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Contrairement à ses frères et sœurs yhlaks qui étaient en train de brûler les corps des morts selon leurs traditions, Lonstroek avait décidé d’enterrer celui de son épouse dans cette forêt. Il voulait qu’Ilda eût un lieu à elle qui lui ressemblât. Il l’avait choisi un peu plus loin dans la clairière, là où d’autres pierres blanches gisaient sur le sol et formaient un petit cercle. Il sourit tristement en associant à nouveau sa femme au monolithe. Pour pallier à son absence, il lui parut logique d’y déposer sa femme au centre. « Tu seras bien ici, tu seras le monolithe secret du cercle de pierre », rêva-t-il. «Qui sait ? De ton corps jaillira peut-être une nouvelle roche ?». Il s’agenouilla et commença à retirer la terre. Bien que très sèche, elle était parfaitement meuble. Très peu de végétation la recouvrait. Il craignit un instant de retrouver trop vite de la roche, mais il n’en fut rien. Ces pierres avaient sans doute été apportées par l’homme, peut-être même par ses propres ancêtres. Une phrase occupait son esprit depuis qu’il avait posé le corps à terre et qu’il lui faisait face.

« Cette simple vérité est en chacun de nous ».

Tels étaient les mots qui accompagnaient les mains de l’homme. Ces mots provenaient d’une polémique ancestrale. Les deux principaux disciples du Prophète avaient chacun donné leur version de ses paroles et divergeaient sur l’origine de la phrase : l’un l’incluait dans sa Parole, l’autre avait débuté son commentaire du mantra par elle. Dans les deux cas, elle lui succédait. Ce débat n’intéressait que les théologiens. En lui-même, Lonstroek l’avait toujours trouvé dérisoire car, pour lui tout comme son peuple, seul comptait ce qui précédait, à savoir : « Que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique». Ces mots donnaient un sens sur ce qu’ils devaient accomplir, alors que l’éventuelle suite qui occupait son esprit n’apportait aucune indication réelle. C’était ce qu’il avait pensé jusqu’à ce jour mais, à cet instant, elle se révéla à lui sous un tout autre éclairage.

La phrase s’était imposée à lui en regardant une dernière fois le visage de sa femme. D’abord par dérision pour accepter les conséquences de son acte. Puis, parce qu’elle accompagnait chaque geste pour creuser la tombe, elle prenait étrangement sens en lui. «Cette simple vérité est en chacun de nous, oui, en chacun de nous !».

Il en était à ce moment précis où l’intuition devance la pensée. Les mots en eux-mêmes ne l’éclairaient pas concrètement, ils donnaient vie à un sens qu’il lui restait à trouver et qui couvait en lui depuis sa longue veillée de la nuit précédente.

« Cette simple vérité est en chacun de nous ». Paradoxalement, quelqu’un aurait cherché à adoucir son chagrin qu’il n’aurait pas trouvé meilleur propos. Il l’embrassa une dernière fois sur ses lèvres froides. Son geste fut interrompu par un bruit, sans doute un animal sauvage derrière lui. Lorsqu’il se redressa pour la quitter définitivement, ces mots résonnaient toujours en lui. Il regarda avant de partir une dernière fois le paysage qui abritait la tombe de son épouse. Il avait la certitude que sa vie allait basculer sans qu’il n’ait plus de prise sur elle. Il avait maintenant hâte de retrouver les siens dans le monde des vivants. Pourtant, plus il tournait le dos à Ilda pour s’en aller et plus il se rapprochait d’elle en répétant sans cesse la phrase.

Lorsqu’il revint au campement, le visage sali par la terre et la sueur, les traits creusés par son chagrin et l’épuisement, les derniers hommes et femmes qui veillaient les morts eurent quasiment tous un geste de recul, comme si leur chef était devenu un étranger. Pourtant il se joignit à eux spontanément. Contrairement au début de la veillée funéraire, il ressentit son appartenance à son peuple. Une fois la surprise passée, on l’accueillit avec un respect qui lui fit chaud au cœur. S’il lisait une immense peine sur tous ces visages, il devina aussi la fierté d’avoir tenu tête à une telle armée et d’avoir été commandés par lui.

La vieille veuve prenait soin des femmes qui avaient perdu leurs maris ou leurs fils. Bien qu’épuisée elle aussi par cette longue journée, elle utilisait sa propre expérience du deuil pour leur prodiguer courage et réconfort. Au bout d’une heure, Lonstroek finit par tomber de fatigue à même le sol. On l’emporta dans une tente tout près, car la sienne avait été détruite pendant le combat. C’était celle de Vyréhel, l’une des femmes qui s’étaient battues à ses côtés. Au cœur de la bataille, elle avait donné toutes ses forces pour ses deux frères. Ce n’avait pas suffi à les maintenir en vie puisque l’un était tombé au cours du combat, le second, gravement blessé, avait succombé dans ses bras pendant la veillée. Elle l’avait ensuite porté elle-même jusqu’au bucher. Pour la vieille femme, son chef était devenu un nouveau fils qu’elle avait à protéger. Elle avait choisi cette jeune femme pour veiller sur lui en raison de sa ressemblance avec Ilda.

