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[Le récit se passe dans le même monde que Genèse, quoiqu'il n'en constitue évidemment pas une suite directe ; du coup je ne sais pas trop comment les classer, si vous préférez les conserver comme des récits totalement indépendants ou les relier d'une quelconque manière ; je vous en laisse juges. ;) ]


Première partie

Chapitre 1


                Le soleil se levait à peine et déjà Albe, comme toujours, régnait dans le ciel, entre les nuages, flottant par quelque mystérieux artifice, cachée des mortels. Dans ce solennel isolement, la Blanche Cité demeurait toujours la même, belle et glorieuse, pudique et pourtant fière. Etait-ce dû à ses intemporelles tours, à son architecture aérienne ou plutôt à ses habitants qui s’y activaient en profitant des courants, laissant parfois le vent les guider sans jamais oublier leur tâche ? C’était un lieu chargé de mémoire et qui pourtant, glissait au travers des ans, immuable, vivant à son propre rythme sans se laisser perturber par celui du monde, lointain souvenir presque oublié. Il lui convenait d’exister ainsi, absent de la conscience de tous les autres peuples, retirés d’une terre qu’avaient quitté les Dieux. Ses habitants se plaisaient à cette philosophie, se complaisaient dans ce paisible renfermement.

                Les Aels formaient un peuple trop divisé pour être qualifié dans son entier : chacune des grandes cités possédaient des traits caractéristiques qui les éloignaient des autres, avec lesquelles elles n’avaient d’ailleurs pour ainsi dire jamais de contact. Il demeurait de commun à cette race un aspect altier, un amour pour les danses ésotériques à l’abri des regards terrestres et, évidemment, ces grandes ailes qui leur permettaient de vivre à l’abri du monde, qui leur garantissait le contrôle des espaces infinis du ciel et de ses merveilles insoupçonnées.

                Cachée au creux de massifs nuages, on dit parfois qu’Albe existait avant qu’un Clan d’Aels ne s’en empare et qu’elle demeurera, éternelle ; pas même les plus érudits des Aels ne savent par quelle magie ces rochers, sur lesquels sont érigés les villes, flottent ainsi. En cette cité, toutes les habitations, toutes les constructions étaient d’un blanc pur qui faisait fierté ; chaque habitation était travaillée avec soin, chaque mur arborait une fresque ; quant aux grandes arches, elles permettaient aussi bien de se déplacer en marchant qu’en volant lascivement or c’était sous la plus grande de ses arches que deux Aels discutaient, visiblement préoccupés.

                Aryael observait son compagnon et l’écoutait attentivement, conscient du trouble de celui-ci et s’attelant à ne rien laisser transparaître sur son visage aux traits pourtant tendres, comme sculptés dans une roche friable, avec le plus grand des amours ; c’était certes son rôle mais aussi sa fierté que d’être l’ami et le confident du Prince Héritier et il se devait d’être aux côtés de Virajel dans les moments les plus durs, de le conseiller et de l’aider. Lui-même était issu d’une famille vassale qui, depuis des éons, servait la cité dans la Garde Royale ou, occasionnellement, dans les cercles royaux les plus fermés ; il se devait de ne pas ternir l’honneur de sa famille, dont on accueillait généralement le nom par un hochement de tête et un sourire confiant, rassuré. C’était ainsi que fonctionnait la Cité depuis des éons : à sa tête un Roi, toujours issu de la même lignée, assisté par un cercle d’amis issus des grandes familles ; de l’autre côté, la majorité des citoyens d’Albe menaient une vie paisible et agréable quoique n’ayant pas accès à toutes les chambres des Temples.

                Virajel, en tant qu’unique fils du Roi, savait depuis sa naissance, cinquante années auparavant, qu’il hériterait du trône et guiderait la cité — une tâche qu’il savait en général cérémonielle mais qui ne manquait pas de se compliquer quand les Grandes Tempêtes dévastaient les plus hautes strates des cieux. Encore jeune pour les normes de son peuple, il possédait un visage noble, encadré de cheveux blonds coupés sous la nuque et d’yeux verts rêveurs. En bien des points semblables à son père, il était sérieux mais d’un tempérament doux et avait toujours grand soin de privilégier le bonheur de tous ; alors que le monarque vieillissant parlait presque ouvertement de l’heure de son retrait, tous accueillaient avec une joie doublée de confiance la perspective du règne de ce Prince si aimable et attentif.

