Tu dois trouver ça étrange. Te demander ce qui me pousse, après tout ce temps, à vouloir raconter ton histoire. Notre histoire. Cette question, je me la suis posée moi aussi. Au début, je pensais que ce que je voulais vraiment, c’était guérir du passé. Ne plus avoir à goûter, encore et encore, à ce tourment qui m’accable. Mais ce n’est plus ce que je crois. Certaines histoires doivent être contées, c’est tout ; et parmi celles-ci, quelques-unes finiront peut-être par être entendues de ceux à qui elles sont vraiment destinées.
Parfois (les bons jours ; ceux qui me donnent la force de supporter les mauvais), j’arrive à oublier la tristesse et la honte, et c’est à ce prix-là que je me rappelle de ce qui importe vraiment. Ton rire clair ; le scintillement d’un ciel délavé après l’orage ; l’un et l’autre, placés hors de ma portée à présent. Et pourtant. Je me souviens de l’ombre suave des camphriers où nous faisions la sieste quelquefois. Du bruissement indolent des herbes hautes par de longues journées écrasées de chaleur. Plus encore, je me souviens de la terre ; de la senteur riche, entêtante de cette terre noire qui nous a façonnés jusqu’à la moindre callosité, et nos parents avant nous. En relisant ce que je viens d’écrire, je me rends compte combien mes efforts pour rendre justice à ces paisibles splendeurs sont dérisoires. Sans doute est-ce ce que tu dirais toi aussi (il n’a jamais été dans ta nature de taire tes opinions après tout, même lorsqu’elles étaient pénibles à entendre). Peut-être même te moquerais tu de ma sensiblerie ; pourtant, qui mieux que toi peut comprendre ce que ces quelques mots cherchent à exprimer ?
Non que la vie ait été facile tous les jours. Elle ne le sera jamais pour des gens comme nous, qui devons lutter pied à pied avec les forces de la nature pour leur arracher de quoi subsister. Nous nous mettions en route en cette heure incertaine où le soleil n’est qu’un rougeoiement souterrain, qui anime l’aube cendrée par-delà les montagnes. Après avoir marché un moment à travers les bois et les champs, nous arrivions au village voisin, pour y recevoir l’instruction de madame Haorou. Pauvre vieille femme ! On disait qu’elle avait enfanté un nombre formidable de fils dans son jeune âge, mais qu’ils avaient tous quitté la plaine en proie à la fièvre de l’or, et qu’après qu’elle soit devenue veuve les autres villageois avaient décidé de lui confier leurs enfants en échange de l’obole. Son enseignement portait surtout sur les plantes, et leur culture, et les légendes dont elle nous abreuvait. Du monde extérieur elle ne parlait que rarement, et je doute qu’elle aurait pu placer sur une carte Raldhey où l’une des grandes cités de l’Ouest si on le lui avait demandé. C’est elle qui devait être à l’origine de la première brouille entre nous, mais à cette époque elle était encore cette matrone qui me fichait une peur bleue.
A midi, après avoir avalé un encas, nous partions aider nos parents. Il fallait défricher les champs envahis par les chardons, retourner la terre, semer, écraser le grain, à chaque saison sa tâche comme il continuera d’en être de même tant que les bourgeons continueront d’apparaître au printemps et les feuilles de tomber l’automne venu. Quelque fois, nous partions pour les coteaux, deux ou trois familles ensemble, pour y cultiver le riz. C’étaient là les journées les plus harassantes, accroupis dans l’eau boueuse jusqu’à la nuit tombée, à consolider les digues ou repiquer les plans inlassablement, avec les moustiques qui n’avaient de cesse de nous harceler. C’étaient aussi des moments heureux, passés en ta compagnie, et plus encore lorsque nous parvenions à échapper à la surveillance des adultes. Le soir venu, nous nous entassions sur des nattes de pailles, dans des cabanes ouvertes aux quatre vents et même parfois à la belle étoile.
Je me souviens de cette fois, où mon cousin Belio était venu nous prêter main forte. C’était un beau jeune homme, vif et bien bâti, et il avait amené avec lui une jeune fille tout aussi bien faite ; et du haut de mes dix ans, je ne pouvais m’empêcher à les voir de ressentir une espèce confuse de jalousie. Je me souviens aussi comment tu avais réussi à me convaincre de les suivre, lorsqu’ils s’étaient éclipsés à la faveur de l’obscurité, et la seule évocation de ce souvenir ravive aujourd’hui encore un peu du trouble que j’avais ressenti alors. Je me souviens enfin quel mal j’avais eu à te persuader, après que tu sois tombée dans un fossé dont tu ne pouvais à l’évidence ressortir sans aide, à me laisser avertir les adultes afin qu’ils viennent à ton secours. Tel était le genre de personne que tu étais, et bien, tel était le genre de personne que j’étais moi aussi, et que je suis encore à ce jour.
Quelque temps après cette mésaventure, le vaste monde vint frapper pour la première fois à la porte de nos existences. De la chute de Galmora nous ne sûmes rien avant que plusieurs semaines n’aient passé ; et même alors cela nous sembla être une chose de peu de conséquences sur le cours de nos vies quotidiennes. Les brumes, par contre, dont nous ignorions qu’elles avaient balayé tout l’empire avant d’arriver jusqu’à nous, les brumes figèrent la plaine de stupeur. Pendant tout une semaine, la visibilité était si faible dehors que mes parents m’interdirent de sortir de chez moi. Avaient-ils peur que je ne retrouve plus mon chemin, ou craignaient-ils davantage de me perdre de vue, eux ? Le nuage, à l’extérieur, faisait courir ses bras pareils à une meute hurlante autour de la maison. Quelque fois ses volutes se teintaient d’éclairs mauves et verts, ou bien se chargeaient d’une puanteur si forte qu’elle nous prenait à la gorge et nous faisait pleurer. Un instant elles semblaient prêtes à se disperser ; le suivant, elles resserraient les rangs, nous condamnant à nouveau à l’isolement. Et lorsque pour finir elles se dispersèrent, elles avaient emporté avec elles le monde que nous avions connu jusqu’alors.
