Lorsque la lumière filtra à travers la tente, Lonstroek ne put s’empêcher de contempler le corps de sa femme et d’y voir les ecchymoses qui couvraient son visage. Il avait commencé à passer la nuit à ses pieds, puis il n’avait pu s’empêcher de se coucher auprès d’elle, il s’était recroquevillé pour empêcher illusoirement la chaleur du corps de s’évanouir, comme si ce geste aurait pu permettre à Ilda de rouvrir ses yeux effrayés et de lui passer sa main sur sa joue, comme on excuse un enfant qui ne sait pas ce qu’il veut. A plusieurs reprises, il avait contemplé l’éclat terne de la lame de l’épée qui reposait contre l’entrée. Au milieu de son immense confusion ressortait le besoin de sentir son poids dans ses mains et de défier tout ce qu’elle signifiait.
Enfin il bascula malgré lui dans un sommeil tourmenté. Il se voyait au milieu d’une rivière. Le courant heurtait son torse. Et plus l’eau le heurtait et plus il se sentait fort. Pour la braver, il plongea sa tête sous l’eau et tira de toutes ses forces sur les bras pour s’enfoncer plus loin encore, jusqu’à un amas de sable au-dessus duquel luisait au soleil un écran de verdure. Le contraste de luminosité était saisissant avec la pénombre environnante et les teintes sombres de l’eau. Sa tête donna une longue impulsion qui fit céder la main invisible qui lui résistait. Il lui restait une poignée de mètres à faire, à condition de traverser au plus court la rivière et ne plus avoir pied pour l’atteindre. Il continua avec détermination. Pourtant, il eut bientôt besoin de toute la puissance de ses jambes pour résister. Il traversa d’abord le plus latéralement possible mais le courant le frappa de plein fouet, le faisant reculer inexorablement. Il s’employa alors à l’affronter moins frontalement. Seules quelques brassées le séparaient de la rive de la rivière. Sa volonté était contrariée d’être maintenant si proche du but sans avoir pleinement affrontée de face la force de son adversaire invisible. Il se devait de plonger au cœur de la tourmente. Il prit appui avec la pointe de ses pieds sur les derniers rochers pour donner l’impulsion. Immédiatement, le courant le heurta sur toute sa longueur. En cherchant à se redresser, son tibia heurta une pierre saillante. Ses muscles se crispèrent, sous l’action de la douleur il stoppa net ses gestes. Immédiatement, le courant prit l’ascendant et l’arracha de son but. Ainsi entraîné, Lonstroek vit la verdure illuminée s’éloigner. Il contracta tous ses muscles pour reprendre l’assaut mais il n’avait plus la volonté de lutter ; il trouva même enivrante la sensation d’être porté sans effort. Pourtant, il savait quelle menace allait arriver derrière lui s’il ne luttait pas. Il se réveilla au moment où le fracas du torrent allait l’engloutir.
En voyant Ilda impassible, il repensa à son rêve. Sa lutte contre le courant fit écho à son refus de la voir sans vie, comme si, par sa seule volonté ou par un geste secret à découvrir, il aurait pu lui faire rouvrir les yeux pour y plonger encore une fois. Tout comme dans son rêve, il se résigna à accepter la vérité. Mais quelle vérité ? Ilda était morte. Pourtant ne lui avait-elle pas délivré un message ? La lumière du matin et le chant des oiseaux donnèrent un nouvel élan à ses pensées.
Alors que l’épée trônait toujours contre sa tente, il sut qu’elle n’avait été qu’une puissance illusoire, il la prit fermement dans ses mains, glissa ses doigts sur le fil de la lame jusqu’à sentir sa chair s’ouvrir et libérer son propre sang. Il n’y avait plus de chimères dans sa tête, derrière lui le corps de sa femme était sans vie, et l’arme ne suintait pas, et si sang il y avait, c’était le sien qui coulait à travers ses doigts serrés. Il s’essuya la paume contre sa joue, puis caressa la joue d’Ilda, qu’il macula malgré lui. Il attendait encore une fois qu’elle rouvre ses yeux. Il attendait qu’elle le gronde, qu’elle lui raconte ses rêves. Il était prêt à accepter son message mais rien ne sortit de ses lèvres. Il se saisit de sa tête et l’embrassa fougueusement, et ses larmes qu’il n’avait pu libérer pendant la nuit se joignirent au sang encore humide de sa caresse. Il réentendit les derniers mots de sa bien-aimée et lui chuchota sa réponse à en perdre son souffle, la main tendrement posée sur la joue froide.