                Néanmoins, toute sa sagesse et sa bienveillance se trouvait mise à rude épreuve par les passions contradictoires qui l’animaient et le poussaient dans des directions opposées. Morose depuis la disparition, un peu plus d’une lune auparavant, de sa compagne, Lajal, une jeune femme issue d’une des grandes familles, la plaie de son cœur s’était mise à le tirailler au retour d’Yvial, son amie et amour de jeunesse qui avait été éloignée de lui par de nombreuses années passées dans la Garde Extérieure — son père l’y ayant envoyé pour des raisons politiques, son rang n’étant pas jugé propice pour en faire la princesse consort.

                Les Aels n’avaient pas de lien strict et défini dans leurs relations, se faisant Compagnon et Compagne lorsqu’ils le souhaitaient tous deux — seuls des enfants issus d’une telle relation pouvaient néanmoins être légitimement reconnus — et se séparant par accord mutuel. La situation actuelle posait ainsi problème : la disparition de la Compagne de Virajel était mystérieuse et avait soulevé de nombreuses questions, causé des myriades de vaines recherches à travers les Cieux mais son état étant incertain, le Prince ne pouvait se défaire de sa relation avant trois mois sans un signe de vie ; bien entendu, c’était une courte période pour ce peuple qui vivait sans mal de deux à trois siècles mais pour un cœur amoureux, il s’agissait d’une petite éternité.

                « Je ne sais que faire, mon bon Aryael. Même mes sentiments profonds pour Lajal, les Dieux veillent sur son âme, où qu’elle soit, n’ont jamais atteint ce degré. Je ne peux que rester ici et pourtant, chaque fois que je la vois, que je lui parle, je me sens à la fois fragile, comme mordu par un venin terrifiant et féroce, au point que mon cœur semble vouloir briser les chaînes de nos traditions et se ruer. C’est terrifiant et terriblement inconvenant ; je vais succéder à mon père et quelle image j’offre : celle d’un jeune idiot qui ne sait se maîtriser ! »

                Aryael écoutait et observait son seigneur et ami à la fois, ne perdant pas un mot des mots qu’il lui disait mais ne pouvant retirer de son regard une certaine perplexité. Cette fougue était inhabituelle pour son peuple mais plus encore pour le jeune Prince dont il connaissait la tempérance et le respect des traditions et qu’il n’aurait jamais cru voir un jour dans cet état-là, lui faisant part de ces états d’âme et d’un amour aussi soudain qu’inconsidéré.

                « Mon Prince, commença-t-il donc, j’avoue ne pas complètement cerner cette fougue soudaine, cette passion déchaînée et, bien qu’au courant de l’idylle de jeunesse que vous avez entretenu avec cette jeune femme, je ne peux que vous rappeler qu’il ne s’est passé qu’un mois depuis la disparition de votre compagne et que tout espoir de la retrouver n’est pas perdu. Quand bien même, dans le pire des cas, on ne la retrouverait pas, il reste deux mois avant que les liens ne soient dénoués. »

                Il allait continuer mais son Prince le coupa d’une voix vive et, pour la première fois depuis bien longtemps, peu maîtrisée :

                « Je suis conscient de tout cela, mon ami ; la vérité est que j’éprouve encore un sincère amour pour Lajal et je souhaite de tout cœur qu’elle soit retrouvée mais Yvial… Je pensais l’avoir oubliée et sitôt qu’elle ressurgit, je me trouve totalement bouleversé. Je ne sais que faire et je ne sais si ma raison tiendra longtemps face aux assauts de mon cœur. »

                Il marqua une pause, désemparé et gêné de se confier ainsi au risque d’apparaître puéril, même à son meilleur ami mais reprit avant que ce dernier ne puisse avancer un conseil :

                « Tu as raison, je le sais mais j’ai besoin de plus de fermeté ou je ne sais si je tiendrais. Je t’en prie, mon ami, va mander le seigneur Devisel ; il est respecté pour sa sagesse et son expérience et m’aiguille dans mes choix d’importance depuis que je suis enfant. Il saura me faire entendre raison, j’en suis convaincu. »

                Sur ces mots et avec un signe entendu de la tête, Aryael s’inclina légèrement et prit son envol d’un puissant coup d’ailes, ne pouvant se retenir de ressentir une légère sensation euphorique lorsque ses pieds quittèrent le sol, comme à chaque fois.


