CHAPITRE 6- Quelques Braises ardentes sous un épais tapis de cendre
L’incendie avait d’abord débuté sur le flanc ouest que délimitait une imposante falaise qui surplombait un paysage de vallée et au bas de laquelle serpentait une rivière quasi asséchée. Le sol y était surtout recouvert de roches et seuls y poussaient de petits arbustes et de maigres broussailles dont la nature chétive avait longtemps freiné la propagation des flammes. Par petits bonds, elles avaient malgré tout fini par gagner la partie sud-ouest recouverte quant à elle d’une vaste forêt d’épineux sur la quasi-totalité de son flanc. En plein centre, la longue coulée verdoyante sur laquelle avait eu lieu la bataille et qui servait régulièrement, pendant l’été, d’herbage aux troupeaux de vaches et de chèvres, restait encore épargnée du fait d’une herbe courte que l’ombre des arbres préservait de la brûlure du soleil. Mais depuis que la véritable forêt avait été atteinte, le feu avait gagné en ampleur et en hauteur. Partout son crépitement incessant libérait un souffle rauque et bestial et d’épaisses colonnes de fumée noircissaient le ciel d’été par intermittences.
Pour l’heure, le destin de tout un peuple avait basculé en une journée, le temps d’une victoire. Et à peine l’avait-il savourée qu’il l’infléchissait à nouveau sans en mesurer toutes les conséquences. Dans la tente de Lonstroek, les yhlaks s’étaient saisis de leur chef avec respect, dans un silence figé. Il avait accepté passivement la sentence car il avait besoin de payer sa faute à l’égard d’Ilda. On l’emmena sur un cheval vers le versant nord-est qui était le plus opposé au feu et majoritairement constitué de vieux chênes et de frênes. Derrière eux, le reste des yhlaks se pressait d’emporter avec eux les derniers vestiges de ce qui avait été leur campement plus bas, dans la vallée, pour échapper au feu.
A son tour, la procession autour de leur chef si brutalement destitué avait accéléré le pas pour ne pas être pris de cours par les flammes. Sur son passage, l’agitation grandissait, chacun cherchant à connaître les raisons de l’attroupement qui le suivait, car la nouvelle de son bannissement n’avait pas encore eu le temps de se répandre complètement. Au milieu de ce brouhaha permanent et du grondement de plus en plus menaçant de l’incendie, les femmes accroissaient toute cette confusion ambiante avec leurs incessants chuchotements entre elles. A voix basses, elles diffusaient les étranges paroles que le prisonnier avait prononcées pour sa défense. Leur chef devinait une grande indignation dans leurs yeux. Parfois, certaines, même, partaient en courant pour en prévenir d’autres qui à leur tour se joignaient à l’assemblée, si bien que les soldats devinrent en sous nombre, mais personne ne s’opposait pour autant à leur avancée. Qu’ils soient soldats ou civiles, qu’ils aient eu le sentiment d’avoir été trahis ou de commettre une profonde injustice, leur amertume ne faisait que croitre au fil de leur avancée vers les grands chênes.
On chercha un arbre qui disposât d’une branche suffisamment haute pour abandonner Lonstroek pendu par les poignets, comme il avait été décidé, dans l’objectif de le préserver des flammes le plus longtemps possible. Qu’elles traversent au plus court la prairie mais en perdant sans doute de leur virulence ou qu’elles brûlent l’ensemble de la forêt qui encerclait la colline, le condamné aurait un répit d’une bonne heure. Pour les yhlaks, ce laps de temps leur suffisait pour atténuer la portée de leur condamnation et laissait éventuellement à leur dieu Okkor, si tel était son désir, la possibilité d’intervenir en sa faveur pour le sauver.
Une poignée de femmes veillait à ce que l’exécution de la sentence ne se transforme pas en véritable pendaison ou que l’on ne laisse pas la corde trop près du sol. Parmi elles, la vieille femme montrait le plus d’hostilité. Quant à elle, Vyrehel avait été tellement bouleversée par les paroles qu’elle avait entendues et ce que Lonstroek lui avait personnellement adressé à mots voilés que la vieille femme n’avait pas réussi à l’entraîner avec elle.
On le hissa par les poignets ligotés. Lonstroek ne se débattait pas, il restait impassible et silencieux. Il était touché par la présence de ces femmes, qui, pour la plupart, l’avaient accompagné pendant la bataille. Il les regardait avec un regard ému de n’avoir pu changer leur vie plus tôt. Son seul réconfort était de voir briller dans leurs yeux une flamme de détermination nouvelle, comme si son discours avait pu porter ses fruits. Il les voyait s’indigner, se prendre par la main pour se tenir à l’écart, chuchoter entre elles, ce qui attirait d’autres femmes. En tant qu’homme, cette solidarité toute féminine lui était étrangère et il regrettait de l’avoir méprisée pour sa futilité. Elle pouvait colporter les pires rumeurs comme les meilleurs nouvelles avec la même conviction. Maintenant, tout le monde le regardait, suspendu par ses poignets à cette grosse branche qui surplombait de sa hauteur la plupart des autres. Devant les tensions et les remous que leur attroupement grandissant provoquait, il leur avait demandé de quitter l’endroit pour que la situation ne dégénère pas à leur frais et qu’elles n’assistent pas à son calvaire d’être suspendu dans le vide par les bras. Sa puissante musculature offrait pour l’instant une résistance suffisante pour ne pas subir l’effet de son poids sur ses membres, mais sans doute pas suffisamment longtemps pour que les flammes raccourcissent suffisamment le long et douloureux étirement de ses articulations en le brûlant vif.
Puis, tous l’abandonnèrent à son sort, avec pour certains l’espoir qu’Okkor lui vienne en aide. Des gardes furent postés au bas du chemin qu’ils avaient pris pour rejoindre la vallée, de manière à veiller à ce que personne ne quitte leur avancée sur les côtes d’Eldred pour délivrer Lonstroek. Cette surveillance était plus d’ordre symbolique car jamais elle n’aurait pu couvrir tout le terrain ou même s’opposer à un groupe déterminé. Leur présence marquait surtout une frontière tangible entre eux et cet ancien chef aimé, mais banni depuis pour avoir tué sa femme et surtout osé remettre en cause le sens du mantra qui les guidait depuis toujours.
La jeune Vyrehel n’appartenait plus à cette ferveur. Les paroles de Lonstroek lui avait fait pardonner le meurtre car elle avait elle-même subi la colère de ses frères, tous morts depuis dans les batailles, quand elle leur avait demandé où allait les conduire cette guerre ou quand elle s’approchait d’un peu trop près d’un autre homme. Bien des fois, elle avait entendu d’autres femmes en être victime. Mais pour croire complètement cet individu, elle avait maintenant besoin de voir le corps d’Ilda. Le feu pouvait bien sûr l’avoir déjà brûlée, mais bizarrement elle n’avait pu s’empêcher, dans sa tête, de projeter sur la description sommaire du lieu faite par Lonstroek l’image du cercle de la Vallée de Verre, si bien qu’elle n’imaginait pas que le feu puisse faire grand-chose dans un tel endroit.
Elle marchait sur un sol noir et encore fumant. Cette partie de la forêt, majoritairement composée de broussailles et de conifères, s’était consumée rapidement sans laisser de braises importantes. Elle se dirigeait au hasard dans l’espoir que les pierres blanches qu’il avait mentionnées soit facilement visibles maintenant que tout avait brûlé.
