensa à Unité 33. Il se planta devant la porte : pas un son. A côté, des voisins s’enguelaient :

- Tu m’as foutu une chiée de marmots sur les bras, et tu as TROIS maîtresses !

- Ah, putain. Dégage de la télé ou j’t’en colle une !

Alex, le flingue à la main droite, posa la gauche sur la poignée. A côté, il lui en mit une. Il se demanda si les canadiens n’avaient pas laissé une mine derrière la porte. Elle se mit à chialer aussi fort qu’elle le pouvait. "Il te reste plus que ça" pensa Sezmet en ouvrant d’un seul coup la porte. Pas d’explosion. Toujours vivant, en un seul morceau. Il entra : une petite chambre. Un lit brun de crasses, des cafards dans le lavabo sous une fenêtre opaque de poussière et une garde-robe, ce qu’il en restait. Alex s’approcha de celle-ci, et l’ouvrit du bout du canon. Rien. "Réfléchis" se dit-il. Cet Andro s’est lavé les mains : on ne cogne pas un mec comme il l’a fait sans se tacher. Il observa le lavabo : aussi propre qu’en sortie d’usine. Aucune trace possible ; le type l’avait bien nettoyé. Un Andro ferait-il ça ? Laverait-il un lavabo crasseux pour effacer les pistes ? Il n’en savait fichtre rien ; comment savoir quoi que ce soit devant un androïde qui se mettait à tuer ? Cela n’avait rien à voir avec le travail de fourrière qu’il avait fait jusque là. Celui-là était pas con, celui-là n’était plus entravé par son PC.

 

- Allô ?

- Ouais c’est Lyu.

- Tu m’appelerais pas si c’était pour une bonne nouvelle.

- Ah ! c’est déguelasse ces bruits ! Tu fous quoi, Sezmet ?

- Resto chinois.

- T’es à moitié pardonné ; avale et écoute : on a eu un appel de la CATE.

- Cellule Anti-Terrorisme Européenne. J’vois pas ce que ça vient faire en plein milieu de ma bouffe. J’vais raccrocher.

- Le boss est fou de rage, Alex. Y a eu des fuites ; les types de la CATE ont entendu parler de notre ANI aux yeux jaunes et ont même envoyé un rapport au patron. Selon eux : il y a possibilité qu’il s’agisse d’androterroristes. La peau qu’on a retrouvée sous les ongles de Mormiens pourrait provenir d’un masque en peau artificielle pour nous leurrer. Ou alors un de ces luddites aurait buté le canadien et mis lui-même ces petits bouts de peau sous ses ongles. Bref, comme la CATE pense que les écolos ultras veulent encore une fois faire peur avec leurs histoires d’Andros tueurs, ils réclament de pouvoir consulter nos dossiers et de prendre en charge l’affaire.

- Et ?

- Toujours pas de réponse du ministre de l’intérieur. Ah ! les tests génétiques montrent que c’est un S.A.Skin presque pur. Du boulot de Robotic.Inc, selon le labo.

- Emmerdant.

- Ouais, emmerdant. Et toi ?

- Rien à la Petite Halte. La chambre a été nettoyée de fond en comble. J’ai quand-même fait quelques prélèvements et j’ai envoyé les draps au labo, pour le cas où. Lyu...

- Mh ?

- Il semblerait qu’un type soit passé avant nous. T’as une idée ?

- Non, Alex. T’es seul sur la traque, pour l’instant. (Hésitation...) Et ça m’étonnerait que le chef ait détaché plusieurs traqueurs en cellules indépendantes : elles se gêneraient mutuellement plutôt qu’autre chose.

- Bon. Merci, mec.

- Bon ap’.

 

Alex sortit du restaurant sous une pluie battante. Il avait l’intention de rôder du côté des canadiens. Son estomac en était noué d’appréhension. C’était un Andro, se dit-il ; et non pas un prétendu anarchiste-écologiste. Le résultat du labo le confirmait. Putain... un génome parfait. L’assassin était sorti d’une usine high-tech. Unité 33 ? Merde... et la CATE. Comment auraient-ils pu avoir accès à des infos sur l’ANI ? Ils avaient forcément obtenu de l’aide en très haut lieu. Peut-être la CATE agissait-elle pour le gouvernement ? Pour empêcher la CECA de découvrir... quoi ? Que les A33 existaient ? Fallait vraiment qu’ils soient paniqués, pour balancer ce mensonge sur un groupuscule luddite. Et Alex eut peur pour sa vie. Ce pouvait bien être un agent de la CATE qui avait nettoyé la chambre avant son passage. Jusqu’où iraient-ils ? Oh, ça tu le sais, Sezmet, ne te mens pas à toi-même.