Seule face à lui, à la lumière d’une bougie, Vyréhel observait le visage de cet homme se détendre dans son sommeil. Elle scrutait comment l’âge commençait à creuser ses traits et comment ils s’agençaient harmonieusement. C’était une toute autre beauté qui brillait en lui que celle de ce matin sur le champ de bataille. Bien que recouvert de crasse, elle le troublait. Elle lutta contre l’impureté de ses pensées en un tel moment. Malgré elle, elle humidifia un tissu pour nettoyer les mains, le front, puis les joues et les lèvres de cet homme qui dormait d’un sommeil si profond sur sa propre couche. Grâce à ce simulacre de barrière entre leurs deux peaux, elle ne considérait pas son geste comme une caresse. Pourtant elle y mettait la même douceur. Sur son visage, le léger souffle de sa respiration balayait les longs cheveux qui s’échappaient de sa coiffure défaite par les l’énergie dépensée en vain pour maintenir en vie à son dernier frère. Sa main posée à hauteur du torse devinait toute la puissance féline de ce corps allongé. Quelques heures plus tôt, elle avait accompli les mêmes gestes pour son frère mourant, avec une ardeur désespérée. Elle avait embrassé ses joues pour qu’il ne meure pas. Là, l’effort pour ne pas accomplir ce même dernier geste lui parut plus grand encore que de se battre ce matin pour la première fois. Par défaut, Vyréhel posa la tête sur sa poitrine et ferma les yeux. Au rythme des battements du cœur de ce nouvel homme dans sa vie, les nerfs et le corps épuisés par cette journée sans fin, elle sombra elle aussi dans un sommeil libérateur.


**
*


Les yeux rivés sur la scène baignée de lumière spectrale, toujours caché, Reyv’avih observait l’enterrement d’Ilda par Lonstroek sans prononcer un seul mot. Il avait fini par poser l’épée à terre pour se libérer l’esprit de toutes ses pulsions meurtrières. Peu à peu, il avait découvert qu’il n’avait pas suivi son nouvel ennemi par curiosité malsaine mais parce qu’il voulait revoir Ilda. Il avait toujours été attiré par le mystère silencieux qui l’entourait ou par ses mimiques maladives de timidité. Depuis qu’il était devenu un devin respecté et craint, ce sentiment s’était mué en un besoin physique de l’avilir. Il n’avait jamais cherché à savoir pourquoi jusqu’à ce soir. Maintenant que cette femme était morte, il comprenait tout simplement qu’il l’aimait. L’acceptation de cette idée lui rendit toute une partie de son existence plus simple. En effet, son amour éclairait tout différemment : La voix d’étrangère qu’il entendait dans son rêve devait être la sienne, quoique certainement plus claire ; sa violence à son égard provenait de sa jalousie ; son besoin de tuer Lonstroek durant cette nuit se transformait en une soif de vengeance. Au milieu de son immense solitude, il réalisa qu’elle avait été la seule femme qu’il eût aimée et la seule qui l’eût vraiment respecté pour ce qu’il était : un homme avec une mission dont l’accomplissement dépasserait n’importe quel humain. Et si elle l’avait défié, c’était aussi par compassion et amitié. Que lui avait-il donné en retour ? Des coups ! Peut-être était-ce la raison qui, dans son rêve, lui faisait parler une langue qu’il ne comprenait pas? Et s’il y gardait les yeux fermés, n’était-ce pas aussi parce qu’il refusait d’admettre la vérité ?

Plus il voyait son ami creusé la terre de ses mains, plus il voulait la revoir pour s’excuser. Il avait besoin de se retrouver seul avec elle pour se sentir libre de la regarder, sans craindre qu’elle esquive son regard ou que ses cheveux dissimulent son visage. Il repensa au matin où il l’avait trouvée nue par terre à côté du monolithe. A son tour, il se mit à pleurer. Il fixa la lune pour ne pas voir Lonstroek porter un dernier baisé sur sa bien aimée. Son émotion fut telle qu’il se mordit la main pour ne pas faire de bruit. Son ami se retourna dans sa direction mais il était lui-même trop confus pour le découvrir derrière son buisson.

Enfin, le moment tant attendu arriva, Lonstroek repartit en direction du camp. Son oreille s’était habituée au silence fragile de la nuit. Ici, des animaux passaient, soufflaient ou grognaient ; là, des craquements de branches donnaient vie à l’invisible. Un léger vent parcourait les branches. Avec sa liberté enfin retrouvée, il contempla un court instant ce spectacle fantomatique. Ses pieds étaient tout engourdis par son immobilité et l’inconfort de sa position. Il se ressaisît de l’épée et creusa à son tour la terre pour découvrir le corps d’Ilda. Lorsqu’il put enfin le voir, il eut un geste de recul. Le visage était méconnaissable. Les chairs étaient gonflées par le travail de la chaleur écrasante de la journée, la terre s’était glissée dans les commissures des lèvres, dans le creux des yeux et de ses narines. Mais surtout, il vit partout les traces de commotions, la chairs bleuit par la violence des coups. Il réalisa surtout la portée des paroles que Lonstroek lui avait tenu au petit matin. Elle était morte avant la bataille. Il l’avait tuée de la même manière qu’il l’avait enterrée : à poings nus ! Cet homme lui avait ainsi tout volé jusqu’au dernier instant à passer avec elle !

