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                Comme souvent, en ces soirs hivernaux, l’auberge était bondée. Placée non loin des quais, nombre de voyageurs en transit, de matelots attendant que fondent les neiges ou autres individus louches s’y donnaient rendez-vous et l’on entendait cris, rires et chants provenant de l’ancien entrepôt reconverti jusque tard dans la nuit, à l’heure où la ville s’endort paisiblement, enveloppée dans un cocon tranquille. Les soirées étaient froides, en effet, dans la Cité Marchande et il valait mieux passer l’essentiel de la nuit au chaud si l’on souhaitait se réveiller le lendemain. C’était, au fond, une auberge bien comme les autres ; une enseigne rouillée qui peinait à afficher le nom de l’auberge — « La Pause du Matelot »— nom que tous avaient oublié au profit d’un plus exclusif  « l’Auberge des Quais » ; une marche à descendre menait dans une grande salle, bien souvent enfumée ; derrière le comptoir, le tenancier, Eric, était un gros gaillard barbu qui avait suffisamment écumé les mers pour connaître toutes les légendes en vigueur, affirmant même avoir bien connu un Aeve, ces mystérieux voyageurs plus connus sous le nom d’ « Anges Errants » ; quant aux serveuses, vulgaires et plantureuses, elles demandaient rarement plus d’une pièce d’argent pour une nuit chaleureuse. Cette position, au croisement des docks et de la rue du Pic, remontant jusqu’au centre-ville, plus animé en journée, non loin des navires transportant des marchandises plus ou moins légales, allant des étoffes du sud à de nordiques esclaves parfaits pour les travaux physiques tout en restant proche des échoppes, lui offrait un panorama unique, auquel s’ajoutait le plaisir d’observer, avant d’entrer, les lueurs vespérales illuminer le port avant qu’il ne sombre dans une macabre obscurité. Il en résultait une bonne adresse que l’on conseillait à tous les étrangers passant dans le coin. De plus, ces temps-ci le Sobre Eric — l’origine de ce sobriquet paraît évidente — avait loué les services d’un ménestrel qui échangeait avec plaisir une chambre, un bon repas et à boire contre quelques chansons, contes ou légendes de son répertoire trois soirs par semaine. Ce soir-là, justement, déjà passablement éméché alors seulement que les gardes commençaient leur ronde, brandissant son luth d’une main tremblante, il s’avança sur la petite estrade spécialement confectionnée pour lui, tandis que, lentement, le silence se faisait dans la salle pourtant bondée. Tycho, délaissant le jeu de cartes —qui avait fort peu de chances de le faire gagner — qu’il tenait dans ses mains et faisant signe de la tête aux autres joueurs, se tourna vers la source de l’attention générale, sirotant sa bière distraitement. Plutôt grand, musclé et endurci par les ans, le taciturne mercenaire se prit à se demander ce qui allait être chanté ce soir et caressa doucement sa Lame-Esprit, héritage de ses ancêtres Bharts.

                « A la demande de notre cher Eric, je vais ce soir sortir un peu du répertoire habituel. Ne soupirez pas, mes braves marins, vous en aurez d’autres, des chants paillards que vous connaissez sans doute déjà tous par cœur ! Non, ce soir, vous aurez droit à une histoire que je n’ai pas racontée depuis fort longtemps : celle de Tarq l’Impitoyable. »

                Par un effet de terrible contraste, la salle, pourtant agitée par le bruit de chaises et des serveuses apportant des boissons, semblait plongée dans un silence absolu, comme suspendue aux mots du baladin qui, il devait bien le reconnaître, connaissait bien son affaire. Tycho avait levé un sourcil en entendant ce nom ; si tout le monde connaissait les grandes lignes de l’histoire, elle était peu racontée dans la région, car longue et peu garnie en héros divers et variés. Et sans doute trop proche dans le temps pour les nombreux superstitieux en tout genre. Finissant d’un trait sa bière, il observa le ménestrel. Comment allait-il rendre l’histoire attrayante pour tous ces marins ? S’éclaircissant la voix, le ménestrel commença :

