Chap. 7 : L’Ultime Route vers la Destinée
Une vaste plaine recouverte d’une terre poussiéreuse s’ouvrait perte de vue. Et là, devant eux, au-delà même de cette ligne d’horizon que les yhlaks fixaient d’un regard las, se cachait l’océan et, quelque part au milieu des flots, l’île de Lisonge. Reyv’avih regardait ce peuple défilé devant lui et un immense sentiment de fierté l’envahit soudain, comme jamais il ne l’avait ressenti. C’était son peuple et il se devait de l’emmener jusqu’au bout, il le méritait tant. Pourtant, il ne put s’empêcher de constater la précarité de leur rêve. Encore deux batailles et il n’y aurait sans doute plus que des femmes et des enfants ou, pire, que des vieillards inutiles. A bien des égards d’ailleurs, toutes ces femmes dégageaient une dignité plus grande encore dans l’adversité qui durait maintenant depuis si longtemps, à s’activer ici pour sauver une vie, à aider là un ancêtre à monter dans leur chariot ou à encourager les enfants épuisés par les longues marches qui s’enchaînaient depuis plusieurs mois. Et devant lui, cette femme fraîchement éborgnée qui tenait deux enfants dans ses bras dont le plus jeune pleurait en voyant ce visage défiguré mettait tant de douceur à le rassurer, trouvait encore des mots d’amour à donner. « Ce n’est rien mon enfant, un seul œil me suffit pour voir combien tu es beau et comment tu grandiras ! Cesse de pleurer car bien tôt tu pourras bientôt gambader sur notre île. Tu verras comme elle est belle et combien nous la rendront plus belle encore ». Et cette autre, avec son pot de terre rempli de fleurs, comment avait-elle réussi à les préserver malgré ce soleil de plomb qui les assommait depuis des semaines ? Il sourit en y apercevant des maténines, des fleurs aux vertus médicinales, et des bromes dont les feuilles bouillies produisaient à la fois un puissant baume apaisant les brûlures du soleil et un psychotrope qu’ils utilisaient lors de certaines cérémonies. Mais nulle part autour de lui il ne retrouvait le mystérieux visage qu’il recherchait plus que tout et dont il avait tant espéré pouvoir rêver durant la nuit afin de ne pas oublier ses traits entraperçus une poignée de minutes.
En voyant défiler toutes ces femmes qui géraient en silence tout le poids du quotidien sur leurs épaules, les paroles de Loenstroek lui revinrent à son tour en mémoire. Et s’il avait eu raison ? A son tour, il eut envie de les protéger, de les récompenser de leurs efforts infinies. D’ailleurs, quelque chose avait changé dans le regard des hommes. Tous se montraient plus prévenants et courtois, là où ils avaient l’habitude de les malmener pour obtenir d’elles toujours davantage. Cette fois-ci, elles avaient donné toutes leurs maigres forces pour la bataille, elles avaient sauvé des vies dans le sang et le fracas des armes, comme de vrais guerriers. Pourtant, une rumeur gonflait. Certaines d’entre elles disparaissaient encore la nuit tombée, parfois même accompagné de leur mari, pour rejoindre Lonstroek qu’on disait encore en vie, malgré les rondes de garde qu’on avait instaurées. Cela toucha d’abord les veuves, mais il y eut bientôt des épouses et des jeunes femmes avec leurs enfants, qu’on finit par appeler des « absentes ». A dire vrai, si beaucoup d’entre elles avaient été perplexes devant les idées que leur chef avait osé prononcer avant d’être condamné, au fil des jours, elles avaient trouvé un étrange écho dans leur vie passée, si bien que, dans toutes les têtes, même parmi les hommes, elles avaient fini par donner naissance au doute. Et parfois, sans qu’on ne s’en rendît compte, elles remplaçaient certaines certitudes d’hier. Bien sûr, leur résonance s’en trouvait amplifiée auprès des femmes. Et au fil des jours qui les rapprochaient de la Lisonge, l’Ile Sanctuaire, leurs rangs ne faisaient que s’accroître.