Une fois complètement dégagé, il souleva le corps et le posa sur la roche blanche qui formait un promontoire avec la pente de la colline. D’ici, Ilda dominerait tout le paysage. Elle était tellement défigurée qu’il peinait à y retrouver les traits de celle qu’il désirait depuis si longtemps. Il ne pourrait donc jamais contempler le visage de son amour… A moins que, dans son rêve, il puisse enfin ouvrir les yeux sans être brûlé par les rayons du soleil ? Tandis qu’il la nettoyait à l’aide de ses doigts mouillés de salive, il voyait partout les traces des coups. Résigné à ne pas emporter avec lui une image plus proche de celle qu’il aimait, il chassa les derniers cheveux qui collaient à sa bouche et s’approcha de ses lèvres. Elles étaient glaciales. Un court instant, il repensa au monolithe qui lui avait laissé cette même sensation et se mit à rire devant l’implacable logique qui partout l’enfermait.
- Lonstroek, es-tu prêt à payer le prix, hurla-t-il avec pour seul témoin la lune toute ronde ? Lonstroek, tu mourras de mes propres mains, je te le promets !

Il repartit dans un rire hystérique qui se mua en un hurlement déchirant rempli de larmes. Et toute la peine qu’enfermait son cœur se déversa dans les dernières notes suraiguës qu’il poussa. Il resta de longues minutes sans souffle, la gorge rendue douloureuse par le cri qu’il venait de pousser. Puis ses yeux se figèrent effrayamment. Tout en lui était brisé, plus rien n’avait de sens. Il regarda tout autour de lui comme s’il découvrait pour la première fois ce paysage immobile aux couleurs de porcelaine. Seul un léger hululement de chouette sembla lui répondre, suivi d’un piétinement étouffé par le tapis d’épines et de feuilles. Ce fut le poids de l’arme dans sa main qu’il s’apprêtait à lâcher qui le ramena à lui. Il s’assit, à côte du cadavre. Un profond dégout s’empara de lui. Tandis que la lune déversait toujours autour de lui sa lumière si étrange, lentement il leva très haut des deux mains la garde de l’épée, la lame dirigée vers le bas, à hauteur de sa gorge. A cet instant précis, il aurait très bien pu la planter droit dans sa propre poitrine. Mais il ne voyait ni l’astre millénaire, ni la femme qu’il aimait. En lui tout n’était que colère, tout n’était que rouge. Et bientôt ses mains, ses vêtements et ses joues furent rouges, rouges du sang d’Ilda qu’il transperçait à n’en plus finir de son épée. Il faisait payer à Lonstroek sa vie toute entière dévouée à des chimères, il se vengeait de son peuple qui l’avait humilié si longtemps, mais surtout il se punissait lui-même à détruire de la sorte le corps de la femme qu’il n’avait pas eu le temps d’aimer. Ainsi, il n’emporterait pas avec lui l’image du travail d’un autre mais le sien, aussi effrayant fut-il. A défaut de partager son amour, il boirait son sang qu’il prendrait de ses deux mains et qu’il lécherait jusqu’à l’écœurement, comme il le faisait avec celui de ses ennemis. Par terre, la lame brillait plus que jamais, accompagnée de la lumière blanche de la lune et de tout ce sang devenu noir dans la nuit. Tout autour, avec le retour de la fraicheur nocturne, le souffle de la faune continuait lui aussi sa ronde de vie et de mort.

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Des nausées ne tardèrent pas à prendre Reyv’avih au milieu de son festin macabre. Une odeur épouvantable l’entourait au milieu des soubresauts de l’aube. La pierre que Lonstroek avait choisie pour sa blancheur était maculée de souillures sanguinolentes. Ici et là, des giclures, des empreintes de pieds, de mains suggéraient une lutte qui n’eut jamais lieu. Le devin recracha les derniers morceaux de vomis, la tête penchée contre un tronc d’arbre mourant. Il prit à peine le temps de s’essuyer la bouche pour regagner le camp. Il marcha en titubant quelques instants. Au dessus de la cime des arbres que les premières lueurs du jour traversaient, des vestiges de fumée dressaient de fines colonnes qu’un maigre vent balayait. Pour la première fois, il comprit l’importance de son rôle dans le massacre qui avait eu lieu la veille. C’est lui qui avait amené son peuple sur cette terre, cette terre que ses ancêtres avaient eux-mêmes piétinée. Plus que jamais tous avaient besoin de la conviction de leurs deux chefs. Il était l’un d’eux et il ne savait pas pour l’heure quoi leur dire. Jusqu’à présent il avait toujours pu s’appuyer sur son ami. Il avait fait bien plus, il lui avait confié une grande partie de cette destinée qui s’ouvrait devant eux. Et cet ami allait se dresser devant lui ; et lui allait l’abattre. Pour cela, il lui fallait trouver les mots pour reprendre le contrôle de son peuple. A la place, il n’avait qu’une envie, celle de dormir, de rêver d’Ilda et savoir s’il pourrait enfin voir son visage maintenant qu’il avait accepté ses sentiments à son égard. Il s’allongea à même le sol et ne tarda pas à plonger dans un profond sommeil, le plus paisible qu’il ait connu depuis sa décision de réaliser la Prophétie.

