Ce dernier fermait la marche, tout à l’arrière. Il ne se pressait pas. Le chemin lui était préférable à tout ce qui l’attendait. Quand les pierres roulaient et qu’il devait prendre appui sur ses mains, sa tête était toujours en aval à repenser ailleurs, à porpenser car il n’y avait aucun plaisir à cette escalade, ni plus de raison pour lui depuis longtemps. Serait-il seul, Jules le jeune aurait déjà tourné les talons.
Ils chassaient le phoenix.
Parce que sa fougue s’était perdue à mesure de la montée, Arthur s’était laissé rattraper par le géant dont la constitution était plus solide, le pas bien posé et qui n’avait pas peur de l’effort. Ils arrivèrent l’un à hauteur de l’autre et se mirent à discuter. Le voyage leur semblait bien moins pénible ensemble. En contrebas ils pouvaient voir leurs compagnons traîner ou peiner sur le sentier, faire dévaler les pierres. Leurs propos allaient dans cette direction. Ils discutaient aussi de l’état dans lequel ils trouveraient le campement, de la façon dont ils graviraient le mur, un peu, et surtout du moyen dont on usait pour trouver et capturer l’oiseau mythique. Son existence pour eux ne faisait pas de doute. « Eh ! » se plaignit Pierrot, parce qu’un coup plus dur l’avait ballotté. Pour lui leur pas était trop lent. Le géant lui fit remarquer qu’il pouvait toujours descendre de ses épaules mais, à ces mots, ce fourbe de Pierrot s’y cramponna plus fort et gémit que sa blessure le lançait.
Derrière eux Marc s’était appuyé sur son bâton de marche et lorsque l’orée de résineux s’était ouverte il avait quêté ses compagnons, cherché à les trouver tous sur le chemin sans y parvenir, soit qu’ils étaient trop nombreux, soit que ce chemin soit trop tortueux et recouvert par les rochers. Alors il avait soupiré dû à son âge et s’était remis en route. Il les retrouverait en haut, de toute manière, puisque c’était lui qui avait le charbon pour le feu.
Le sommet de la montagne, quand elle leur apparut, se couvrait de neige jusque très bas. De le voir si loin, sur une pente pourtant faible et pleine de replats, ils s’en sentirent successivement abattus. Arthur pesta, quelle idée pour un oiseau que de poser son nid là-bas ! Mais ils l’attraperaient quand même. La neige s’étendait puis la roche sur la droite qui s’allongeait, puis des débuts d’herbe et de vastes prairies d’altitude, pleines d’herbes et de buissons bas où il faisait bon gonfler le torse, et c’était entre ces deux hauteurs que devait se situer le mur. Ils ne le voyaient pas encore. Eux marchaient toujours à peu près au niveau des derniers arbres, pleins d’aiguilles, mais quand Honoré se retournait il ne pouvait plus voir le pied de la montagne. La marche était aisée, à part cela, l’impatience les tenaillait d’arriver car ils s’ennuyaient un peu.
Quand les arbres eurent tout à fait disparu et qu’ils marchaient entre la roche et ses failles et l’herbe grasse, Arthur se mit à chercher d’autres chemins. Impossible de dire ce qui lui avait soufflé cette idée mais il cherchait et trouvait bien dans tout cet espace mille voies à employer mais aucune qui ne menait à destination. Il semblait que celle-ci était la seule. Honoré le vit s’écarter, grimper sur une butte, d’où il vit d’autres sommets mais enfin quelque animaux que ces sommets-là contenaient le phoenix n’y était pas, et il n’aurait pas pu juger lequel était le plus haut. Il revint auprès d’Honoré qui balança ses épaules pour assurer sa marche.