Ce n’étaient pas les montagnes, toutes brillantes de rosée ; ni les bosquets marécageux, dont chaque branche abritait sa volée d’oiseaux et chaque buisson sa nuée de serpents ; c’étaient les gens eux-mêmes qui étaient changés, ou du moins certains d’entre eux. Je me rappelle encore l’effroi qui me saisit lorsque je revis quelque temps plus tard le pauvre Auriel, un gamin du voisinage (et qui deviendrait, des années plus tard, sentinelle dans la garde) dont les yeux étaient littéralement sortis de sa tête… Mais à quoi bon mentionner un épisode de ce genre, lorsque chacun peut évoquer le souvenir d’une anecdote similaire, dont il a été le témoin ? D’autres encore avaient tant été affectés par la Transformation qu’ils préféraient se calfeutrer chez eux, quand ils n’étaient pas contraints par leur état de garder le lit. Et bien entendu, les gens parlaient, ne parlaient que de ça : de ce qu’ils avaient vu ou entendu, et plus souvent encore de ce qu’ils n’avaient fait qu’imaginer. Jusqu’aux tâches quotidiennes qui s’en trouvaient négligées, dans les champs les épis de blé ployaient comme implorants d’être battus.
La situation finit par s’éclaircir lorsque toute une troupe arriva au village, forte de cinquante hommes environ. Pas des hommes, non ; des surhommes, ou des Elus comme nous apprîmes à les nommer par la suite. Te souviens-tu de ce spectacle ? Moi je n’ai jamais pu l’oublier, ce jour-là il fut gravé dans mon cœur, et avec lui fut entérinée la foi dans l’ordre inamovible auquel nous serions soumis pour le restant de nos vies. Il y avait parmi eux un géant, plus haut que la maison et dont les jambes étaient épaisses et noueuses comme des troncs d’arbres ; un autre, qui était recouvert d’écailles ; un troisième, qui pouvait prendre à volonté l’apparence d’un oiseau. Tant de prodiges, dont nous fûmes témoins en ce jour, nous qui avions vu si peu jusqu’alors. Après cela il n’y avait plus rien qu’ils aient à faire pour gagner notre admiration ni, car c’est bien de cela qu’il s’agissait, pour s’assurer notre soumission. Leur chef (ses mains étaient en feu ! Elles brûlaient encore, tandis qu’il nous parlait, sans qu’il ne paraisse en souffrir) fit rassembler tout le monde sur la place, et nous adressa un bref discours. Les Dieux étaient partis, c’est ainsi qu’il commença, et dès lors il put être certains que nous étions prêts à lui confier notre sort. En quittant Kheleb, les puissances qui jusque-là présidaient à nos destinées avaient laissé derrière elles leurs émissaires : les Elus, dotés de pouvoirs extraordinaires et qui règneraient en leur nom dans ce nouvel âge. Il appela alors à la tribune le baron Murtaba, un vieil homme ventripotent qui dans l’existence révolue que nous avions mené auparavant avait été en charge de la collecte de l’impôt et du respect de la loi. Quelle surprise fut la nôtre, de découvrir que les brumes l’avaient laissé affublé d’une paire d’ailes chitineuses, et que son front était ceint présent de quatre cornes recourbées ! Voilà qui le désignait sans doute possible comme un Elu lui-même… C’est donc à lui que reviendrait encore d’occuper la charge qui avait été la sienne dans le passé, quant à nous nous comprîmes alors que certaines choses n’étaient pas destinées à changer en définitive.
Toutes ces nouvelles furent accueillies diversement par les villageois. Il y en avait qui n’osaient rien dire, de peur d’être épiés par des yeux auxquels rien n’échappait. D’autres, une fois le choc initial surmonté, retournèrent à leurs champs comme si de rien n’était. Mon père était de ces hommes sans imagination qui n’avaient d’autre moyen pour apprendre à vivre avec ces événements que de les enfouir au plus profond de leur subconscient, pour ne plus jamais avoir à les évoquer ouvertement par la suite. Quelques-uns, enfin, trouvèrent dans la situation matière à s’indigner. Ceux-là semblèrent s’émouvoir d’une péripétie en particulier parmi toutes celles qui s’étaient produites. En partant, la garnison avait laissé derrière elle un jeune homme, nommé Gorion et qui devait jouer le rôle de précepteur auprès des plus jeunes. C’était un Elu, évidemment, encore que la nature de sa mutation ne nous apparut jamais clairement ; et son arrivée signifiait pour madame Haorou qu’elle devait trouver un autre moyen de subvenir à ses besoins.
Voir la pauvre vieille devoir se remettre à bêcher la terre, avec ses mains tordues par le grand âge, nous serra à tous le cœur, et à certains plus qu’à d’autres. Mais qui aurait pu deviner que tu te tiendrais au premier rang de la contestation ? Toi qui n’avait jamais manifesté en classe quelque chose de plus impertinent qu’un ennui poli, tu te mis à manquer, de plus en plus souvent ; et les rares fois où tu daignais te montrer, tes provocations me faisaient monter le rouge aux joues, sans parler de notre maître dont les cheveux se dressaient sur la tête. Je me souviens de ce jour où tu lui posas la question suivante : « si les dieux ont pensé à doter les Elus de pouvoirs qui leurs permettent de surpasser les humains en tout, comment se fait-il qu’il n’y ait aucun mutant pour nous aider pendant la moisson ? » J’admirais ton esprit, et l’audace dont tu faisais preuve (avec quelle morgue tu avais insisté sur le mot « mutant » !), mais je dois bien reconnaître que je ne comprenais vraiment ni l’un, ni l’autre. Lorsque j’en parlais à la maison mes parents étaient moins enthousiastes encore, ils préféraient éluder le sujet quand ils n’allaient pas jusqu’à prédire que de telles attitudes ne pouvaient que conduire à un malheur.