Lorsqu’il se réveilla, tout était clair dans sa tête. Il savait ce qu’il avait à faire. Un dernier souvenir de ses rêves l’accompagnait : le visage de la femme au voile. Il avait enfin vu ses traits, c’étaient ceux d’Ilda, en plus jeune, avec ses terreurs et sa timidité en moins. Le soleil était haut et ses feux lui brulaient sa peau déjà basanée par les longues marches. Les oiseaux commençaient leur chant dans cette forêt brûlée par le soleil. Il se redressa, se saisit de branchages et de feuilles mortes, alluma un feu au pied d’un arbre mort et rapporta encore d’autres branchages, tellement secs que les flammes montèrent plus haut sur le tronc.

Il était soudain déterminé à mener son peuple jusqu’à l’Ile Sanctuaire, plus seul que jamais pour affronter cette Prophétie qu’il devait réaliser. Indifférent à la poussière et au sang séché qui le recouvrait, les mains libres de l’épée qu’il avait abandonnée près de la dépouille d’Ilda, il se dirigea au plus vite vers le camp car il avait maintenant un signe à donner à son peuple, un signe qui dévorait déjà plusieurs arbres derrière lui.

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Vyréhel ne tarda pas être réveillée par l’agitation de son hôte. Des soubresauts chaotiques le saisissaient dans son sommeil, il grognait des mots incompréhensibles. Parfois elle y devinait le nom de sa femme. Tout comme son frère il y avait quelques heures, il délirait. A nouveau, elle compatit pour cet homme qui semblait tant aimer son épouse disparue. Elle était fascinée par le mélange de force et de détresse qu’elle lisait dans ses traits douloureusement crispés.

Il se réveilla brutalement et eut un geste de surprise en voyant ce visage inattendu face à lui à la place de celui d’Ilda. Immédiatement et calmement, elle posa ses mains sur ses épaules pour l’inviter à se recoucher. Il lui sourit quelques secondes plus tard comme s’il l’avait enfin reconnue.


- On vous a confié à moi pour que vous vous reposiez, prononça timidement la jeune femme. Je pense qu’il est encore trop tôt pour que vous vous leviez.

- Tu es Vyréhel, n’est-ce pas ? Tu as un frère blessé, me semble-t-il ?

- Oui, et il est mort en début de nuit de ses blessures… Il est mort dans mes bras…

- C’était un guerrier remarquable, répondit Lonstroek qui cherchait des mots de réconfort. Tu peux être fière de lui !

Même si sa réponse était affreusement banale, elle importait pour elle, il lui avait juste montré qu’elle n’était pas une inconnue. En voyant ses yeux plein de sommeil, elle sourit en devinant combien son esprit était encore empli d’images de ses rêves et qu’il devait lui être difficile de discuter. D’un geste plein de tendresse maternelle, elle l’invita à se taire et à se rendormir. Il ne chercha même pas à lutter tellement il manquait de sommeil. Bientôt, de nombreux rêves l’assaillirent, d’abord tourmentés puis de plus en plus paisibles. Beaucoup de rouge s’y trouvait. Dans l’un d’eux, il se voyait se baigner dans une rivière de sang et il y retrouvait le corps de sa femme. Dans un autre, le monolithe cherchait à lui parler et lui répétait en silence que « cette simple vérité est en chacun de nous ». Quand enfin il se réveilla, il eut l’impression de se rappeler de tous ses rêves. C’était comme s’ils formaient un tout et qu’il n’avait plus qu’à en saisir le sens pour réaliser la Prophétie.

La présence de la jeune femme à son réveil le gêna car il aurait voulu se retrouver seul pour mettre de l’ordre dans toutes ces images qui flottaient encore dans son esprit mais qui ne tarderaient pas à s’estomper. Il la congédia un peu sèchement pour écourter toute discussion. Il en atténua juste la portée en lui disant qu’il aurait besoin d’elle un peu plus tard.

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Il sentait qu’il avait tout en tête pour pouvoir affronter le devin. Une dernière fois, il récita le mantra mécaniquement. « Que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique. Que peut bien cacher cette phrase que personne n’aurait vu », s’interrogea-t-il. Tout aussi mécaniquement, il rajouta la conclusion : « Cette simple vérité est en chacun de nous ».