                « L’histoire débute il y a de cela deux décennies, environ, dans le territoire, au sud d’ici, de Keosandre ; c’était à l’époque l’un des plus puissants royaumes des Terres Sans Repos — qui si je ne m’abuse n’existe plus désormais, ayant été absorbé par je-ne-sais-quel voisin. Mais qu’importe. A l’époque, donc, ce royaume prospérait assez tranquillement, se mêlant peu des incessants conflits qui ensanglantent cette région troublée dont chacun connaît la réputation.  Il y avait bien sûr des escarmouches frontalières, quelques agressions d’armées en déroute mais, la plupart du temps, les habitants vivaient dans une tranquille autarcie. Cependant, ils ne pouvaient regarder sans crainte les ambitions de leurs voisins car, et c’est un détail que beaucoup oublient mais qui explique bien des choses, de l’or avait été trouvé en grande quantité, peu auparavant sur leurs terres. Quoiqu’ayant tenté de conserver la chose secrète, un si juteux renseignement finit par être connu et la rumeur grossissant, les habitants de Keosandre s’inquiétaient de plus en plus, tant d’une éventuelle agression que de la passivité de leur souverain — que l’on disait plus occupé à compter les gemmes de sa couronne qu’à se préoccuper de ses terres. C’est dans ce contexte que survint un individu étonnant, talentueux et au début assez populaire, qui se faisait connaître sous le nom de Tarq. 


                Tarq était pour ainsi dire un inconnu dans la région ; non qu’il y soit étranger, bien au contraire. Son teint pâlot, ses muscles fins et noueux et ses minuscules oreilles l’indiquaient à quiconque vivait dans les parages comme un membre de la famille royale, en vérité. Cependant, bien peu se souvenaient réellement de lui et, si ce n’est les quelques vieux serviteurs qui officiaient au château par le passé — ainsi que sa famille, bien évidemment — très peu l’auraient reconnu. C’est là le premier mystère qu’il convient d’élucider quant à cette figure appartenant désormais au folklore : pourquoi diable était-il un étranger en sa province ? Les sources divergent mais je crois pouvoir vous garantir la mienne, amis : je la tiens de Bâfreur — oui, ce Bâfreur, l’ancien Chien de Guerre ; on s’est fréquenté il y a quelques années et comme il boit presque autant qu’il mange, son surnom ne lui ayant pas été donné pour rien, je connais désormais tout un tas de détails sur ses aventures et ses fréquentations. Mais je m’égare ; pourquoi cette longue absence, donc, et j’ajouterai même pour vous mettre sur la piste, pourquoi cet exil ? C’est quelque chose qu’il a évidemment tenté d’effacer mais ce genre de vérité finit toujours pas reparaître. Sachez donc que, alors qu’il n’était même pas adulte et ne disposait que de quelques poils au menton, il fut mêlé à une sombre histoire familiale ; je vous passe tous les détails, toujours est-il qu’il fut, dit-on, retrouvé avec une parente en visite en position fort inconvenante. Je suppose qu’on a fait taire les serviteurs car il n’y eut pas de scandale mais Tarq, ce troisième fils désormais renié, fut envoyé vite et loin, pour qu’on l’y oublie. Où fut-ce, me demanderez-vous ? On voulut le faire rentrer dans les Ordres : le culte de l’Arbre était encore assez marginal dans la région, à l’époque et c’est ainsi que tout le monde l’oublia. Sauf qu’évidemment, il ne lui convenait en rien d’être moine toute sa vie ; déjà à l’époque, en plus d’être sournois et peu porté sur la morale, comme nous le montre son exil, ce bougre de Tarq était ambitieux. Quand et comment il parvint à s’enfuir sans faire de vagues ? C’est un mystère que je ne peux me proposer d’élucider. Cependant, en recoupant les informations qui m’ont été donné, j’ai calculé qu’il n’avait guère dû y passer plus d’une année. Qu’a-t-il donc fait pendant ces quinze années au cours desquels personne n’eut de nouvelles de lui ? Et bien il descendit plus au sud, dans les Terres Sans Repos, là où les conflits battaient leur plein et s’engagea comme mercenaire. Tarq le Mercenaire ; ironique, n’est-il point ?