C’est ainsi que notre enfance s’évapora, emportée par les brumes elle aussi. Car tu changeais, c’était évident, encore que ce changement paraissait bien ordinaire après les mutations dont nous avions été témoins. Et moi aussi je changeais. L’heure était venue pour nous, qui avions été si proches que nous pensions pouvoir accéder à nos états d’âmes respectifs comme à des livre ouverts, de découvrir que de nouveaux chapitres s’écrivaient dans une langue hermétique à l’autre. Comme tous les jeunes gens de notre âge, le seul fait de nous rencontrer devint une activité digne d’être épiée, ce dont certains dans le voisinage ne se privaient pas. Non que les occasions de nous voir fussent si nombreuses, à dire vrai ; car les garçons que tu fréquentais en ce temps étaient d’une trempe bien différente de la mienne, comme je le compris très vite.
Il y avait Pym, et Jessep, qui devaient plus tard se ranger et prospérer en tant que négociants ; et Arlo, évidemment, Arlo qui était le centre autour duquel gravitait votre petite bande. C’était le fils unique d’un journalier, d’une extraction plus modeste encore que la nôtre, ce qui précisément le drapait d’une sorte spéciale de prestige dans la hiérarchie des classes inversée dont vous vous revendiquiez. Lui et son père parcouraient la plaine depuis des années pour louer leurs services, et leur mode de vie nomade leur valait de faire l’objet de toutes sortes de rumeurs. Certains, lorsqu’ils se sentaient assez en confiance pour aborder le sujet, allaient jusqu’à prétendre que tous deux prenaient leurs ordres de la faction Rhân, qui menait une féroce guérilla dans l’Est contre les Elus ; et que les véritables graines qu’ils étaient chargés de planter n’étaient pas pour les champs, mais dans le cœur des hommes où germerait bientôt une irrépressible colère. Quelles pouvaient donc être mes chances face à un si formidable rival ? Elles étaient bien minces, comme je pouvais m’en rendre compte en observant votre manège à distance.
J’avais trop à faire de mon côté pour rester bien longtemps à m’apitoyer sur mon sort, malgré tout. Car c’est à cette époque que je me découvris un goût et un talent inattendus pour les matières de l’esprit : l’histoire, les sciences, la politique me révélaient des pans entiers d’un monde jusque-là insoupçonné. Gorion en était venu à me considérer comme son pupille le plus talentueux, et en retour j’éprouvais pour lui un respect croissant, et même de l’affection. Peut-être que le temps passé ensemble nous consolait-il du rejet dont nous nous sentions victimes (lui, de la part des villageois, et moi, de la tienne) ? J’avais bien conscience, en ramenant des livres à la maison, de me couper peu à peu de mes parents, et plus encore de toi, mais cela ne me semblait pas trop cher payé en regard des possibilités quasi infinies que je sentais sur le point de s’offrir à moi. N’était-ce pas une chose souhaitable d’ailleurs, que de me détourner de toi, puisque je ne pouvais t’avoir pour moi seul ?
La seule trêve que tolérait cette distance désormais établie entre nous se produisait à l’occasion de nos brefs séjours sur les coteaux. Alors que mes études me valaient de plus en plus souvent d’être dispensé des travaux des champs, à la pleine saison le labeur était tel dans les rizières que je n’avais pas d’autre choix que d’y participer à mon tour. Replongés dans cette boue primordiale dont nous avions fait, chacun à notre manière, tant d’efforts pour nous extraire, notre horizon ramené au seul contour géométrique des champs étagés, nous voyions notre ancienne complicité reverdir sans même y prendre garde. Le plus souvent nous ne disions rien, même lorsque nous restions côte à côte dans l’ombre des halliers, aux heures les plus chaudes de la journée. Peut-être ce silence était la frontière que nous savions ne pas pouvoir franchir, au risque de rompre le lien qui nous unissait encore. Car même dans ces moments de quiétude notre innocence d’antan n’avait plus cours. Une tension électrique habitait chacun de mes gestes, et lorsque tu me laissais t’embrasser je n’avais pas besoin de te demander s’il t’avait embrassé lui aussi, ni si ses mains s’étaient posées avant les miennes aux endroits où je te caressais.
Et puis, je suis parti.
Bien sûr, j’aurais pu rester, pour défendre mes chances d’obtenir l’exclusivité de tes faveurs, mais ce n’est pas ce que je choisis de faire. Peut-être avais-je compris que je partais battu d’avance ; ou bien, alors même que j’étais trop sot pour prendre la mesure des choix qui s’offraient à moi, l’intuition m’a-t-elle guidé vers ce qui comptait le plus à mes yeux en fin de compte.
Une nouvelle vie s’offrit alors à moi, mais des neuf ans que je passais à Raldhey je ne dirai rien ici, ce sont là deux histoires différentes. Toutes ces choses que j’ai vues… Les toitures dorées des sept tours de pouvoir s’embrasant dans le crépuscule, la cime violette du mont Heckdoom, perçant le voile des nuages, les grands cercles de feu de la nuit des oracles, tous ces moments désormais pris au piège de mon âme mourante ! Si j’avais pu les partager avec toi, ce qui devait advenir par la suite en aurait peut-être été changé. Et pourtant, dans mon esprit le souvenir des demeures de cristal semble perdre de sa consistance lorsque je lui superpose celui de nos champs et de nos cabanes ; et de même pour les intrigues qui prospéraient dans leur ombre. Quant à moi, et bien, lorsque ma mère mourut au bout de quelques années je ne demandai pas de permission pour rentrer, ce n’est que plusieurs mois après que je vins me recueillir sur sa tombe, et cela seul suffit sans doute à dire quelle sorte de fils j’étais devenu.
Le seul lien qui me rattachait encore aux plaines lointaines de l’Onddenmark était les nouvelles que nous recevions des troubles fomentés par la bande de Savannah. Ce qui n’était au début qu’un filet discontinu d’escarmouches incertaines et de modestes rapines devint en une paire d’années un flot tempétueux de rumeurs au parfum de guerre civile, qui faisait frémir jusqu’aux plus riches faubourgs de la capitale. De mon côté, je savais à quoi m’en tenir, à l’écart des autres cadets j’attendais chaque nouvelle dépêche dans un état d’excitation fébrile où angoisse, colère et admiration se mêlaient dans un creuset ardent. Quand elle nous parvint, l’annonce de l’assassinat du baron Murbata ne m’en frappa pas moins de stupeur, à moi comme à tous les autres. Il avait reçu un coup de poignard dans le cœur, à moins que ce ne soit une balle dans l’œil, ou même, une dans chaque œil ; de nouveaux détails macabres se glissaient chaque jour dans les conversations dont bruissaient l’académie. L’agitation avait atteint un tel niveau qu’il était désormais impensable pour nous tous que le commandement du Hall de Justice restât sans réagir, mais je n’en fus pas moins quitte pour une deuxième surprise lorsque c’est moi qu’ils convoquèrent dans leurs bureaux.