Lorsqu’il se leva ce matin-là, Reyv’avih se sentit comme un autre homme. L’un des rêves qu’il avait fait pendant la nuit lui avait laissé un curieux sentiment de bien-être, comme ces rêves qui se déroulent et qu’on ne voudrait jamais quitter tellement on se sent libre et soi-même dans leurs bras de soie et aussi doux que ceux d’une mère qui donne le lait. Il avait enfin pu approcher ce visage et même voir son corps dans son entier. Il y avait d’abord eu cette voix implorante qui appelait au secours et qui rentrait si fort dans tout son être qu’il en tremblait encore rien que d’y repenser. Il la cherchait partout au milieu de paysages glacés et cette voix se mêlait parfois dans le vent comme pour mieux le pénétrer encore. Et, tandis que le froid envahissait sa chair, ne pouvoir aider cette voix si suppliante devenait une vraie souffrance, comme si chaque parcelle de son corps qui perdait sa chaleur capitulait devant cette mission qu’il aurait tant voulu accomplir. Acculé par son corps gelé qui ne pouvait plus progresser, il se résigna à regagner son igloo. En l’apercevant à quelques mètres, il fut surpris par l’étrange lueur qu’il apercevait à l’intérieur qui laissait présager d’un feu si accueillant que bienvenu pour réchauffer chacun de ses membres engourdis. Et là, sur des couvertures de fourrures se tenait ce double d’Ilda plus jeune, aux formes parfaites, complètement nue. Et tandis qu’elle lui souriait, il lisait dans ses yeux un regard qui lui disait, avec les mêmes accents implorant que la voix du dehors : « Sauve-moi ! ». Il aurait voulu se ruer sur elle, fou de désir, mais le souvenir d’Ilda morte le lui interdit. Peut-être était-ce elle qui l’implorait de la sorte et qu’il pouvait lui redonner la vie. Devant son hésitation, le sourire du double prit une tournure narquoise comme s’il s’agissait d’un jeu ou d’un duel silencieux entre elle et lui, comme si elle connaissait chacun de ses secrets, chacune de ses postures et même chacune de ses frustrations.
« - Tu n’es pas celle que tu prétends être, n’est-ce pas ?
- Pourquoi dis-tu ça ? Je ne te plais pas ainsi ? (elle fit un geste sans aucune ambiguïté qui montrait qu’elle s’offrait à lui en écartant ses jambes)
- J’aime Ilda.
- Mais je suis mieux qu’Ilda. Et je puis même te dévoiler le secret du Monolithe…
- Et que dois-je faire pour ça ?
- Allons, tu le sais bien…
- T’étreindre comme un amant ?
- Pourquoi ? En es-tu vraiment capable ou faut-il avant que tu me frappes pour ça ?
A cette réponse, il se sentit trahi comme si elle n’avait pas compris sa souffrance. Alors il se détourna d’elle pour repartir dans le blizzard.
- Non, reste près de moi ! Sauve-moi ! Sauve notre rêve !
Ce n’était pas la même voix que celle du double mais celle qu’il avait entendue à l’extérieur et cherchée en vain pendant si longtemps et pourtant, elle semblait bien venir de ce corps qu’il regardait à nouveau. A dire vrai, il s’en délectait pour ne plus jamais l’oublier comme s’il savait que plus jamais il ne le reverrait. Il dévorait des yeux ce visage qui le touchait tant et qui paraissait si réel, comme jamais celui d’Ilda ne lui était apparu avec ses peurs et ses mèches de cheveux qu’elle se complaisait à laisser tomber au lieu de les attacher pour montrer cette beauté qu’elle refusait d’admettre qui pourtant avait fini par le subjuguer à son tour dans sa fragile esquisse, cette beauté dont le souvenir le hantait si fort à cet instant qu’il n’aurait pu le trahir.
Mais les yeux qui lui faisaient face ne jouaient plus, à leur tour, ils n’étaient que supplication.
- Comment puis-je te sauver ?
- Aime-moi. Aime-moi comme tu aimerais toutes les femmes de tes rêves. Donne-moi ce que tu ne leur as jamais donné. Donne-moi la force de survivre au jour et aux suivants. Bas-toi une dernière fois que pour le rêve ne se meure… Je suis Ilda, je suis toutes les femmes que tu aimeras, je suis toutes les femmes dont tu rêveras ici et ailleurs, hier et demain, je suis le rêve d’une vie, je suis le rêve de mille vies, je suis le rêve de toutes les vies. Mais aime-moi et sauve-moi… Je t’en supplie car je me meure !
