Chap 8 : A l’Ombre du Monolithe Rouge de l’Île Sanctuaire
En arrière sur les terres eldreds, après les célébrations des retrouvailles, la communauté yhlak restée avec les blessés s’organisait peu à peu dans sa nouvelle mission. Elle s’était fixé pour priorité non pas de rejoindre au plus vite leurs soldats mais de donner plutôt un maximum de chances à chacun de survivre et de ressourcer tous ceux qui avaient été épuisés par les efforts incessants qu’avaient exigés jusqu’alors les militaires. Dans leur esprit, après cette longue semaine passée à convertir leurs proches à la perception du mantra proposée par Lonstroek, la soudaine décision du devin de réunir son peuple leur avait permis de définitivement lever le voile de leur culpabilité d’avoir abandonné une partie de sa famille, des amis ou des proches pour le camp des dissidents. Dorénavant, il n’y avait plus à avoir tort ou raison, mais juste désormais à œuvrer dans le même but de donner vie à ce si beau rêve que tous se plaisaient à entrevoir. A vrai dire, Reyv’avih avait réalisé plus que ça, il avait rendu la cohabitation de deux visions possibles, elles ne s’opposaient plus l’une à l’autre mais définissaient un projet encore plus vaste qui leur resterait à bâtir quand tous seraient réunis sur l’Île Rouge.
Quand Lonstroek se promenait parmi tous les blessés, il voyait à nouveau toutes ces femmes s’activer auprès d’eux pour les soigner, les réconforter, mais partout il y avait dans les yeux de petites étincelles qui lui donnaient chaud au cœur. Là où la veille, beaucoup mourraient faute d’espoir, même les plus gravement touchés s’accrochaient désormais à la moindre parcelle de vie pour gagner le droit de poser le pied sur leur terre sacrée. Vyréhel, à ses côtés, lui insufflait son entrain si bien qu’il lui arrivait d’être pris de vitesse dans les directives qu’elle donnait désormais autour d’elle avec tant de conviction. Plus qu’une compagne et un soutien, elle était devenue un vrai relai. Il découvrait également avec amusement ses initiatives pour améliorer leur quotidien, elles-mêmes délicieusement amplifiées par toutes ces femmes qui prenaient tant à cœur leur nouveau rôle dans la société. Du statut de faire-valoir silencieux, elles étaient devenues une vraie force motrice dans les prises de décisions. Leur regard sur les problèmes qui hier encore paraissaient insurmontables ou complexes balayait les difficultés avec leur pragmatisme bon enfant et le soin qu’elles mettaient en chaque chose pour rendre à tous la vie meilleure. Au-delà de ces initiatives et de leur nombre proportionnellement accru dans la communauté, elles découvraient une écoute nouvelle et un respect inhabituel qui ne faisaient qu’accroître leur confiance.
Et Lonstroek ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était à l’initiative de tous ces changements qui avaient rendu partout le mantra si tangible. A ses yeux, son peuple autour de lui n’avait jamais été aussi uni. Le guerrier aurait tant voulu qu’Ilda fût encore là uniquement pour lui faire partager sa foi en l’avenir. Il l’imaginait en train de se tenir à ses côtés, avec son regard fuyant quand il voudrait la convaincre. Alors, il fallait s’approcher d’elle comme on le faisait auprès d’un animal craintif, puis l’appâter petit à petit pour lever une à une ses craintes. Et ce n’était que lorsqu’elle capitulait totalement qu’elle levait vers vous ses yeux clairs et que se cristallisait sur son visage ce sourire triste d’enfant qui n’ose plus rêver. Il aimait la serrer fort dans ses bras, la soulever du sol malgré la corpulence de sa taille comme si ce geste pouvait lui faire perdre pieds à ses cauchemars. Parfois, il lui arrivait même de l’entendre rire, un rire court et clair mais qui venait de si loin qu’on aurait dit qu’il surgissait d’un autre monde. Et ce rire, il aurait eu besoin de le réentendre une dernière fois…
Ce fut perdu dans ses pensées que Vyréhel le retrouva. Il ne put s’empêcher de sourire en voyant qu’elle avait mis des fleurs blanches dans ses cheveux. La personnalité des deux femmes était si différente qu’il ne voyait plus les traits qui les rapprochaient l’une de l’autre mais tout ce qui avait forgé sur ce visage une identité propre et qui appelait une vie si différente. Jamais il n’aurait pu battre cette jeune femme comme il l’avait fait ce fameux jour avec Ilda, parce que rien en elle n’en faisait une de ces éternelles victimes. Au contraire, elle était née pour lutter afin de trouver sa place dans un monde qui ne l’avait jamais attendue. Depuis la matinée, elle dégageait une telle énergie qu’il eut un petit geste de recul pour ne pas se sentir emporter par elle alors qu’il avait encore ce besoin de recueillement en lui. Pour la rassurer, il se saisit de sa main.
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L’attente va être dure pour nous tous…
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Oui, c’est pourquoi j’ai demandé qu’on augmente notre vigilance et qu’on renforce les guetteurs.
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Derrière ce petit corps de rêve, tu ne dissimulerais pas une âme de soldat, toi ?
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Et toi, derrière ce corps de soldat, tu ne cacherais pas l’âme d’une femme ?
La phrase manqua sa cible, les mots rappelèrent instantanément au guerrier le visage d’Ilda. Elle continuait de le hanter si bien que le silence qui suivit le trahît cruellement. A son tour, Vyréhel lui saisit son autre main et le regarda droit dans les yeux, toute suppliante.
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Tu n’as pas le droit de penser à elle… Tu auras tout le temps quand nous serons sur l’île…
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Je…
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Tais-toi !