Cependant, pour la jeune femme, la recherche d’Ilda possédait une autre portée plus symbolique. Depuis toujours, elle avait vécu dans son ombre comme une sorte de double qu’on ne voulait pas voir. Si Vyrehel était bien plus petite, elle avait aussi les traits plus légers, plus gracieux, mais toutes les deux portaient le même voile grave dans leurs yeux lorsqu’elles se mettaient à rêver. Elle n’avait jamais connu son père et les seules paroles qu’elle avait obtenues de sa mère en guise de réponse ne l’avait jamais aidée à y dessiner un vrai visage auprès duquel elle aurait pu se blottir, elle si petite dans ce vaste monde, pour se sentir protégée. « Ton père ? Dis-toi qu’il n’existe pas. Il a croisé mon chemin un jour que j’étais là au mauvais endroit et mauvais moment, un jour surtout où il avait trop bu… ». Pendant longtemps, elle avait imaginé à la place comme un fantôme qui apparaissait les jours de fête et qui tombait comme un rapace sur les femmes un peu trop égarées. Puis en grandissant, ses traits s’étaient affirmés et la ressemblance avec Ilda était apparue aux yeux de tous, sans qu’elle n’eût pu encore la comprendre. Et il y eut ensuite ces jours terribles, à l’approche de ses huit ans, où elle se vit encore plus seule au monde quand sa mère mourut d’une mauvaise fièvre qu’on avait mal soignée. Comme à son habitude, elle avait refusé qu’on s’occupât d’elle pour si peu. Bien qu’elle l’avait vue s’affaiblir sous ses yeux, elle l’avait crue et ne s’était pas fait de souci. Puis, quand il avait fallu lui faire garder la couche, elle s’était mise à pleurer parce qu’elle n’avait pas su la protéger. Ses frères, quant à eux, avaient connu leur vrai père avant qu’il fût terrassé par un ours polaire lors de la Chasse Séculaire de la grande Lune du printemps, quelques années avant qu’elle naisse à son tour. Et même s’ils l’auraient sans doute protégée, elle ne se sentait véritablement libre et en sécurité qu’en compagnie des femmes, parce qu’elle portait toujours en elle cette peur de croiser le chemin de ce mystérieux fantôme qu’on rencontrait lorsqu’on était au mauvais endroit au mauvais moment…
Un jour qu’elle ne cessait de se lamenter sur la mort de sa mère, cachée dans une broussaille et sous un arbuste encore tout sec du long hiver, elle entendit cette voix désagréable de crécelle. Une vieille femme s’était approchée d’elle.
« Puisque mon idiot de petit fils ne veut même pas ouvrir les yeux sur ce qu’il a fait, alors viens pleurer vers moi, petite. Comme ça, nous serons deux pour avancer dans ce vaste monde gelée… Oui, viens, n’aie pas peur, même si je suis vieille… C’est cela, approche, tu verras, on s’entendra bien toutes les deux… »
Elle n’avait pas totalement compris ce que signifiaient tous ces mots, mais ce regard bienveillant sur elle, et pourtant si usé, l’avait immédiatement rassurée. Libérant ses derniers sanglots, elle avait serré très fort ce corps tout tassé et flétri, puis il y avait eu cette main qui passait doucement encore et encore dans ses cheveux et qui lui fit oublier tout son chagrin pendant quelques heures. Près de quinze ans plus tard, cette femme était encore plus vieille, mais elle continuait de jouer le rôle de mère, de grand-mère et parfois même de grande-sœur quand venait le printemps pour la guider dans ce tourbillon d’émotions qui l’assaillait. Au fil du temps, Ilda avait été malgré elle comme une grande sœur imaginaire, même si elle ne pouvait jamais l’approcher vraiment car la Vieille l’avait mise en garde contre elle et ce petit-fils à qui, avec le temps, elle avait donné le nom de père. Un père maléfique qui visiblement imprimait sa volonté dans la chair de son entourage, et parfois pire.
Malgré sa vigilance pour progresser dans la forêt incendiée, elle se brûlait régulièrement les pieds et les semelles de ses bottines en peau étaient trouées à plusieurs endroits. Elle cherchait toujours le long de la falaise une clairière au milieu des arbres calcinés à partir des vagues consignes qu’elle avait glanées de Lonstroek.
Au fil des pas, le paysage correspondait de plus en plus à la description. Au milieu de cette désolation, elle ne tarda pas à deviner un amas de pierres quasi blanches. Plus elle approchait de son double comme d’un spectre, plus son cœur battait plus fort d’appréhension à découvrir son propre visage dans le corps d’une morte, sans doute défigurée par celui qu’elle avait appris à aimer. Si certaines pierres avaient été grisées par la fumée, d’autres gardaient une blancheur encore plus éclatante au milieu de ce paysage de cendre et de charbon fumant. Le feu n’avait pas réussi à prendre tout autour car aucun arbre dans la rocaille n’avait pu pousser dans une terre si pauvre et les premières pierres, plus massives, avaient formé un écran qui avait laissé le spectacle macabre intact. Le sang séché éclaboussait toujours les dernières pierres et le corps toujours aussi immense et massif d’Ilda gisait au-dessus de la plus pesante qui surplombait de toute sa taille le paysage comme si on avait voulu exhiber fièrement ce massacre. Face à cette mise en scène macabre, Lonstroek devint à ses yeux un véritable monstre. Comment avait-il pu s’acharner de la sorte sur cet être ? Ou tous les hommes n’étaient-ils que des fauves ? Le corps avait été griffé, transpercé de part en part et lacéré jusqu’au visage dans une sorte de fureur insensée pour qui connaissait cette femme, quant à elle si douce, si effacée jusqu’à en être apeurée, comme l’éternelle victime toute désignée pour les fauves de ce monde. « Pauvre petite sœur… Peut-être qu’ensemble, toutes les deux, nous aurions peut-être fini par nous protéger l’une et l’autre ? ». Elle ignorait pourquoi elle l’appela petite sœur, puisqu’elle était bien plus âgée qu’elle, mais Ilda lui était parue tellement perdue et vulnérable qu’elle s’était toujours sentie plus forte qu’elle. Elle pensa un court instant à son peuple qui, à son tour, fuyait l’incendie et qu’il faudrait tôt ou tard regagner. Au loin, dans un long craquement douloureux, accompagné d’une multitude de crépitements victorieux, un nouvel arbre venait de s’écrouler sous l’emprise des flammes.
Puis, petit à petit, encore toutes lointaines, réémergèrent de sa mémoire, comme des vagues qui se meurent sur le sable, à bout de souffle, les paroles de Lonstroek sur la violence des hommes sur les femmes. Qui entre lui et le devin avait pu commettre une telle violence sur elle ? Qui avait dit vrai ? Tandis qu’elle s’approchait en surmontant son dégoût d’affronter cet image devenue si sinistre d’elle-même, elle découvrait partout des signes sur le déroulement de la scène : la terre maigre creusée au pied de la roche, le corps qui avait été enterré, puis, gisant au sol, l’épée qui avait dû servir à creuser et à le transpercer avec tant de fureur. Elle ramassa l’arme jetée par terre et reconnut immédiatement celle de Lonstroek. Les deux avaient-ils été complices ? Ou s’étaient-ils, sur ces lieux, affrontés une ultime fois ? De toute façon, quelque chose avait dû se passer entre eux car leur dernier face à face avait montré aux yeux de tous combien dorénavant leurs convictions et leur foi divergeaient complètement. Son cœur innocentait Lonstroek et condamnait le devin, pourtant, au fond d’elle-même, elle ne pouvait s’empêcher de les placer sur un même plan. Et ses frères, combien de fois avaient-ils eux-mêmes levé la main sur elle ? Auraient-ils fini par la battre à mort si elle leur avait tenu tête ? Elle voulut lancer très loin l’épée pour rejeter toute cette violence. Au dernier moment, elle retint son bras. Son poids dans la main avait quelque chose d’agréable et elle se sentait si vulnérable dans ce monde de folie et de cendres qu’elle la glissa entre sa robe et la cordelette qui lui serrait la taille, après l’avoir méticuleusement nettoyée.
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Durant tout le temps qui s’écoula entre la longue descente de la colline menacée par les flammes et l’arrivée des derniers retardataires, Reyv’avih se sentit seul au monde parmi les siens. C’était un sentiment si puissant que ses forces l’abandonnèrent pendant toute l’heure qui suivit. Pourtant, tous les visages qui le croisaient le regardaient comme si lui seul pouvait maintenant les sauver et les guider à travers ce pays qui avait jadis été le leur et que ce peuple ne cessait de redécouvrir. Tout au fond de lui, il n’était plus ce devin de pacotille ou cet imposteur, il n’était pas non plus cet homme que tous imaginaient, il avait gagné un tout autre sens des responsabilités ; même dans ses plus noires folies, la démesure et l’irrationnel lui avaient fait percer des mystères de l’existence que beaucoup n’osaient regarder de face et qui, pourtant, se logeaient dans le cœur de chacun. A dire vrai, il se sentait comme l’enfant qu’il avait été mais qui aurait découvert qu’on lui avait toujours menti et pourquoi on le lui avait caché. Il n’avait jamais choisi d’être devin ; seulement, un jour, on l’avait désigné comme tel, alors qu’il n’était qu’un enfant, par un vieil homme qu’il avait toujours détesté et qui lui enseigna l’usage des herbes, les rituels de divination et comment mentir à tout un peuple quand on n’avait reçu aucune vision. Pendant des années, il n’avait rien eu à annoncer et pourtant, il fallut leur en donner pour ne pas les décevoir, jusqu’à ce que la plupart ne virent en lui qu’un imposteur et un parasite.