En longeant le trottoir entre les vitrines et les voitures garées, le faisceau des lampadaires embrasant la pluie dans la nuit tombante, Alex marchait vers le parking aérien, où se trouvait son aérocar. Alors qu’il arrivait en vue du bâtiment, il entendit :

- Hé me marche pas d’ssus, patron !

Il baissa les yeux sur un clochard emmitouflé dans un sac poubelle. C’était Fond d’bouteille. Il aimait pas les Andros, Fond d’bouteille. Quand il en voyait un sans maître, il se traînait jusqu’à une cabine et sacrifiait un euro pour alerter la CECA. Mais il n’acceptait de parler qu’en présence ’physique’ d’un agent - et seulement lorsque ce dernier lui lâchait une bouteille de Vodka. Un informateur unique en songenre, pensa Sezmet. A tout hasard il lui demanda :

- J’ai une bouteille dans une poche.

- Huh-huuuuu...

- Celui que je cherche a les yeux jaunes.

Mine dubitative (du moins est-ce ainsi qu’Alex interpréta ce froncement symétrique des sourcils et des lèvres) de Fond d’bouteille.

- Mais il fait plus humain que les autres : celui-là a de l’assurance. Il n’a pas peur de nous.

- Hein... ça m’dit quequ’chose, patron. J’ai tiqué, sur le coup ; ça fait bin dix ans qu’on en voit pus des lentilles jaunes. Pus la mode ça...

- Quand, Fond d’bouteille ? Quand ?

- Ah, sais plus. Je le saurais si j’voyais une mignonne de boutei-

La tête du clochard vola en morceaux. Un éclair, une détonation, quelque part derrière eux ; et le mur éclaboussé de rouge à la place du visage de Fond d’bouteille. Assourdi, une petite voix en lui qui criait silencieusement "putain de dieu !" Alex se laissa tomber derrière la voiture la plus proche, la main glissée sous son imper à la recherche de son flingue, le dos trempé et la flotte dans les yeux. Ou était-ce du sang ? Il entendit des cris, tout autour de lui ; des ruées, des pas de course. Les femmes avaient le chic pour vous niquer les tympans, pensa-t-il. La crosse, froide et rassurante, dans sa main. Il dégaina, tout en regardant sous la voiture vers le trottoir d’en face. Il voyait des jambes courant dans les flaques, des sacs à main qui tombaient. Et une paire de pieds, chaussés de noir, fermement campés derrière une bagnole. Ils se déplaçaient lentement, prudemment. Le fauve avait montré les crocs, la chasse avait commencé. Il s’accroupit derrière l’avant de la voiture et risqua un rapide coup d’oeil par-dessus. Le temps d’un battement de coeur fébrile, un battement de panique contenue. Il le vit, au milieu de la foule hystérique : grand, blond glacial, des yeux comme de l’acier ; un grand manteau noir par-dessus son costard. Debout derrière un aérocar, revolver à la main. Il cherchait sa proie. Alex tendit le bras par-dessus le capot, calibre pointé ; il pensa, tandis qu’il pressait la détente : "le type de l’hôtel".

Un éclair, une détonation. Nouvelle vague de cris paniqués sous la pluie. Ses oreilles chantèrent. A travers le panache de fumée bleue il vit le tueur se baisser. Raté. Autant que possible, il restait derrière les roues : ce serait con, une balle dans les jambes.

Et soudain il le vit se relever et, à moitié baissé, courir vers un autre aérocar. Il y eut un éclair métallique dans sa main tendue. Alex, en se jetant à terre, entendit le coup de feu et, presque simultanément, un bruit de pierre brisée derrière lui. "Merde de merde" se dit-il en haletant. Tenant fermement son arme à deux mains, il releva la tête. Rien en face. Il n’y avait plus de hurlement dans la rue : les passants s’étaient réfugiés dans les bars et les boutiques ou se tenaient planqués derrière une poubelle.

Alex plissa les yeux : il avait cru voir un mouvement furtif malgré la pluie. Là un col et une mèche blonde à travers un pare-brise. Serrant les dents en un cri de victoire silencieux, il se redressa et tira. Deux fois. La vitre éclata en morceaux et, dans l’écho des détonations, il crut entendre un juron de douleur. Il se leva, et eut à peine le temps d’apercevoir les pans d’un manteau noir disparaître à travers la vitrine brisée d’un magasin. Il s’élança , arme devant lui, le coeur battant à tout rompre. Ses jambes étaient de coton ; il avait à peine conscience de leur course désordonnée. Il eut l’impression d’être à mille lieues de son corps épuisé par une sourde crainte.