                C’est donc au sortir d’un hiver plutôt doux et tranquille qu’il reparut à la frontière de Keosandre, à la tête d’une petite armée de mercenaires, suscitant d’abord la crainte, puis, une fois son identité révélée, une intense curiosité tant tous avaient oublié que la famille royale avait eu trois fils. Néanmoins, l’histoire veut que le scandale n’ait eu le temps de remonter jusqu’au Palais avant que ne survienne ce qui marqua la première étape de sa légende ; il s’avéra en effet que son retour s’était fait juste à temps et lui et ses hommes furent sur place alors que le royaume voisin, Kujah, réputé pour son agressivité, lançait son attaque sans avertissement préalable. Destin ou hasard ? Les Dieux seuls le savent ! Toujours est-il que, ayant été prévenu de mouvements de troupes suspects, sa petite force, quoiqu’en nombre bien moindre que les envahisseurs, put préparer le terrain. Durant presque une journée, un petit groupe d’entre eux, utilisant les bois comme couverts, harcela l’armée en marche, sapant leurs forces et leur moral. Quand ils arrivèrent au village frontalier que Tarq avait pris pour forteresse de fortune, ils trouvèrent des barricades improvisées mais n’aperçurent personne ; entrant, certes prudemment, ils tombèrent dans le diabolique piège du mercenaire dont les hommes, réfugiés sur les toits, prirent en embuscade groupe par groupe l’armée adverse et, sous des pluies de flèches, de tables et de tout autre objet qui pouvait servir, les envahisseurs durent se reformer à l’extérieur, affaiblis en nombre, le moral brisé de n’avoir encore pu affronter qui que ce soit. C’était sans compter sur la célèbre détermination kujienne — et, ajoutent les mauvaises langues, la perspective du châtiment qui aurait été celui du comte en charge — qui, n’en démordant pas, montèrent un camp à distance raisonnable du village, coupant la route et tout accès possible. Déjà, ce soir là, sous un ciel rougissant, Tarq apparut comme un héros aux Keosans ébahis par ses tactiques efficaces, quoique peu orthodoxes. Certains prétendent que ce fut une nuit de liesse, que la bière coula à flots et que des Anges descendirent de leurs célestes demeures pour féliciter le Prince victorieux ; d’autres, plus probables, affirment que chacun se coucha fort tôt, les victoires du jour n’ayant pas ôté les craintes quant au lendemain : certes affaiblie, le détachement d’invasion — avant-garde de la véritable armée — n’en dépassait pas moins la petite troupe mercenaire en nombre. C’était sans compter la rouerie de Tarq, trait qui lui serait bientôt caractéristique. Le lendemain, alors qu’un soleil las se levait doucement, comme réticent, sur le village frontalier et que les nuages avaient déserté le ciel pour ne pas se gorger du sang à verser, Tarq sortit, monté sur un destrier noir, en direction de l’adversaire et désigna le porteur de bannière de sa troupe : celui-ci, brandissant bien haut un caducée, délivra à l’adversaire une demande officielle de duel, engageant l’honneur des deux armées. Les termes étaient simples : l’armée du perdant rendrait les armes et s’enfuirait le plus vite possible. Ne pouvant décemment refuser, bien que ne comptant fort probablement pas respecter ces termes en cas de défaite, le commandant kujien — dont les temps ont perdu à jamais le nom — accepta et se présenta aux portes de la petite ville, accompagné, comme prévu, de son second et de son porte-étendard. On prétend que Tarq, le voyant en telle compagnie, ne put réprimer un rictus triomphant et, tandis qu’un prêtre du village lisait les formules rituelles et les lois régissant les duels entre nobles et que Tarq, jouissant du succès de sa ruse, s’employait à questionner autant que possible sur des points « obscurs et mal exprimés » selon ses propres termes — c’est là encore de Bâfreur que je tiens cela, tandis donc qu’il faisait perdre du temps à son adversaire, sa troupe de mercenaires prit en embuscade l’armée, toujours stationnée en camp. Or, privés de leurs chefs, les kujiens — dont l’armée est essentiellement composée de serfs et de paysans attirés par la médiocre paye — furent des plus désorganisés et, le camp sombrant dans l’anarchie, battirent en retraite face à l’impitoyable efficacité des mercenaires endurcis de Tarq ; l’expression du comte kujien quand les sons de combat retentirent et qu’il comprit qu’il avait été joué fut, dit-on, aussi mémorable que courte, le Prince mercenaire le transperçant de son épée avant qu’il n’ait eu le temps de réagir. Evidemment, le manque d’élégance de son geste ne fit que peu jaser tant sa victoire était inattendue et, d’étranger source de curiosité, en quelques jours seulement, Tarq devint le « Prince Mercenaire » que déjà, nombre de récits célébraient pour son courage, son audace et son sens de l’honneur.