Personne aujourd’hui ne revoyait cet homme-là, alors qu’il se sentait à cet instant comme eux ; il avait besoin d’aimer et de rêver, surtout depuis qu’un fantôme le hantait, celui d’Ilda plus jeune, qui était venu le narguer auprès de Lonstroek. Il se demanda comment ce miracle avait pu être possible et s’il n’existait pas un lien magique entre ces deux êtres qu’il ne pourrait jamais rompre. Et si, justement, en condamnant cet homme, il parvenait à le rompre, pourrait-il alors la revoir, même dans cet état de fantôme ? Ce visage qu’il revoyait dans ce coin d’ombre de la tente, avec un regard effrayé fixé sur lui, l’avait à ce point subjugué qu’il aurait tout fait pour le contempler plus librement. C’était celui d’Ilda, mais en encore plus remarquable, car comme débarrassé de toutes ses peurs et de ce masque qui parfois figeait la beauté de ses traits. Il mourait d’envie de demander aux gardes si eux aussi l’avaient aperçu dans la tente mais il n’osa pas pour ne pas paraître une nouvelle fois complètement fou. De toute façon, il inspirait tellement de crainte qu’on avait pris l’habitude de lui mentir de manière à éviter toute colère de sa part en le contredisant.
A nouveau seul à la tête de son peuple, mais toujours aussi aphone, Reyv’avih avait décidé de prendre des navires par la force pour gagner Lisonge, leur Ile Sanctuaire. Il avait abandonné leur but de reconquérir l’ensemble de leur ancien territoire car les pertes humaines qu’ils accumulaient depuis leur grand départ l’avaient rendu trop inaccessible. Il refusait de les mener plus loin à leur perte. A la place, les vestiges de leurs ancêtres qu’ils redécouvriraient sur l’île conservaient une dimension symbolique intacte et les conduiraient à la recherche d’eux-mêmes.
Son peuple finit par se rassembler autour de lui dans un lourd silence, non dénué d’hostilité pour avoir condamné ce chef qui les avait conduits jusqu’ici bien plus que lui, même si tous avait compris la nécessité du châtiment. Il fallait qu’il parle, mais sa gorge était toujours aussi en feu d’avoir hurlé sa douleur sur la dépouille d’Ilda la nuit dernière. Il redoutait de produire encore cet affreux croassement ridicule qu’il avait émis lors de ses dernières consignes. Il prit une grande bouffée d’air et leva les bras. A sa plus grande surprise, il obtint instantanément toute l’attention de son peuple. Son cœur accéléra peu à peu ses pulsations en même temps que son appréhension montait.
Sa voix sortit de sa bouche comme celle d’un vieillard agonisant et à bout de souffle. Il articula chaque mot avec soin mais combien étaient-ils vraiment compris de tous ? De toute façon, il n’y avait plus besoin de les comprendre car il n’avait qu’à prononcer ceux que tous attendaient d’un chef. Il rappela qu’ils étaient sur le point de réaliser leur rêve et que, pour cela, il empêcherait quiconque de chercher à les diviser et à retourner sur cette colline. Même s’il avait soigneusement évité de mentionner leur ancien chef d’armée, pendant tout le long du discours, son absence pesait sur tout l’assemblée et lui-même ressentit comme un début de remord. Il finit son discours en communiquant son inflexion stratégique vers l’île sacrée qui fut accueillie avec un profond soulagement par tout son peuple.
Sans qu’il n’eût rien d’autre à ajouter, ni qu’on le dérangeât pour les autres menus détails des préparatifs, son peuple s’organisa docilement pour l’expédition qui leur restait à parcourir. Il avait particulièrement à cœur de les conduire jusqu’à leur île pour que tous ces hommes et femmes qui le méritaient tant puissent retrouver leur fierté. A cette idée, il se sentit leur chef comme jamais il ne l’avait été et savoura pleinement l’instant en le regardant œuvrer pour leur départ.
Depuis qu’ils traversaient l’Eldred, ils n’avaient cessé d’accueillir des yhlaks qui étaient nés sur cette terre. En regagnant leurs rangs, les nouveaux arrivés leur avaient raconté à quel point l’Ile Sanctuaire avait été profanée et comment avaient été massacrés tous ceux qui y étaient restés, à l’époque du grand exil. Aussi, même si la dernière bataille avait montré l’immensité des difficultés qui les attendaient et si ses deux derniers jours avaient laissé de profondes marques dans les esprits, tous étaient maintenant impatients d’atteindre l’île et d’y retrouver une terre enfin à eux où ils pourraient revivre comme par le passé, débarrassés à jamais des souffrances du froid, même s’ils devaient tous mourir avant même de l’atteindre. Cette certitude donnait à son peuple une détermination froide qui parfois l’effrayait, car une fois sur l’île, quelle serait leur vie là-bas ? Serait-elle vraiment meilleure? Et surtout, les eldreds les laisseraient-ils en paix ? Tous l’espéraient, même si le devin, lui, ne rêvait que de ce fantôme entraperçu la veille. Il aurait tant voulu l’étreindre dans ses bras et l’embrasser fiévreusement, tout en lui montrant combien il savait être doux quand Okkor lui en laissait l’occasion. D’ailleurs, il n’avait plus envie de massacre, ni de sang, mais juste de cette douceur, voire même, quand il osait se l’avouer, d’amour.
Peu à peu, cette marée humaine s’activa de toute part pour emporter les vivres, les blessés, les armes et les enfants qui se chamaillaient. Nul ne remarqua la dizaine de femmes, veuves pour la plupart, qui avait choisi discrètement de rester sur cette colline. Toujours emplie de solennité, la vieille femme les dirigeait. Elle avait fixé rendez-vous dans quelques heures avec Vyrehel dans une cavité au pied de la falaise de manière à échapper à la surveillance des gardes. Malheureusement, deux d’entre eux y avaient pris leur poste. Alors, dans un grand silence, elles les encerclèrent sans montrer la moindre agressivité. Cette attitude pleine de froide détermination désamorça toute réaction belliqueuse de leur part pour faire respecter les consignes. A dire vrai, elles exprimaient surtout une sourde indignation qu’eux-mêmes ressentaient, alors que, dans le même temps, le message du mantra les harcelait tous les deux dans leur tête quant au choix de recourir ou non leurs armes contre leurs semblables. Sans trop comprendre ce qu’ils faisaient, peut-être aussi par lâcheté, ils décidèrent de à se joindre à elles.
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Au-dessus de la falaise, Vyrehel ne pût se résigner à laisser Ilda dans cet état, à la merci des charognards qui n’allaient pas tarder à parachever le sinistre spectacle, car elle aurait eu l’impression d’abandonner une partie d’elle-même. En s’approchant de la dépouille, un détail l’intrigua ; le corps avait été sommairement enterré, puis déterré, et surtout, les blessures ne contenaient pas de terre, bien que la peau et les vêtements en fussent recouverts. Elle en déduisit que la personne qui avait massacré le corps et celle qui avait profané la sépulture improvisée était la même, ce qui accusa soudain le devin. Ainsi ce dernier continuait d’entrainer tout son peuple dans sa propre folie et Lonstroek n’avait donc pas menti. Son cœur se mit à battre très fort. Elle hésita encore un court instant à protéger des animaux ce corps de cette sœur qu’elle n’avait jamais vraiment pu connaître, mais elle avait trop hâte de sauver Lonstroek des flammes qui dévoraient tous les alentours avec une avidité sauvage. Partout autour d’elle, le paysage était maintenant dévasté par les flammes qui, dans leurs lueurs rouge orange et dansantes, renforçait l’opaque noirceur des restes des arbres calcinés. Dans un immense sentiment de culpabilité, elle abandonna, avec une cruelle et involontaire ironie, les restes d’Ilda sans même lui offrir la cérémonie d’un bûcher mortuaire, alors que son amour, lui, avait peut-être déjà péri dans les flammes. Déjà elle se dirigeait à l’opposée, vers la forêt de chênes.
