Il était jeune et plus encore, il n’était pas riche. Pour preuve le jeune homme en voulait son manque d’armure, et tirant sur la bride, pestait contre les sentes de forêt. Il sentait le fourreau d’épée battre contre sa jambe comme contre la selle et se sentait stupide. Et passant entre les arbres où la lumière perçait, crevait le sentier de plein jour, il pestait surtout contre le retard. L’air au calme bien sec laissait son trot agiter des nœuds de chevelure noire comme la pierre de flamme. Sa peau sentait l’huile ainsi que la sueur, de la peur puisée dans l’excitation. Ses ennemis, les racines et les pierres le faisaient tirer sa monture en tout sens pour la faire renâcler, sentir empressé l’avant-goût du combat.
Cette hargne du cheval mordant ferme, lui qui la croyait due à sa propre impatience, força un hennissement et l’animal se dressant faillit le faire tomber. Il tapa des pieds sur les flancs, fouetta les rênes et le trot repartit, hésitant, pour s’arrêter encore. Frappant encore le jeune homme lui arracha un pas de saccade avant qu’un second hennissement ne l’arrête tout à fait. Alors il eut beau s’énerver, frapper et gronder ce bât, furieux surtout contre lui-même son seul choix fut de mettre pied à terre, les bottes parmi les herbes de la forêt pour tirer sur les lanières et voir sa monture résister, tirer de même.
Quand il eut l’impression que les branches d’arbres autour de lui se moquaient, face à cette résistance il passa ses deux mains dans la chevelure, pesta puis retournant à la selle en tira les trois sacs qu’il passa aux épaules, regarda la selle même, son odeur de cuir, avant de partir à pied continuer le long de la sente. Derrière lui le cheval soufflait nerveusement, soudain hennit et le jeune homme se retournant vit sa monture s’échapper parmi les arbres. « Stupide, stupide, stupide ! » Se sermonna-t-il avant de reprendre son chemin.
De telles histoires existaient, de rois partis avec quatre cents chariots d’or et qui, en fin de voyage, n’avaient plus rien. Il se sentait tel, dépossédé, humilié encore plus. La perte du bien lui importait moins que ce qu’on en dirait.
Ses préoccupations s’évanouirent aux premières rumeurs, devant lui des bruits sourds et comme des tremblements, sans les éclats de voix la même foule de pas que dans les rues de la cité. Alors le jeune homme tenant son fourreau pour l’empêcher de battre en tout sens courut par le sentier, souffla par la faute des sacs, reprit encore et vit derrière la masse des troncs les premières silhouettes. En s’approchant il distingua devant les silhouettes une borne et sut que c’était la route, large de quarante fois son sentier misérable et entièrement pavée, disait-on, de marbre blanc. Ses yeux bondirent des marbrures lisses et froides aux troupes d’armes qui marchaient devant lui.
Un bond du cœur le saisit, il tourna la tête d’un côté et de l’autre sur des files informes de piquiers, leurs lances, leurs fers pointés au ciel se balançant pareil au blé, et sur leurs dos les boucliers étaient innombrables. Ce qui le faisait frissonner, mais c’était tout, la tête lui en tournait de tant de troupes remontant au nord et en direction de la cité. Dans sa fougue le jeune homme quitta le sentier, joignit les soldats les plus proches qui le voyant eurent un mouvement de stupeur. « Eh, vous ! » Leur lança-t-il avec le sourire, « vous allez à Lavine ? » On le regarda sans répondre, une seconde ou deux où certains murmurèrent, et certains se détachaient sans répondre pour reprendre leur marche, d’autres restant, hochèrent la tête puis l’un, parlant faible, lui dit que c’était leur destination. Ils serraient leurs armes comme un marchand sa bourse, comme un chien ses ossements.
Parmi les troupes suivaient quelques cavaliers, leurs montures gênées par tant de presse qu’ils étaient au pas, et les hennissements éclataient entre toutes ces têtes de lances. Il se dit, ces gens ont piètre allure, piètre figure, piètre équipement avant que le jeune homme lançant un dernier regard derrière lui ne songe à sa propre mésaventure, puis à tous les villages et hameaux et pestant contre l’odeur infâme qu’il jugeait être de la fange le citadin suivit le mouvement.