                Ce succès inattendu bouleversa les plans des généraux de Kujah qui, convaincus d’avoir à faire à un royaume moins inerte qu’ils ne le pensaient, retardèrent leur invasion et se mirent en tête de réaménager leurs plans. Louable intention, qui permit aussi à la famille royale keosane de préparer le retour du « Fils Prodigue » tel qu’il était désormais vu, aussi ironique que cela puisse paraître et le fameux fils prit la route de la capitale avec sa troupe de mercenaires quelque peu dépassés par les évènements. C’est sur cette route que survint l’évènement qui noua la destinée de Tarq le Fol : alors qu’ils n’étaient plus qu’à une journée de marche environ de la capitale — où les attendait, selon leur capitaine, la consécration pour leur héroïsme — ils rencontrèrent un personnage étrange ; j’en sais bien peu de son apparence exacte, la seule chose que voulut bien me dire Bâfreur fut qu’il était — je reprends ses termes — « bizarre et plutôt effrayant ; dérangeant, même ». Comme pour effrayer ce bougre de goinfre, je ne vois guère que de lui montrer un plat vide ou son reflet, je devine qu’il s’agissait d’un personnage sacrément étrange. Toujours est-il qu’il arriva au camp alors que la nuit jetait ses ombres sur la troupe disparate et que les tours de gardes allaient être distribués. Demandant à voir Tarq, il obtint un entretien dans la tente de celui-ci. A l’intérieur se trouvaient aussi Bâfreur et deux des plus anciens mercenaires, réunis pour discuter de quelque question stratégique et l’inconnu se présenta à eux, affirmant être un Prophète de l’Arbre, désignant Tarq comme un « Frère n’ayant jamais voulu l’être ». Vraisemblablement, il faisait référence à l’épisode méconnu de son passage dans le Culte et cela dut suffire à convaincre notre « héros » qu’il était bien ce qu’il prétendait être. Ce qu’il se dit exactement au cours de l’heure qui suivit, je ne peux vous le dire avec exactitude. Certes, ce brave Bâfreur était là, mais il semblerait que les prédictions mystiques et les différents propos sur le passé et l’avenir du monde ne l’aient que peu intéressés. Cependant, avant qu’il ne s’endorme sur place — la nuit devait déjà bien être avancée — le Prophète passa à des annonces plus concrètes ; et notamment, après avoir fixé Tarq suffisamment longtemps pour mettre tout le monde mal à l’aise, il ânonna, en substance, « les Mercenaires apporteront le trône au Parricide, le Mercenaire lui ravira ». Là encore, les mots sont approximatifs, la mémoire de Bâfreur étant ce qu’elle est — surtout après la quantité d’alcool qu’il a dû ingurgiter pour enfin me révéler cela — mais le message était bien là. Et sur ces mots, après un silence abritant bien des émotions, il s’en fut sans un mot dans la nuit. Quant à Tarq et ses compagnons, ils déclarèrent qu’il était temps d’aller dormir.

                Je me permets de clarifier quelque chose : de ce que j’ai recueilli au cours de mes voyages, Tarq était loin d’être crédule et s’avérait même assez méfiant envers tout ce qui touche à la magie mais ce trait de caractère était loin de pouvoir rivaliser avec son ambition dévorante. Cela, Bâfreur l’avait compris ; aussi, lorsque l’on retrouva les deux autres vieux comparses de Tarq au matin, assassinés dans leur lit, il fut aisé d’accuser le manquant à l’appel. En effet, quoique l’intellect n’ait jamais été le point fort de cet écumeur de tavernes, il n’était pas sans perspicacité et avait appris à connaître Tarq dans tous ses aspects. Il savait que derrière son apparence de maintien, son calme et ses sourires polis se cachaient un homme profondément dominé par ses passions, un homme des plus dangereux. Aussi ne prit-il pas la peine de retourner dans sa couche et, affirmant qu’il fallait qu’il aille se soulager, il s’éloigna du camp et volant la monture de Tarq, mit autant de distance possible entre ce dernier et lui. C’est grâce à cela que je peux vous raconter avec autant de précision cette histoire. Néanmoins, vous le comprendrez, la suite ne peut être aussi certaine et présentera probablement des points incertains, ayant dû reconstruire l’histoire au fil des témoignages lors de mes voyages.