Peu de détails accompagnaient cette invitation, si c’en était bien une, je savais juste ne pas être attendu avant tard dans la nuit, et je passai les heures de veille angoissée qui précédèrent à essayer de me convaincre que cet horaire inhabituel n’était pas en soi un motif d’inquiétude. Enfin, on me conduisit à travers une suite de couloirs tous identiques au bout duquel le destin attendait de me mettre à l’épreuve. L’entrevue proprement dite ne durant que quelques minutes, durant lesquelles je ne prononçai pas une seule parole, hochant seulement la tête lorsque je pressentais que c’était requis de ma part. C’est de cette manière aussi, dit-on, que se décrètent les condamnations à mort ! En fait de condamnation, ce sont mes louanges qu’ils chantaient, ces hommes tapis dans une pénombre au-delà de mon discernement. Aujourd’hui encore je pourrais te réciter les flatteries dont ils m’abreuvèrent, mais à quoi bon ? Elles produisirent exactement l’effet escompté et je me retrouvai, moi, le modeste fils de paysan, en charge de la situation, et le mieux à même de débusquer les coupables du fait de ma connaissance supérieure du terrain. Je quittai donc Raldhey, en cette heure la plus noire qui précède le jour, avec pour m’épauler dans ma tâche la seule assistance d’un page, et en ma possession un pli cacheté contenant mes ordres.
Comme ils me l’avaient recommandé, j’attendis le lendemain d’être à bonne distance de la ville pour ouvrir la missive. Pendant les jours qui suivirent je la relus plusieurs fois, tandis que nous poursuivions notre lent périple vers l’Est. Il me semblait impossible de lui trouver un sens, même quand je parvenais à m’extraire à la compagnie encombrante de mon camarade pour y réfléchir. Car voilà la nature des ordres que j’avais reçus : en fin de compte, ce n’est pas à moi que revenait de mettre un terme aux exactions des hors-la-loi. Mon rôle devait se limiter à servir d’informateur au véritable exécuteur, que je rencontrerais sur place. Son nom, d’ailleurs, ne m’était pas inconnu, c’était un mercenaire qui s’était illustré dans la guerre toute récente qui avait opposé Prosperity aux tribus de barbares venues des Badlands, et qui avait finalement abouti à la déclaration d’indépendance de la Ligue des Montagnes. Qu’un simple humain, traître à l’empire de surcroit, ait pu être choisi pour accomplir une tâche d’une si grande importance dépassait mon entendement. En revanche, cela expliquait sans doute la discrétion qui avait accompagné mon départ.
Dès lors, je fis mon possible pour ralentir encore notre cadence, si cela était possible. Nous faisions halte dans les tavernes et les auberges où je m’exerçais à sonder le cœur de ceux qui croisaient notre route, évaluant leur confiance dans les Elus, et, pour certains d’entre eux, leur sympathie pour la faction Rhân. J’avais moi-même besoin de temps pour réfléchir à ce qu’il convenait de faire ensuite. L’espoir m’avait bercé de réussir à te convaincre de reprendre le cours d’une vie normale, et de devenir un héros au passage ; mais comment espérer mener à bien un tel plan avec cet intrus qui s’interposait entre nous désormais ? A son sujet j’avais un mauvais pressentiment, et je redoutais l’heure où il me faudrait le rencontrer.
Le printemps était là pour nous donner l’accolade lorsque nous finîmes par approcher de notre destination. Comme à notre intention, il déroulait ses fastes sur le bord du chemin : fleurs d’hibiscus roses, oranges ou bleues et grosses comme le poing pour certaines, et dans les champs au-delà, que la rosée faisait briller de la promesse d’une belle récolte. Rien de tout cela, pourtant, ne parvenait à m’arracher à la langueur morbide dans laquelle je me sentais glisser. Cela dépassait la portée de mes seuls états d’âme, d’ailleurs. La campagne autour de nous était déserte, là où les ouvriers auraient dû former une masse bourdonnante vacant à ses occupations nous traversions un mausolée dont le silence était troublé seulement par le vent dans les branchages et le cri d’un oiseau de loin en loin. Comment des gens pour qui leurs champs étaient l’épicentre autour duquel s’articulait leur existence, pouvaient-ils abandonner leur labeur en cet instant crucial ? Cette question m’obsédait, au point de faire basculer nos derniers jours de voyage dans un mutisme revêche. Elle ne trouva de réponse qu’à notre arrivée au village.
Il faisait chaud ce jour-là, on se serait cru en plein été, et dans les rues inanimées nous errions comme des spectres blanchis par les tourbillons de poussière qui nous faisaient suffoquer. Un passant, que je ne reconnus pas, nous informa que la demeure du baron Murtaba avait été réquisitionnée pour servir de quartier général aux enquêteurs. Il s’étonna aussi de notre venue ; car un autre étranger était arrivé le matin même, pour prendre disait-on la tête des investigations. Oh, que n’ai-je écouté mon cœur alors, et rebroussé chemin ? Mais non, il me fallait mener cette quête jusqu’à son terme, ou du moins était-ce ce que j’avais décidé, et j’ignorai les mises en gardes que m’adressaient mes sens en alerte.