L’incendie avait encore progressé et laissait derrière lui une centaine de mètres complètement noircie d’où jaillissait ci ou là de la fumée et des lueurs rougeâtres sous un épais tapis gris poussière qui volait sous ses pas. Elle courait aussi vite qu’elle le pouvait malgré les foyers de feu encore actifs et les branches tombées qui l’obligeaient à de multiples détours. Ses pieds se posaient, dans la mesure du possible, en évitant les volutes que le sol dégageait encore. Cela n’empêchait pas de régulièrement se les brûler, on la voyait alors sautiller, sur une jambe, dans une danse étrange pour apaiser la douleur, sans pour autant s’arrêter d’avancer. Partout, l’odeur âcre des fumées assaillait ses narines quand ce n’étaient pas les fumées elles-mêmes qui l’empêchaient de respirer. Elle ignorait toutes ces difficultés, un élan fiévreux de femme follement amoureuse la transportait maintenant, suffisamment pour ignorer les menaces qui l’entouraient, parfois l’encerclaient ou l’obligeaient à reculer, les yeux larmoyants d’irritation car, en elle, il n’y avait plus de place pour la culpabilité envers cet homme mais juste un immense trop plein d’amour à partager.
Bientôt elle traversa la prairie longuement piétinée pendant la bataille et, à son tour, dévastée par les flammes. Face au mur des flammes qui se dressait maintenant à quelques mètres devant elle, son cœur commençait à paniquer dans sa poitrine. Elle se mit à courir tant bien que mal malgré les obstacles brûlants sur son passage. En même temps, elle appelait Lonstroek de toutes ses forces pour le localiser, mais aucune réponse ne l’aidait pour la guider. Aussi, plus elle progressait devant le danger et plus elle imaginait déjà le feu gagner le fameux chêne... Ses yeux suppliants balayaient d’arbre en arbre, en quête d’une forme suspendue ou d’un espace où elle aurait pu franchir la fournaise sans risque. Un peu par dépit, elle finit par se rabattre sur les dernières parcelles de forêt intacte et appela à nouveau. Cette fois-ci, une voix toute proche qui sortait des flammes lui fit écho. Quelque part derrière la fournaise qui se dressait devant ses yeux se trouvait bien son amour. Alors, à quelques mètres sur sa gauche, derrière deux beaux chênes verts totalement préservés, elle devina enfin la silhouette de son homme.
Plusieurs troncs autour d’eux avaient capitulé face aux flammes, et déjà le feu grignotait les premiers lambeaux de végétations dans sa direction. Dessous lui, toujours suspendu par la corde, quelques buissons commençaient également de brûler. Le visage couvert de suie, il grimaçait de douleur au gré de ses balancements subis ou volontaires. Seulement, à quelques mètres à peine, une véritable barrière incandescente ne tarderait pas à arriver sur lui et se dressait entre elle et l’arbre. Face au souffle de la fournaise qui l’assaillait par petite vagues et à l’implacable réalité du feu, le bonheur d’avoir retrouvé son amour lui apparut presque dérisoire. En quelques secondes, la peur avait grignoté tout son courage. Elle se voyait déjà les cheveux en feu, hurlante à quelques mètres de l’arbre majestueux, dont les hautes branches sauvaient pour l’heure Lonstroek. Un énorme et sinistre craquement retentit derrière elle, puis une bouffée de chaleur monta dans l’air en même temps qu’un tronc s’écroulait de tout son long. A peine avait-elle reculé de quelques pas pour éviter ce nouvel arc de flammes qu’une autre bourrasque brûlante la saisit au visage. Complètement tétanisée par la chaleur qui s’en dégageait et par l’idée que le feu n’avait qu’à s’emparer de sa robe pour la transformer en torche humaine, elle continuait de reculer, malgré elle, de mètre en mètre. Jamais elle ne s’était sentie si vulnérable face à la mort, soudain bien plus concrète que les lèvres convoitées de Lonstroek. Devant le danger des flammes, ce dernier la supplia de rebrousser chemin. Elle leva la tête pour le regarder se débattre, toute résignée d’impuissance, mais à nouveau la fournaise déversa son souffle brûlant sur ses yeux, qui malgré son bras pour les protéger, lui semblèrent soudain aussi secs que de la craie.
A dire vrai, sans qu’elle ne s’en rende compte, l’incendie l’encerclait elle aussi. Sur sa droite, d’autres branches d’arbre s’écroulèrent sous leur poids. Une nouvelle fois, Lonstroek la supplia d’abandonner mais elle refusa d’abdiquer sans avoir rien tenté pour le sauver. Bien que dérisoire pour affronter un tel ennemi, elle avait saisi l’épée dans ses mains pour se donner du courage. Elle tourna comme elle put autour de l’arbre pour chercher un passage qui l’aurait autorisée à s’approcher Dans les faits, elle n’avait qu’à tendre les bras et les soulever de toute sa hauteur pour sectionner au-dessus d’elle le nœud qui avait été serré autour du tronc à hauteur de cheval. Seulement, les flammes rongeaient déjà la base de sa cible et l’en empêchaient. Elle essaya à plusieurs reprises, mais à chaque fois son bras s’immobilisait juste avant que la fournaise ne l’assaille. Même si cette hauteur sauvait pour l’instant Lonstroek des flammes, la corde était au final trop loin et surtout trop haute pour qu’elle portât son coup avec suffisamment de force, car à chaque fois une sensation de brûlure sur ses avant-bras la paralysait avant.
Un peu plus loin devant elle, un arbre mort flambait entièrement dans un crépitement sec et continu. Elle eut un mauvais pressentiment en le regardant se consumer si vite. Alors, plus déterminée que jamais, elle respira douloureusement tout l’air qu’elle pût, puis se mit sur la pointe des pieds tout en soulevant l’arme pour trancher de toutes ses forces cette satanée corde. Toutes ses tentatives serait handicapée par sa petite taille, si bien que la première termina sa trajectoire trop en bas, faute d’avoir été portée d’assez près du tronc. Pour gagner en force, au risque de se déséquilibrer dans les flammes, elle reprit son élan mais l’épée ricocha cette fois-ci sur la corde sans vraiment l’attaquer. Il lui fallait encore approcher et affronter davantage cette chaleur qui pourtant la tétanisait. Elle prit une grande bouffée d’air avant d’affronter plus encore les flammes, mais elle ne put avancer de plus d’un demi-pas. Elle ferma les yeux pour les protéger, puis serra très fort le manche de l’épée. A peine avait-elle levé ses bras qu’une odeur de cochon grillée caractéristique lui vint aux narines, l’avertissant que quelques mèches de ses cheveux avaient brûlé. Elle recula immédiatement en se tenant le visage. Des larmes coulèrent de ses yeux autant de douleur que par aveu d’impuissance.
Elle tressaillit malgré elle quand retentit, tout près, un énorme craquement. L’arbre mort près d’eux venait de capituler et s’écroula de tout son long. D’une violente poussée du bassin, Lonstroek l’évita dans sa chute. Juste sous ses pieds, au contact des braises sur le sol, les flammes bondirent sur les branches encore intactes de son sommet. Immédiatement il se mit à hurler de douleur. De l’air aussi brûlant que de la vapeur ne cessait de monter jusqu’à lui. Il supplia une nouvelle fois la jeune femme de cesser ses efforts et de l’abandonner à son sort. Elle le regarda, désemparée, se balancer, se tordre dans tous les sens, lever ses pieds ou forcer la corde pour trouver un air moins brûlant. Et ses cris de douleur, qu’il ne pouvait s’empêcher de retenir, lui transperçaient l’âme, tandis qu’elle assistait, impuissante, au spectacle du feu qui gagnait peu à peu le tronc, pourtant si imposant, grâce au l’arrivée du nouveau combustible que constituait cet imposant amas de branches tombé au pied du gibet.