Quelqu’un les rattrapa, quelqu’un qu’ils ne reconnurent pas, qui avait couru jusque-là et semblait essoufflé autant que pressé. Il leur demanda s’ils grimpaient, tous deux répondirent que oui. Lui voulait se joindre à eux, ils acceptèrent mais alors cet individu se mit à courir tout droit jusqu’à disparaître, puis revenir et il se plaignit auprès d’eux qu’il était seul à grimper. Ni Arthur ni Honoré ne comprirent sa réaction, parce qu’ils marchaient sur le même sentier vers la même destination, mais l’inconnu déçu se fâcha et partir en sens inverse. Ils haussèrent les épaules, un peu piteux quand même de cette rencontre inopportune, et continuèrent.
Loin derrière Marc vit passer cette même rencontre et l’interpella, lui demanda ce qui lui faisait rebrousser chemin. Mais l’individu était trop pressé et le vieillard le voyant passer si vite, pour conserver ses forces, se força à regarder devant lui, à reprendre sa marche. Il pensait à la destination, au charbon qu’il portait et que cette montée ne lui avait jamais demandé d’efforts, jusque-là.
Minute après minute leur montée s’effectuait aussi disparate que possible, chacun à son rythme, et la solitude de la montagne avait sur eux un effet tel et la roche était si trompeuse qu’à quelques mètres certains près des autres croyaient être tout seuls.
Jules le jeune atteignait le plus haut point que l’on voyait depuis le pied de la montagne. Il était assuré que derrière lui plus personne ne suivait car tous les compagnons se trouvaient au-devant, entre lui et le mur. La pensée du phoenix le traversa, il se hissa jusqu’à la plus haute pierre de ce point, il se tint en équilibre dessus et comme essoufflé, chercha à voir ce qui se trouvait derrière. De son souvenir jamais Jule le jeune n’avait dépassé ce point. Non qu’il fut essoufflé ou qu’il ait manqué d’entrain, seulement son regard toujours se prenait quelque part, tombait, dévalait la pente et se retrouvait quelque part en bas. Il força ses jambes et ses bras, se poussa en avant, tenta un pas dans le vide qui ne se concrétisa jamais, et il resta là, en arrière, sans pouvoir appeler ses compagnons à l’aide, parce qu’il n’avait pas besoin d’aide, en arrière.
Il n’avait jamais réussi à dépasser cette distance exacte.
Marc s’était cru à la traîne mais quand il entendit la voix d’Honoré tonner, il eut la surprise de se savoir presque au-dessous de ses compagnons en tête, sans savoir qui était entre eux. Le géant s’était fâché à un nouveau caprice du fourbe Pierrot, et il le menaçait de le faire tomber de ses épaules s’il continuait à geindre. Il ne plaisantait pas ! Le plaintif eut beau dire qu’il avait mal, aucun de ses compagnons n’y croyait, seule la proximité du mur et du campement le préserva de finir le chemin par terre. Arthur partit devant découvrir les lieux tandis qu’ils continuaient leur dispute et ne s’en lassaient pas, sur tous les tons qu’ils se connaissaient l’un chez l’autre.
La falaise était à pic, sans un brin d’herbe, haute environ de quatre cents mètres ou plus. Elle surplombait si bien le campement qu’elle prenait les cœurs d’un vertige plus grand encore d’être en bas qu’en haut. Au-dessous les tentes, pourtant grandes et spacieuses, n’était qu’une petite pigmentation colorée à sa base. Sa surface était délavée par les intempéries, ridée, crevassée au fil des siècles. Arthur regardait le mur la tête en l’air et en oubliait de regarder le camp même. Les trombes avaient tout détruit, déchiré le tissu, abattu les piquets, fait se distendre les cordons. Tout se trouvait assez remué pour que l’abandon ne fasse plus de doute. Au centre le feu de camp restait, assez grand, avec ses restes de bûche et toute la cendre qui s’y était accumulée.