Comme il marchait sur les côtés, pareil aux côtés ce dernier marchait plus vite que le centre, plus empressé également il distingua bientôt devant une suite de chariots rustiques, les roues grinçant contre le marbre, cognant des cordes au trait des bœufs. Ils étaient remplis de fruits et de légumes sans distinction jetés en tas et que les cahots secouaient à en faire tomber quelque pièce. Son parti pris, épuisé de marcher il gagna leur hauteur puis bouscula la foule qui se fendit à son passage.
Le bras au mors touchant les dents du bœuf le conducteur semblait aussi jeune que lui, et désarmé, tout aussi perdu que le citadin. Il l’aborda d’un grand geste, avec toute la fraîcheur de sa jeunesse, ce qu’il estimait être un bon fils de paysan. Ce dernier gardant le bovin en main tourna sur lui un regard qui l’effraya quelque peu, comme vide ou profond, il n’aurait su dire. Puis il crut y discerner de la colère ou de la défiance qui firent tressauter son propre sourire. Sans se décourager le jeune homme continua, « cela dérange si je m’assieds ? » Et il désigna d’un coup de tête le chariot.
« Faites. » Lui répondit cette jeune personne qui retourna ensuite à son trait et à sa route. Le jeune homme dans une moue déçue s’approcha pour poser ses sacs, surprit calé devant le tas de légumes une hache à long manche de bois et un bouclier peint. Le bouclier, surtout, le frappa par ses couleurs sauvages.
« Ce sont vos armes ? »
« Ce sont mes armes. » Répondit le garçon en serrant un peu plus sa poigne sur la bride.
Ses sacs posés le citadin se tira à bord, chercha à se poser puis regarda une nouvelle fois cette foule d’armes, derrière et devant à lui en faire tourner la tête et il se disait, il devait y avoir plus d’un millier de lances. Des mouvements le surprirent le long des arbres, qui le firent frémir. Là-bas aussi parmi les buissons, derrière les feuillages épais passaient des ombres en grand nombre. « Ils sont des nôtres » lança le garçon aux bœufs. Le reste des troupes ne parlait pas ou bien par murmures, il sut que c’était adressé à lui, surprit du garçon quelque regard et alentours d’autres soldats attrapant des yeux son bliaud et au fourreau la garde de son épée. Il en sentit une fierté, et presque une gêne.
« Je peux poser mon arme près de la vôtre ? » Aussitôt qu’il avait demandé cela le garçon quittant son bœuf regagna sa hauteur, tira la hache et le bouclier qu’il mit à son dos puis : « posez », dans la voix moins de défiance désormais que de soumission.
Pourtant, se dit le jeune homme, pour avoir une telle peinture à son bouclier ce garçon avait dû connaître la bataille, ou bien c’était un voleur mais à la manière dont il avait saisi la hache, à ses regards, à sa marche il le sentait confusément, qu’il y avait là un combattant. Ou bien il voulait le croire. Ces idées battaient dans sa tête, tandis qu’il détachait la ceinture et le fourreau avec les sacs une sorte d’envie furieuse le poussa à remettre pied à terre, gagner le garçon en armes et lui prendre sa bride. « Laisse » lança-t-il, et c’était pour se repayer, il n’était pas flemmard. Il dit n’être pas flemmard parce qu’il voulait que ce garçon de son âge ne le croie pas, puis donnant son nom il demanda le sien :
« Tuelne » souffla son compagnon après une hésitation, et presque plus gêné de ce nom que fier, ce qui attisa encore la curiosité du jeune homme. « Tu viens du sud ? » Il voulait dire, de quelle cité, de quel village, demanda si c’était Les Meules ou Brissac. « Plus au nord » répondit le garçon et lui, songeant qu’il ne connaissait pas de village plus au nord, eut peur de montrer son ignorance, lança que c’était aussi bien.
Il n’en pouvait plus de prendre cette gêne pour du dédain ou du rejet.
« Tu es impatient de te battre, pas vrai ? »
« Impatient » répondit le combattant, hésitant. « Oui. » Son ton ne disait rien de tel.