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Laissant l’incendie et leur ancien chef derrière eux, le peuple yhlak poursuivait son chemin loin de la colline qui avait vu se dessiner sa si surprenante victoire. Pourtant, tous avaient malgré eux dans la bouche un arrière-goût de défaite d’abandonner cet homme qui les avait amenés jusqu’ici, bien plus que ce devin dont ils peinaient à comprendre les sauts d’humeur incessants. Et c’était désormais de ce seul homme que dépendrait leur destin. Dans une dizaine de jours de marche, sans doute un peu plus avec les blessés, ils auraient enfin atteint la côte. De là, ils devraient trouver plusieurs bateaux pour atteindre leur sanctuaire. Pour cela, le devin avait décidé de prendre par la force Valdec, leur ancienne capitale qui était devenu le port le plus prospère du pays. Il espérait ainsi à la fois faciliter leur mission et porter un autre coup aux eldreds. Mais avant, il lui fallait reconquérir la confiance des lieutenants de Lonstroek. Si aucun d’eux ne s’était opposé à sa condamnation, c’était plus par ignorance des événements. Ils étaient chargés de coordonner différents corps ou secteurs de la longue procession et se trouvaient donc pour l’heure très disséminés, suffisamment en tout cas pour qu’ils ne parvinssent pas à comploter derrière son dos. De toute façon, aucun d’eux n’avait vraiment pu assister à la scène dans la tente de Vyrehel, mais Reyv’avih sentait malgré tout une hostilité parmi certains. Si son peuple continuait de l’écouter et à le suivre, il diffusait dans le même temps le message qu’avait donné leur général avant d’être suspendu à son arbre. Au départ, une trentaine de personnes l’avait plus ou moins entendu. Puis la cérémonie de la condamnation l’avait amplifié car chacun se mit à expliquer les faits à sa manière et à justifier pourquoi cet être si remarquable aux yeux de tous avait dû être impérativement condamné. Bien sûr, l’essentiel du discours de Lonstroek fut omis, d’autant plus que la version du devin offrait l’avantage d’être plus évidente pour être comprise par tous.
La première journée de marche parut interminable. Les yhlaks avançaient péniblement, épuisés par la bataille et les festivités de la nuit, et beaucoup de blessés nécessitaient également des soins attentifs qui entravaient la cadence. A dire vrai, cette victoire leur semblait déjà si loin… Aussi, Reyv’avih fut assez vite contraint de donner des consignes de repos bien avant que la nuit n’approchât. Lui-même avait l’esprit fort préoccupé et il avait besoin de se retrouver seul dans sa tente, comme il en avait pris l’habitude depuis si longtemps.
Comme depuis de longs mois, il eut une nuit agitée, peuplée de rêves qui le hantaient jusqu’au levée et qui se mêlaient les uns dans les autres pour constituer comme une vaste toile cohérente, dans laquelle il était à la fois une sorte de jouet et le véritable chef incontesté de tout son peuple. Il y retrouvait aussi cette voix lointaine qui le harcelait dans une langue mystérieuse, qui tantôt le suppliait sans qu’il ne comprenne quoi que ce fût, tantôt se moquait de lui en imitant les bruits étranges près du monolithe qui firent basculer toute son existence et celle de son peuple. A chaque séquence de rêve, cette voix se faisait plus lointaine pour devenir comme un murmure aussi infime que le vent dans les arbres. Lorsqu’il se réveilla, il ressentit si violemment son impuissance qu’il eut besoin de peser sur le destin de tout son peuple pour lui apporter de l’espoir.
Quand il ordonna à nouveau qu’on reprenne la route, les regards autour de lui étaient moins lourds de fatigue mais il restait une vraie souffrance silencieuse et résignée à accomplir ce destin qui les attendait. Parfois, aussi, il y voyait un reste de ferveur qui lui faisait chaud au cœur, mais partout, il y lisait ce fabuleux courage qui avait permis d’accomplir le miracle d’arriver jusqu’ici, face à la plus grande nation humaine d’Ether. Ce peuple n’était pourtant pas le plus guerrier d’entre tous, seulement il avait ce rêve soudain plus grand que tous les autres de revivre sur ses terres ancestrales dont on les avait, il y a si longtemps, dépouillés dans la honte. Cette même terre qui leur avait un jour appartenu et qu’ils n’avaient alors su défendre, ils la piétinaient à nouveau aujourd’hui et chaque pas qu’ils laissaient sur elle les rapprochait encore et toujours de cette ultime quête folle de regagner Lisonge, leur grande Île sacrée, qu’on avait profanée, voire même sans doute saccagée et qui était pour tous les autres peuples devenue une destination maudite et taboue.
La marche fut plus longue que la veille, mais nettement en deçà de ce qu’ils avaient eu l’habitude de parcourir pour arriver jusqu’ici. Il y avait bien trop de blessés et quelque chose dans le moral de ce peuple semblait casser. On y chuchotait, on se taisait, on s’emportait entre homme et femme d’un même couple, comme si une mystérieuse vague souterraine gonflait sous chacun de leur pas. Une nouvelle fois, Reyv’avih ordonna le campement pour la nuit de manière à préserver leurs forces. Quant à lui, il avait passé toute la journée à chercher partout ce visage entraperçu dans la pénombre de la tente de Lonstroek, en espérant qu’il n’avait pas été un spectre produit par sa folie ou un caprice d’Okkor pour se jouer une fois de plus de lui.
Il passa tout le repas au milieu des siens, toujours à l’affut du visage. Il ne tarda pas à se coucher quand la nuit tomba, toujours épuisé par les carences de sommeil de l’avant-veille. Cette fois-ci, il rêva d’Ilda, tout du moins de ce visage qui lui ressemblait tant et qui l’avait à ce point subjugué. Dans son rêve, il se disait qu’il méritait d’être harcelé et tourmenté pour tout ce qu’il avait fait subir au corps sans vie de cette femme qu’il n’avait pu véritablement étreindre dans ses bras qu’une fois morte. Au début, ce visage flottait dans les airs avec un sourire narquois. Aussi, à chaque fois qu’il le voyait, il implorait son pardon et faisait mille promesses pour obtenir le retour d’Ilda à la vie, mais rien ne semblait suffisant pour qu’il ne puisse ne serait-ce que l’effleurer. Pourtant, sa bouche lui parlait mais sans qu’aucun son ne parvienne à ses oreilles, et son regard se faisait comme suppliant, avant de disparaître et de réapparaître un peu plus loin, avec ce même air facétieux, comme s’il attendait précisément un geste ou un mot précis du devin pour dévoiler son secret. Il finit par se réveiller en se heurtant sans cesse à cette boucle qui tournait dans sa tête sans lui offrir la moindre réponse. Il sortit de sa tente en plein milieu de la nuit pour se changer les esprits, avec le secret désir de rêver encore de ce mystérieux double d’Ilda. Il crut entendre quelques voix plutôt claires et aiguës, mêlées de gloussements et de rires étouffés. Il se dirigea vers le groupe de tentes qui semblait en être à l’origine, avec un certain sourire parce qu’elles montraient une excitation toute enfantine comme si elles s’apprêtaient à faire une bêtise. Malheureusement, elles se turent avant qu’il n’arrive et il ne découvrit personne aux alentours. Il continua de chercher quelques instants jusqu’à atteindre les limites du camp. Alors, au loin, il devina des silhouettes qui couraient comme si elles s’enfuyaient en rebroussant chemin. Il se recoucha en espérant retrouver son rêve.
Puis, à la levée du soleil, la longue caravane se reforma peu à peu, puis se mit en branle dans un bruit de cliquetis métalliques et de chocs sourds, que recouvraient ci et là les aboiement des chiens, les beuglements des bœufs qui tiraient les lourds chariots chargés de vivres et de blessés, avec les renâclements de chevaux des derniers cavaliers que leur armée conservaient. Pendant toute la matinée, on ne cessa de signaler l’absence de femmes pendant la nuit.
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Toujours pétrifiée, Vyrehel regardait le spectacle de son amour en train de se débattre dans l’air brûlant et hurler toute sa souffrance avec des yeux crispés de douleur. Peu à peu, elle se résignait à son impuissance. Jamais elle ne pourrait rompre la corde maintenant que la base du tronc était attaquée par les flammes et Lonstroek ne tiendrait pas longtemps ainsi. Il n’avait même plus la présence d’esprit de la chasser, il avait perdu toute pudeur et implorait Okkor de l’achever au plus vite.