Avec le temps les compagnons arrivèrent, dont Honoré et Marc en même temps qui vinrent s’asseoir sur l’herbe près du foyer éteint. Certains s’étendirent, les autres discutaient. Le vieillard fit tomber les morceaux de charbon sur la cendre comme un alchimiste des jours anciens et le charbon parut humide. Sa plus grande crainte en arrivant était de trouver la cendre blanche, car alors il fallait bien plus d’efforts pour rallumer le foyer. Il frappa deux pierres entre ses mains jusqu’à produire peu d’étincelles : le charbon jusqu’alors inerte s’enflamma et la cendre avec. Pierrot sursauta. Ils regardèrent un temps, ceux qui étaient arrivés, les petites flammes dans leurs regards. Marc se vexa, tapa avec son bâton de marche, leur rappela d’aller chercher du petit bois. Pierrot ce fourbe, bien sûr, feignit d’avoir mal.
« Et les autres ? »
Ils attendraient les autres pour aller chasser le phoenix. À partir de là il fallait gravir le mur, ce qui n’était pas chose aisée. S’il existait un autre chemin, tous seraient en haut mais ils ne connaissaient que ce sentier. Leur attention y convergeait, du côté d’où les autres devaient venir, vers le sentier qui tombait ensuite parmi les buissons pleins de toiles et les rochers, désert. Honoré se leva pour débroussailler tandis qu’Arthur, étalé à terre, demandait qui avait une histoire. Il demanda au vieillard qui de tous les compagnons était le plus écouté. Ceux présents l’approuvèrent.
Alors Marc prit bien soin de préparer son auditoire et, dans les formes, continua le récit de la dernière fois, sur le corbeau. Il mit tout son cœur à trouver la bonne tournure, à rendre toutes les belles émotions et tous les vices. Il continuait comme Honoré revenait une pleine brassée de buissons entre les bras, qu’il jeta dans le foyer dont les flammes se soulevèrent et se projetèrent belles devant eux. Tout le monde écoutait en silence et d’autres, par le sentier, arrivaient discrets.
On l’interrompit. C’étaient d’autres inconnus, un petit groupe qui s’adressaient à lui croyant qu’il était le chef, parce qu’il avait la parole. Marc les regarda surpris, lui qui n’avait pas l’habitude d’être interrompu, mais plutôt du silence. Les inconnus lui demandèrent s’ils grimpaient, à quoi en tout honnêteté le vieillard répondit que non, ils attendaient les autres. Alors le groupe, déçu, tourna en rond moins d’une minute autour d’eux, temps durant lequel l’histoire ne continua pas, mais attendit qu’ils s’asseyent : ils s’en retournèrent par le sentier comme ils étaient venus. Alors les compagnons qui étaient là, le cœur fier, et Arthur le premier, demandèrent à Marc de continuer.
Ce dernier se permit quand même de poser une question auparavant, reçut quelques réponses, hésita, toute cette discussion sur le ton le plus léger, au pied du mur. Honoré était d’avis que l’histoire continue mais une réponse fusa et la réponse :
« L’âge n’y est pour rien, répondit Marc, regarde-moi. »
Sûr de cela et de cela seulement il reprit son histoire, où la femme vivait une peine terrible, et où un homme avait un cœur de pierre. Il joignit le geste à la parole, assez pour captiver son auditoire et quand il s’interrompit, fatigué un peu, la mémoire vague, il y eut un silence d’abord impressionnant. Personne n’osait ajouter un mot tant ils avaient été touchés par des paroles si simples. Néanmoins Marc attendait des réactions. Ce fut Pierrot, ce fourbe, qui demanda où était le corbeau. Il viendrait plus tard. Quand, plus tard. Il y en avait déjà eu une évocation, avant, quelque part. Ce n’était pas important, l’histoire était plaisante, cela seul importait.
Alors Pierrot quitta le cercle de pierres où brûlait la cendre et se glissa jusqu’au plus près du mur. Il le tâta, chercha une prise et bien qu’il en trouvait, il sentait que seul, c’était une escalade impossible, tout comme il était impossible d’en bas du mur d’en voir le sommet. Dans ces moments seulement il arrêtait de se plaindre. Éloïse bondit dans son dos ! en claquant des mains, lui dit bonjour et lui recroquevillé contre la roche suppliait déjà quand il se rendit compte que c’était elle, après quoi il se plaignit de cette blague : elle s’en retournait déjà auprès du feu et de son ami.