- Je t’aime aussi, Ilda... Je t’aime… Je t’aime… Je t’aime… Ilda…
Les yeux fermés pour ne pas faire face au spectacle, il revécut l’ultime scène telle qu’elle aurait dû se passer. Dans sa tête, Ilda lui disait tout ce qu’elle avait vécu ces derniers jours. Bien sûr, il n’imagina rien de la nuit avec le monolithe, mais, à la place, il comprit toutes les idées qu’elle lui avait cachées. C’est alors qu’il prit en horreur de ce qu’il était devenu.
- Je t’ai trahi, Okkor. Je t’ai trahi. Tu n’es pas le dieu de cette tuerie. « Que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique.» Oui, je dois être banni !
Pour répondre au mantra, Lonstroek aurait dû convertir Ilda à sa foi : à la place, il l’avait rejetée, tuée… Ilda faisait partie de son peuple, elle était une partie du tout. En la tuant de ses poings, il avait pour ainsi dire divisé son peuple. Il avait fait fausse route et tout son peuple l’avait suivi. Plus exactement, tout son peuple avait suivi le Devin. Et lui aussi avait obéi aux ordres. Il avait même fait plus, il avait organisé les souhaits de son ami. Puis, imperceptiblement, il associa l’idée du Devin à celle de l’épée. Il n’avait qu’une idée, non pas la prendre pour la retourner contre lui comme durant toute une partie de la nuit mais la jeter loin de lui car il était prêt à affronter Reyv’avih.
*
Dans sa tente, au milieu de la nuit, le devin fixait les bols qui contenaient les différentes poudres qu’il utilisait pour maquiller son visage lors des cérémonies. Il se rappelait du fameux jour où tout avait commencé. Il se revoyait désemparer face au choix d’affronter oui ou non son peuple et hésiter entre le maquillage bleu et le rouge. Que ce serait-il passé s’il avait prit le bleu ? Okkor l’aurait-il fait souffrir à ce point ? Pour lui, tout avait basculé à ce moment là. Et même ses rares rêves lui criaient comme une erreur. Depuis quelques jours, l’un d’eux revenait sans cesse. Il était écrasé par le soleil dans un paysage désertique, épuisé par la chaleur, et le sable lui brûlait les pieds. La lumière était telle qu’il avançait en fermant les yeux. Puis, au bout d’une longue marche, ses pieds finissaient par butter sur quelque chose qui le faisait tomber. Même au sol, il refusait d’ouvrir les yeux. Couché au milieu du sable, il sentait ses forces l’abandonner. Il n’avait pas peur, au contraire, une forme de sérénité l’envahissait progressivement. Ses yeux restaient clos et ses paupières formaient toujours un écran rouge contre le soleil brûlant. Paradoxalement, il attendait une aide dans ce désert, un signe pour qu’on lui indique le bon chemin. Bientôt des cris lui parvinrent. Il y avait de la joie et de la violence en eux. Bien qu’ils fussent touts proches, il se refusa à ouvrir les yeux. Puis, tout près, des pas crissèrent dans le sable. Une main s’approcha de sa joue et la caressa. Il fit un geste pour la retenir, mais une voix d’homme le stoppa net; celle d’une femme, autoritaire, lui répondit dans une langue qu’il ignorait. Elle s’approcha tout près de lui, il sentait son parfum épicé et il devinait son souffle sur ses cheveux. Doucement, elle lui recouvrit la tête d’un tissu. Instantanément, un immense bien être l’emplit à son contact. Sous cette ombre, ses paupières devinrent enfin un écran tout bleu sur l’extérieur.