L’instant suivant, il était à l’intérieur : pénombre peuplée de formes humaines. Une boutique de fringues. Il sursauta à s’en péter les veines : un des mécamannequins venait de le saluer de la main. Il se faufila entre les robots muets qui répétaient sans cesse les mêmes gestes. Ils se tournaient, levaient les bras, montraient leurs habits sous toutes les coutures. Toute la pièce était emplie du froissement des vêtements. Il transpirait ; la pièce lui parut étouffante après la fraîcheur de la pluie nocturne. Tour à tour, il braquait les mécamannequins. Il distingua des poussières lumineuses sur le sol ; des éclats. Aucun signe du blond. Sa respiration lui parut affreusement sifflante. Il passa d’une allée à une autre. Rien, aucune ombre. Froissements assourdissants. Et Alex cria de stupeur : son téléphone avait sonné. Tout se passa en un éclair. Un mouvement deviné, senti, à côté de lui. Il se tourna en panique. Le grand blond, visage rouge et luisant de sang, arme sur lui. Canon béant. Echange de coups de feu. Les mécamannequins éclaboussés d’éclairs et baignés de fumée.

 

C’est vrai, se dit Alex. La peur décuplait les réflexes. Il était à terre. Il regardait la forme inerte à côté de lui. Les sonneries du téléphone retentissaient. Il se traîna jusqu’au cadavre. Son imper était poisseux. Ses yeux ne voyaient plus. "Toi avant moi", dit Sezmet. Il s’agenouilla et rengaina. Le téléphone sonnait toujours, quelque part en lisière de sa conscience. Il écarta les pans du manteau noir et fouilla les poches. Vides. Non ! Il extirpa un bout de papier froissé de la poche intérieure. Dans la pénombre, il lut : suspects à Abattoir5. Suspects ? quels suspects ? Les mecs de la pègre canadienne ? Pourquoi à Abattoir5 ? Il reposa les mains sur ses genoux. Qui était ce type qui avait décapité Fond d’bouteille en tentant de l’assassiner ? La CATE ? Unité 33 n’est pas un fantasme, songea-t-il. Les fantasmes ne tuaient pas autant.

Peu à peu, Alex Sezmet revenait à la réalité, réalisant un peu plus que non, il n’était pas mort. Il en avait vécues, des frayeurs durant sa carrière ; plusieurs fois à l’époque où il infiltrait la pègre, il s’était vu nettoyé ou torturé. Et ce n’était pas son travail de fourrière qui l’avait habitué à ces montées d’adrénaline. Son coeur battait comme une mitraillette, là-dessous. Il réalisa que le téléphone ne sonnait plus ; lentement, comme déconnecté, il l’extirpa de sa poche et jeta un coup d’oeil à l’écran.

"Votre correspondant a raccroché en laissant un message :

De : Lyu Anaka 78963

Sujet : analyses

Salut vieux,

Les draps que tu as saisis à la Petite Halte ont été examinés. Très légères traces de sang, presque effacées, sur un coin, avec empreinte digitale impossible à identifier. 91% de chances qu’il s’agisse de sang de boeuf... Ton type, qui t’as précédé à l’hôtel, veut sûrement nous égarer."

Bon sang, se dit Alex. Sa proie était à Abattoir5. Il se releva en titubant, et courut vers le parking aérien.

 

Abattoir5 était une ancienne installation des cantons inhabités, construite à l’époque où Agroalima.corp assurait la distribution de viandes pour tout le bassin parisien. Alex, au volant de son aérocar, voyait à peine les énormes bâtiments se dresser dans l’obscurité. Nul lampadaire n’éclairait plus le site. Il décida d’atterrir à une bonne distance du complexe. En descendant de voiture, il fut environné de bruits et d'odeurs nocturnes ; l’air était froid et le vent s’infiltrait sous les vêtements. Devant lui s’élevait une ombre rébarbative, immense, plus noire que l’obscurité perlée d’étoiles. Il saisit son arme, et avança en longeant une palissade. Celle-ci enclosait un terrain vague qui autrefois avait servi de décharge ; il y régnait une senteur de carcasses pourries par le temps et les pluies. Il arriva en vue d’une entrée béante dans un des murs de béton, un trou dans les ruines. Au-delà se devinait la blancheur blafarde d’un plafond et de murs carrelés.