Le fou désir qui l’avait assailli au début avait totalement disparu. Un immense flot de tendresse s’était déversé en lui et il voulait le lui apporter à ses pieds, lui qui n’en avait plus connu le jour où, encore enfant, on l’avait désigné comme devin et qui, depuis, n’en avait plus jamais plus donné à son tour. Il avait en lui un tel trop plein qu’il ne se sentait plus homme mais amour. Alors lentement, il s’approcha d’elle et s’assit à ses côtés, quasi tremblant, en approchant ses lèvres des siennes. Il avait fermé les yeux comme s’il s’agissait du premier et seul baiser qu’il donnerait. Sa tête se mit délicieusement à tourner en même temps que sa langue commençait à prodiguer une suave caresse et que ses mains se posèrent sur les épaules nues dont il sentait la chaleur. Quelque chose de rugueux frotta sa paume qui évoqua instantanément le contact du vieux monolithe qu’il avait abandonné dans la glace pour regagner celui de l’Île sanctuaire. Il aurait dû être effrayé mais il garda sa main dessus car la chaleur qui s’en dégageait était si douce qu’il eut envie de l’étreindre tout entier dans ses bras. Imperceptiblement, les yeux toujours fermés, la bouche toujours hermétiquement close par chacune de leurs lèvres, ses bras avançaient le long de ce corps étrange de pierre fragile comme de la chair et quand enfin ses doigts touchèrent ceux de son autre main pour le serrer de toute cette tendresse qu’il voulait tant libérer, il n’y eut plus que le vide à étreindre et cette voix qui lui chuchotait sans cesse : Sauve-moi !
Il n’avait pas ouvert les yeux tout de suite, voulant prolonger le plus longtemps ce délicieux souvenir qui perdurait sur ses lèvres. Quand enfin il se résigna, il fut surpris de voir le jour déjà si avancé. Il se sentait heureux comme il ne l’avait jamais été de toute sa vie et, toujours tapi au fond de lui, il y avait ce flot de tendresse ininterrompu qu’il sentait encore grandir au fur et à mesure qu’il croisait ses frères et ses sœurs.
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Au détour d’un soubresaut de dune vespérale, le paysage qui surgit devant les yeux du groupe de vuldoniens fraîchement débarqué en Lisonge sauta à la gorge de Gisère, le magicien. Partout où il posait le regard, il découvrait un immense et interminable cri silencieux. Un cri qui déchirait l’espace et le temps et que rien n’effacerait, pas même ce jeu charmant entre le vent léger de l’été et le chant espiègle de la bergeronnette, ni l’incessant et secret bercement des feuilles dont la mélopée vous enveloppait les oreilles comme un bandeau, car jamais il n’existerait de bandeau pour un tel cri. Ici, tous ces chants de la nature cherchaient en vain à le recouvrir mais derrière chaque infime silence, on l’entendait pleurer et dénoncer la culpabilité des hommes qui avaient saccagé dans une furie incontrôlée ce site qu’elle avait si merveilleusement agencé et que d’autres hommes, en leur temps, avaient magnifié en mariant leur travail séculaire de sueur et de dévotion à un dieu qui avait détourné ses yeux quand vint l’heure du massacre.
Les arbres et les buissons avaient repris leur droit, là où ils avaient jadis été abattus ou calcinés. Et le vent avait balayé du mieux qu’il avait pu les ossements de leur souillure et le soleil les avait blanchis, et la pluie avait essoré les flaques et les auréoles de sang jusqu’à les effacer. Mais les centaines de morts données en sacrifice au dieu victorieux du jour n’étaient rien comparé à ce qu’avait subi le Cercle sacré des Monolithes Rouges vénéré alors par les yhlaks. Les pierres du premier cercle, plus petit, avait été pulvérisées et laissaient tantôt leur empreinte dans le sol blessé, tantôt une couronne saillantes aux arrêtes tranchantes quand les hommes n’avaient pas réussi à les déchausser. Et même couchées sur le sol, comme des vagues éternelles, ils les avaient fracassés dans une longue et méthodique torture pour leur ôter tout semblant de leur ancienne et si apaisante forme verticale. Partout sur le sol jonchaient des fragments violents de leur colère sur la roche, dont la couleur si étrange et écarlate avait été encore préservée de la lente et inexorable usure du vent et rendait à la terre un sang quasi ruisselant et brillant. Et au milieu de cette mer furieuse se dressait toujours l’immense monolithe. Tous les efforts pour le saccager et le coucher s’étaient heurtés à sa fierté silencieuse. Mais les innombrables stigmates et chocs qu’il portait lui conféraient maintenant un aspect douloureux. Et de tous, c’était de lui que sortait le cri le plus effrayamment silencieux, comme si sa pudeur le poussait à taire ce que tous hurlaient. Des blocs entiers lui avaient été arrachés comme autant de membres ; même sur son sommet pourtant haut de plusieurs mètres, d’immenses marteaux avaient cherché à l’éborgner et briser son sommet. Plusieurs fissures balafraient parfois toute sa largeur dans une diagonale accidentée. Pourtant, malgré toutes ces affres, il restait là, dressé devant vous, défiant la logique des hommes par sa couleur surnaturelle, qui soutenait comme une main invisible le vert foncé des herbes et des feuilles. Tout autour, dans un second cercle, la nature formait comme un écrin pour mieux dénoncer les souffrances qu’il porterait pour toujours. Et c’était bien cette sourde résignation à toujours exister quand tout avait été mis en œuvre pour le terrasser qui vous remuait le cœur à vous dégoûter d’exister vous-même.