Il se réveillait toujours à ce moment là parce qu’il avait envie de rouvrir les yeux pour découvrir le visage de cette femme. A force de faire ce rêve, il avait l’impression de la connaître. Pourtant, les premières fois qu’il le fit, seule l’omniprésence de bleu et de rouge le hanta, comme s’ils le persécutaient encore dans ses moments d’absence. Maintenant, même pendant son rêve, une partie de sa conscience persistait et attendait avec impatience la caresse de la femme pour recouvrir son visage ; et les deux couleurs pendant quelques instants disparaissaient de son esprit. Son envie d’ouvrir les yeux pour la contempler était telle qu’il le faisait réellement malgré lui, et il se réveillait bien sûr seul au milieu de la nuit, et les pots de couleurs étaient tous remplis du même gris dans la pénombre.
Mais les lueurs de ce petit matin-là délivraient déjà suffisamment de lumière pour que leur contenu lui rappelât son fameux choix de se grimer en rouge pour parler à son peuple. Il l’avait fait pour se donner du courage mais n’était-ce pas également pour défier un instant Okkor qui l’ignorait depuis tant d’années? Il était tellement las de toujours ruminer les mêmes idées qu’il voulut d’abord imaginer une autre hypothèse : Quel destin aurait connu son peuple s’il avait choisi ni la couleur bleu, ni le rouge mais du jaune ? Ou plutôt s’il s’était tû tout simplement ? Aurait-il eu le droit de voir la femme de son rêve ? Certainement pas. Il ne ferait même pas ce genre de rêve. Il reproduirait sans cesse les mêmes journées, un peu plus ignoré à chaque saison. Perdu dans ses pensées, il n’entendit pas les bruits de pas s’approcher, il n’en sortit que lorsque Lonstroek entra dans la tente avec l’épée à la main.
Son ami avait des traits incroyablement confus. Ses yeux rougis par le chagrin donnaient à l’ensemble une beauté sauvage. Bien que sa bouche eut envie de mordre, la voix qui en sortit résonna dans le silence avec une douceur apaisée.
- Je vois que toi aussi tu ne dors plus non plus, commença-t-il. Les yeux du devin étaient fixés sur la lame luisante pointée vers lui. « Je ne te demande pas si toi aussi tu n’as pas bien dormi, je le devine. J’espère seulement que tu as eu une petite pensée pour Ilda… » Le mot s’étouffa dans la gorge et son regard s’humidifia.
- Ilda a bien du mal à comprendre ma mission, je veux dire notre mission, répliqua Grug sur la défensive, toujours inquiet et fasciné par la présence de l’arme entre eux.
- « Oh elle ne te gênera plus dans tes projets, crois-moi… » Tandis qu’il n’arrivait pas à dire la vérité, la pointe de l’épée s’affaissa, sans pour autant que la gêne du devin ne tombât, car il ne comprenait toujours pas cette incursion si matinale dans sa tente. «Là où elle est, avec tout le mal qu’on lui a fait ces derniers jours, on devrait la laisser tranquille… Oui, la laisser tranquille, la laisser nous faire partager ses rêves… Et à nous de les comprendre... Je veux dire… à toi de les comprendre… »
- C’est ça, tu es venu me tuer parce que j’ai voulu la toucher ?
Au ton de la réplique, Lonstroek comprit soudain combien la présence de l’épée pouvait être menaçante et qu’il n’arriverait pas amener la discussion là où il voulait. D’ailleurs, le savait-il seulement, tellement d’émotions le submergeaient à tout instant ? Et il se sentait si loin de la scène de la veille dans ce même lieu.
- Ton épée ? Je n’en ai plus besoin, répondit-il pour le rassurer. Je n’ai plus besoin d’elle pour tuer… »
Il ne réalisa pas combien sa phrase pouvait être mal interprétée et il y eut un geste de recul de la part de son interlocuteur. Sans cesse, ses pensées revenaient vers le corps maintenant impassible de sa femme, si bien que chacune de ses fins de phrases l’éloignaient de ses intentions initiales. Pour reprendre le dessus sur ses émotions, il se redressa sur toute sa hauteur. Le devin sursauta en se protégeant le visage avec son bras. Voyant ce geste, il sourit et lui tendit l’arme.
- Reprend la, sinon c’est contre moi qu’elle finira.
- Tu… Tu es sûr que tu vas bien ?
- Non… En fait, si… Ilda est… morte, soupira le guerrier. Il n’arrivait toujours pas à sortir de sa confusion. Mais d’avoir pu enfin énoncer ce fait à voix haute lui donna un peu plus d’aplomb. Il n’était pas encore prêt à l’expliquer.