Éloise ne se souciait de rien, rien du tout, racontait peu d’histoires. L’escalade, elle y songeait à peine, et au phoenix un peu mais son plaisir véritable était de se tenir contre son ami, parmi les compagnons, et de regarder danser les flammes dans de petits rires.
Le charbon brûlait bien. Le vent jouait à son gré, poussait la fumée d’un côté puis de l’autre et ils devaient bouger en hâte pour ne pas tousser. S’il avait soufflé plus fort, ils auraient tous été recouverts de cendres. Comme l’histoire était terminée et qu’ils ne savaient plus quoi dire, dans l’attente des retardataires, chacun sentit le temps lui peser. Mais Éloise posa la tête sur l’épaule de son ami et demanda qui voulait raconter une histoire. Elle demanda à Arthur, qui se défendit, il en avait déjà raconté tant ! Son jeune âge le permettait. Mais il invita Honoré à prendre la parole, et le géant fut pris au dépourvu :
« Vas-y, parle-nous du phoenix ! »
Il fallut beaucoup d’insistance car plus habitué à porter les vivres ou trouver du bois qu’à reprendre ses histoires, le pauvre restait coi. Il chercha une contenance, frotta ses mains l’air peiné, jeta un regard entour et chercha ses premiers mots dans des balbutiements. Puis son histoire lui revint, pas tout à fait la même, le temps avait passé, mais il voulait la reprendre. Tout commençait par une femme. Comme son récit avançait, plein d’anicroches et de bonne volonté, le même silence s’instaura qui en aurait surpris tant d’autres et qui laissait entendre les flammes faire craquer le bois.
Son récit arrivait à un moment dramatique où l’héroïne en apprenait plus sur le nid de cet oiseau de proie. Il se trouvait à une altitude telle que le froid implacable tuait en moins d’une heure, une altitude où l’air manquait tant pour la flamme que pour respirer. Il n’y avait plus à une telle hauteur que la neige et la rocaille. Si un oiseau, quelque mythique qu’il soit, vivait en ce lieu, alors il ne serait guère plus qu’un perroquet ou mort ou éteint ou enfermé dans une grotte à hiberner sans fin. Voilà tout ce qu’apprenait l’héroïne et qu’elle rejetait en bloc, pleine de foi. Si elle venait à cesser d’y croire, c’était la tension qui tenait ses auditeurs muets. Si elle venait à cesser d’y croire, il suspendit ses mots sur ce risque. Si cela arrivait, le phoenix pourrait en mourir.
Arriva Turolde. Plus personne ne l’attendait. Longtemps, il avait été absent, plus longtemps que n’allait la mémoire. Son nom de charbon sur le mur s’était en grande partie détérioré. Turolde les trouva assis autour du feu, à parler du phoenix avec passion parce qu’Honoré arrêtait là son histoire. Il s’approcha d’eux la mine sombre, le pas lourd, se fit faire une place, s’y posa sans un mot ni un regard. Son air terrible en impressionna plus d’un, plus d’un trembla. Mais Pierrot plus que tous, ce fourbe, se plaqua contre terre, ferma les yeux et gémit doucement. Leur compagnon avait tous les airs du guerriers revenu de la bataille, d’un chevalier rien de moins. Un grognement de sa part aurait abattu le ciel.
Derrière lui venaient d’autres compagnons aussi rudes, forts et admirés que lui et dont les noms étaient parmi les premiers à apparaître sur le mur. Là se trouvait Wace, et là Julien, et un nom si prestigieux qu’il ne servait à rien de le nommer. Ils s’assirent du même côté du feu, s’échangèrent des propos entre eux et autour d’eux se firent de la place. Marc qui leur ressemblait un peu par l’âge leur souhaita la bienvenue. Ils se montrèrent aimables, peu loquaces et bourrus. Ils prirent des nouvelles, constatèrent l’état du camp mais Honoré leur dit aussitôt que ce n’était pas grave, parce qu’il devenait de plus en plus rare que les compagnons tiennent une veillée là.