Le magicien regardait depuis de longues minutes ce qui jadis avait été un temple. Derrière lui, les vuldoniens eux-mêmes ressentaient une culpabilité pleine de honte d’avoir pu autant s’acharner sur ce qui avait juste osé penser différemment d’eux. Ils ignoraient si Gisère les obligeait à affronter ce témoignage de leurs démons intérieurs ou s’il avait besoin de s’imprégner du spectacle pour lancer son terrible sort de mort au moment où les yhlaks arriveraient enfin au terme de leur longue quête. Tous hésitaient à pénétrer dans ce lieu dévasté. Il inspirait une sorte de respect irraisonné comme, si en voulant le détruire l’Ordre n’avait que renforcer sa puissance évocatrice. Lentement le magicien se retourna et avança. Les religieux n’avaient pas bougé.
- Alors, vous êtes sûrs de vouloir les accueillir ici ?
- Oui… Ce sont les ordres.
- Non, c’est la volonté de Vuldone…
Sur ces mots, le bigle s’était avancé. Depuis son contact avec le Monolithe et sa longue convalescence, l’œil de Dieu avait profondément changé. Il ne maîtrisait presque plus son œil. Surtout, sa vision de son dieu avait changé, elle était devenue plus austère. Sans aller aux flagellations et au fanatisme des plus extrémistes, elle avait beaucoup perdu de son humanisme. A la place, il avait une force résignée, celle de ceux qui n’attendent rien et qui continuent d’avancer parce que c’est leur seul chemin ou qu’ils ont vu ailleurs ce qu’ils ne veulent plus voir. D’ailleurs, on l’entendit marmonner ces qui ne devaient s’adresser qu’à lui.
- … car Vuldone est un dieu de colère.
Un masque mélancolique voilait son visage. A peine eut-il fait un pas à l’intérieur des restes du cercle qu’il eut l’impression de sortir du temps et d’entendre au plus profond de lui les hurlements sans fin des victimes sacrifiées. Et tandis que tous se trouvèrent bientôt face au Monolithe sans visage et sans voix, les mêmes sensations se faufilaient insidieusement dans leurs échines, comme des reptiles attirées par la vibration d’une proie invisible, comme si en entrant dans le cercle, ils rentraient dans un monde à l’intérieur du monde. Là, si près du rouge de la roche, sa force immobile et désespérée les saisit encore plus fort et leur soufflait à l’oreille que tout était folie et qu’ils en commettraient encore dans quelques instants ou quelques heures une nouvelle encore plus grande. De son côté, Gisère le regardait en se demandant si une telle roche pouvait appartenir à un dieu unique ou si Okkor ou Vuldone se battaient encore pour lui et le faire souffrir davantage ou même s’il fallait n’être qu’un humain pour penser une telle chose aussi dérisoire devant sa majestuosité blessée. A dire vrai, sur le moment, en étant si proche de lui, il hésita à le toucher pour s’assurer qu’il existait vraiment.
- Non, ne le touchez pas, fit l’œil de Dieu au magicien, il vous maudira encore plus que je ne l’ai été !
Son œil louchait affreusement et, dans cet œil fou, une larme se forma dans un léger frissonnement. Il l’essuya du bout des doigts avant même qu’elle ne se décroche. Ils le contournèrent et se postèrent juste derrière, là où un buisson les dissimulerait sommairement. Devant eux, la petite mer de sang et de poussière brillait sous les feux d’un soleil implacable. Un pin aux branches torturées leur apportait une ombre à la maigreur duveteuse.