Alors le citadin de reprendre, de sa main libre à grands gestes, ils allaient délivrer la cité d’un siège ! Et il répétait les rumeurs parvenues jusque chez lui, ces légions de bêtes amassées sous les murs qui assaillaient nuit et jour sans relâche, qui escaladaient les murs et se battaient à coups de griffes et de crocs. « Pourquoi pas » son homologue haussa les épaules à de telles histoires et à nouveau il se sentit stupide. À nouveau il se savait naïf, un doux rêveur que la troupe moquait. Il aurait voulu prouver, de n’importe quelle manière… alors, prenant un ton plus sérieux : « Qu’est-ce qui nous attend vraiment ? »
Pendant une seconde le combattant regarda le ciel, ces nuages effilés dans le plein jour, qui ne disaient rien. Il répondit ensuite, probablement tout ce que le jeune homme avait décrit. Le silence retomba comme un méchant présage, et il se refusa à le briser. Alors ce jeune de son âge rejeta sur lui son regard profond, et ajouta, il y aurait aussi la faim. La faim mordante. Il y aurait, il s’arrêta au mot, passa, il y aurait le froid, la nuit, et il y aurait la peur. Peur des maladies, peur des insectes, peur de ne pas se réveiller le matin. Il y aurait les blessures et les cris, il y aurait la lente agonie et l’odeur qui les accompagnerait des jours durant.
« C’est si terrible, sur les remparts ? »
Son compagnon ne répondit pas, lui n’ajouta rien pour ne pas paraître encore plus bête. Il essayait d’imaginer des chemins de ronde où les soldats hirsutes arrêteraient quelque chevalier pour demander s’il restait des vivres. Il se romançait, il le savait bien. Puis un nouveau bond dans son cœur le réjouit, lorsque son compagnon lui posa une question. Le garçon voulait savoir ce qu’il faisait là. Il voulait dire, comment le dire autrement, ce qu’il faisait là.
« Ah ! » Lança le jeune homme. « C’est quand on a annoncé des renforts qui remontaient par Brissac. J’ai soudain décidé de tout lâcher, j’ai pris mon épée et… » et il ne voulait pas mentionner le cheval, « et je suis parti vous rejoindre. »
« Pourquoi n’es-tu pas à Brissac ? » Continua son compagnon et son regard avait quelque chose de pénétrant, une lueur de frayeur.
« Le temps que j’arrive là-bas, vous seriez déjà devant les murailles ! D’ailleurs tu vois, j’ai eu raison, je vous ai trouvé à mi-chemin. »
En guise de réponse le garçon lui souffla quelque chose comme, « c’est bien », puis sans plus mot dire regarda droit devant soi parmi la foule de piques silencieuses. Cette fois le jeune homme ne vit pas ce qu’il aurait pu dire de stupide, réfléchit du mieux qu’il put mais sans voir puisque, vraiment, s’il était allé à Brissac alors que les renforts étaient là, il les aurait manqués. Quelque chose battait dans son cœur, cependant, et il commençait à s’inquiéter quand des voix s’élevèrent jetant brièvement qu’ils approchaient. Sur le côté l’astre commençait à baisser, passa derrière l’effilement des nuages. Il crut à ce changement voir un champ de bataille s’ouvrir pour ne découvrir que plus de chemin encore couvert par plus de troupes dans une masse indistincte.
Les arbres se raréfièrent sur les côtés, un grand bruit lui fit dresser la tête. Au loin des cordées tenaient un tronc jusqu’à mi-hauteur, le tirèrent et dans un craquement le mirent à bas. Il rendit la bride un instant pour monter sur le chariot et mieux voir, et commença à trembler.
Face à lui s’ouvraient des champs couverts d’armes, peut-être des dizaines de milliers, ou plus, et sur les côtés sans discontinuer les troupes surgissaient des bosquets, par petits groups ou isolés, allaient s’ajouter à ces foules immenses. Son cœur battit de songer, mais de songer quoi, quelque chose défaillit dans sa tête. De grands espaces se couvraient de racines, de troncs arrachés tirés et menés à la taille. Ils portaient les buissons par brassées, les branchages, tout ce qu’il y avait de verdure à dos de bras et remontaient ainsi se fondre parmi les lances. Et il vit les palissades de bois dressées éparses, comme déchiquetées dans la masse, et des trous comme des terriers où les soldats se pressaient, puis dans le jour de grands foyers dont les flammes arrachaient au ciel leurs colonnes noires.