La bâtisse était telle qu’en mon souvenir. Ni le temps passé, ni la nouvelle perspective que m’offrait l’expérience accumulée n’avaient rien pu faire pour éroder la domination que ses murs d’adobe rouge exerçaient sur le voisinage. Les minces ouvertures qui y étaient taillées laissaient échapper de longues plaintes orphelines dont la nature exacte ne faisait plus de doute à notre entrée dans le vestibule. C’est là qu’il vint se présenter à nous. « Amphitryon Jones » dit-il simplement, mais bien sûr je savais déjà à qui j’avais à faire, ce que je voyais ce n’était pas le révolver, ni le regard bleu acier qu’il pointait sur moi, mais l’abîme moral qui se tenait au-delà. Il me fit visiter la maison, moins pour me présenter les miliciens dont il venait de prendre la tête (et qui pour certains ne prenaient même pas la peine d’interrompre leurs interrogatoires pour venir nous saluer) que pour jauger ma réaction à la vue de ces hommes aux chemises imbibées de sang et qui suaient comme des bêtes de somme. Ce soir-là, j’attendis de lui avoir donné mon congé pour vomir, et même alors je m’imaginais entendre son ricanement par-dessus mon épaule parcourue de spasmes.
Les retrouvailles avec mon père ne furent le théâtre d’aucune effusion particulière. La perspective de prendre mes quartiers dans l’ancien manoir du baron m’avait paru si insupportable que je n’avais pas hésité au moment de me chercher un point de chute ; mais une fois en sa présence, je ne trouvai rien à dire, quant à lui il se borna à m’accueillir comme si nous nous étions vus la veille. Une étrange routine se mit en place dans les jours qui suivirent. Il devint clair que personne n’attendait de moi que j’enquête après tout, et après avoir renvoyé mon valet à Raldhey, je décidai de mettre mon temps à profit pour participer aux travaux des champs. Nombre des villageois avaient déjà reçu la visite des miliciens, et pour la plupart ils étaient si esquintés qu’ils ne retrouveraient pas l’intégralité de leurs moyens avant que la saison ne soit révolue. Mes efforts me valurent une bien vite une popularité qui m’avait été étrangère des années plus tôt. Dans les sillons, j’étais entouré de femmes pour l’essentiel, qui riaient à mes traits d’esprit et buvaient les récits que je leur faisais de la vie à la capitale. De Savannah, personne ou presque ne parlait. Lorsque je m’en entretins avec lui, Gorion fit mine d’ignorer la dimension intime que revêtait cette question pour moi. Comme tous ceux qui avaient le courage d’aborder la question, il semblait persuadé que tu avais quitté la région suite à la mort du baron, pour ne jamais revenir peut-être. Revoir mon ancien mentor me laissa une impression amère. C’était un homme vieilli prématurément, prompt à s’emporter, et qui ne semblait plus trouver aucune gratification dans le rôle qui lui avait échu. Il parut mécontent de ma visite, et bien que l’idée ne m’ait pas effleuré alors que son humeur lui était inspirée par le fait qu’il craignait sans doute pour sa propre vie, je m’abstins de renouveler l’expérience par la suite.
Enfin, il s’avéra que tu n’étais pas partie, contrairement à ce que tous avaient cru. Je ne fus pas surpris autant que j’aurais dû l’être cette nuit-là, lorsque mon père me réveilla pour m’annoncer que nous avions de la visite. Lui était dans un état d’excitation que je ne lui avais jamais connu. Je le suivis dans la cuisine. La lumière qui gouttait de la lampe à huile n’éclairait pas tant la pièce qu’elle n’y redistribuait l’ombre là où elle serait la plus utile : dans le coin où tu attendais, accompagnée de deux costauds dont les silhouettes étaient restées à l’état d’ébauches tracées au fusain. Je n’avais pas pensé que tu puisses venir accompagnée ; et l’idée me traversa l’esprit que mon nom était peut-être couché sur la liste de tes ennemis mortels, et que je venais peut-être de me précipiter dans la gueule du loup. Quand tu t’es avancée vers moi, tous ces doutes ont fondu comme une averse de neige tardive balayée par le soleil printanier. Tu avais bien changé, pourtant, par rapport à l’image que j’avais gardée de toi. Tes cheveux coupés court te rendaient encore plus attirante à mon goût ; mais ton visage émacié trahissait les rigueurs de cette vie de hors-la-loi dont tu avais embrassé tous les codes, jusqu’à l’uniforme, casquette de cuir, gabardine, dans lequel tu semblais flotter. Cette nuit-là nous avons parlé des heures durant, comme pour rattraper les années passées sans nous voir, une heure pour une année, telle était la monnaie dont nous étions payés, et nous n’en avions que trop conscience. Mon père circulait silencieux autour de nous, veillant à ce que ne manquent ni boisson, ni nourriture. Je ne touchai ni à l’un ni à l’autre, mais rien qu’à vous regarder faire il n’était pas difficile d’imaginer que vous n’aviez pas connu pareil festin depuis bien longtemps. Tu as fini par partir, au point du jour, laissant derrière toi tes consignes et un espoir dont je voulais croire qu’il survivrait au lever du soleil.
Jones vint me voir le lendemain. Je ne l’avais pas revu depuis notre première rencontre, mais sur le moment je n’accordai pas trop d’importance à la concomitance de vos allées et venues. J’étais trop occupé à lui présenter d’inoffensifs ragots comme des rumeurs de première main, et à soupeser ce que lui-même semblait savoir. Sans rien changer au dégoût qu’il m’inspirait, j’en vins à réviser quelque peu mon jugement initial à son égard. Il n’avait de toute évidence aucune sympathie pour les miliciens et leurs tactiques abjectes ; et même, il exprimait sans s’en cacher sa défiance vis-à-vis des Elus. Je me dis que d’une certaine façon lui aussi avait été choisi pour remplir un rôle bien précis dans cette histoire, et que, tout comme Gorion, il en était venu à n’éprouver que de la détestation pour ces talents qu’il possédait et que d’autres avaient estimés dignes de louanges. Quelle sorte terrible d’homme était-ce là, maudissant la propre malédiction qui pesait sur lui ? Après qu’il soit parti je continuai de réfléchir à la question, et de me demander qui de vous deux aurait le dessus.