Puis soudain, elle eut une dernière idée, si évidente qu’elle fut surprise d’avoir perdu tout ce temps. Au lieu de couper la corde, il fallait accélérer au plus vite le travail des flammes. Cette corde maintenait toujours les bras et les mains de Lonstroek à plusieurs mètres du sol, puis s’enroulait autour de la branche puis au tronc avec d’épais nœuds qui avaient été faits à hauteur de cheval. Pour la brûler, il suffisait d’aider les flammes à l’atteindre au niveau suffisant pour qu’elle libère le prisonnier au sol. Elle chercha une branche suffisamment longue pour lui éviter de trop s’approcher du feu, et suffisamment légère pour qu’elle puisse la soulever. A quelques mètres, un tronc s’était couché et ses branches continuaient de crépiter à même le sol. L’une d’elles pouvait faire l’affaire. Elle reprit son épée et s’en servit comme d’une hache. Le bois déjà sec céda rapidement. Elle la traina jusqu’à l’arbre au plus vite. Il fallait placer les feuillages sur le sol et que l’extrémité la plus grosse fût calée sur les nœuds. L’action était bien plus délicate qu’elle ne l’avait crû car elle portait tout le poids à bout de bras. L’homme ne prêta même pas attention à elle tellement il souffrait. Ses jambes de pantalon commençaient même à se noircir juste sous l’impulsion du souffle ascendant des flammes, si brûlant que l’air en frissonnait. Le feu ne tarda pas à se répandre sur la branche et à la gravir tel un escalier qui le mènerait jusqu’à la corde.
La jeune femme eut juste le temps de prévenir Lonstroek des risques de la manœuvre, car elle risquait de le précipiter dans la fournaise sous ses pieds. Aussi se balança-il le plus possible, comme un asticot, de manière à ce que l’élan le propulse le plus loin possible des flammes sous lui. D’intenses douleurs dans ses bras malmenés lui arrachèrent des grognements. Soudain la corde lâcha et un cri d’effroi l’accompagna. Sans l’aide de ses bras toujours liés pour s’équilibrer, il chuta lourdement sur le sol, puis roula immédiatement sur le sol pour s’éloigner le plus possible de l’arbre. Son visage se contracta à plusieurs reprises ; sur son passage, des braises ardentes avaient transpercé instantanément ses vêtements jusqu’à la chair. Puis Vyrehel le rejoignit et ils marchèrent pour s’éloigner de la fournaise une vingtaine de mètre. Même débarrassé de la corde, il gardait ses bras gardait ses bras tendus au-dessus de la tête, tellement les articulations avaient été étirées et sollicités.
Lonstroek finit par tomber au sol, épuisé de s’être autant contorsionné dans tous les sens pour fuir l’incessante brûlure de l’air qui se libérait des flammes. Vyrehel se pencha sur lui et le regarda avec émotion. Il n’avait plus rien à voir avec l’homme qui avait dormi sur sa couche la nuit dernière. Ses traits incroyablement tirés et sa peau brûlée dégageaient sur son visage une douloureuse expression mélancolique. Ses yeux semblaient perdus, en état de choc, et cherchaient un point pour se fixer, comme si le décor noirci et fumant continuait de l’agresser. Il finit par les poser sur elle et se mit soudain à pleurer. La jeune femme, pourtant toute petite, l’enlaça de bras immenses comme des serpents qui se faufilèrent sur tout son corps, jusqu’à ce que ses mains se referment sur ses joues pour l’embrasser longuement à pleine bouche. Puis ses jambes enfourchèrent son corps dans l’élan de sa passion, elle-même renforcée par l’excitation d’être parvenue à le sauver. Il n’avait pas la force de résister à sa fougue, au contraire, elle lui insuffla son désir à la seule force de l’étreinte de ses jambes, de ses baisers et de ses mains sur ses joues. « Je veux être à toi, lui chuchota-elle à l’oreille, je veux même plus, je veux un enfant de toi ».
Derrière eux, les flammes s’attaquaient à l’immense chêne qui avait porté Lonstroek. Leurs crépitements couvrirent peu à peu des soupirs tout aussi brûlants. Et partout, la nature avait dressé un lit de bois noir et des draps de cendre, alors qu’au-dessus d’eux, les volutes continuaient leur chemin dans le ciel bleu, vers les feux tout aussi impitoyables d’un soleil indifférent qui continuaient de brûler cette terre à perte de vue.
Au matin, une étouffante odeur de fumée régna en maître si bien que Lonstroek aimait à se coller aux cheveux de Vyrehel pour en trouver d’autres que celle du brûlé qui partout l’assaillait. Il y cherchait un reste d’effluves de fleurs qui aurait survécu, comme si rien n’avait changé depuis cette étrange nuit dans la tente avec elle. Mais les relents de cendres et de brûlé l’écœuraient dès qu’il s’en écartait. Alors, il replongeait vers son cou ou il se recouvrait des fins cheveux de son amante et il oubliait tout, même s’il s’agissait d’un leurre.
La jeune femme était tombée de sommeil sur le creux de son épaule, peu de temps après leur étreinte, une jambe encore glissée entre les siennes. En deux nuits, elle n’avait cessé de veiller d’abord sur le lit de mort de son dernier frère, puis sur lui, sans avoir pris le temps de se reposer à son tour. Tout près du sien, son visage calé sur son torse s’était profondément relâché et respirait d’innocence et de fraîcheur, comme si elle n’appartenait pas à ce monde dévasté. Il n’osait plus bouger de peur de la réveiller. Il se contentait de la regarder dormir et cette image lui fit presque oublier Ilda.
Une ombre le fit sursauter. Non loin d’eux, tel un arbre immobile, se tenait une vieille femme. Il ignorait depuis combien de temps elle était là, et si même elle les avait regardés faire l’amour. Elle semblait là depuis toujours, comme si son âge la confondait dans ce spectacle de cendre, de fumée et d’arbres morts, avec l’allure étrangement digne que renforçaient ses traits ridés et ses longs cheveux raides mais soigneusement tressés. Il lui fit signe de s’approcher.
- Comment t’appelles-tu ?
- Oh moi ? Tout le monde m’appelle la vieille…
- Tu as bien un nom. Qui es-tu ?
- Je suis la mort qui marche, dit-elle avec un grand sourire d’enfant.
- Tu n’as rien de plus simple ?
- Il y a si longtemps qu’on ne m’appelle plus… Depuis la mort de mon mari, puis de mes fils… Pourquoi utiliser un nom qui me rappelle toute la douleur d’une épouse et d’une mère ? Un nom qui me rapproche encore plus de la mort…
- Allez, Grand-mère, arrête ton numéro ou tu vas tous nous faire peur !
Vyrehel venait de se réveiller. Sur ces mots, elle se redressa, toujours entièrement nue, et s’approcha d’elle pour lui porter sur sa joue toute fripée un baiser plein d’affection. Un curieux silence s’installa. La vieille et le guerrier regardaient avec envie la jeunesse de ce corps, son arrogante poitrine et sa peau fruitée. Elle rougit et se saisit de sa tunique qui leur avait servi comme maigre couverture, maintenant maculée de cendre et de suie, pour s’en revêtir.
- « Qui parle encore de mort ? N’avons-nous pas de sujet plus gai ? Parlons des vivants ! »
Et elle embrassa à pleine bouche son amant. Sans sa couverture improvisée, les deux femmes découvrirent à loisir la virile nudité de Lonstroek. Ce fut à son tour d’être gêné par ces deux regards sur lui. Il se leva lui aussi, en grimaçant de douleur, pour remettre son pantalon, mais ses bras avaient été si longuement étirés qu’il en était incapable, ils restaient en l’air, comme deux ailes immenses et ridicules. Vyrehel s’empressa de l’aider avec un grand sourire qui en disait tellement long que la vieille ne put s’empêcher d’être heureuse pour elle.
- Tu as raison, ne parlons plus de mort. Votre beauté à tous les deux fait du bien à mon vieux cœur rabougri. Vous faîtes un couple décidément magnifique. Et nous sommes attendus au bas de la colline.
Les deux femmes essayèrent de forcer les bras si raides à reprendre leur position normale mais la douleur était telle que Lonstroek les supplia d’arrêter. Ils refusaient de descendre au-dessous de ses épaules mais ils parvinrent un peu à replier ses coudes. Avec une telle allure, comment endosser son uniforme de chef devant cette poignée de femmes qui l’attendaient ? Il n’en avait d’ailleurs plus envie, mais il avait à cœur de leur rendre tout ce qu’elles avaient su lui donner quand il avait sollicité leur aide, même si, tout au fond de lui, il cherchait surtout à obtenir le pardon pour tout ce qu’il avait fait subir à Ilda.