Il y a quelques jours, ces mêmes hommes étaient venus chercher Gisère pour lui proposer un marché, la mort de tous les yhlaks contre l’accès à l’ancestrale Larme du Géant, que les vuldoniens gardaient aussi précieusement que secrètement dans l’un de leur nombreux temples, la dernière que les l’elfes n’avaient pas réussi à reprendre alors qu’eux-mêmes les avaient confiés aux humains il y a maintenant tant de siècles, afin d’avoir un accès illimité à toute la puissance des vents de magie de Jourzancyen pour maintenir les terres d’Avalon et de ce fait d’Aubemorte dans ce monde. Aucun humain n’avait pu percer la raison de ce revirement, et Gisère était prêt à tout pour le découvrir, car il jalousait leurs pouvoirs et leur maîtrise des forces magiques. Lorsqu’on lui offrit ce dont il rêvait depuis toute une vie, car quel magicien ne rêve-t-il pas de caresser dans ces mains une Larme du Géant, il avait fait une sorte de sourire sardonique et ses yeux avaient brillé comme sous l’effet d’une fièvre. Sans dire un mot, il avait longuement savouré cette demande. Toujours sans un bruit, il s’était mis à marcher un long moment, silencieusement, en cercle à plusieurs reprises autour de ses interlocuteurs en les rétrécissant chaque fois comme s’il dessinait une corde invisible pour les attacher les uns aux autres, faisant peser ce silence de plus en plus gênant que seul le bruit de ses claquettes interrompait d’une manière encore plus agaçante. Puis, il s’était à quelques centimètres du visage de l’Empereur Vivien qui avant avait reculé en arrière, n’osant plus bouger face à ce curieux visage qui ressemblait encore plus à celui d’une chauve-souris, avec son nez retroussé, comme s’il reniflait ce qu’il s’apprêtait à dévorer.
- D’accord, j’accepte d’en payer le prix, car, vous l’ignorez sans doute, c’est bien moi qui paierait à exécuter cette folie que vous me suppliez si piteusement… Oui, c’est moi qui paierait quel que soit votre soit disant récompense.
- Alors tout sera prêt pour que la victoire soit la plus facile et la plus grande qui soit, vous pourrez en être certain, par la grâce de Vuldone.
- Oui, vous êtes l’homme de la situation, rajouta l’empereur dans une note cinglante à destination aussi bien du magicien que des religieux.
Et cet homme attendait maintenant les yhlaks, derrière une dune, vaguement dissimulé par un bosquet le temps d’apparaître à son tour au cœur du terrifiant spectacle qu’il allait donner. Tandis que ces yhlaks débarqueraient bientôt sur l’île par milliers, ce seul homme s’apprêteraient à les faire disparaître à jamais par sa seule volonté lorsqu’il libérerait cette vieille et terrible damnation oubliée de tous, un homme qui sentait pour l’heure en lui une effroyable appréhension grandir au fur à mesure qu’il se remémorait cet autre spectacle des restes du Grand Temple Rouge avec ce monolithe si rageusement mutilé qui défiait encore malgré tout la raison, avec tous ces amoncellements sinistres et fracassés de vestiges et de poussières et dont le silence qu’il avait reçu en lui imprégnerait désormais chaque parcelle de son âme une fois son travail fini. Et maintenant que les premiers navires accostaient et que des cris victorieux retentissaient de plus en plus nombreux, ce simple homme maintenant si isolé parmi les siens se disait, en pesant en lui chacun des mots dans sa tête, qu’il s’apprêtait juste à achever cet épouvantable carnage commis il y a des siècles par d’autres que lui en abattant la dernière pierre de ce qui fut certainement un jour un immense rêve.
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Quand chaque matin le devin constatait que de nouveaux yhlaks avaient à leur tour disparu, il sentait en lui une immense mélancolie, comme s’il avait échoué à communiquer à son peuple combien il avait changé. Il y a peu, il aurait accueilli une telle nouvelle avec des accents de colère incontrôlée à ce qu’on ose remettre en cause ses paroles, mais il voyait dans la tentative de son rival d’unir à lui le plus de ses frères et sœurs une quête totalement vaine, car tous deux avaient désormais le même rêve pour ce peuple. Loenstroek était redevenu à ses yeux cet ami qui lui rendait alors visite quand tous l’ignorait encore, avant ce funeste jour où il avait voulu entendre parler ce monolithe en lui et qu’il avait entraîné avec lui tout son peuple pour prouver qu’il existait vraiment.