Les jours se coulèrent imperceptiblement dans l’été profond. L’air était chaud et soulevait des parfums qui vous faisaient tourner la tête. Les floraisons se succédaient les unes aux autres, régulières comme la marée. Leur écume multicolore couronnait chaque bosquet et chaque taillis et il était difficile de ne pas se laisser convaincre que les choses allaient finir par s’arranger. De fait, il sembla pendant un moment que c’était bel et bien le cas. Ayant fait la démonstration de l’inefficacité de leurs méthodes, les miliciens furent pour la plupart renvoyés dans leurs pénates. Bien sûr, cela signifiait le plus souvent qu’ils allaient se retrouver à travailler côte à côte avec les hommes qu’ils avaient tourmentés ; mais mieux valait encore les voir là, à trimer dans les champs, que la cravache à la main dans leurs sinistres cellules.
Et nous avons continué à nous voir. Tu apparaissais à la nuit tombée, sans jamais être annoncée – pareille à un songe, soumis aux seules contingences d’un emploi du temps dont il me fallait tout ignorer. Lors de ta troisième visite, tu m’as pris avec toi sur ton échassier, et nous avons chevauché ensemble à la lueur des étoiles. Autour de nous tout était silencieux et l’on distinguait seulement le manège des hautes herbes que parcouraient de brefs reflets argentés. Je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir mal à l’aise lorsque nous sommes arrivés à la cabane où Arlo et toi aviez vécu, des années plus tôt. Ce n’est que plus tard, en repensant à tout ce que tu m’y avais révélé, que j’ai compris que c’était ta façon de renverser le dernier obstacle qui nous séparait encore. Tu m’as dit n’avoir pas cru les Elus, lorsqu’ils étaient venus t’expliquer qu’une bande de maraudeurs avaient été aperçus dans les environs ; ni accepté que le seul hasard ait pu mettre sur leur route ton compagnon, seul, chez vous. Il avait été tué, à ce sujet-là au moins il n’y avait aucun doute ; et d’horrible façon, ses organes disposés autour de lui, comme c’est parfois le cas des malheureux qui tombent aux mains des sauvages habitants des Badlands. Mais cela non plus n’a pas suffi à te convaincre. Non, la version que tu t’étais forgée était bien plus terrible encore, et je n’ai pas trouvé alors la force de te convaincre d’y renoncer. Se peut-il vraiment qu’Ils aient éliminé de sang-froid un agitateur politique désigné, avant de faire endosser à d’autres la responsabilité de leur crime ? Je n’ai pas pu me résoudre à y croire à l’époque, mais aujourd’hui je ne suis plus sûr de rien. Nous n’avons pas fait l’amour cette nuit-là, mais par la suite la cabane n’en est pas moins devenue notre point de rendez-vous, et nous avons appris à nous accommoder de ce ménage à trois que nous composions avec notre propre passé.
Pendant quelque temps, ce fut comme si le destin avait décidé de m’accorder, au prix de déloyales manœuvres, tout ce que j’avais jamais désiré. Tu étais à moi ; mon rival de longue date relégué au rang d’ombre, encombrante certes, mais une ombre quand même. La popularité dont je jouissais dépassait désormais le seul cercle des paysans, et il ne devint pas rare que je me retrouvais l’après-midi à prendre le thé chez tel marchand ou tel juge qui souhaitait avoir des nouvelles de Raldhey, ou, plus vraisemblablement, de profiter d’un peu de distraction dans ce coin reculé de campagne. Parmi tous ceux-là, c’est ce brave Jessep qui me fit le meilleur accueil. Peut-être éprouvait-il toujours de tendres sentiments pour toi, ou bien était-ce un fond de culpabilité pour le mépris dont il m’avait accablé pendant notre jeunesse. Quoiqu’il en soit sa sympathie était sincère, et après que je lui eus révélé mon double jeu il devint un allié précieux dans les préparatifs dans lesquels je m’étais lancé.
La première partie de mon plan consistait, à travers les missives que je continuais d’adresser au Hall de Justice (prétendument dans le but de faire le compte-rendu des derniers progrès de nos investigations), d’insister sur la nécessité de nommer sans tarder un successeur au défunt Baron Murtaba. Bien sûr, il aurait été inconvenant que je propose de moi-même mes services ; la condition pour que ma candidature s’impose n’était de toute façon que trop claire, il me fallait d’abord en finir avec Savannah. De là, la deuxième étape du mon stratagème : je devais accompagner Jessep au cours de l’un de ses voyages vers Prosperity. Notre séjour sur place me permettrait de faire connaissance avec la bonne société de la toute nouvelle Ligue des Montagnes, ce qui ne pourrait que donner plus de crédit à mes prétentions. Nous comptions aussi profiter de l’occasion pour te trouver une cachette où tu pourrais séjourner en attendant que les choses ne se calment. La dernière étape, la plus délicate en ce qu’elle nécessitait le concours de nombreux complices en qui nous aurions à remettre notre confiance, consistait à mettre en scène sur le trajet du retour une attaque des hors-la-loi. Savannah devrait y rencontrer une fin tragique, chutant au fond d’un ravin d’où personne n’aurait les moyens de la remonter pour identifier son corps avec certitude.
Mais bien entendu, tu sais déjà tout ça, n’est-ce pas ? Ta réaction, lorsque je te fis part de mon projet, me transperça le cœur aussi sûrement que ta lame avait dû le faire de celui du Baron. Pourquoi n’as-tu pas pu comprendre que ce que j’attendais de toi, c’est un peu de reconnaissance pour tous mes efforts ? Rien de cela, pour toi, n’avait de sens. Je faisais partie du problème, voilà ce que tu m’as dit, et je ne pouvais donc en être la solution ; quant à abandonner la lutte, cela aussi était au-delà de tes forces.
Cette nuit-là je t’ai offert tout ce que j’avais, mais ce que tu as emporté avec toi en partant c’est ce que j’ignorais même détenir, et dont l’absence ne me quitterait plus jusqu’à la fin de mes jours.
Et il était trop tard pour faire machine arrière. Nous sommes partis le lendemain, comme nous l’avions prévu. Jessep avait bien remarqué quelque chose, mais il préféra ne pas interférer avec mes lugubres ruminations. Quelques paysans vinrent saluer notre départ. A leurs mines inquiètes je pouvais voir qu’ils jugeaient imprudent de ma part d’entreprendre un tel périple, et avec une escorte si réduite de surcroît ; s’ils avaient su, en cette heure parmi toutes, de quelle étoffe était faite leur héros !