- De quoi tu me parles, s’étonna Grug ? Pourtant, il commençait à entrapercevoir la vérité.
- Ilda est morte. C’est terrible, non ? Et c’est même plus terrible que ça, parce que sa mort prouve que nous avons eu tord. Je suis venu ici pour te dire que j’ai compris ce qu’elle voulait nous faire comprendre avec ses rêves. Nous faisons fausse route, tu sais.
Quand Lonstroek était rentré, juste avant de pénétrer, il avait eu les idées claires, mais la douce pénombre de l’endroit et l’omniprésence de sa femme dans ses pensées les lui avaient immédiatement retirés. Pourtant à cet instant précis, il retrouva son assurance. De son côté, comme s’il s’agissait d’une nécessité, Grug reprit l’arme à terre. S’il s’était senti jusqu’à présent menacé physiquement, il ne s’était pas attendu à une telle attaque sur le plan des idées, son ami avait toujours été son allié, le seul véritable allié dans toutes ses démarches. Le voir ainsi prendre la même posture qu’Ilda le déstabilisait totalement et il avait lui-même si peu de force pour l’affronter sur ce nouveau terrain que sentir l’épée contre sa poitrine lui procura un réconfort, en même temps qu’un sentiment de colère germait en lui.
- Faire fausse route, s’indigna-t-il ? Parce que tu crois qu’il est si simple de voir clair dans tout ce chaos qui nous entoure ? Tu crois que tous les signes que nous voyons ci ou là veulent dire grand-chose ? Et bien, pourtant, moi, il faut que je les fasse parler, ces signes. Il faut que je leur donne un sens. Et que ce sens vous parle à vous tous, enchaînait le devin qui pour la première fois dévidait sans s’en rendre compte ses propres doutes. Tu sais où on est ?
- Non, mais je sais où nous n’allons pas, s’opposa Lonstroek qui n’arriva pas en prendre prise sur les phrases qu’il entendait.
- Tu ne sais rien ! Tu ne fais que défendre ta femme ! Moi, je sais où nous sommes ! Dans le désert ! Dans le désert et je dois avancer les yeux fermés. Pour vous tout est lumière, mais pour moi, tout est rouge, tu comprends ? C’est ça, être devin ! VOIR TOUT EN ROUGE !
- Mais ce ne sont pas les paroles du prophète ! Tu le sais bien !
- Ecoute, le prophète nous a-t-il seulement dit quoi que ce soit sur mes visions ? Je te dis que dans mes visions, je suis seul, dans le désert, et tout est rouge parce que j’ai les yeux fermés pour qu’ils ne soient pas brûlés par la lumière. Et quand je tombe, épuisé, tout devient bleu parce qu’une femme me voile les yeux pour me protéger du soleil. Et tu ne sais pas combien je me sens bien de voir enfin un peu de bleu. Voilà des paroles de devin, c’est sûr qu’elles n’ont rien à voir avec celle du prophète. Trouve moi un sens à tout ça et tu pourras me dire si, oui ou non, j’ai tord ! Le prophète ne nous a rien dit d’utile pour atteindre notre but et pourtant, en m’écoutant, nous en sommes tous proches. Nous n’avons jamais été si près d’être réuni. Dans quelques jours, nous serons à nouveau dans l’Ile Sanctuaire. Tu te rends compte ?
Devant un tel flot de paroles, les deux hommes se trouvèrent finalement sans voix : l’un surpris d’en avoir tant dit sur son calvaire de manière si lucide ; l’autre désarçonné par tant d’éloquence soudaine et par la détresse sincère qui filtrait derrière cette colère. Sans s’en rendre compte, le devin avait également pointé l’épée en direction de son seul ami. Ils étaient immobiles, face à face, et pourtant, s’ils avaient écouté leur cœur, ils se seraient tous les deux serrés dans leur bras, car l’un et l’autre se sentaient, à cet instant précis, perdus et seuls au monde pour des raisons qui dorénavant les sépareraient. Des bruits déchirèrent le silence. Un début de tumulte tout autour d’eux les sortit de la fugace contemplation du vide immense que chacun portait en eux. Puis, des cris rompirent définitivement leur face à face.