Chapitre 2


                Non loin des jardins que surplombait la grande arche s’élevait la plus haute tour d’Albe, « Celle qui transperce le Monde » ; paraissant, par les reflets solaires, plus blanche et plus brillante encore que les autres bâtiments, elle s’élevait et transperçait les plus hauts des nuages au creux desquels la Cité était nichée, si bien que personne n’allait plus jusqu’à son sommet depuis bien longtemps. Néanmoins, elle demeurait l’une des fiertés de la cité en termes d’architecture et elle était par ailleurs usée par la Garde comme garnison, armurerie et lieu d’entraînement, pour les salles les plus hautes. C’est à sa base qu’était conçu le palais dans lequel siégeait le Roi, à l’abri du quotidien et des regards ; dans ce palais, le seul bâtiment dont, étrangement, la pierre paraissait terne et triste, se déroulaient l’essentiel des cérémonies officielles, des processions religieuses et, devant ce solennel bâtiment, toute la cité se réunissait chaque mois pour entendre les Prêtres conter les anciens mythes.

                Parmi les traditions de la Cité, la narration avec chaque nouvelle lune d’une histoire des Dieux était peut-être la plus importante et la plus respectée. Chaque année, c’était la Genèse qui ouvrait le bal ; les autres récits, plus détaillés, variaient selon les Prêtres officiant. C’étaient de longues journées que les Aels passaient réunis, bercés par la voix du Prêtre Conteur tandis que les autres Prêtres entamaient autour de lui une danse ésotérique au rythme de sa voix. Même le Roi quittait son trône en cette occasion pour louer les Dieux.

                Connaissance héritée des temps anciens, les Aels d’Albe avaient gardé la mémoire du monde et de sa création et révéraient les trois Dieux originels : l’Arbre, le Fou et le Roc. Leurs récits de l’époque, transmis de génération en génération par de telles cérémonies, relataient la création du Monde, la naissance des différents peuples premiers, les luttes divines et la mort des Dieux. Vivant avec la conscience que les Dieux étaient morts et avaient quitté ce monde, le peuple d’Albe s’était réfugié dans les cieux pour ne plus avoir à parcourir la terre, jugée maudite et entachée du sang des Dieux. En se réfugiant dans le ciel, ils avaient espéré trouver la quiétude et l’harmonie et la découverte des roches volantes sur lesquelles sont fondées les Cités n’avaient fait que confirmer leurs espoirs. Les traditions d’Albes étaient ainsi tournées vers la conscience de vivre dans un havre et l’espoir qu’un jour, les Dieux reviendraient à la vie, leur permettant de retourner sur terre. Prendre des nouvelles du monde terrestre était le rite d’accomplissement des Aels en passe de devenir adulte ; ils devaient aller observer de haut le monde et rapporter d’éventuels changements. Invariablement, ils annonçaient la triste vérité : le monde était rongé par d’incessantes guerres et il n’y avait nulle trace divine. Cette connaissance du sort des Dieux rendant futile toute prière ou cérémonie de la sorte — à quoi bon prier un défunt ? — le culte des Trois se contentait de révérer la mémoire des Dieux et de leur pouvoir et de transmettre la connaissance. Pour le reste, isolés du monde maudit, les Aels s’en remettaient à eux-mêmes.