Il redescendit, excité comme jamais dans sa vie, rejoindre son compagnon pour lui dire ce qu’il venait de voir, et lui dire, l’armée de renforts s’étendait aussi loin que portait le regard.
À quoi le garçon ne répondit rien, mais continua d’un même pas et tenant la bride, et autour d’eux commença une agitation peu commune. Alors Tuelne de lui dire : « tu devrais reprendre tes affaires. » Pourquoi, un pressentiment, lui s’exécuta sans plus demander, récupéra les sacs aux épaules et tenant le fourreau à deux mains, sans remettre la ceinture il reprit le pas. Les soldats allaient s’égaillant toujours plus et bientôt ils longeaient des groupes assis, hagards qui les regardaient dans l’odeur de la presse qui faillit lui donner des nausées. Les chariots devant eux s’arrêtèrent l’un après l’autre comme pris dans la masse. Le garçon lâcha le sien, se laissa dériver loin d’eux et lui le suivant, entendit derrière les cris d’agonie des bovins.
« Tuelne, qu’est-ce qui se passe ? » Lança le jeune homme soudain secoué.
« C’est la faim, ne regardez pas. » Mais lui tournant la tête vit une presse de corps et le chariot renversé. Il cria, ils pillaient, puis comme ils s’éloignaient encore sans mot dire, d’ajouter que son cheval, et d’ajouter que son cheval s’était enfui dans la forêt. « Votre cheval est mort. »
De partout les rumeurs montaient, cris et cris de rage et cris de douleur, de grandes clameurs à grands bruits faisaient échos aux travaux incessants. Son fourreau toujours en mains le citadin suivait son compagnon qui avançait toujours leur ouvrant le passage, et il voyait autour les corps couchés ou assis, ces regards qui passaient sur lui avec un éclat de folie. L’odeur le rendait malade, frappant sa joue il vit sur la paume de sa main plusieurs insectes écrasés, s’aperçut du bourdonnement. La terre sous ses bottes était devenue boueuse, sans herbe, tant il y avait eu de pieds pour la fouler.
Ils arrivèrent à hauteur d’une palissade, en un point où elle s’était effondrée et il vit les piquets laminés, crevés en larges brèches. Là les soldats se pressaient délaissant les armes pour creuser la terre à l’aide de pelles, avec leurs armes et à mains nues. Ils creusaient, rejetaient la terre et la pierre au-devant des piquets comme un muret et à mesure de nouveaux bois fraîchement taillés venaient qu’ils enfonçaient jusqu’à mi-hauteur. Eux enjambaient l’une des brèches et passant, découvrant un vaste sillon le jeune homme y jeta un regard. Là se trouvait un boulet tout d’acier et à piques que les rares rayons de soleil faisaient miroiter.
« Attends, viens voir ! »
Mais son compagnon continuait, il pressa le pas pour le rejoindre et de l’autre côté, lui parla de ce boulet. Aucun des deux ne savait, lui insistant le garçon arrêta un guerrier dans la masse, lui demanda pour les boulets. Il y avait, expliqua l’autre par saccades de mots, derrière les murs de vastes bras qui en jetaient par volées, plusieurs fois par jour. « Derrière les murs ? » Répéta le citadin sans comprendre tandis que le soldat s’arrachant à la poigne retourna se perdre parmi la multitude.
Pour se diriger ils suivaient à présent l’une des colonnes de fumée. Derrière son compagnon le jeune homme ne se sentait plus tranquille, comme si tous ces hommes de village auraient pu l’égorger et il se refusait de l’imaginer, se répétant que c’était normal, que c’était cela, la guerre, le combat. Et il se répétait, à voix basse, s’insultait de ne pas s’attendre à de belles tentes toutes propres et des chevaliers en plates. Pourtant il s’attendait à des étendards et demandant à son compagnon, ce dernier lui dit qu’ils n’y avaient pas droit. Que c’était un crime d’en posséder un, pire encore de le brandir.