Et tout sembla clair en lui. Son peuple avait toujours vu dans ces phrases une invitation à reprendre possession de leurs terres, à réunifier leur nation coûte que coûte. Mais la dernière phrase qu’il avait récitée lui donna une autre direction. Elle invitait non pas à accomplir cette reconquête mais à plonger en soi. Et la quête de la Prophétie devenait une quête spirituelle. L’idée n’était pas forcément neuve mais il comprenait soudainement où leur mission avait échoué. En manœuvrant dans la bataille toutes ces femmes, il s’était rendu compte à quel point elles avaient été exclues de ce rêve. Il les avait faites entrer dans l’histoire de son peuple mais uniquement de manière à ce qu’elles prolongent une chimère pour les hommes. Que savait-il de leurs rêves ? Que savait-il de ceux d’Ilda ? Il les avait parfois écoutés quand elle lui racontait avec tantôt son innocence de petite fille tantôt ses terreurs de femme mais il ne les entendait pas. Vyréhel avait-elle les mêmes que sa femme ? Voulait-elle vraiment reconquérir tout l’Eldred ? L’homme trouvait la gloire en mourant sur les champs de bataille, mais il laissait derrière lui une compagne qui en son absence aurait souvent à endosser son rôle en plus de celui de mère. Comment la guerre pouvait-elle apporter cette quête vers l’Unique ? Il rappela à lui la jeune femme.

- Crois-tu que la mort de tes deux frères ait servi le message du Prophète, interrogea-t-il sans même voir l’inconvenance de sa question ?

- Bien sûr, n’est-ce pas là le sacrifice suprême pour le bien de notre peuple ?

- Réponds-moi franchement. Je voulais dire : crois-tu que nous pourrons reconquérir l’Eldred ? Crois-tu que tous nos morts suffiront sachant qu’il y en aura également beaucoup de l’autre côté ?

- Mais nous ne faisons que suivre vos ordres, s’indigna-t-elle. Nous, le peuple, avons-nous d’autre alternative que de mourir pour que la Prophétie se réalise ?

- Mais je suis également du peuple, répondit-il avec une voix basse… Crois-tu que je sois devenu différent en quelques mois ? Si je me pose ces questions c’est parce que je ne veux pas voir ce peuple mourir. Nous avons tous les deux perdus des êtres chers. Ne serait-ce pas terrible si c’était pour une chimère ?

Vyréhel revoyait le même homme s’effondrer que la veille au début de la bataille. La victoire ne lui avait-elle pas apporté une réponse suffisante ? Elle lui saisit sa main et le regarda droit dans les yeux.

- Si je devais me battre une nouvelle fois à vos côtés, je n’hésiterais pas. Si je devais mourir pour vous…

Elle s’interrompit en retirant sa main et rougit devant l’audace de ce qu’elle s’apprêtait à dire. Ce ne fut pas les mots qui trahirent ses pensées mais bien ce petit geste de repli, puis son regard bas et fuyant qui succéda au silence. Lonstroek ne put s’empêcher de la trouver belle à cet instant. Elle ressemblait effectivement beaucoup à Ilda, la même coiffure blonde et tressée, le même menton légèrement fuyant qui donnait envie de mordre sa lèvre supérieure, mais sa taille était plus proportionnée et bien moins grande, son visage plus gracieux mais ses yeux clairs ne dissimulaient aucun mystère. Sa voix n’avait par contre rien à voir, elle était fraiche, plus haute avec des intonations presque caressantes. Elle offrait spontanément ce qu’Ilda cachait. Il résista pour ne pas la prendre dans ses bras. En redressant la tête, elle saisit au vol son trouble. Elle prolongea ce mouvement lentement vers ses lèvres, les yeux droits dans ceux de son chef, qui détourna la tête au dernier moment. Alors tout près de son oreille, elle lui chuchota :

- Tu sais, j’ai plein de place pour toi dans mon cœur. Ne me rejette pas… Pas maintenant... Nous avons tous les deux tant de peine à oublier… Peut-être tant à partager…

Au loin, des clameurs s’entendirent. Lonstroek repensa à son ennemi qui devait avancer ses pions. Lui disposait certainement d’atouts dans sa main, mais ils ne pourraient être posés sur la table aussi vite qu’un discours enflammé. Il la saisit dans ses bras et la serra très fort. Sa bouche s’approcha pour lui répondre au creux de l’oreille. Les mots ne sortirent pas tout de suite, son souffle dans son cou la fit frissonner.

- Tu as raison, nous avons plein de peine à oublier…Tu es merveilleusement belle. Et j’ai besoin d’être aimé… Mais la place d’Ilda dans mon cœur est immense, tu n’auras que des miettes. Es-tu sûr de vouloir des miettes ?

Elle lui répondit en posant ses lèvres sur son cou. Ce fut lui qui frissonna à son tour.

« Avant de m’aimer sans retour, crois-tu me connaître ? », l’interrogea-t-il d’une voix toujours basse mais plus dure. Elle ne répondit rien, car le ton employé appelait une suite.