                Le lever du soleil amena donc la découverte, dans la stupeur générale, des deux mercenaires assassinés — et la disparition de Bâfreur. Celui-ci fut naturellement accusé et Tarq décida qu’ils resteraient sur place une journée pour les enterrer et leur rendre hommage. Sur ces entrefaites, il laissa ses troupes là et partit au grand galop sans dire où il se rendait. Où alla-t-il donc ? Nul ne le sut jamais ; beaucoup prétendirent qu’il partait venger ses compagnons assassinés, ce qui s’ajouta à sa renommée. Si chasse il y eut, il semble évident que ses motifs étaient bien moins louables, cependant. Quoiqu’il en soit, le lendemain, peu avant que ne tombe le crépuscule, les mercenaires arrivèrent aux portes de la ville, tentant de se montrer sous leur plus fier jour malgré leurs armures sales, leurs vêtements usés et leurs barbes mal rasées. Dressant un campement à la sortie de la ville, dont sortaient les curieux à la recherche de bonnes histoires à raconter, ils regardèrent partir leur capitaine triomphant vers le palais tandis que sur son chemin se rassemblaient la foule, impatients de voir si la légende était à la hauteur de la réalité. Juché sur un destrier noir, il imposait clairement sa présence à la foule qui s’était tue, se contentant d’observer, comme s’attendant à ce quelque chose de spécial ait lieu ; rien de tel n’arriva et c’est dans ce silence solennel que l’ambitieux prince désavoué traversa la ville qui l’avait vu naître et l’avait longtemps oublié, dans ce même silence qu’il franchit les portes du palais familial : c’était là que régnait son père, là bientôt qu’il régnerait aussi, il en était persuadé. L’accueil fut chaleureux, l’étrange sentiment que laissaient ces retrouvailles après de longues années d’exil tant bien que mal masqué par la joie presque sincère que s’efforçait d’afficher la famille royale. On parla peu du passé — car comment un Prince survécut comme mercenaire, c’est là une question qui intéresse peu ces nobles — et les conversations furent donc axées sur le présent et le futur ; le succès qu’avait obtenu son fils à la frontière avait semblé réveiller le roi de sa spirale d’avarice et il réalisait seulement à quel point ses terres étaient en danger. Insidieusement, tout en observant son attitude de sobre maintien et d’impassibilité, le Prince Mercenaire put donc faire part de sa vision de la situation et de la manière dont il suggérait d’y remédier. Son ton désintéressé ajouta à son crédit auprès de son père et roi qui ne vit que du feu dans la subtile manipulation de son fils. Exposant habilement la fragilité de l’armée keosane, Tarq expliqua les nombreuses manières dont l’ennemi kujien pouvait percer leurs maigres défenses sans même prendre la peine d’un siège long et coûteux non sans mettre l’accent sur le cruel manque d’effectifs, tant et si bien que l’aîné de ses frères ne put se retenir de s’exclamer qu’il était vain de se lamenter ainsi et qu’ils ne pourraient former une armée en si peu de temps.

                Quel cruel contraste me direz-vous entre ce désavoué au maintien de seigneur et une famille royale en plein émoi, domptée par ses craintes futiles — car entendons-nous bien, jamais le sort de leurs serfs ne les avaient inquiété. Néanmoins, dans ce tableau que je vous dresse, il ne faut pas oublier qui est Tarq et qu’il serait bien malvenu d’oublier un seul instant à quel point son calme proverbial masque des passions bouillonnantes qui s’agitent en son for intérieur. Il parvint finalement, après avoir vu son père passer par toutes les émotions, de la colère vengeresse envers les kujiens au désespoir le plus total, à introduire son plan et prononça le nom qui glaça un moment l’atmosphère : « Bharts ».  C’était bien là sa proposition : engager les Clans pour leur protection ; cette annonce fit l’effet d’un coup de poing dans le ventre du bon roi qui voyait déjà les sommes astronomiques qu’il lui faudrait dépenser pour l’aide d’une partie d’entre eux. Quand il reprit contenance, c’est probablement non sans un malin plaisir que Tarq précisa « Tous les Clans, bien sûr. » ce qui eut pour effet de rendre le Roi plus pâle que la mort car réalisant que la dépensière proposition de son fils renié était probablement la seule valable.


                Les Bharts, voila une peuplade qui fut au cœur des biens conversations durant les décennies précédentes. Mystérieux, tout le monde s’accorde là-dessus, ils l’étaient. Si bien que chacun en avait une vision radicalement différente, souvent opposée. On leur prêtait parfois des croyances chamaniques, d’autres affirmaient qu’ils n’étaient rien de plus que des mercenaires sans autre valeur que le profit, certains allaient même jusqu’à prétendre qu’ils ne formaient pas un vrai peuple mais simplement une réunion de hors-la-loi assemblés pour soutirer l’argent des Royaumes. Il faut dire que, dans une région gangrénée par d’incessantes guerres comme les Terres Sans Repos, les mercenaires sont rarement bien considérés, étant donné qu’ils peuvent du jour au lendemain passer d’allié à redoutable adversaire. Plus encore que ces considérations morales jugées dérangeantes, ce que les souverains abhorraient en eux était les sommes qu’ils devaient dépenser pour recourir à leur service. Et les Bharts étaient les plus exigeants.

                Réunis en une petite armée compétente, formée par les différents Clans, les Aeves étaient dirigés par le plus puissant chef de Clan qui prenait alors le titre d’Unificateur — et pour tous ceux qui parlaient de lui loin de ses oreilles, c’était le « Roi des Brigands ». Formés à la guerre dès leur plus jeune âge, ces combattants entraînés et aguerris formaient une véritable élite, maniant redoutablement bien leurs épées ancestrales — j’ai eu l’occasion d’en voir une, un jour, et je dois avouer que ce sont de magnifiques lames. Leur ténacité était pour eux une grande source de fierté et ils obéissaient à un code d’honneur assez strict dont je ne saurais vous faire un résumé sans l’entacher d’imprécisions et de faux sens, ce pourquoi je ne m’y risquerai pas.