« Mais qui nous traite donc de la sorte ?! » S’insurgea le jeune homme.
Et son compagnon, d’une voix sobre : « Nous avons les mêmes autels. »
Déjà la chaleur devenait plus grande, au loin ils pouvaient entendre le grondement du bûcher. Là le bois jeté par paquets craquait et flambait, et il allait demander pourquoi quand il remarqua plusieurs gens venir avec un des boulets, et leurs mains en sang, jeter la pièce d’acier dans le brasier. Le citadin vit alors la base du foyer en cuve, avec pour seule échappée un goulot d’où coulait discontinu un ru de métal liquide, plus noir que vif. Il n’en vit pas plus mais put entendre derrière le brasier et l’agitation des coups de marteau répétés, de nouvelles clameurs ajoutées aux clameurs et à l’odeur de limaille. Même venant des villes, il connaissait les forges.
« Tuelne, où est-ce qu’on va ? » Lança-t-il plus dérouté encore.
« Aux deux collines, ils venaient matin et soir devant les palissades » se mit à raconter Tuelne pour toute réponse, et le suivant de près le jeune homme avait du mal à l’entendre « ils venaient tirer une à deux volées de flèches. On entendait leur sifflement, on sentait venir et c’était plus fort que nous, on fermait les yeux. Ensuite, ceux qui restaient se jetaient sur les flèches, et ceux qui n’avaient pas pu avoir de flèche, sur les corps. On se battait. Le second soir, j’ai cru pouvoir m’en emparer d’une. J’allais la prendre quand j’ai senti que je ne devais pas. »
Lui n’y comprenait rien, demanda pourquoi. Parce que, dit le garçon tandis qu’ils continuaient, et à mesure l’activité autour d’eux faiblissait, parce que prendre une flèche signifiait la mort. Ce soir-là aux deux collines quelque chose lui avait fait refuser la flèche, et c’était cette même voix qu’il suivait à présent. « Et qu’est-ce que c’est ? » Lui demanda encore le jeune homme. L’instinct, supposa son compagnon.
Une seconde palissade se dressa devant eux, suivie d’une douve couverte de piques dont l’odeur parut au citadin abominable. Ils passèrent sur un ponton branlant, sans regarder par en bas, passèrent de l’autre côté et par le terre-plein lui put regarder plus au loin ce qui les attendait. Des débris d’une troisième palissade courait hasardeuse après quoi les rangs de soldats se clairsemaient, et il pouvait voir un vaste champ de terre noircie, à distance pareille à de la cendre. Il repensa aux légendes du nord, se demanda s’ils n’avaient pas dépassé Lavine et à son compagnon, exprimant sa crainte sans plus le moindre souci de paraître naïf, peut-être étaient-ils trop au nord. « Non » lui répondit Tuelne en pointant la distance.
Et soudain il les vit, étincelantes tout au loin, les murs de Lavine.
Et entre eux et la muraille il n’y avait rien.
Son pied se prit dans un corps, s’excusant il regarda pour découvrir sous ses yeux la hampe d’une flèche à la plumée d’un blanc pur, le bois solide et lisse, très clair. Un besoin sourd le poussa vers cette flèche, il tendit la main, se rappela l’histoire de son compagnon et pourtant, si près, le jeune homme retira la flèche pour regarder la pointe acérée, d’un acier étincelant, où le sang coulait sans prise. Il lâcha sa prise et tourna son regard sur Tuelne. Il semblait le voir pour la première fois.
« Ces flèches, ce sont celles de Lavine, pas vrai ? »
« C’est vrai. »
Ils continuèrent, de même qu’avant, l’un menant l’autre et gagnant ce qu’il restait de la troisième palissade, à mesure l’activité s’amenuisant les rangs se clairsemèrent, il pouvait voir ces terriers creusés où par trois ou quatre les guerriers se pressaient, et les autres, assis, couchés, et le nombre de corps étendu ne cessait de grimper. Surtout, il sentait à présent vivement les regards partout où il passait, tous ces regards sur lui par centaines qui épiaient chacun de ses gestes, qui continuaient à le suivre dans son dos. Le jeune homme voyait ces yeux ternes, comme transparents, où la pupille allait brûlante s’amincir.