« Les gens croient me connaître, mais il faut que tu saches quelque chose. Les paroles du devin m’ont ouvert les yeux sur un autre monde. J’y suis rentré comme nous tous. Mais aujourd’hui, je sais que nous avons tord, car au nom de ce rêve devant nous j’ai tué. J’ai tué Ilda. Je l’ai tué de mes mains. Avec ces poings », insista-t-il en les lui montrant. « Oui, ces poings l’ont tuée ! Et ces mains ont enterré cette nuit l’être qui m’a donné le plus merveilleux des amours. Je l’ai enterré pour qu’elle règne comme un monolithe. Tu sais quoi ? J’ai retrouvé un cercle de pierres presque pareil au notre, dans la forêt au milieu d’une grande clairière. Un endroit magnifique. Et Ilda, ma petite Ilda, reposera là pour toujours… ». Vyréhel s’était redressée et dégagée de ses bras dès l’annonce du meurtre par horreur. Elle avait écouté la confession avec un sentiment de colère contre cet homme qui l’avait trompée par son apparence si tendre. Cet homme était un monstre mais elle n’eut pas le temps de répondre car des soldats accompagnés du devin levaient la toile d’entrée de la tente. Cette irruption empêcha Lonstroek de tester son premier atout. Il espéra juste que toutes ses cartes n’étaient pas tombées à terre avant même de commencer la partie, mais en voyant le regard effrayé du devin au moment où il pénétra dans la tente, il chercha où était cet atout qu’il avait ignoré au milieu de ce désordre.



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Non loin du corps d’Ilda, une fois qu’il se fût assuré de la virulence de son feu, Reyv’avih courut vers le campement, reprit son souffle un instant avant d’y rentrer pour pouvoir enchainer sur son harangue. Lorsqu’il voulut la commencer, il s’aperçut qu’il n’avait presque plus de voix, le long cri qu’il avait poussé avant de saccager le corps d’Ilda lui avait fatigué les cordes vocales. Parler lui était douloureux. Heureusement pour lui, son apparence si sale et le sang qui recouvrait sa peau et ses vêtements suscitaient suffisamment la curiosité pour qu’il attire l’attention sans hurler. Il était devant un cercle qui ne cessait de croitre car son peuple accourait pour l’écouter. Il se demanda comment il pourrait être entendu aussi loin.

« Il y a longtemps que nous avons quitté nos froides contrées », se lança-t-il. Sa voix sortit, sourde et rauque, mais le silence était total. « Nous approchons du but. Hier nous avons défait les plans de nos ennemis et anéanti une grosse partie de ses forces. Il nous reste à plonger en son cœur pour l’abattre. Etes-vous prêt à l’abattre ? »

Bien sûr, une grande clameur lui répondit. Un peu de confusion régnait dans les derniers rangs, certains cherchaient à se faire répéter ses propos, d’autres montraient le nuage de fumée qui s’élevait au dessus de leurs têtes. Bien qu’il sût ce qui se cachait derrière lui, le devin se retourna.

« Regardez le signe ! Regardez ces flammes ! ». Il criait du plus fort qu’il pouvait, les sons qu’il arrachait de ses cordes vocales lui grattaient douloureusement la gorge. Il luttait pour ne pas tousser. « L’Eldred est en feu ! N’y a-t-il pas signe plus clair ? Les dieux sont plus que jamais avec nous ! Mais avant, nous devons nous assurer que nous tous soyons dignes de leurs faveurs… En êtes-vous tous dignes ? » Tandis qu’une nouvelle clameur accueillit la question, une quinte de toux lui brûla la gorge. Il devait faire court pour ne pas se retrouver aphone avant d’avoir porté son coup contre Lonstroek.

« Pourtant, l’un d’entre nous en est indigne et vous le connaissez tous : Lonstroek ! Lonstroek n’est plus digne de vous guider ! ». Il redoutait l’effet de son annonce car cet homme avait conduit son peuple à la victoire, il était devenu même un chef beaucoup plus incontesté que lui. Et effectivement, cette phrase fut accueillit dans un silence glacial. Puis, des cris de protestation fusèrent de toute part. Il ne chercha pas à les surmonter mais les laissa s’éteindre en attendant que la curiosité de ses dernières paroles l’emporte. Il fit juste un geste pour demander le silence. Des hommes le réclamèrent peu à peu à sa place.

« Qu’on me conduise à lui. Et c’est lui-même qu’il vous le dira ! »

Lorsqu’il s’approcha de la foule, il ressentit contre lui une nette hostilité. Ses malaises et son isolement, au contraire de l’accusé, l’avaient coupé de son peuple. En outre, il avait tant délégué à l’homme qu’il cherchait à abattre que pour beaucoup il venait de désigner leur vrai guide spirituel. Dans les chuchotements qu’il devinait sur son passage, une rumeur commençait à se propager : il s’acharnait contre Lonstroek pour reprendre seul le pouvoir. Les femmes surtout se montraient agressives. L’une d’elles cracha même sur son passage en signe de dédain mais des hommes se saisirent d’elles et commencèrent à la molester. D’un signe de main, il les fit s’arrêter. La tente était devant eux, une légère lumière sortait du sol. Dehors, il faisait jour, le ciel était magnifiquement bleu et annonçait encore une journée torride, seules des volutes de fumée le striaient, l’odeur de l’incendie commençait à monter tout autour d’eux. La végétation était tellement sèche que le feu gagnait du terrain à grand pas. Par chance, le vent était rare. Autour d’eux, il n’y avait qu’une colline de pâturage pour les chèvres recouverte d’herbes déjà brulées par le soleil, mais la forêt encerclait la colline à l’exception d’une coulée rocheuse et d’une large et profonde bande de terre que leurs pieds avaient longuement et lourdement piétiné pour venir ici et sur lequel s’était déroulé l’essentiel de la bataille. Ils n’étaient pas inquiets du danger car jamais le feu ne bloquerait ce passage. Et l’herbe n’offrait qu’un maigre repas aux flammes, seuls leurs chariots, leurs affaires, leurs montures ou le bois qu’ils avaient coupé pour fortifier leur position pouvaient les alimenter et constituer une menace pour eux. Mais déjà des hommes et des femmes qui n’avaient pu entendre les propos du devin se chargeaient de démonter le campement et commençaient à descendre la colline.