                Ainsi, en dépit de toutes les émotions contradictoires que cela lui causait et des regards horrifiés qu’il voyait lancés de part et d’autre de la grande table, après une courte réflexion, le Roi se tint à l’avis de son mercenaire de fils, pensant naïvement que ce dernier se souciait réellement du sort du royaume. Dès le lendemain, la nouvelle circula ; les Bharts étaient entrés dans le royaume : la panique naissante vite transformée en apaisement teinté de suspicion lorsque les hérauts annoncèrent qu’ils venaient en alliés. Comment firent-ils pour arriver si vite ? Vraisemblablement, Tarq les avait déjà engagé, anticipant l’accord paternel qui lui serait donné ; bien que je n’ai pu confirmer mes suppositions, il me semble probable qu’il ait agi pendant la journée « d’hommage aux morts », la veille de l’arrivée de sa troupe aux portes du palais. Son nom redoré, Tarq se vit même gratifier du titre de « Haut Conseiller Militaire de Keosandre » et prit en charge les troupes nouvellement arrivées ainsi que la mobilisation de Keosans qu’il entreprit de faire former par sa propre compagnie de mercenaires.

                La duplicité de Tarq, désormais proverbiale, était alors bien dissimulée et il est amusant de voir comme il piégea si facilement les siens dans les filets de leur propre orgueil. Les éclaireurs rapportèrent en effet que le gros de l’armée kujienne se déplaçait désormais à vive allure vers eux et avait déjà passé la frontière. Le plan mis au point fut simple ; profitant d’un terrain plane et dégagé encerclé d’une épaisse forêt, ils accueilleraient le gros de l’armée dans une bataille rangée tandis que la cavalerie royale — les Keosans étaient certes peu armés mais les nobles étaient tout de même formés au combat — mènerait une double attaque sur les deux flancs, prenant l’ennemi en tenaille. Après avoir exposé son plan — et volontairement omis de préciser l’infanterie lourde renommée des kujiens — Tarq fit un miracle de manipulation en suggérant qu’il dirigerait lui-même une attaque de flanc ainsi qu’un de ses seconds tandis que ses frères dirigeraient l’infanterie au centre, insistant sur le fait qu’il ne voulait pas faire courir de danger à ses frères et qu’il advenait à lui, le paria, de prendre les risques en menant cette attaque audacieuse. Evidemment et comme il l’avait prévu, ses deux frères refusèrent catégoriquement de se cantonner à l’infanterie et exigèrent de commander la cavalerie : il aurait fallu être insensé pour se priver de la perspective de tels honneurs. Sans doute s’imaginaient-ils déjà revenant auréolés de gloire et de courage.

                La bataille vint et s’engagea tandis que l’impitoyable soleil, fermement campé au-dessus de la plaine, arbitrait la rencontre qui s’annonçait et qu’aux premiers éclats du fer rencontrant le fer, les nuages s’empressèrent de fuir, ne laissant que l’astre souverain toisant sévèrement les combattants. La bataille prit un tour attendu et Tarq observait de loin les armées se percutant avec fracas et, non sans admiration pour l’efficacité des Bharts qui se défendaient fort bien malgré leur infériorité numérique, il donna le signal aux cavaleries de s’élancer, un rien plus tôt qu’il ne l’aurait fait s’il avait été animé de louables intentions. Intérieurement, il était soulagé que ni son père, ni ses frères, dans leur inconscience avare, n’ait prêté réelle attention à ce que leur avaient enseigné leurs précepteurs en matière de stratégie militaire ; à ses côtés, le Roi hochait la tête satisfait de voir la cavalerie, constituée de nobles du royaume, jaillir des bois et fondre sur les flancs adverses, inconscient du piège mortel dans lequel Tarq avait précipité ses frères : la cavalerie était bien trop peu nombreuse pour une véritable attaque de flanc. Certes, la charge, désorganisant l’adversaire, rapporterait la victoire aux Keosans… au prix de la cavalerie.

                Le soleil, déclinant enfin, gorgé du sang des vaincus et de celui des vainqueurs, dans une moindre mesure, permit aux deux armées de se retirer ; les Kujiens dans un désordre absolu qui signait la perte de leur petite hégémonie guerrière, les Keosans de manière plus ordonnée ; quelle saveur ce dut être pour ce cruel frère et fils de voir la figure rayonnante de son père se décomposer en voyant les quelques survivants de la cavalerie remonter la colline, menant les chevaux des deux Princes, le corps de leurs propriétaires en travers de la selle. Que ce dut être dur pour lui de se retenir de sourire et de feindre l’abattement !