Bizarrement, il sentait en lui la présence bienveillante du vieux monolithe qu’il avait abandonnée tout là-bas, au milieu du froid, même si ce devait être l’été également. Il regardait son peuple et se sentait présent en chacun d’eux, comme s’il n’existait plus lui-même, ou plutôt comme si tous ces êtres autour de lui n’avaient plus qu’à se servir de lui pour connaître à leur tour la douce parole du monolithe. Il lui tardait tant de se tenir devant celui de l’Île sanctuaire et de le toucher pour découvrir s’il lui confirmerait son message. Il l’imaginait déjà, dressé au milieu des dunes, d’un rouge éternel comme l’était Okkor, leur Dieu de Colère, mais désormais une colère tournée vers l’extérieur, comme si en unissant les deux monolithes par sa pensée, il pouvait donner vie au rêve qu’il avait eu cette fameuse nuit dans les bras de cet étrange spectre d’Ilda. Et il souffrait avec son peuple de le voir tant peiner à progresser vers leur ultime destinée, avec tous ces blessées qui parfois hurlaient, qui parfois mourraient mais qui tous donnaient leurs dernières forces pour retarder le moins possible leur peuple.
Dans quelques jours maintenant, les murs de Valdec, leur ancienne capitale, apparaîtraient et il leur faudra mener un ultime assaut pour naviguer vers la belle Lisonge, leur île sacrée. De plus en plus, elle cessait d’apparaître à chacun comme ce vaste rêve jusqu’alors si inaccessible. On se l’imaginait, on l’embellissait, on la revêtait de mille promesses à remplir au moment où l’on poserait dessus ses premiers pas pour mieux la reconstruire. Pour la première fois depuis leur départ, ce peuple se sentit heureux d’avoir réalisé ce long et douloureux périple à la recherche de ce qu’ils avaient été avant d’être ignorés de tous. On revoyait les sourires fleurir et un nouvel entrain dans leurs jambes pourtant rompues à la marche.
Seulement, il y avait cette rumeur qui ne cessait de gonfler sur le retour de Lonstroek et son autre promesse. Si pour beaucoup il n’y avait pas à choisir car, là-bas, les deux rêves seraient possibles, mais il n’empêchait que certains, la nuit, disparaissaient encore pour rejoindre leur ancien chef, à moins que ce ne fut une femme qui s’était déjà enfuie avant sans un mot, comme si la Lisonge n’était qu’un mensonge de plus d’Okkor pour se moquer d’eux. En osant contredire le sens commun de la prophétie, Lonstroek apparaissait finalement comme une sorte d’abris contre toutes les folies qu’ils avaient endurées. D’ailleurs, de plus en plus d’hommes se mêlaient aux femmes, comme si à leur tour, ils voulaient comprendre ces paroles ou expier des fautes passées.
Mais Reyv’avih les comprenait maintenant. Après tout, lui aussi aurait voulu revoir ce vieil ami de toujours et lui dire qu’il regrettait tout et qu’il avait changé. Il n’avait plus revu en rêve ce doux visage qui lui était apparu, mais il avait gardé en lui ce trop-plein de tendresse que beaucoup ne comprenaient plus ou n’y voyaient qu’une nouvelle manœuvre de séduction pour garder auprès de lui son peuple qu’il avait tant négligé et malmené par le passé. Toujours est-il qu’il n’avait pas envie de se battre ni de déchirer une nouvelle fois son peuple. Qu’importe ce que disait la Prophétie, chacun l’accomplirait comme bon lui semblait.
Tandis qu’on célébrait les nouveaux morts de la nuit en érigeant un vaste bûcher, il se dit que son peuple attendait un nouveau geste de sa part, celui du pardon. Alors il demanda à ses plus fidèles serviteurs de prévenir qu’il avait un message important à annoncer à tous dès que la cérémonie mortuaire serait terminée. Et il avait maintenant hâte d’être devant eux et de mettre son cœur à nu.
Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas pris la parole de la sorte qu’il eut peur d’être ridicule. D’ailleurs, ce n’était pas lui qui parlait alors, mais Grug, cet espèce de double qui avait pris le contrôle de lui durant des mois mais que son déchaînement de fureur contre la pauvre dépouille d’Ilda semblait avoir terrassé. Tous le regardaient maintenant, avec ce regard plein d’appréhension qu’il connaissait si bien, sauf que lui n’était que sourire et apaisement.