                Au cœur du palais, dans la plus profonde des grandes salles aux hauts plafonds décorés de fresques relatant la fondation de la cité, le Roi trônait, ne sortant donc que de la vaste pièce dans laquelle il siégeait qu’en cas de cérémonies ou d’extrême urgence. C’était une longue et sobre salle et le trône lui-même était placé en hauteur, séparé du sol par quelques marches usées par le temps. Autour de la salle, la Garde d’Honneur veillait, silencieuse, à la sécurité d’un Roi que ne troublaient guère que l’avenir et sa succession, tant et si bien qu’elle n’avait pas servi pendant le règne de Jarel, ni celui de son père, pas plus que pendant celui du père de son père. Cadets des grandes familles et, de temps en temps, simples Gardes jugés méritants, la Garde d’Honneur était au service direct du Roi et obéissaient fidèlement à chacun de ses ordres, sans mot dire ; il s’agissait d’une décision cruciale que de devenir Garde d’Honneur car on ne pouvait quitter cet ordre intangible. Quoique nombre d’entre eux n’aient jamais eu l’insigne honneur de se voir adresser la parole par le souverain d’Albe, certains se révélaient en être les interlocuteurs privilégiés et la fidélité à laquelle se vouait la Garde permettait au Roi de parler sans retenue. C’était le cas de Priyel ; Ael de haute stature, renforcée par l’armure sobre mais élégante qu’il ne délaissait jamais, à la mine sévère et l’œil franc, ses cheveux noirs plutôt courts donnaient à voir un visage qui eût été beau s’il n’avait été si fermé. Depuis plusieurs décennies, il servait fidèlement son seigneur et vieil ami, obéissant prestement, faisant toujours montre d’une grande efficacité ; on disait de lui qu’il n’ouvrait la bouche que pour répondre au Roi.

                Côtoyer de la sorte le souverain lui avait permis de réaliser le déclin progressif de celui-ci, sans jamais s’abaisser à commenter cet état de fait. Autrefois fier et irradiant de confiance, Jarel était désormais pâle et voûté sur son trône, auquel il semblait se raccrocher pour ne pas tomber. Sans doute, lui eût-on offert un miroir ou livré un portrait de lui, il n’aurait pu se reconnaître tant il avait changé vite, comme rattrapé par les deux siècles de règne qu’il achevait péniblement. Sa charge, nul ne la connaissait, pas même ses vieux compagnons, de toute manière pour la plupart défunts. Seul son fils, en lui succédant, réaliserait l’ampleur du pouvoir dont il était le garant. Car, fait ignoré de tous, le roc d’Albe ne se maintenait pas seul dans les cieux et le trône, taillé dans la roche même sur laquelle la cité avait été bâtie, était le lien. Chaque jour qu’il passait à régner, écoutant d’une oreille distraite les rapports quotidiens, les prévisions, les vœux des prêtres et l’annonce de l’état des Tempêtes, chaque jour qu’il demeurait là, à guider son peuple de ses yeux clairvoyants mais épuisés, il nourrissait le roc de son énergie vitale. Sa lignée était grande, puissante et il était jeune quand il avait accédé au trône ; ainsi, pendant longtemps, quoique conscient de cette magie qui le vampirisait, il n’en avait réalisé les effets ; désormais que le temps le rattrapait, prêt à le balayer pour son impertinence, il en sentait toutes les conséquences et chaque heure sur le trône l’affaiblissait un peu plus.

                C’est à cette ombre, fantôme de celui qui fut adulé par son peuple, que s’adressait Priyel, narrant d’une voix neutre son rapport sur la disparition de Lajal. En tant qu’homme de confiance du Roi, il avait été chargé de mener sa propre enquête qui n’avait pas  plus aboutie que les autres : la Compagne du Prince avait dansé au réveil avec sa famille, près de la Tour, puis elle avait rejoint Virajel. Quand elle l’avait quitté, elle se dirigeait vers son habitation, à laquelle elle n’était jamais parvenue. Avait-elle, mue par une pulsion soudaine, décidé d’aller danser dans les courants et été prise d’un vent violent ? Une créature étrange comme parfois il en surgissait de nulle part, sorte de Bête ailée, l’avait-elle emporté ? Il n’avait pas l’ombre d’une piste mais ne pouvait s’empêcher de trouver étrange qu’à proximité des domaines des nobles, personne ne l’ait vu, en pleine journée. Ayant terminé son rapport, il attendit la réponse de son seigneur, réponse qui mit plusieurs minutes à parvenir :

                « Mon fils est raisonnable et sage. C’est ma fierté. Mais tu m’as parlé de cette jeune dame et de l’effet qu’elle a sur lui. Il ne doit pas succomber à ce genre de passion, avait ânonné le Roi avant de reprendre, après une brève pause. Il nous faut connaître son sort. Il y a quelque chose d’étrange ; en plein jour, sans raison… Quelqu’un l’aurait vu. Tu as ma confiance. Continue d’enquêter. Si elle est morte, nous devons le savoir. »