Le temps était humide ce jour-là, et arrivés aux premiers raidillons le terrain, détrempé par le crachin, se révéla impraticable pour nos échassiers. Nous avons monté les tentes pendant que deux de nos guides continuaient à pieds vers le relais suivant, où nous attendaient des arachsinges. Les pisteurs avaient pour ordre de nous ramener ces montures, mieux aguerries aux difficultés qui nous attendaient. Malgré cette perspective, le moral du camp était au mieux vacillant. Nous n’avions pas progressé autant qu’espéré ; et si la pluie venait à s’intensifier pendant la nuit, ce qui était tout sauf improbable, le risque était grand que les marchandises (des étoffes et des peaux pour l’essentiel) ne soient endommagées.
Quant à moi, j’avais mes propres raisons de m’inquiéter. Et il ne fallut attendre longtemps pour que ces craintes ne se révèlent fondées, hélas. « Ils sont pris ! Ils ne pourront pas en réchapper cette fois ! » Le messager s’engouffra parmi nous, comme une soudaine bourrasque remontant depuis la plaine. Sa trépidation et mon angoisse se télescopèrent alors que je me précipitai à sa rencontre, mais de la cacophonie qui en résulta je parvins malgré tout à extraire les informations suivantes : votre bande était tombée dans une embuscade, alors qu’elle se ravitaillait dans une ferme aux abords du Hameau-aux-épines. Je connaissais bien ce village pour m’y être rendu quelques fois, et je réalisais tout de suite quelle sorte de guêpier il pouvait constituer. Quelle folie avait donc pu vous pousser à vous exposer ainsi à découvert ? Un groupe de miliciens, rassemblé à la va-vite sous les ordres de Jones, faisait le siège de la bâtisse. Plusieurs bandits avaient déjà été abattus, mais c’étaient là toutes les informations qu’avait pu réunir le coursier avant de se mettre en route. Je n’hésitais pas un instant et repartis, seul, en arrière.
La descente du canyon, dans ces conditions, me donna l’impression de m’enfoncer dans un cauchemar éveillé qui ne semblait pas destiné à connaître de fin. La lueur crépitante des éclairs soulignait plutôt qu’elle n’atténuait la pénombre au cœur de laquelle je me débattais. La pluie cinglait mon visage, et glaçait mes os ; à chaque instant j’avais peur de faire une chute dont je savais qu’elle avait toutes les chances d’être mortelle. Les rafales de vent hurlantes se modulèrent jusqu’à former à mes oreilles un langage intelligible qui était celui des voix de tous ceux dont j’avais trahi la confiance au cours des années passées. Au plus fort de la tempête, poussé par le désespoir, je crois avoir joint mes propres cris à ce chœur d’accusations. Par deux fois, des rochers se détachèrent de la falaise, passant tout près de m’emporter.
Et puis, la gorge finit par s’élargir, même si je ne le remarquai pas tout de suite avec l’obscurité. Deux heures de chevauchée me séparaient encore du hameau-aux-épines, et je ne perdis pas un instant malgré la fatigue qui pesait sur moi. Je glissais sur la plaine, tel un spectre vaporeux voyageant sur les ailes de la tempête, et auquel seule l’inquiétude conférait encore un semblant de consistance. Le ciel s’était ouvert à l’horizon. Bien avant d’être en vue du village, je distinguais le panache de fumée qui voilait les étoiles. Je continuai à tendre l’oreille, à l’affut d’une détonation ou de toute nouvelle de la fusillade mais rien d’autre ne vint. Je ne pouvais me résoudre à interpréter ce silence comme un signe porteur d’espoir, ni au contraire à y voir un funeste présage.
J’arrivai seulement pour découvrir le corps de ferme réduit à l’état de décombres fumants. Dans le champ attenant, des points lumineux signalaient les positions des miliciens, et je repris courage à l’idée que certains des bandits au moins avaient pu prendre la fuite. Je mis pied à terre, à la recherche d’autres indices qui me permettraient de comprendre ce qui c’était passé. Mais à peine avais-je fait quelques pas que le sol se déroba sous mes pieds ! Je basculai à la renverse, dans un fossé boueux et qui empestait la mort. Plus je me débattais, et plus je me sentais entraîné vers le fond, parmi les cadavres de hors-la-loi étendus dans leurs toiles de jute. Je suppliai pour que tu ne sois pas l’un d’entre eux. J’ai bien cru que j’allais finir là, moi aussi : victime collatérale d’un malheureux concours de circonstances, ensevelie par erreur au milieu des braves tombés les armes à la main. J’étais tout prêt de renoncer, je pense, lorsqu’une poigne inflexible me hissa hors de mon trou. Amphitryon Jones, puisque c’était bien lui, se tenait penché au-dessus de moi. Figé dans le pâle clair de lune, il semblait me contempler depuis une rive différente de l’existence, et je me demandai quelle impression je devais lui faire à mon tour, couvert de terre, tremblant de peur et de fatigue. Son visage était couvert de sang. Je lui demandai s’il était blessé mais il me regarda sans comprendre, et je réalisai alors que ce sang dont il était maculé n’était pas le sien. A ce moment-là j’aurais presque préféré retourner en rampant dans ma tombe plutôt que d’avoir à soutenir plus longtemps son regard halluciné, et le jugement terriblement lucide qu’il faisait peser sur moi. Il me laissa partir dès qu’il fut rassuré sur mon état, et je me remis une nouvelle fois en selle.