Un groupe de soldats forma un cercle autour du devin pour l’accompagner jusqu’à la tente, tant pour éviter une autre scène humiliante que pour protéger cet autre chef qui était accusé et qui les guidait avec tant de ferveur et sagesse. Au moment où Reyv’avih s’apprêta à rentrer, deux d’entre eux le devancèrent par respect et lui levèrent la toile pour lui faciliter son accès. C’était une tente assez petite, l’ensemble était soigneusement rangé, seule une couche régnait au milieu. Deux bougies diffusaient leur lumière apaisante. Puis, soudain, en voyant le visage de la jeune femme se tourner vers lui, il recula d’un pas. Il venait de revoir Ilda. Ilda n’était pas morte. Elle était revenue parmi eux avec les mêmes traits que ceux de son rêve, plus jeunes, plus insouciantes et encore plus désirables. Pendant quelques secondes, il fut terrifié par l’apparition de ce fantôme, il voulut s’approcher d’elle pour se pardonner, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Devant l’attitude incompréhensible du devin, ses hommes lui présentèrent Vyréhel. Alors seulement il réalisa sa double erreur : elle n’était pas un fantôme et la femme de ses rêves n’était pas non plus Ilda. Tout son amour pour Ilda se transféra sur cette jeune femme. Lonstroek était à ses pieds. Il ne bougeait pas et semblait tout aussi paralysé par la surprise. Quand il se leva, les deux hommes se défièrent du regard. D’un geste ample, le sage guerrier chercha instinctivement à protéger de son ennemi sa jeune compagne de la nuit et la plaça derrière lui. Le regard que lui portait le devin lui avait rappelé les derniers qu’il avait lancés à son épouse. Ce fut également lui qui rompit le silence.

- Que fais-tu ici avec tous ces hommes ? Aurais-tu peur de moi, rajouta-t-il avec une pointe d’ironie ?

- Crois-tu toujours en notre quête sur ces terres, contre-attaqua immédiatement Reyv’avih, qui ne savait combien de temps sa voix pourrait tenir. Les sons qui sortaient de sa gorge devenaient désagréables, éraillés. Lonstroek fut surpris par la brusquerie de la question et laissa un silence gênant s’installer pendant quelques secondes.

- Qu’as-tu fait à ta femme, continua le devin ? Et pourquoi l’as-tu tuée ? Pourquoi as-tu tué Ilda, la plus merveilleuse des femmes ? Ne le nie pas, j’ai déterré ta femme pour contempler ton travail sur elle. Oui, il l’a enterrée pour qu’on ne puisse pas avoir de soupçons !

A l’exception de la dernière phrase, ces mots avaient presque été chuchotés, tant parce que parler lui était un supplice qu’à cause de l’émotion qui le gagnait à l’évocation d’Ilda. Il voulait plus que jamais détruire cet homme qui lui faisait face, mais la présence de Vyréhel l’empêchait de se montrer brutal. Il ne voulait surtout pas être submergé par ses élans de fureur devant elle. Mais les coups qu’il avait portés avaient profondément touchés son adversaire qui cherchait une parade pour rebondir. Ce dernier savait pertinemment combien le choix des mots qu’il devait prononcer allait être important pour son projet. Et il avait tant à dire qu’il aurait souhaité les répéter avant de se lancer mais l’heure de l’affrontement était venue importunément. Tout s’accélérait. Dehors, la rumeur sur ce qui se passait dans la tente s’amplifiait tout comme l’incendie. D’ici une dizaine de minutes tout au plus il serait sur la plaine.

- Oui, j’ai tué ma femme… Je l’ai tuée de mes poings… Les eldreds n’ont rien à voir avec ce drame…

Autour de lui, la consternation était immense. Par chance, le devin ne put sortir aucun son de sa bouche pour l’empêcher de se justifier. En voyant sa bouche ouverte, il saisit ce qui se passait pour son adversaire, il allait enfin profiter de son assistance pour donner sa vision de la prophétie.

- Ne nous trompons pas. Ce qui s’est passé hier matin prouve que nous faisons tous fausse route ! Je l’ai tuée parce qu’Ilda doutait de cet homme ! Pour elle, il avait détourné l’esprit de la prophétie.

Le devin cherchait à interrompre le discours. Il voulait hurler : « Il doute ! J’avais raison ! C’est un imposteur ! ». Mais sa langue bougeait dans sa bouche en vain. Il se rassura en entendant autour de lui le brouhaha des réactions sur ce qui s’était dit.