Trois personnes encore avaient suivi ces fameux compagnons et ceux-là semblaient perdus, bien obligés de suivre ces pas illustres sans oser rien dire. Quand ils arrivèrent près du feu de camp, trouvant toute la place qu’il voulait pour eux, ils restèrent debout et demandèrent s’ils grimpaient. Tout le monde était là mais Turolde grogna, ce qui imposa le silence. Sans se retourner, il lança : « Non. » Les trois personnes, déçues, n’osèrent rien ajouter et se retirèrent presque avec des excuses. Le vieillard blâma son compagnon pour une réaction aussi dure. Ils n’en parlèrent plus.
Une nouvelle histoire reprit, avec une femme, et les dernières gênes s’estompèrent. Ils étaient entre bien, bien installés devant le feu qui crépitait, enchantés par les paroles comme par les flammes. Ils se partageaient leurs avis sur l’issue. À présent qu’ils étaient tous là, leurs récits prenaient plus de charmes et les histoires de grands combats et celles de cœur et celles de chasse, ils auraient pu s’écouter les uns les autres ainsi jusqu’au soir. Ensuite, quand le feu aurait cessé et que le charbon serait tiède, chacun prendrait un morceau pour raffermir le trait de leurs noms sur le mur, qui ne s’effaçaient jamais tout à fait. Après quoi le plus souvent ils redescendaient, avant la nuit.
Des rires fusaient, de la bonne humeur, ils étaient peu autour du feu mais bien assez à leur goût, ils ne s’épuisaient jamais en discours. Même les plus anciens retrouvaient leur bonne humeur, à leur tour voulaient bien dévoiler leurs histoires et lançaient des commentaires, quand ils ne craignaient pas trop d’écraser sous leur férule l’imagination des jeunes, qui étaient toujours très justes. Et ils se riaient du temps. Ils riaient aussi du sentier dans la montagne, ils en parlaient beaucoup et de ce point où cessaient les arbres et commençaient les prairies d’herbe grasse, ce plus haut point que l’on pouvait voir depuis le pied de la montagne, et ils parlaient d’en bas.
Mais Pierrot, Pierrot lui, voulait grimper encore.
Pierrot les oreilles basses guignait du côté de la falaise si écrasante et il ne disait rien, parfois il laissait entendre un gémissement que les rires couvraient. Ils n’étaient pas les seuls, d’autres feux sur d’autres montagnes, et dans les vallées, brillaient également. Deux grosses bûches alimentèrent leur foyer, Honoré se rassit en essuyant la cendre de sur ses jambes. Il jeta un coup d’œil à ce fourbe de Pierrot qui ne savait que se plaindre et ne racontait jamais rien. Tout le monde savait qu’il n’avait que de mauvais mots pour les histoires, et qu’il était trop pressé, trop impatient. Turolde avait pris la parole avec assez de naturel pour ne pas faire trembler la terre, d’une main il arrangeait l’univers à sa convenance et prenait son histoire à cœur.
Un chuchotement ne dérangea personne, qui demandait quand on irait chasser le phoenix. Un chuchotement qui ne fit pas plus de bruit que cela. L’histoire captivait, on commentait encore la précédente, les compagnons avaient bien des choses en tête. Il y avait tant de vie ! Et tant de patience tant que le feu brûlait.
À force de paroles et à force de gestes, le ciel figé lui-même dans son écoute tournait en clarté pleine de teintes et les replats et les crevasses de la montagne se firent épiques, et les flammes dramatiques, le monde sembla revenir aux jours anciens. La roche dévoilait ses histoires dans chacune de ses strates, inscrites profondément. Ici les tentes étaient à nouveau pleines, couvertes d’animaux ou de fleurs, leurs têtes pommelées d’or, et là les coffres étaient de corne, et là-bas la falaise d’ébène, les nuages d’un ivoire en colonnades qui s’espaçaient. Arrivés là ils étaient où ils voulaient, à déterrer des chroniques entières, puis le temps passa. Quand les flammes baissèrent et qu’ils se rendirent compte de la courbe dans le ciel, ils réclamèrent la dernière histoire.