                Savourant autant le triomphe de sa duplicité que le chagrin de son père honni, le véritable Tarq perçait enfin sous son masque d’apaisement : un sourire vil peinant à s’effacer de son visage, des yeux où luisait toute sa satisfaction qui parvenaient avec difficulté à se faire froids et calculateurs quand on lui adressait la parole. Le retour au palais fut évidemment en teintes multiples, tant la nouvelle de la mort des Princes contrebalançait le triomphe de l’armée et le royaume qui apparaissait sauvé des tourments dans lequel on le voyait déjà plongé. Le plan diabolique du capitaine mercenaire, propulsé Haut Conseiller ne s’arrêtait néanmoins pas là car, arguant des « mesures de sécurité », il fit entrer au palais les Bharts recrutés par ses soins dans le but d’assurer la sécurité du Roi ; ce dernier, abattu, ne vit pas la seconde partie du piège dont les mâchoires métalliques se refermaient inexorablement : quand ils furent seuls face aux dépouilles des deux malheureux, le fils exilé exposa la situation telle que le Roi l’aurait vu s’il avait été plus rusé et moins focalisé sur les risques courus par sa fortune puis le trépas de ses enfants. Insensible à la colère impuissante du père, il quitta la salle le premier. Le lendemain, la nouvelle se répandit dans le royaume qui se réveillait triomphant : le Roi, fou de chagrin à cause de la mort de ses deux fils, s’en était imputé la responsabilité et s’était suicidé, non sans laisser une lettre d’excuses rétablissant son troisième fils comme héritier légitime…


                Le temps passa et je ne vous détaillerai pas le règne de Tarq, l’hégémonie keosane et les « guerres tarquiennes » en détail ; j’en aurai jusqu’au matin, vous connaissez tous déjà ce récit et ce n’est pas notre propos : c’est Tarq lui-même, que nous suivons. Tarq, salué comme un sauveur et rapidement couronné Roi de Keosandre. Son ambition ne s’arrêtait néanmoins pas là et ce succès ne fit que lui permettre de dévoiler son véritable caractère, des plus ombrageux, ses colères froides et violentes, son mépris des traditions. Une nouvelle peur lui vint aussi : perdre ce qu’il avait mis tant de temps à obtenir. Le royaume autrefois paisible devint une machine de guerre performante et efficace, mettant à profit la population pour lever une armée impressionnante et bénéficiant d’un entraînement solide avant de se lancer à la conquête de ses voisins. Il eut d’abord besoin des Aeves et de leur redoutable talent pour la guerre ; ceux-ci, grassement payés, ne se soucièrent pas à temps de n’être devenus qu’une arme au service d’un monarque et ils réalisèrent — bien trop tard — leur erreur au cours du siège de la capitale kujienne.

                La tactique proposée était — comme toujours — proche de la perfection et demandait une synchronisation que l’on ne pouvait demander qu’à des guerriers comme des Bharts. L’assaut eut lieu peu avant l’aube, tandis que les ombres de la nuit, disparates, s’effaçaient peu à peu et que le monde se dévoilait à nouveau : les guerriers d’élites devaient utiliser une faille dans la défense des murs adverses et en profiter pour s’introduire et ouvrir les portes, permettant aux Keosans de s’introduire et de capturer la citadelle. Une fois cet acte fait, ils devaient reculer peu à peu puis se replier tandis que la cavalerie keosane — encore elle — se jetterait sur l’ennemi dans un mouvement coordonné. Tout se passa comme prévu jusqu’à ce qu’évidemment, la cavalerie ne charge qu’avec quelques minutes de retard ; minutes délibérées qui s’avérèrent fatales aux fiers mercenaires, hachés menus dans leur fuite. L’histoire veut que pas un ne survit, ce que je juge fort peu probable. Sans doute Tarq fit-il éliminer les survivants — et, sûrement, certains s’enfuirent, devinant la tromperie. Ce fut néanmoins la fin, sanglante et héroïque, de ce peuple guerrier, au plus grand soulagement de la plupart.