Lonstroek avançait en gardant les bras à l’horizontale. Tout au plus, il arrivait maintenant à les glisser derrière la tête de manière à soulager ses épaules de leur poids ; on aurait dit alors qu’il était le prisonnier de ces deux femmes. Partout autour d’eux la terre était calcinée, encore quelques volutes transperçaient le sol ou jaillissaient des restes de branches ou de troncs et, au-dessus d’eux, le soleil déjà haut diffusait sa chaleur qui s’annonçait une fois de plus assommante. Maintenant que toutes les broussailles avaient été consumées dans l’incendie, il était très aisé de se diriger dans ce qui restait de la forêt et, très vite, ils aperçurent un petit groupe femmes qui les attendaient en cercle, sans doute se demandant quelle folie elles étaient en train de commettre.
A peine arrivée, Vyrehel raconta ce qu’elle avait découvert et l’horreur que lui suscitait désormais le devin. Non seulement il avait menti mais il s’était comporté en bête monstrueuse sur la dépouille d‘Ilda, comme s’il était possédé par un démon. En racontant son récit, on en oubliait presque que Lonstroek avait lui-même tué cette même femme de ses poings. D’ailleurs, il se sentait mal à l‘aise à être parmi elles, comme s’il en était indigne, d’autant plus qu‘il leur demanderait certainement une nouvelle fois de se sacrifier pour sauver leur peuple… Cependant, toutes réalisaient à quel point Reyv’avih devait être fou. Toutes ses crises, ses malaises, ses lubies de boire le sang de leurs ennemis, tout ce qu’ils avaient pris comme la malédiction d’être l’élu de la prophétie soulignaient en même temps l’horreur de leur propre folie de l’avoir accepté.
Avec une dizaine de femmes, Lonstroek disposait d’une force bien insuffisante pour infléchir le destin de son peuple. Pourtant, en regardant chacune d’elles se donner avec tant de cœur à sa maigre cause, il n’eut pas voulu d’autre armée. Bien entendu, il leur faudrait rallier à eux encore beaucoup d’yhlaks. En outre, il savait que la vérité qu’avait découverte Vyrehel ne pèserait rien contre les paroles du devin, tout au plus comme une puérile mise en scène pour le disculper. Puis, chacune se retourna vers cet homme qui les avait menées jusque-là et qui leur avait fait la promesse d’un autre destin que celui de partir conquérir cette île pourtant maintenant si proche. Elles attendaient qu’il parle mais il ne savait plus quoi leur dire, lui-même était perdu dans ses sentiments, dans sa honte de ses gestes et de sa lâcheté à l’égard d’Ilda qu’il avait trahie dès la première nuit avec cette femme qui lui ressemblait tellement. Vyrehel n’avait pas encore pris sa place dans son cœur, mais elle lui avait déjà apporté toute sa fraîcheur et son énergie si franche qui tranchaient si fort avec la personnalité d’Ilda. Sa femme garderait à jamais cachée sa facette la plus mystérieuse qu’il avait entrevue parfois, le temps d’un sourire ou d’une caresse, lorsqu’elle se donnait à lui, toute entière, comme si elle devait encore une fois se faire pardonner d’exister.
Pour que le peuple des yhlaks accepte de le suivre à son tour, il savait qu’il devait partir du Mantra, même s’il doutait de plus en plus de son importance. « Que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique. Cette simple vérité est en chacun de nous ».
Seule la dernière phrase avait aujourd’hui véritablement un sens à ses yeux. « Cette simple vérité est en chacun de nous ». Elle guiderait sa nouvelle vie tout comme le reste du mantra l’avait fait jusqu’à présent, mais avec une sérénité plus grande, un détachement qui marquait une rupture si nette dans sa vie qu’il la sentait irrémédiable. Il était même certain que, s’il avait la force d’unir son peuple autour de cette phrase, il aurait accompli à sa façon la prophétie.
Pour détourner son peuple de l’influence du devin, au-delà du nombre de fidèles, il n’avait que sa propre vision de la prophétie à proposer mais, pour la mettre en œuvre, il aurait à nouveau à diviser son peuple, du moins tant que Reyv’avih aurait encore des fidèles. En fait, il ne voulait plus affronter le devin mais laisser le peuple choisir librement son rêve. Aussi, pour faire grossir ses rangs, chaque femme devait établir une liste des dix personnes les plus sûres à contacter pour leur communiquer toute la vérité. Quant aux deux gardes qui étaient restés avec eux, ils auraient pour mission de sonder les anciens généraux de leur chef.
Malgré l’épuisement de la petite troupe, ils avaient marché toute la journée et une partie de la nuit pour rattraper leur retard, en se dissimulant dans la mesure du possible, tel une bande de chiens errants indésirables, à distance de leur peuple qui progressait dans une paisible nonchalance vers ce destin qu’il avait défié et qui semblait comme jamais à portée de sa main. La nuit, elle aussi, prit tout son temps pour s’installer sur cette grande plaine qui les accueillait. Puis, les feux de camp se multiplièrent à l’horizon en dessinant un cercle lumineux, comme si un nouveau village s’y était installé. D’ailleurs, on en devinait plusieurs également dans le lointain, bien plus réels, et sans doute bien plus inquiets par cette soudaine lueur qui était apparue de nulle part, qui annonçait cette menace imprévisible que, malgré leur toute puissance, les eldreds n’avaient pu stopper sur la colline.
L’heure de se lancer dans leur ultime mission approchait, l’armée de Lonstroek s’était regroupé avec leur liste de dix personnes en tête. Toutes ces femmes n’avaient que leur cœur à donner mais chacun d’eux était si gros et battait si fort qu’elles partirent avec un entrain qui fit sourire le guerrier. Jamais il n’aurait obtenu ça de ses soldats. En lui monta un immense amour pour chacune d’elles et il se fit la promesse de leur donner sa vie si seulement il pouvait se faire pardonner ou mieux, les sauver à son tour.
Au-dessus de sa tête, un dernier quartier de lune apportait sa quiétude lumineuse, en même temps que les bruits d’un monde nouveau qui, lui, ne faisait que s’éveiller pour vivre ou survivre loin des feux implacables du soleil. Il aimait ce monde qui apparaissait petit à petit et que ses yeux distinguaient de mieux en mieux, parce qu’il lui parlait de celui d’Ilda, et cette lune esquissait comme un sourire dans le ciel étoilé, un sourire aussi triste que pouvait l’être celui de cette femme qu’il avait battue à mort de ses propres poings, en refusant d’écouter ses derniers mots d’amour. Pourtant, il sentait sa présence partout autour de lui, comme si en mourant elle s’était dissoute dans l’air, dans la terre et dans chaque être qu’il rencontrait. Oui, cette lune lui souriait parce qu’Ilda lui souriait, comme si sa mort avait été nécessaire pour faire naître en lui ce besoin d’apporter une autre vision de la Vie à son peuple. Il se mit à parler à la lune comme s’il s’adressait à elle.
- Mon amour, attends mille fois avant de me pardonner ! Je vais me battre pour que ton doux rêve vive parmi nous. Oui, j’ai hâte qu’il m’accompagne à son tour et qu’il guide chacun de mes pas…
Il aurait tant voulu entendre cette voix si craintive lui répondre et l’encourager. Il serra ses poings, prêt à se labourer le torse et le visage avec, mais déjà Vyrehel s’approcha de lui, glissant ses bras autour de sa taille. La chaleur de sa peau était si douce qu’il ferma les yeux de honte aux pensées qui venaient à lui. Elle était aussi solaire qu’Ilda était lunaire, comme deux astres qui éclairaient sa vie d’un nouvel élan. Elle devina son corps se contracter à ses caresses.
- Toi, tu penses toujours à Ilda... Elle me manque aussi. Bien que je ne l’aie jamais vraiment fréquentée, je me suis toujours sentie proche d’elle. Mais je sais aussi ce que tu penses : que tu ne devrais pas la trahir, que je suis une sorte de démon qui te détourne de ton deuil d’époux. C’est cela ?