                Après ces derniers mots, dont la fin avait été difficile à entendre, même pour les oreilles habituées du Garde d’Honneur, un long temps s’écoula pendant lesquels personne ne dit rien ni ne bougea jusqu’à ce qu’enfin, comme d’une commune entente silencieuse, le Roi détourne ses yeux de son serviteur et ami et ce dernier incline profondément la tête avant de tourner le dos et de quitter le palais en marchant, réprimant l’envie pressante que ses ailes avaient de s’étendre et de le porter dans les cieux. Tout cela lui posait problème et, quoiqu’il ne puisse l’avouer au Roi sans élément corroborant cette idée, Priyel ne pouvait s’empêcher de penser que quelqu’un en Albe savait où se trouvait Lajal. Restait à savoir qui et pourquoi. Ayant franchi la porte du palais, il prit son envol d’un puissant battement d’ailes et, voyant l’ami du Prince, Aryael, se laisser porter par les vents visiblement en direction des domaines nobles, l’homme du Roi se décida à poursuivre par là-bas son enquête.



Chapitre 3


                Vu de l’extérieur, les domaines de l’aristocratie pouvaient paraître modestes et à peine plus luxueux que le reste de la cité : la pierre semblait bien plus lisse et plus blanche encore, si tant est que ce fut possible, les arches mieux maîtrisées, il demeurait qu’ils s’inscrivaient dans la continuité de l’architecture globale d’Albe et participaient ainsi à son harmonie. Pourtant, pénétrer dans l’une de ces vastes demeures faisait rapidement taire cette impression tant tout s’avérait plus grand et raffiné et d’une blancheur toujours plus saisissante, à tel point qu’elle en était presque aveuglante pour des yeux non rompus à ce décor. C’était dans l’une de ces vastes habitations qu’à voix basse, deux Aels richement vêtus discutaient, craignant sans doute d’indiscrètes oreilles, ce qui était probablement vain dans un pareil endroit.

                Il apparaissait rapidement que l’un dominait la conversation et que l’autre se contentait de donner le change. Ce dernier, aux cheveux blanchis par l’âge et qui, de ce fait, était probablement entré dans son troisième siècle d’existence, était de taille plutôt petite selon les normes de son peuple tandis que ses ailes d’albâtre, elles, paraissaient démesurées. Le tout eût formé un ensemble plutôt ridicule s’il n’avait affiché une mine des plus sérieuses — et pour tout dire, presque sinistre. Son interlocuteur jurait avec cet Ael atypique : grand, de stature respectable, vêtu sobrement d’une toge grise, imposait le respect et, de par son visage fermé et neutre, qui, à ne rien afficher, paraissait exprimer à son interlocuteur ce que celui-ci désirait, qualité qu’il n’oubliait pas d’utiliser. En effet, Devisel faisait partie des aristocrates les plus influents d’Albe ; issu d’une des plus illustres familles aristocrates, il s’était illustré en société en se faisant des amis un peu partout et en cachant derrière ses yeux pourtant si voraces son ambition et sa détermination. De fait, à mesure que l’influence du roi déclinait avec sa santé, celle de l’audacieux noble grandissait inversement, si bien que nombre d’Aels ne juraient plus que par lui, ses conseils et ses avis.

                Agitant une main négligente, Devisel, qui affichait un air songeur depuis un petit moment, demanda, comme assailli d’une interrogation soudaine :

                « Sais-tu où en est notre Prince Héritier ? Continue-t-il de se débattre vainement avec ses sentiments ou s’apprête-t-il enfin à céder ? »

                Le vieil Ael allait répondre mais son compagnon l’arrêta d’un geste de main, annonçant qu’à l’évidence, son honneur et son sens des traditions continuait de retenir son geste. Il savait que c’était une des manies de l’influent aristocrate que de réfléchir à voix haute pour mieux se répondre, lorsqu’ils n’étaient que tous les deux. Il avait trouvé ça étonnant, au début, puis il en avait déduit qu’à trop sélectionner chaque mot qu’il prononçait en société, pouvoir parler librement lui faisait du bien. Ainsi il laissait faire et n’eût osé l’interrompre, pris qu’il était par l’admiration sans borne qu’il vouait au grand Ael. C’était cette dévotion qui l’avait amené, lui et d’autres fidèles parmi les fidèles, à accepter sans la moindre hésitation le plan pourtant criminel de celui qu’il tenait pour son véritable seigneur. Devisel ne taisait en effet plus, depuis quelque temps, l’inquiétude que lui causait l’apathie du Roi et l’attitude candide de l’héritier ; il avait réussi, malgré le mépris qu’il lui vouait, à se faire adorer de ce dernier qui voyait en lui une sorte de mentor, ignorant tout de la duplicité de son « ami ».