Puis la seule activité autour d’eux fut celle de corps tirant les corps, de guerriers tirant les guerriers et les traînant vers l’arrière après les avoir dépouillés. Il ne restait plus devant eux que des groupes de soldats par dizaines, armés de lances à tête de pierres, de haches nouées, de coutelas. À peine vêtus. Il pouvait voir leurs ventres creusés, leurs cous maigres et quelque chose dans leurs gestes de sauvage.
Quelques pas plus loin, il ne restait plus que quelques guerriers isolés, perdus parmi la masse des corps. Le sol tourné en boue les enfonçait peu à peu, le sol tourné en boue avait tourné au rouge sombre. L’odeur le plia, alors qu’il récupérait son compagnon regardait au-delà de cette plaine muette la première enceinte de la cité à présent bien distincte, blanche et lumineuse aux lueurs tombantes du soleil. Dans le soir la cité paraissait une gemme, et ce qu’il prenait pour des tours étaient des forteresses.
« Dans une heure, peut-être deux, il y aura l’assaut. Je le sens. » Son compagnon respirait l’air froid et puant. « Il va durer toute la nuit. Au matin, quand ce sera fini, vous traverserez. »
Ce fut au tour du jeune homme de ne pas répondre. Il essayait de ne pas penser, de ne plus réfléchir, de ne plus rien sentir ou voir. Le garçon s’assit à côté de lui, à un peu de distance et regardant avec lui les murailles de Lavine, ne dit pas un mot. Ils furent tous deux, muets, à laisser le temps passer entre eux, jusqu’à ce qu’au travers de toutes les pensées que l’homme repoussait une lui vienne, acceptable, que bientôt ils risquaient de ne plus se revoir.
« Tu vas attaquer ? »
« Chaque flèche touche. » Répondit Tuelne. « Tous leurs coups portent. Aucun des nôtres. Mais on n’a pas le choix. C’est l’instinct. »
Une nouvelle faiblesse força le citadin à se tourner, quand il eut fini essuyant ses yeux il serra le fourreau, se demanda, mais trop de choses et il ne voulait ni poser ces questions ni même y songer, se concentra sur les murs de Lavine. À cette distance il n’arrivait pas à dire si les murs avaient été inquiétés. Il demanda encore, si c’était vrai que les bêtes pouvaient les escalader. À ses côtés le garçon haussa les épaules, probablement non, parce que les murs étaient lisses et que les crochets n’arrivaient pas à les entailler. Ils jetteraient des cordes, lèveraient des échelles et battraient contre la porte, et ils escaladeraient les charniers. Il disait tout cela d’une voix presque détendue, lointaine et fauve.
Déjà les teintes du soir s’imposaient, arrachaient aux corps leurs ombres. Les feux du ciel passaient sanguins, au déchirement des nuages il le sentit à son tour, comme un grondement, l’appel du combat.
Il demanda, si les flèches pouvaient vraiment porter aussi loin, et son compagnon de secouer la tête. Ceux de Lavine devaient faire des sorties, un long corps de chevalier taillant la masse, s’arrêtant pour tirer leurs volées sur les palissades. Puis il dit, la cité allait tomber. Il dit cela presque sèchement, en détournant le regard, Lavine allait tomber. Et c’était une autre manière de dire, « n’y va pas ». Combien de temps cela prendrait, il ne savait pas, combien ils étaient, il ne savait pas, avant les deux collines il n’avait jamais vu plus de dix des siens. « C’est ça, les villages » dit le jeune homme sans comprendre pourquoi, et il se força à rire. Il aurait voulu que son compagnon rie aussi mais ce dernier se leva.
Des cornes sonnèrent d’un côté, faibles, puis volant dans l’air ils entendirent le son des cloches. Ils pouvaient entendre le battement des cloches depuis cette distance, sonner sur toute la cité et sur tout l’horizon comme un frémissement.