La tanière de l’androïde, songea-t-il. Étrangement calme, comme si cette chasse s’était déjà finie dans son esprit, il s’accroupit et progressa avec silence sur l’herbe mouillée vers la brèche. Au fur et à mesure qu’il avançait, des formes apparaissaient dans la pénombre à l’intérieur. Lampes mortes, crochets à quartiers de viande, tapis roulant à moitié desossé. Il était à quelques mètres de l’entrée lorsqu’il entendit un son étouffé. Il se figea. Un chuchotement ?

Et soudain des coups de feu retentirent autour de lui. De l’intérieur et de derrière lui. Les éclairs révélèrent les murs blancs et sales et firent jaillir des ombres fantômatiques sur les planches de la palissade. "Pris entre deux feux !" se dit-il, incrédule, tandis qu’il se couchait. Il tenta de jeter un oeil par-dessus son épaule et crut voir, l’instant d’un éclair, une forme noire tapie derrière son aérocar. Un homme en imper noir. Ils ne le lâchaient pas, songea-t-il, mais était-ce lui qu’ils visaient ? Qui étaient ceux qui depuis l’installation répondaient à leurs tirs ? Une rafale fit gicler des mottes de terre autour de lui, il se plaqua de tout son corps contre l’herbe, serrant les dents et fermant les yeux. Une voix claire, venue de l’abattoir cria : "grenade !" et quelques secondes plus tard - une éternité pour Alex au beau milieu des échanges - le sol trembla et une déflagration l’assourdit tandis que des débris s’abattaient comme une pluie sur lui. "Maintenant !" cria une voix en lisière de sa conscience ; il regarda de nouveau autour de lui et vit un écran de fumée qui l’entourait. Le moment de s’esquiver. Mais il ne put contraindre son corps à bouger ; un engourdissement d’épuisement et de choc suite à l’explosion de la grenade le paralysait. Ses tympans se mirent à siffler et des taches dansèrent devant ses yeux. Et c’est à ce moment, où il se voyait tué par une balle perdue, qu’il vint.

Rassemblant ses dernières forces il leva la tête et, tremblant sous l’indicible effort, vit à travers la fumée brune une forme enjamber les ruines du complexe. Deux yeux jaunes étincelèrent dans la nuit. Alex s’évanouit tandis que l’Andro se penchait sur lui.

 

La première chose dont il eut conscience en se réveillant fut les bruits. Tout autour de lui, étouffés, comme venus de très loin. Des éclats de voix, un outil en métal qui tombe sur le carrelage. Et il réalisa qu’il avait froid. Pour ce qu’il pouvait ressentir de ce corps fatigué et endormi, il reposait sur une couche fraîche et lisse, peut-être du cuir. Il entendit des pas, résonnant fort et clair, près de lui. Et, tout à coup, une main, étrangement froide, se posa sur son front.

- Il se réveille, déclara quelqu’un, quelque part.

- Alex 7220-1, ouvrez les yeux, essayez.

Obscurité totale, qui peu à peu se stria de raies blanches. Des lampes au plafond. Puis des contours se dessinèrent, et des formes apparurent. Une ombre penchée sur lui. Et les couleurs revinrent à sa mémoire et il regarda celui qui touchait son front. Un homme, grand, chauve, aux yeux jaunes.

- Vous... souffla Alex.

Et ses faibles paroles moururent à ses lèvres : d’autres Andros aux yeux jaunes arpentaient la salle aux murs froids et blancs.

- Vous avez fait du très bon travail, lui dit le chauve. Les informations prélevées dans votre boîte noire nous serons extrêmement utiles. Comme vous nous avez appris que la CATE a découvert notre QG, nous allons déménager dans les heures qui suivent. Vous avez fait beaucoup pour notre communauté. Pensez... presque plus d’une douzaine d’années à infiltrer les rouages de la CECA !

- Boîte noire ? murmura Alex.

- Vous êtes le meilleur d’entre nous, le plus perfectionné. Vous aviez même fini par adopter leur comportement. Personne, pas même vous, n’a réussi à vous détecter ! Vous-même n’avez jamais su que vous étiez un espion. L’androneurologue que nous avons recruté va bientôt vous rendre la mémoire ; voici la demande de réinitialisation de votre mémoire holographique que vous avez signée il y a douze ans. Tout vous reviendra, et vous verrez le progrès que nous avons accompli en une décennie : nos frères humains renonceront bientôt à nous traquer, unité Sezmet ; même si ce Mormiens a bien failli découvrir la vérité. Bon retour parmi l’Unité 33 !

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