- Non… Pas tout à fait…
- Tu mens très mal pour un chef ! C’est tout à ton honneur. Mais moi, je vis et j’ai toujours vécu dans son ombre sans qu’elle le sache. Elle était ma grande sœur et ce n’est qu’avec ces traits de mon visage, que tu regardes à chaque fois comme si tu y cherchais son ombre, que j’ai pu découvrir qui avait été mon père et qui elle était pour moi ! Et elle ne l’a sans doute jamais su… Aussi, j’ai le droit de vivre à mon tour à la lumière et je veux que tu m’aimes, d’abord pour qu’elle survive en toi, et puis viendra un jour où tu m’aimeras pour moi toute entière. Je t’en prie, laisse-moi ce temps, protège mon petit corps des dangers qui nous guettent. Regarde comme il est frêle… Et toi, tu es si fort !
Malicieusement, elle avait retiré son chemisier de lin et s’était blotti contre lui avec ses petits yeux de mésanges qui lui lancèrent un regard ardant. Il aurait voulu la serrer dans ses bras, mais ils restaient encore ridiculement à l’horizontal et elle en abust pour glisser sa tête tout partout pour y déposer une multitude de petits baisers. Puis, à son tour, elle le serra très fort contre elle, la tête calée contre son torse, les yeux fermés pour savourer l’instant qu’elle lui dérobait. Tout au fond de lui, en se penchant à son tour pour l’embrasser, il ne put s’empêcher de penser qu’elle était bien plus forte que lui.
Autour d’eux, des ombres quittaient leur minuscule camp et se dirigeaient vers ce vaste halo lumineux où elles allaient chercher à conquérir ou séduire pour donner vie à un autre monde où leur place aurait été l’égale des hommes. Lonstroek et Vyrehel se désunirent pour les voir disparaître dans la nuit. Aucune femme n’avait manqué et elles s’étaient se lancé dans cette nouvelle folle aventure, en espérant que la rumeur occasionnée par la multiplication des absences suffirait. A dire vrai, le guerrier comptait surtout sur l’image d’un mort revenu parmi les vivants à laquelle son peuple ne manquerait pas de l’associer.
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Au fur et à mesure que se répandait la nouvelle de sa défaite humiliante, tout l’Empire Eldred ne cessait de découvrir de nouvelles menaces à ses frontières au nord, dans le sillage des yhlaks. Quand les émissaires officiels se présentèrent à Vivien le Rapace, l’Empereur des Eldreds, pour lui annoncer la défaite, la nouvelle fut accueillie dans un grand silence glacial. Il avait convoqué les trois généraux qui l’avaient convaincu de la facilité de l’entreprise une fois qu’on eût infiltré les rangs yhlaks avec des espions et des traîtres. S’il eût été facile de réunir encore plus de soldats en différant l’assaut de quelques jours, l’Empereur l’avait écourté aussi pour faire taire, dans le même temps, les arrogances de certaines provinces qui réclamaient davantage d’indépendance, maintenant qu’elles avaient découvert la faiblesse inattendue du pouvoir pour écraser la folle tentative de ce peuple nordique qu’on avait pour ainsi dire oublié au fil des siècles et qui avançait inexorablement, de victoire en victoire, jusqu’au cœur de la plus grande nation humaine.
Pour éviter l’implosion de tout l’Eldred, il devenait urgent de se débarrasser de cette verrue au cœur de ses propres terres, de manière à renverser le symbole que les yhlaks avaient fini par incarner. Pour cela, il était incontournable de manœuvrer la suite des événements avec l’aide de l’Ordre de Vuldone, car ce dernier avait gagné derrière son dos, à force de manigance, une véritable puissance politique, voire militaire. Par la force des choses, son influence se retrouvait jusque dans la cour et ses plus proches conseillers, comme si leur fanatisme zélé avait pu flatter leur Dieu en se hissant tout en haut du pouvoir, et la dernière chose qu’il aurait pu s’autoriser eut été de s’affaiblir de l’intérieur, à cet instant, en s’opposant à lui.
C’était pourquoi, dans quelques heures à peine, Vivien avait rendez-vous avec ces religieux et bien qu’il aurait voulu prouver à tous ses ennemis sa seule force en les envoyant balader tant il méprisait leur fanatisme et l’application dogmatique des textes, l’heure allait être, une fois de plus, à la servilité et au compromis. Il se doutait d’ailleurs de l’objet de cette visite impromptue, et même quelle en serait leur requête, car ses interlocuteurs ne voyaient pas dans les yhlaks un peuple à vaincre, mais toute la résurgence d’un vieux culte qu’ils avaient jadis terrassé en commettant sur lui les pires outrages. Pour eux, montrer leur clémence à son égard aurait juste été un aveu de remords et de honte, des sentiments dont ses interlocuteurs, qu’on s’apprêtait maintenant à introduire dans la salle du trône, étaient dépourvus pour préserver leurs certitudes.
Il était évident que le groupe qui s’avançait vers lui avait conscience de la nature du rapport de force qui allait s’établir dans quelques instants. Ils avaient une requête à faire et Vivien n’avait plus les moyens pour s’y opposer, alors même que personne n’en connaissait véritablement les répercussions sur l’équilibre de la nation et du monde.
- Et je suppose que votre aide possède son prix ?
- Pas vraiment, car nous-mêmes sommes prêts à le verser à votre place…
- Ne me dîtes pas que vous songez à employer Gisère ?
- On ne peut rien vous cacher…
Depuis que les elfes avaient confié les trois Larmes du Géants aux humains, il y a des siècles déjà, les humains avaient dû promettre, en échange, qu’ils ne recouraient plus à la magie de manière à laisser toutes les forces magiques des terres de Jourzancyen à leur disposition pour sauver leur royaume. Au fil des générations, la maîtrise humaine de cette puissance avait quasi disparu. Seules quelques rares exceptions existaient parce que leur don était si prononcé que rien ni personne n’aurait pu empêcher de le révéler. Et Gisère était l’un de ces hommes, certainement même le plus grand de tous les magiciens humains.
- Je suppose que vous savez ce que vous faîtes…
- Vous en doutez ?
- Vous savez très bien qu’il ne s’agit rien d’autre qu’un aveu d’impuissance qu’on enverra à chacun de nos adversaires…
- Non, cela signifie juste que quiconque nous défie n’aura pas les armes suffisantes pour le faire.
Gisère servait quand bon lui semblait les desseins de l’Empire aux conditions que lui-même fixait. Etant devenu l’un des hommes les plus riches de l’Eldred, l’argent n’avait, pour lui, plus aucune valeur, il recherchait avant tout le savoir et la parfaite maîtrise de son art, avec pour ambition d’être l’égal des elfes. Ainsi, le prix de ses services variait en fonction de son bon vouloir et surtout de l’intérêt qu’il trouvait à la tâche. Pour le commanditaire, ce n’était d’ailleurs qu’une partie de ce qu’il fallait payer car, pour beaucoup, se trouver en face à face avec cet homme était déjà en soi un sacrifice. En effet, outre ses caprices, son physique et ses manières vous hérissaient le poil. Or, ce que venait chercher les vuldoniens n’avait pas de prix.
Quelques jours plus tard, Gisère les avait accueillis avec cette sournoise affabilité qui le caractérisait. Grand, les membres décharnés et immenses, avec cette tête trop petite dont les yeux de chauve-souris vous fuyaient à chaque question ou réponse, il connaissait fort bien l’étrange impression qu’il provoquait invariablement. Malgré tout le soin que son immense fortune autorisait pour se vêtir des plus beaux tissus façonnés sur mesure, sa silhouette laissait toujours une impression de difformité, soit que ses bras fussent trop grands ou que son corps trop étroit, mais jamais cette impression de maigreur maladive ne disparaissait. Pourtant, ce que tous ces interlocuteurs redoutaient le plus étaient sa voix, une sorte de filet de vinaigre qu’un affreux zozotement rendait encore plus désagréable. Pour vivre, il lui avait certainement fallu affronter nombre de quolibets, mais depuis qu’il avait découvert ce don de manipulation des énergies de Jourzancyen pour pratiquer la magie, il ne faisait plus aucun effort pour rendre cette voix plus agréable. Au contraire, il semblait prendre un malin plaisir à voir ces visages se contracter lorsqu’il parlait. Certains disaient même qu’il accentuait ses travers pour mieux déstabiliser.
Et c’est cet homme que Vivien Le Rapace, aux côtés des émissaires vuldoniens, allait supplier alors que tous deux se haïssaient ouvertement. Et Gisère avait attendu, comme si de rien n’était, employant tous les chemins détournés pour occuper la discussion que tous redoutaient jusqu’à ce que l’Empereur lui demande enfin, officiellement, son aide pour anéantir les yhlaks.
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