                Cette trahison n’empêcha pas à Tarq de remporter la victoire, suivie d’autres, en nombre tel que l’on cessa bien vite de les compter. Dans ces terres déchirées par la guerre, où l’affrontement était devenu rituel, les monarques étaient pour la plupart empâtés et rompus à ce qui était devenu une tradition ; l’apparition d’un véritable seigneur de guerre bouleversa la donne et personne ne réagit correctement pendant de longues années. Vieillissant, ses succès le rendant arrogants, Tarq changeait lui aussi. Son royaume, s’étendant, ne ressemblait plus en rien à ce qu’il avait été : les paisibles prairies, l’orgueilleux palais, resplendissant d’une architecture et des décorations les plus fines, la ville bruyante et animée ; tous ces éléments caractéristiques du royaume de Keosandre avaient peu à peu disparu, laissant place à un univers martial, reposant sur l’efficacité. Le palais lui-même, tout en gardant sa forme d’antan, avait été transformé pour répondre à des normes fonctionnelles. Néanmoins, la guerre ne satisfaisait plus Tarq comme auparavant et, de plus en plus, il délaissait à des nobles triés sur le volet le soin de guider ses armées. Il avait éliminé froidement la plupart de ses anciens alliés, ceux qui l’avaient trop longtemps vu comme un mercenaire sans le sou, pataugeant dans la boue avec ses troupes ; les autres, ils les avaient pour la plupart anoblis et envoyés au front, là où les tourments de la guerre auraient raison d’eux. Il n’en avait oublié qu’un ; l’insignifiant gros lieutenant qu’il avait très tôt chargé de l’intendance, devenu l’âme de son palais, dirigeant cuisines, écuries et personnel d’entretien d’une main de fer, son efficacité l’avait rendu invisible aux yeux du monarque que l’ambition dévorait toujours plus.

                Dans sa folie, Tarq souhaitait en effet unifier les Terres Sans Repos, caressant le vain espoir de fonder un empire. C’est dans ce but qu’il invita l’ambassadeur pandarian, désirant obtenir le soutien de l’Eternel Royaume, que celui-ci affaiblisse les royaumes mineurs à sa frontière orientale, facilitant la tâche du seigneur de guerre. Quoique son offre, qui comportait des territoires au sud, fut intéressante, Sa Majesté ne semblait voir d’un bon œil l’expansion de cet ambitieux qui ne reculait devant aucune trahison, aucun crime. Cette audace fut la dernière de Tarq, dans l’un des plus vastes salons de son palais, l’un des seuls qu’il n’avait pas fait modifier et qui gardaient luxe et prestance. Sous les lueurs fastes des murs tapissés, du marbre parfait ornant le sol, il entama les négociations en offrant un verre de vin à l’ambassadeur qui accepta la coupe servit par l’intendant dans le calme le plus parfait et sous les yeux impassibles du pandarian, Tarq déploya tous ses talents d’orateur, tout son charisme en espérant que l’ambassadeur rejoigne son avis et accepte l’alliance qu’il proposait. Une quinte de toux s’ensuivit, sous les yeux du taciturne diplomate et de l’intendant ; celle-ci ne cessa que lorsque le monarque expira enfin, non sans avoir combattu cette mort imminente pendant de longues minutes, mettant fin à l’hégémonie qu’il avait créé et qui, privée de son maître, se divisa et s’éparpilla aussitôt. Ainsi mourut l’un des tyrans les plus haïssables, mais aussi parmi les plus efficaces, de l’Histoire mouvementée des Terres Sans Repos. »


                L’assemblée, captivée par le récit, resta un moment muette lorsque le ménestrel eut achevé sa longue histoire, riche en vices et en trahisons ; puis, les uns après les autres, les clients se mirent à applaudir bruyamment le conteur, martelant parfois de leurs chopes les tables abimées de l’auberge, commandant une dernière boisson à un Eric qui s’était lui aussi laissé charmer par la voix du baladin. La nuit était maintenant bien avancée et il serait l’heure pour tous d’aller s’enfoncer dans les méandres du sommeil, en attendant que ne reprennent leurs routines quotidiennes.

                Toujours assis à sa table, Tycho demeura en silence un moment. Quoiqu’il ait accepté ces évènements, qu’il ait renoncé au passé, entendre ainsi contée la chute de son peuple, la mort de ses traditions avait eu l’effet d’un coup de masse sur lui ; il resta de longues minutes, plongé dans ses souvenirs, jusqu’à ce qu’un ivrogne, tentant de sortir de la taverne, ne s’appuie sur sa table et, faisant bouger sa Lame-Esprit, ne ramène le mercenaire à la réalité. Contemplant la salle, la vie qui s’en dégageait en dépit de tout, jetant un œil à la nuit profonde et solennelle au dehors, aux innombrables étoiles, il soupira et se leva, décidant qu’il était temps pour lui d’aller se reposer. Qui savait où ses pas l’emmèneraient le lendemain ?

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