                Au plus profond de son âme, pourtant, l’aristocrate n’aspirait qu’au bien de la Cité et il était persuadé que tout son plan n’était rien de plus qu’une cruelle nécessité. Il fallait avouer que le monarque laissait à désirer et que son héritier ne s’annonçait pas des plus brillants. En d’autres temps, sans doute aurait-il laissé faire sans mot dire car la vie dans la cité d’Albe est d’ordinaire paisible ; la recrudescence de Tempêtes, ces évènements naturels qui bouleversaient les cieux et menaçaient les Cités des Aels annonçait pourtant une nouvelle Guerre et Albe ne pouvait s’en tirer sans un chef puissant et déterminé. La précédente Guerre des Cieux, remontant à des temps lointains, avait épuisé la Blanche Cité, la menant au bord de la destruction. Ces temps troublés avaient vu les Aels de chaque Cité se livrer à une guerre sanglante et folle ; les Guerres avaient duré de longues années au cours desquelles les Tempêtes ne cessaient presque jamais pour, un beau jour, s’en aller en même temps que ces étranges cataclysmes qui furent rapidement assimilés à un quelconque châtiment divin. Au sortir de ces féroces affrontements, nul ne fut capable d’évoquer une seule raison à ces combats et les Prêtres, en Albe, après de longues années de débats, s’étaient mis d’accord sur le fait que les Tempêtes avaient rendus fous, pour quelque mystérieuse raison, les Aels de toutes les Cités. Depuis lors, le contact avait été presque totalement rompu entre celles-ci, si bien qu’il avait été difficile d’estimer l’intégralité des dommages. Il n’en demeurait pas moins que la Cité de Lumière avait souffert des séquelles de cette lutte insensée pendant de nombreux siècles et que certaines vieilles pierres arboraient encore les marques des combats dont elles furent les silencieux témoins.

                Si peu osaient évoquer ce sujet à voix haute, il était apparu clair à Devisel que le nombre croissant de Tempêtes appelait ce tragique évènement à se reproduire et qu’il était urgent de s’y préparer.

                « Il faut veiller à ce que la Dame se porte bien, déclara-t-il à son ami. Elle ne comprend évidemment pas et ne doit rien soupçonner mais j’ai peur que l’usage répété des drogues de la surface ne l’affaiblisse trop. Mais si elle survit et qu’elle réalise ce qui lui est arrivé, tout échoue. En ce cas, mieux vaut… »

                Le vieil Ael laissa sa phrase en suspens. Toute leur détermination n’ôtait rien à leur nature profonde et au fait que de telles méthodes ne s’étaient jamais vues auparavant, dans la cité. Quoique ne doutant pas un instant du bien fondé de leurs actions, évoquer la possibilité de la mort de leur captive était un supplice qu’il préférait s’éviter. Devisel hocha la tête, lui épargnant de continuer et manifestant son accord.

                « Pour l’instant, tout fonctionne à merveille. Ce n’est qu’une question de temps avant que le Prince ne cède aux avances de cette Yvial. Il n’y aura plus qu’à ce que sa Compagne réapparaisse pour qu’il soit à jamais discrédité. »

                Il avait beau mépriser Virajel, l’aristocrate aurait préféré qu’il y existât un autre moyen — et les Dieux, de leur demeure funéraire, savaient qu’il en avait cherché d’autres — mais il lui avait fallu se rendre à l’évidence : seule l’éviction du Prince lui assurerait de monter sur le trône… et de sauver Albe.


                Les deux compagnons sursautèrent presque lorsque le battement d’ailes approchant de la demeure les extirpèrent de leur secrète discussion. Aryael se fit annoncer quelques instants plus tard, mandant, au nom du Prince Virajel, les conseils du très sage Devisel. Ce dernier eut bien du mal à retenir un sourire cynique.


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