*
Toutes ces dernières semaines, la progression des ihlaks s’était faite avec beaucoup moins de violence. La force qu’ils constituaient avait atteint une dimension telle qu’aucun combat inorganisé ne pouvait leur faire face. Peu à peu, comme leur destination finale était connue des peuples qu’ils traversaient et dans la mesure où on savait qu’ils ne restaient pas, leur séjour était souvent organisé de manière à ce qu’il dure le moins longtemps possible.
Depuis qu’ils approchaient de l’Eldred, leurs Terres ancestrales, à nouveau des hommes et des femmes se joignaient à eux. Il s’agissait d’anciens ilhaks qui n’avaient pas suivi le Grand Exode et s’étaient assimilés aux nouveaux envahisseurs. La semaine passée, ils avaient accueilli tout un détachement militaire, dirigé lui aussi par un ancien ihlak, et hier encore deux autres colonnes de cent hommes. Les autorités d’Eldred commençaient à s’inquiéter de la double menace que constituait cette armée toute proche de leur frontière, décidée à reprendre un territoire qui leur avait été conquis il y a plus de deux siècles mais, également par les soulèvements que les anciens ihlaks déclenchaient ici et là. Si les eldreds avaient chassé sans ménagement les premières années les anciens occupants, ils avaient fini par accepter les derniers survivants, voire par leur confier des fonctions de plus en plus importantes de manière à éviter des tensions avec les nations voisines qui ne voyaient pas d’un bon œil leur installation et les mouvements migratoires sur leur sol. Depuis plusieurs semaines déjà, ils organisaient leur plan de bataille.
Quand Lonstroek sortit de la tente, il trouva des ennemis au cœur du campement. Très vite, on l’informa qu‘ils avaient été trahis par les deux derniers détachements arrivés. Il y avait donc en leur sein près de deux cent hommes qui avaient organisé ce piège. Et bien sûr, on ne tarda pas à lui annoncer l’encerclement du camp par l’armée d’Eldred. En tant que général, il savait qu’un tel affrontement allait se produire, mais, jusqu’à présent, il avait toujours pu anticiper et prendre l’initiative sur de tels combats.
Déjà des corps jonchaient certains couloirs. La panique se répandait partout faute d’identifier une force à affronter. Il fallait impérativement trouver un point d’appui pour organiser ses forces. Ici et là, il distinguait des poches de résistance mais il était incapable de localiser ses lieutenants pour y diffuser des ordres. Sans idée précise en tête, il appela à lui. A sa plus grande surprise, ce furent des cris de femmes qui lui répondirent. Peu à peu, elles venaient à lui et l’encerclaient. Certaines cherchaient un espace de sécurité mais la plupart avaient pris des armes de circonstance et attendaient des ordres. Puis, elles amplifièrent cet appel de leurs voix aigues. En guise de réponse, celles plus graves des hommes montèrent progressivement en puissance, modulant dans l’air un début de mélodies. Ces cris improvisés en chant leur donnèrent une soudaine détermination qui déstabilisa leurs adversaires. Ils permirent également à Lonstroek d’identifier les places fortes. Il déplaça sa troupe de femmes qui continuait d’exciter leurs hommes pour ce combat aux dimensions irréelles pour lui. Ses gardes du corps improvisés tombaient fréquemment sous des coups plus expérimentés, mais, peu à peu, de vrais soldats le rejoignaient. Il commença à distribuer des ordres de manière à protéger davantage les femmes et former des groupes plus hiérarchisés. Il avait décidé de se diriger vers un îlot d’affrontement périphérique au camp dans lequel ses hommes luttaient contre un important surnombre. Il avait fait ce choix car elle était devenue un point d’appui dans le dispositif ennemi autour duquel il s’était organisé. S’il réussissait à l’abattre, il créerait une brèche qui créerait et désenclaverait ses troupes du guet-apens. Et enfin, il pourrait enfin affronter la véritable armée qui les menaçait.