- Oui, je suis coupable ! Et nous le sommes tous parce qu’Ilda avait raison ! Croyez-vous que le Monolithe ait besoin de tous nos morts ? Toutes ces femmes qui pleurent leurs enfants, leurs frères ou leur mari et que nous négligeons parce que nous devons conquérir l’Eldred ne font-elles pas partie de notre peuple ? Pourtant le mantra ne dit-il pas le contraire de ce que nous accomplissons ? Nous devrions bannir ceux qui nous divisent, or ce n’est pas le peuple de l’Eldred qui nous divise mais nous-mêmes ! Ecoutez les pleurs de ces femmes, écoutez leurs souffrance, ce sont elles qui ont raison !

Lonstroek s’était retourné vers Vyréhel pour prononcer ses dernières paroles. Il la regardait avec toute sa force de conviction et un voile de tendresse. Il aurait voulu la prendre dans ses bras et l’aimée. Il poursuivit d’une voix presque lasse.

- Oui, je doute… Mais uniquement de ce que dit cet homme. J’aime Ilda. Et je ne veux pas que d’autres femmes finissent comme elle victimes de la folie de cet homme ! Combien sont battues par leurs maris ? Combien tremblent sans même penser à elles, chaque jour, pour que nous revenions à elles, nous, les hommes valeureux? Ce sont elles qui détiennent la Prophétie. Ce sont elles que nous devons écouter… ET JE NE VEUX PLUS ETRE CET HOMME ! Je veux pouvoir aimer une femme sans crainte d’être submergé par la colère lorsqu’elle me dira ses peurs. Et surtout je veux être qu’Un avec elle. Voilà l’Unique ! Voilà le sens des paroles du prophète ! Vous pourrez me condamner et continuer à écouter les folies du devin… Mais au fond de vous, je sais que vous ressentez autre chose qui vous dit, tout comme à moi, qu’il a tord…

Le silence avait gagné progressivement l’assemblée mais maintenant qu’il avait terminé, le chaos s’installait. Certains pensaient effectivement à leur compagne, d’autres s’indignaient de telles hérésies. Les quelques femmes qui avaient pu se glisser pour l’écouter étaient bien sûr profondément touchées par ses propos. Mais devant l’agressivité qui montait partout autour d’elles, elles se sentirent encore plus perdues qu’avant. Parmi elles, la veuve avait écouté avec une grande attention. « Vous entendez, dit-elle ! Cet homme s’excuse ! Et ceux-là qui s’indignent ! Qu’attendent-ils pour le faire ? » Un guerrier l’interrompit et la menaça de son arme si elle continuait. Les deux soldats qui servaient maintenant de garde du corps au devin et sur ses ordres se saisirent de leurs bras pour les éloigner.

C’était ce que craignait Lonstroek. Il venait d’enclencher la division de son peuple, il allait contre le Prophète et il devrait en toute logique être banni. C’était ce paradoxe qui le bloqua dans son raisonnement pendant toute cette interminable nuit. Reyv’avih lui aussi avait écouté ses paroles et celles-ci ne lui étaient pas si étrangères. En d’autres circonstances, il aurait pu y adhérer car elles lui offraient une réponse à tous ses maux. Mais il avait vu aussi son regard ardant sur Vyréhel et il ne voulait pas que cet homme lui vole une fois de plus l’amour qu’il n’avait jamais pu partager. Il essaya à nouveau de parler. Avec une expression grimaçante, une voix de vieillard sortit de sa bouche.

- Vous oubliez tous le signe ! L’incendie n’est pas là par hasard. Lonstroek a bien parlé, mais regardez autour de nous ! Qu’a-t-il fait ? Il nous a divisés ! Il doit être doublement condamné ! Pour le meurtre de sa femme et pour son hérésie ! Qu’on le pende haut par les bras à un arbre. Et si Okkor le veut, il brulera la corde avant son corps. Et s’il ne le veut pas… nous auront alors la preuve de son blasphème !

Qui aurait pu dans l’assemblée aller contre ces paroles ? Le Prophète ne disait-il pas : « Que tout ce qui vous divise soit banni de vous » ? Le devin était soulagé d’avoir réussi son harangue mais il sentait sourdre autour de lui une hostilité orageuse dont il n’avait que faire car ses pensées étaient ailleurs. Son cœur battait la chamade pour une toute autre raison. Régulièrement ses yeux glissaient sur Vyréhel et il se sentait heureux et malheureux à la fois d’être si près d’elle. Il brûlait d’envie de lui prendre la main, de la caresser tendrement avec les siennes ou de la poser contre sa joue. A son tour, elle le regarda. Elle se mordillait adorablement la lèvre inférieure, en signe d’hésitation. Il ne put s’empêcher de revoir Ilda devant cette mimique. Il devinait qu’elle voulait parler à son tour, Ilda procédait de la même sorte. Par contre, il ne vit pas son sourcil plus volontaire ni l’effroi dans ses yeux quand les deux gardes du corps entrèrent dans la tente pour se saisir du nouveau prisonnier.

 

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