Alors s’arrachant à leur torpeur les guerriers commencèrent leur marche lente, et passant devant les deux compagnons il y en eut une poignée, puis des dizaines qui commençaient à défiler en même temps que leur pas prenait de l’ampleur, et Tuelne raffermissant sa prise sur sa hache s’arrêta à les rejoindre.
« Attends ! » Lui lança le jeune homme, et sans savoir quoi ajouter, à ce garçon qui le regardait de ce regard fauve, « ton bouclier. Pourquoi il est peint ? »
Tuelne ne répondit pas.
Bientôt la foule se jetait par centaines, lui se levant craignit d’être piétiné, chercha où se placer et avisant ce qu’il crut être un petit tertre, se jeta dessus, l’escalada pour s’y asseoir, se sentir glisser. Sous lui la foule filait désormais, courait et avec elle des cris enragés, des clameurs et des regards qui le faisaient frissonner. Il serrait son fourreau, s’attendait à devoir tirer la lame et l’idée persistait en lui, que ce qui l’avait sauvé, c’était de ne l’avoir justement pas tirée. Il n’osa plus bouger, regarda au loin le ciel vaciller sous les projectiles. D’aussi loin tout ce qu’il voyait était la presse de ces contes d’enfant, et exactement cela, des hordes se jetant au bas des murailles accueillis par les volées, par les pierres, par la poix enflammée, qui allaient emplir les fossés.
Sans parvenir à y croire, mais autour de lui les silhouettes continuaient de se faufiler ventre bas, innombrables comme les feuilles d’une forêt. Il vit la nuit s’abattre et dans le noir les combats continuer, la masse obscure s’abattre sur les feux de Lavine, et des éclats, et comme une nuée dévorante, la lumière la lutter à l’obscurité.
Après quoi, sans s’en apercevoir, le jeune homme s’assoupit. Ses bottes perdirent prise, il glissa bas et le fourreau contre le ventre, aux ombres qui défilaient autour de lui, il se mit à cauchemarder des combats, se réfugia dans ce rêve loin de la réalité. Les cris d’horreur dans ses rêves n’étaient qu’un faible écho des rumeurs qui lui parvenaient. Il s’imaginait taillant la masse et la masse l’engouffrant à chaque fois, puis à nouveau il taillait furieusement, et il s’épuisait, et tant que lui parvenaient les rumeurs du combat il se battait encore mélangeant son épée à la hache et au bouclier. Parfois se réveillant quand les clameurs étaient trop grandes il ajoutait à son rêve de nouveaux détails, et ses mains serrant sur le fourreau le jeune homme se sentait écrasé.
Au matin il rouvrit les yeux, découvrit le silence de la plaine et les murailles de Lavine le saluant au réveil, intactes.
Sa première idée fut pour se lever et marcher, droit devant lui, jusqu’à atteindre l’enceinte, se présenter aux guetteurs pour qu’ils le laissent entrer. Puis une pensée l’arrêta. Il se sentait stupide. Il le sentait comme une voix qui lui hurlait à quel point il avait été stupide. Il n’aurait pas su dire en quoi, ni sur quoi, ni pourquoi et tout ce à quoi le citadin songeait, que sa maison l’attendait, sa famille, ses amis, et qu’il avait été stupide. « C’est vraiment ce que tu penses ? » Se dit-il à haute voix. La nausée lui restait, cette odeur abominable. Il sentit la faim, la soif grogner, chercha à ses épaules les sacs sans les trouver. Crut qu’on les lui avait pris et ses mains se serrèrent sur le fourreau, de colère.
« J’ai pas fait tout ce chemin pour reculer » se répéta-t-il encore à haute voix.
Le silence qui lui répondit acheva de le convaincre, le jeune homme poussa en avant de quelques pas, hésita à regarder derrière lui les rumeurs qui lui paraissaient si lointaines, décida de continuer toujours tout droit ses yeux errant seulement ici et là sur les armes tombées. Il cherchait, il le savait, le bouclier peint, ces couleurs sauvages, comme un compagnon dans le besoin et il se répétait, stupide, stupide. Les boucliers peints, seuls les chevaliers en avaient, alors il se répétait, stupide. Comme s’il avait passé toute la journée d’hier à parler avec les pierres ou avec les chiens.
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- Écrit par Vuld Edone
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