Depuis leur départ de la Vallée de Glace, les ihlaks avaient toujours été portés par des signes. En tout cas, leur devin avait toujours su valoriser tantôt la présence d’un oiseau, une forme de nuage ou une succession inattendue d’évènements ; Lonstroek, lui, devait affronter l’absence de signes. Et qu’il y en ait eu ou pas importait tellement peu pour lui, il avait battu sa femme à mort et Grug ne semblait même pas croire en ses propres discours… Pourtant, quand il vit le nombre de soldats qui allaient les affronter, il ne put s’empêcher de rechercher ces signes qui l’aideraient à emmener ses troupes vers la victoire, c’était même plus que ça qu’il lui fallait faire, c’était faire survivre son propre peuple. Deux femmes le regardaient depuis quelques secondes et semblaient lire dans ses yeux toutes ces questions. Lorsqu’il détourna son regard pour chercher un endroit vide où le poser, des larmes commencèrent à couler. Il n’avait pas envie de se battre, il voulait serrer le corps de sa femme, la protéger de la folie meurtrière qui allait se dérouler.
- Ilda… Ilda…
- Oui, ta femme est bien mystérieuse… Encore plus ces derniers jours…
Il se retourna, un visage déjà ridé mais digne lui faisait face. C’était une veuve qui avait perdu ses deux derniers enfants quelques jours auparavant. Il chercha à retenir ses larmes, mais il sentit en elle le même vide qui habitait le Devin, le même vide qui l’habitait maintenant lui aussi.
- Il y a longtemps que je n’ai plus de larmes… A défaut de pleurer moi aussi, ça fait du bien d’en voir. Ca me fait du bien de savoir que même celui qui a conduit ma famille vers la mort pleure lui aussi.
Les mots auraient pu être durs, mais ils étaient prononcés avec une grande douceur. D’autres femmes s’étaient retournées et regardaient leur chef s’abandonner. La veuve s’approcha de lui, le prit sur son épaule et passa sa main derrière la nuque et plaqua son oreille contre sa bouche.
- Tu peux pleurer ou pas, tu feras comme tu voudras, mais moi j’ai besoin de toi, j’ai besoin de cette victoire, tu comprends ? Que tout ce que nous avons fait ne soit pas vain… Sinon à quoi bon vivre…
Il se redressa, s’attendant à lire de la honte partout autour de lui, mais tous les visages qui lui faisaient face étaient inquiets, non pas pour leur survie mais pour des êtres chères qui, tantôt en vie, tantôt morts, étaient sortis de leur ventre, qui leur avaient apportés la viande et le bois dans les tempêtes ou qui les aidaient quand un proche était malade. Devant ce cercle, Lonstroek avait trouvé son signe, il fallait gagner. Il se redressa, les yeux toujours brillants de larmes, mais une soudaine détermination les emplissait. Les femmes regardaient leur chef et attendaient elles aussi un signe. Et cette détermination dans les yeux de leur chef en était un. Ce visage pourtant inhabituellement marqué les fixa une à une. Chacune sentit en elle une force nouvelle le temps de cette rencontre. Cet homme possédait une aura, fragile et douce qui leur parlait plus que des mots, la beauté d’un homme secrètement blessé que leur instinct de femme voulait protéger. Et quand Lonstroek sortit complètement de sa torpeur, elles burent ses paroles.
- Femmes, aujourd’hui, vous ne serez plus femmes, vous serez soldats ! Mes soldats ! Aujourd’hui vous ne donnerez pas la vie mais vous l’arracherez ! Vous l’arracherez avec vos épées, vos ongles, mais vous l’arracherez ! Regardez devant vous ces soldats qui nous encerclent. Ils se rient de vous car ils ignorent que vous êtes des soldats, ils ignorent que vous allez leur arracher leur vie. Regardez vos maris ou vos enfants. Ils vont perdre. Ils sont deux contre un et ils le savent. Sans vous, ils perdront. Donner leur le courage d’arracher la vie de ses soldats qui sont deux contre un. Et avec vous à leur côté, tous nos hommes ne seront plus des soldats, ils seront des hommes qui nous mèneront au cœur de l’Eldred. Jusqu’à l’île sanctuaire !
Tandis qu’il s’apprêtait à se lancer dans la bataille pour entraîner sa troupe d’infortune, des dizaines de main s’agrippèrent à lui. Elles voulaient le remercier, toucher le corps de celui qui allait les conduire vers la victoire, certaines cherchèrent même à l’embrasser. Il sourit, pensant que c’étaient de drôles de soldats qu’il avait là, mais leur visage était transformé, il n’y avait plus d’inquiétude, juste la peur de ne pas savoir, mais elles étaient toutes prêtes à obéir et à mourir pour leur peuple.