Il n’y avait qu’un seul endroit où je souhaitais me trouver, et même si je ne pouvais avoir aucune certitude en la matière, j’espérais que tu y serais toi aussi. Quant à ce qui pourrait se passer ensuite, je n’en avais pas la moindre idée. Peut-être passerions nous les montagnes, ensemble, et adopterions nous le mode de vie sauvage des habitants des marais ? C’était là le genre de rêverie auquel me conviait l’épuisement, en chemin pour la cabane. J’étais abruti de fatigue, et pas une fois je n’ai regardé en arrière. J’achevai ce dernier voyage sous un ciel violet, en cette heure le plus irréelle de la nuit. Je me sentais comme un naufragé recraché de mauvaise grâce par la marée, atteignant contre toute attente un rivage paisible. Lorsque tu t’es révélée à moi, mon cœur s’est arrêté de battre et je me souviens avoir pensé alors que je t’aimais vraiment. Nous n’avons pas échangé un mot, je crois. Nous nous sommes serrés l’un contre l’autre et avant même de savoir ce que nous faisions nous avons fait l’amour et puis nous nous sommes endormis presque aussitôt. S’il y avait quelque part dans l’univers un principe de justice veillant à nos destinées, alors je devrais être capable de me rappeler davantage de détails, mais la vérité c’est que j’ai oublié le goût de tes baisers, et la chaleur de ton étreinte, dans ma mémoire ils ont été supplantés par le cauchemar étiré jusqu’à l’absurde des heures qui avaient précédés.
Le lendemain, je me suis réveillé comme on tombe dans le vide : lentement d’abord, puis gagné par un vertige irrésistible. Lorsque j’ai réalisé que tu n’étais plus à mon côté, mes yeux se sont ouverts pour de bon. L’aube grise annonçait une journée sans soleil. Tu n’étais pas allée loin en fin de compte : adossée contre les vestiges d’un mur, tu me dévisageais avec un mélange de défiance et de commisération que je n’ai pas su interpréter sur le moment. C’est seulement en avisant du fusil posé en travers de tes jambes croisées que j’ai fini par comprendre que quelque chose n’allait pas. D’un signe de tête, tu m’as invité à jeter un coup d’œil au dehors, et c’est ainsi que je les ai vus.
Un courant d’air achevait de disperser les flaques de brouillard au creux desquels ils s’étaient dissimulés, mais ils semblaient ne plus se soucier de passer inaperçus de toute façon. Une vingtaine de miliciens encerclaient le pré. Leurs manteaux noirs étaient luisants de rosée, et je me suis surpris à me demander s’ils n’étaient pas des avatars de la brume, envoyés pour en finir avec nous toutes ces années après. Les canons de leurs armes brillaient d’un éclat mortel et avant même de faire feu ils m’avaient transpercé d’un sentiment de terreur inédit qui trouvait son origine dans la perspective d’être physiquement blessé. Ce genre de considération n’avait rien de nouveau pour toi, j’imagine, et lorsque je tentai de capter ton regard en quête d’un signe de soutien je te trouvai tout entière absorbée par la recherche d’un point faible dans les rangs adverses. « Rendez-vous ! » La voix de Jones produisit exactement l’effet escompté : celui d’un coup de semonce, destiné à tester notre détermination. « Sors de là, Savannah ! Et il ne sera fait aucun mal à notre ami commun. Tu sais bien qu’il n’a rien à faire là-dedans. » Et il semblait y prendre plaisir, je crois bien ! Comme un joueur savourant à l’avance sa victoire à l’issue d’une partie acharnée. Il ne m’avait jamais semblé si heureux lors de nos précédentes rencontres. Il laissait son arachsinge avancer au pas, et je remarquai même qu’il n’avait pas pris la peine de sortir sa carabine de ses fontes.
J’en arrive maintenant à la conclusion de cette histoire, au moment vers lequel tout converge et celui dont précisément je ne voudrais plus jamais avoir à parler. Eh bien, il le faut, pourtant. Mes yeux restaient fixés sur le mercenaire, et je ne me rappelle pas t’avoir vu quitter la barricade derrière laquelle tu t’étais abritée jusque-là. Pourquoi as-tu fais cela ? Dans le regard que tu m’as adressé, ce dernier regard dont je sais qu’il me hantera jusqu’à mon dernier souffle, je n’ai trouvé ni explication, ni réconfort. Tous les miliciens te tenaient en joue, pendant que tu avançais lentement dans leur direction, comme pour te rendre. Combien étions-nous à savoir ce qui allait se passer ensuite ? Ils devaient être un certain nombre à l’espérer, sans doute. Moi ce que je désirais par-dessus tout c’était courir, m’interposer entre toi et eux ; mais nous savons tous deux que je ne l’ai pas fait alors, pas plus que je ne le ferais aujourd’hui si l’occasion m’en était donnée à nouveau. Tu as levé ton arme – en signe de reddition ? Pour faire feu ? Les récits divergeraient lors du simulacre d’enquête qui devait avoir lieu par la suite – et aussitôt la salve mortelle a crépité, venant des tous les côtés à la fois. Cela n’a pris qu’un instant : le pré s’est empli de fumée, ton corps a tressauté au rythme des éclairs rouge sang qui le parcouraient, et puis il s’est affaissé dans l’herbe, sans un bruit. Tout était fini. Je me suis précipité vers toi mais il n’y avait plus rien à faire, pas de dernières paroles à recueillir, seulement le sifflement d’ultimes goulées d’air avalées par saccades. Je ne sais pas combien de temps je suis resté ainsi prostré, je me souviens juste que Jones a fini par me rejoindre, et qu’il a posé sa main sur mon épaule en signe de réconfort.
Mon récit touche maintenant à sa fin. Je couche sur le papier ces dernières lignes, en constatant à regret qu’elles n’ont pas pu me permettre d’approcher plus près du mystère que constitue ta présence dans le fil tourmenté de mon existence. Cette version de l’histoire viendra rejoindre toutes celles que j’ai déjà rédigées, et qui tapissent les murs de ma petite cellule. Et, qui sait, peut-être un jour finirai-je par trouver enfin ce moment crucial où nos vies ont basculé vers leur épilogue malheureux ? Je me demande s’il existe, parmi toutes ces couches de tragédie superposées, une itération dans laquelle nous coulons des jours paisibles en tant que modestes fermiers. Mais je continuerai de chercher, quoi qu’il en soit : après tout, n’est-ce pas cela précisément qu’ils ont choisi pour moi, lorsqu’ils m’ont condamné à la tombe amère du cachot ?
FIN