« Peut-être avez-vous entendu une rumeur ? Sachez qu’elle existe et qu’il n’est nul besoin de condamner ceux qui choisissent de la regagner, car si Okkor a voulu que Lonstroek survive à notre sentence, alors il mérite de vivre et d’être lui aussi entendu. Vous tous ici connaissez notre prophétie qui nous a conduits jusqu’ici : « Que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique. Cette simple vérité est en chacun de nous ».
Comme nous l’a fait remarquer Lonstroek, cette vérité est en chacun de nous, donc libre à vous d’entendre ce que votre cœur vous dira. Mais j’ai un autre rêve à vous proposer. Quel que soit votre choix, retrouvons-nous tous en Lisonge et soyons à nouveau un Tout, soyons sur notre terre un peuple à nouveau uni ! Aussi tous ceux qui hésitent ou souhaitent rejoindre celui qui aura toujours été un grand chef pour nous mener jusqu’ici seront libres de le faire.
Mais nous irons encore plus loin en guise de preuve de bonne foi. Je vous confierai tous nos blessés, tous ceux qui sont trop épuisés de manière à ce que nous ouvrions cette grande voie qui nous conduira sur notre grande île qui nous attend depuis si longtemps et dont personne ne veut. Et là-bas, nous serons à nouveau frères et sœurs, il n’y aura plus Loenstroek d’un côté et moi de l’autre car, tout au plus profond de moi, j’ai découvert il y a quelques jours que nous partagions les mêmes valeurs et le même rêve. »
Au fur et à mesure que ces paroles venaient à lui, il sentait une véritable ivresse à les prononcer et à voir autour de lui tous ces visages s’ouvrir à une forme de joie encore plus belle que celle de celle contenue dans leur grande victoire sur la colline. Et quand il termina sur la promesse de se retrouver bientôt tous ensemble sur l’île pour bâtir leur futur, une immense clameur venue du fond du cœur résonna très loin, jusqu’aux oreilles de Lonstroek et des siens. Depuis leur départ de la colline, eux aussi entendaient des rumeurs venant des nouveaux arrivés sur les changements qui s’étaient opérés en Reyv’avih, même s’ils n’osaient encore croire en sa sincérité. Pourtant, au tout profond de lui, Lonstroek avait envie de croire lui aussi que son ami d’antan avait retrouvé la raison, comme si, durant tous ces mois à le voir sombrer dans sa folie meurtrière et cette terrible tourmente qu’il retournait si souvent contre lui-même, il n’avait vécu qu’une mauvaise fièvre.
Puis, quand la nuit tomba et qu’on envoya ceux et celles qui avaient pour mission de convaincre de regagner leur cercle, tous furent accueillies les bras ouverts par ceux qui avaient décidé de rester avec les blessés, les enfants et les plus vieux. Alors Lonstroek fut à son tour convié à venir également au camp avec tous ses fidèles où il put prendre connaissance du discours qu’avait prononcé le devin. On avait également laissé la moitié de ce qui restait de la cavalerie yhlak, c’est à dire tout au plus une trentaine de soldats, de manière à pouvoir surveiller alentours et communiquer avec l’autre groupe. La nuit se passa dans les effusions et la joie et, s’il y avait des larmes, elles étaient le fruit d’un trop plein de bonheur. Il n’y avait plus de honte à avoir un membre de sa famille disparaître, ni de déchirement à la quitter, elles étaient réunis ou le seraient bientôt.
Quand Vyrehel rejoignit son homme, elle le trouva à son tour métamorphosé. Il n’était plus rongé par le doute, au contraire, une belle exaltation brillait dans ses yeux. Depuis la veille, il avait retrouvé la quasi-totalité de l’usage de ses membres supérieurs si bien qu’il se saisit d’elle par la taille pour la soulever dans les airs. Elle était si légère et petite dans ses bras puissants qu’il eut l’impression de tenir un enfant, à tel point qu’il aurait voulu lui aussi en avoir un à lui à soulever de la sorte, la seule joie qu’Ilda n’avait jamais pu lui donner. Un léger voile d’amertume se dessina sur son front. Autour du grand feu, quelques chants commencèrent à monter, repris en chœur un peu partout.
- Qu’il est doux de se sentir simplement heureuse… Comme en harmonie avec l’univers…
- Oui, comme si chacun de nous était enfin à sa place dans ce vaste univers, et non plus un rouage qui nous broie les uns contre les autres.
La jeune femme fut surprise par la noirceur de l’image employée mais elle était d’humeur joyeuse et prête à entraîner cet homme de force sur des terrains plus joyeux.
- Et si on demandait de la musique pour danser !