*
La journée fut torride, le soleil écrasait tout sous ses rayons. Lorsque la nuit finit par prendre timidement l’assaut de cette interminable journée, quelques nuages clairsemés strillèrent le ciel, comme s’ils cherchaient à précipiter l’agonie d’unrlumière d’entre-monde vers le pays des ombres. La terre était encore chaude de soleil et toute la faune attendait la nuit pour reprendre vie. Seul bruit dans ce monde immobile, des cri-cri de grillons sourdaient de la terre. Seul élément vertical vivant à l’horizon, une fumée sortait d’un bois, accompagnée de sanglots contenus. Au milieu de ce spectacle impassible, les ihlaks se rassemblaient hors de leur camp. Leur camp avait été saccagé, les corps des morts et des blessés parsemaient les alentours et les chemins vers les tentes, ceux des ennemis étaient impitoyablement transpercés. On avait même confié aux femmes les traitres qui avaient survécu le soin de se venger, et elles s’acharnaient sur eux pour oublier les futures nuits remplis de chagrin. Après cet élan de rage, ils avaient hurlé de joie en voyant battre en retrait leurs ennemis. Puis, très vite, un profond recueillement avait succédé à cette bataille sans vainqueur, où l’on ne pouvait compter les morts ni d’un côté ni de l’autre.
Les femmes avaient payé un lourd tribut mais leur rôle avait été déterminant à plusieurs reprises. Seul instant de joie qui précéda la cérémonie, les hommes célébrèrent le courage des survivantes, qui parfois s’étaient découvertes à leur tour sans conjoint ou sans leurs enfants, comme si leurs efforts de tous les instants n’avaient pas encore été suffisants.A mesure que les survivants se regroupaient, chacun cherchaient ses proches. Et les absents si nombreux, bientôt, emportèrent toute velléité de joie. Tous étaient maintenant réunis pour une longue veillée funéraire. Et les survivants s’unissaient pour chanter les disparus. Leurs têtes s’emplirent de la détresse d’un peuple indécis à continuer sa quête.
En retrait, Lonstroek contemplait ces visages pleins de larmes ou perdus dans une tragique incompréhension. Il ressentait parfaitement ces émotions car il en était lui-même un survivant à double titre, mais il avait honte que son peuple puisse le voir en héros. Il se voyait comme un imposteur parmi eux. Et plus encore lorsqu’on lui apporta le corps de sa femme saccagé par ses propres poings parmi les victimes du combat, sa gorge se resserra et il s’écroula à nouveau sur son épouse. Tous se détournèrent de leur chef par respect et pudeur. Pour tous, ce chef resterait lui aussi marqué à jamais par le sacrifice qu’avaient conduit les ihlaks pour survivre et accomplir la prophétie.
Alors que les chants s’élevaient tout autour de lui, l’homme prit le corps froid de sa femme dans ses bras et l’emmena loin du camp, au plus profond de la forêt. Personne ne fit attention à son départ car chacun avait sa propre peine à surmonter et celle d’un chef n’est pas plus lourde que celle d’un simple soldat. Longtemps il entendit les cris et les chants de son peuple. Tandis que la nuit recouvrait maintenant son chemin, la lune fit son apparition au milieu des branches et des cimes des arbres. S’il avait attendu un signe, Lonstroek aurait pu sourire, car sa femme avait toujours subi de manière très forte l’influence de cet astre nocturne. Il chercha une clairière où il put contempler son visage nimbé de cette lumière si fragile. Le clair obscur soulignait encore plus durement les marques qu’il lui avait infligées. Alors il s’agenouilla et pria. Longtemps. Il pria pour obtenir la force de réaliser les rêves d’Hilda.
Derrière lui, caché derrière un bosquet, après avoir longtemps cherché à comprendre ce que faisait son ami, Reyva’vih regardait la lame de l’épée luire sous l’influence de la lune. Il admirait combien elle était blanche au milieu de la nuit. Et il rêvait à combien cette blancheur métallique devait briller plus encore recouverte de striures rouges.
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