« Parle-nous du phoenix, » demanda Pierrot.
« Mais je l’ai déjà fait ! »
Les autres se rangèrent de l’avis d’Honoré. Il était tard de toute manière. Turolde demanda ce qui se passait, il avait oublié que les veillées ne se faisaient plus, qu’ils redescendaient au soir. Il s’en offusqua, redevint sombre et cela malgré toute la prévention de Marc. Par le sentier plus personne ne venait. Contre son ami, Éloise leva les yeux au ciel et y vit les oiseaux tourner en cercles au-dessus d’eux. Elle les pointa du doigt, s’exclama de leur beauté. Par le sentier, plus personne ne venait, il avait attendu jusqu’au dernier moment Jules le jeune, qui était redescendu déjà. Les compagnons lui demandèrent la dernière histoire, lui ne dit rien, un autre la raconta.
Bientôt le feu fut tout à fait éteint et le charbon devenu tiède, ils purent le prendre à pleines mains. Ils prirent garde à ne pas se couvrir de cendre, allèrent au mur et y retracèrent les contours de leurs noms.
Ensuite seuls ou par groupes, ils repartirent par le sentier. Éloise parmi les premiers, dit au revoir à tous et s’éloigna en bonne compagnie. Puis Marc épuisé par une si longue veillée, déclara que la montée n’était plus de son âge, ce qui le fit rire un peu. Il partit peu après et Arthur allait le suivre quand le jeune demanda quand serait la prochaine fois où ils iraient chasser le phoenix. Turolde alla le voir suivi d’autres anciens. Il déclara en brut que c’était une idée nouvelle, que la seule destination qu’il connaissait était le camp, devant le mur, et qu’ils ne songeaient pas à aller plus loin. Sans comprendre, Arthur admit que c’était sage.
Quand à peu près tous furent repartis et que le soir tombait vraiment, l’obscurité menaçait d’un instant à l’autre. Honoré restait dans le camp, allant des tentes au cercle de cendres et de la cendre aux tentes. Il s’employait à les remettre en état, et il disait, si elles le sont, les veillées pourraient reprendre, il y aurait plus d’histoires et plus de temps à passer ensemble. Ainsi il ne comptait pas ses efforts, remplaçait le tissu déchiré, remettait les piquets droits, en plantait d’autres, retendait les cordons. Même le géant ne pouvait pas faire plus que tant, même lui devait craindre d’être surpris par la nuit. Le moment venu, il se tourna vers son compagnon, l’appela pour redescendre. Ce dernier avait les yeux fixé sur la falaise, et il gardait le silence.
Tous deux redescendirent à peu près en début de nuit. Le sentier était sûr encore, ils traversèrent les prairies et les roches pleines de crevasses sans peine. Honoré le premier arriva au point qui séparait ces prairies des derniers arbres. Son compagnon traînait derrière, il devait regarder sans cesse du côté du mur ou du sommet, ce fourbe. Honoré l’attendit et quand ils furent ensemble, la nuit était pratiquement là, ils se mirent en marche.
Avant qu’il ne comprenne, Pierrot chuta. La chute ne fut pas longue mais brutale et Honoré se précipitant à sa suite glissa jusqu’à lui pour le trouver plus bas contre le tronc d’un arbre, et comme mort. La crainte le mordit au fond du ventre, très fort. Mais une plainte un peu longue la rassura, il allait remonter quand le géant avisa chez Pierrot une blessure déjà ancienne, rouverte par la chute ou avant déjà, et qui saignait.
« Mais tu étais blessé vraiment ? »
« Oui. »
Dit le renard.