Avec cet entrain qui ne la quittait rarement, elle le prit par la main et se précipita à son tour vers le grand feu. Le guerrier la suivit un peu par dépit au début, puis de bonne guère esquissa quelques pas de danse. Très vite, toute sorte de tambours, de violons et de flûtes se mirent à les rythmer et d’autres danseurs se joignirent à eux.
Alors qu’eux vécurent une nuit de liesse, plus rien n’entravait l’avancée du groupe du Reyv’avih. Femmes et guerriers qui le composaient étaient eux aussi portés par une formidable exaltation et la force du devoir qu’ils leur restaient à accomplir pour que leur peuple fût à nouveau uni. Les cadences de marche gagnèrent une nouvelle vigueur qui autorisait l’espoir de gagner Valdec dans deux jours et à arracher cette ultime victoire qui scellerait le destin de tout leur peuple. Désormais, un enivrant espoir brillait magnifiquement dans leurs yeux à l’ombre de ce grand rêve.
Au fil de leur marche, comme chaque jour, venaient les rejoindre d’anciens yhlaks fugitifs de l’Eldred qu’on continuait d’accueillir. Jour après jour, même s’ils compensaient maigrement les immenses pertes qu’ils avaient subies et qu’ils avaient été, il y a encore peu, une source de danger d’infiltration, comme sur cette colline maintenant loin derrière eux, ils étaient devenus une sorte de réconfort et apportaient avec eux de précieuses informations que les militaires recueillaient avec le plus grand soin. On les voyait arriver de loin, on les découvrait aussi déçus et angoissés de découvrir à quoi était réduit le peuple des yhlaks, une force guère plus nombreuses que cinq mille guerriers pour affronter tout un empire. Alors on leur expliquait qu’ils intégraient qu’une avant-garde et qu’un autre groupe quasi aussi nombreux restait en arrière avec les blessés et les suivaient à leur rythme. Alors, ces nouveaux venus parlèrent d’une étrange rumeur sur Valdec. La ville se rendrait sans combattre. Même si elle était avant tout constituée d’un port et que ses fortifications avaient été avant tout conçues pour la protéger d’une attaque maritime, ses défenses auraient été suffisantes pour tenir de nombreux jours, surtout que les yhlaks étaient assez peu équipés et expérimentés en matière de siège.
Le jour suivant, on colporta encore la même rumeur, amplifiée par toute cette fièvre qu’on trouvait à chaque fois qu’un peuple cherchait à comprendre quand il ne le pouvait : la ville ne voulait pas se battre pour préserver ses habitants et elle était même tout à fait disposée pour aider les exilés à regagner leur île, une terre qui de toute façon n’intéressait personne. Cette annonce laissait perplexe les généraux et tous, Reyv’avih compris, n’y voyaient qu’une vaste manigance pour les piéger. C’était d’autant plus ridicule que le temps jouait en leur défaveur et que l’Eldred aurait tôt fait de redresser une nouvelle armée, encore plus vaste et puissante que la première et qui aurait cette fois terrassée ce qui restaient de l’armée yhlaks, que l’on compte ou non les femmes en tant que guerrières. Cette rumeur disait aussi que l’Empereur était maintenant beaucoup plus préoccupé par les peuples du nord qui avaient profité de leur percée pour suivre leur exemple, également par les provinces du sud-est qui se rebellaient et que, de toute façon, une fois là-bas, les eldreds auraient bien un jour le temps de les y déloger. Aussi paradoxale que cela put paraître, cette consigne de collaboration pacifique serait elle-même venue de l’Empereur Vivien.
Pour éviter de tomber dans un piège trop ridicule, on envoya en fin de journée un petit groupe de soldats aux portes de la ville tester cette rumeur et faire un rapport précis sur l’état des forces en présence, tout en négociant les conditions de reddition, tandis que, pendant le reste de la nuit, des groupes tacheraient en utilisant les bateaux de pécheurs des villages voisins, de prendre d’assaut quelques navires et de débarquer sur le port en même temps que le reste des forces pénétrerait dans la ville par la grande porte qui s’obstinait à rester ouverte.
Avec stupeur, tout se passa comme annoncé, la ville se rendit bien sans combattre. Paradoxalement, la nouvelle ne rassura personne et une vive tension monta parmi les rangs yhlaks. Lorsqu’on leur proposa plusieurs frégates pour effectuer la dernière demi-journée de navigation qui les séparait de leur île, il devint de plus en plus évident pour tous les yhlaks que le piège se tiendrait là-bas.
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