Elle se mit sur la pointe des pieds en attirant le guerrier à elle avec ses bras autour de son cou pour l’embrasser. Il n’y avait là pas de véritable amour, juste un besoin d’apaiser une angoisse qui la rongeait parfois. Toute sa vie, elle avait vécu plus ou moins dans l’ombre de sa demi-sœur, plus ou moins cachée ou contrainte à ne pas attirer sur elle l’attention. Sans tenir pour autant sa revanche sur elle, elle voulait vivre sans trouver encore une fois sa présence sur son passage.
Lonstroek se laissa faire, plus par lâcheté que par besoin de se faire pardonner. Si elle mettait toute son ardeur à lui faire oublier son deuil, sa ressemblance avec son épouse le perturbait de plus en plus. Elle l’avait d’abord irrésistiblement attirée à lui mais, peu à peu, elle lui renvoyait sa propre faiblesse. Sans qu’elle le voulût, les différences qu’il constatait entre les deux femmes ne faisaient que lui rappeler pourquoi il avait tant aimé Ilda. Lorsque leurs lèvres se désunirent, il garda le silence, incapable de répondre quoi que ce fût, et encore moins ce qu’attendait la jeune femme. Elle s’éloigna de lui dans la précipitation, visiblement blessée par une telle absence de réaction. Bien que dos à lui, aux gestes précipités de sa main vers son visage, il devina qu’elle pleurait.
Derrière lui, il entendit des ruades de chevaux. Les cavaliers ne cessaient leurs allers-et-venus entre eux et la ville de Valdec. Un groupe venait d’arriver. Il les rejoignit pour connaître les dernières nouvelles et, à leur expression et à leur précipitation, il savait que le message était important. La nouvelle était effectivement incroyable : les habitants de Valdec livraient la ville sans combattre. A la place de se réjouir, une consternation totale accueillit ces paroles. Si, depuis leur arrivée en Eldred, leur peuple avait dû arracher chacune de leur victoire, pour les plus pessimistes, une telle nouvelle pronostiquait déjà une catastrophe, car il existait forcément un prix à payer pour chaque chose, aussi inespérée fût-elle.
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Valdec n’était pas la plus grande citée que les yhlaks avaient conquis sur le long chemin jusqu’à l’océan, sauf que les multiples batailles, et surtout la toute dernière, avaient considérablement affaiblies leurs forces. Si elle ne disposait sans doute que de quelques centaines de miliciens et militaires plus ou moins entrainés, la ville avait à sa disposition tout le reste pour les broyer : des murailles épaisses munies de canons, d’imposantes fortifications sur le port et une population vingt fois plus nombreuses que le millier de soldats dont disposait encore ce peuple pour reconquérir l’île sacrée.
En se retrouvant au cœur de la cité, avec loin derrière eux leurs femmes et enfants, leurs blessés et tous leurs vieillards, chaque soldat se sentit vulnérable et happé dans un vaste piège qu’il ne pouvait encore comprendre mais dont la logique paraissait impitoyable. Dans la tête de tous, il était strictement impossible qu’une nation aussi grande que l’Eldred les laisse ainsi regagner leurs terres sans lutter. Certes, ils avaient entendu les rumeurs sur les multiples menaces qui ne cessaient de s’abattre sur elles, mais l’Empereur aurait dû au contraire donner pour consigne aux citadins de lutter de toutes leurs forces pour faire barrière le temps qu’une nouvelle armée soit levée pour les anéantir définitivement. Pour eux, une telle réaction impliquait forcément une manœuvre pour les amener précisément là où leur nation avait décidé de les détruire. Aussi, leur crainte s’était déplacée sur le périple qui les attendait sur l’eau, là où leur vulnérabilité allait être encore plus grande, ou alors pire, sur leurs frères et sœurs qu’ils avaient laissés en arrière, quasi sans défense.
Même Reyv’avih restait perplexe. Il n’avait aucune idée pour affronter cet inespéré et angoissant imprévu. Il se réunit avec tous ses lieutenants pour établir un plan d’action. Tous étaient d’accord sur la priorité d’atteindre la Lisonge, qu’importe le piège qui pouvait les attendre là-bas, car au moins ils pourraient se battre contre un ennemi, contrairement sur l’océan où ils seraient totalement dépendants de l’équipage eldred et dans l’incapacité de conduire un combat efficace. Aussi leur objectif prioritaire se focalisa sur le moyen d’atteindre avec certitude leur île. Pour cela, puisqu’ils ne pouvaient se défendre par la force, ils cherchèrent en premier lieu comment augmenter le prix de leur perte, c’est-à-dire à un niveau qui dépassât largement celui de navires et de leurs équipages, qui de toute façon leur avait été offert sans même qu’ils ne le réclamassent, comme si la ville eût prouvé ainsi sa bonne foi, alors qu’à leurs yeux elle ne prouvait que leur servitude à un plan plus vaste destiné à les anéantir. Quand on suggéra de prendre en otage des enfants pour s’en servir comme bouclier sur l’eau, Reyv’avih ressentit l’appel de Grug, ce double qui lui avait inspiré tant d’horreurs, et son premier réflexe fut de lutter contre cette idée parce qu’il avait la certitude d’avoir découvert sa véritable identité et son destin en se débarrassant de lui. Il craignait aussi qu’une telle mesure ne se retourne contre l’essentiel de son peuple qu’il avait laissé quasi sans défense entre les mains de Lonstroek ; s’il cédait, lui-même deviendrait celui qui aurait non pas uni son peuple mais séparé à jamais. Il finit par accepter l’idée parce qu’elle apparaissait, contre toute attente, comme la plus logique et la seule susceptible de leur offrir une véritable protection sur l’océan. Et puis, ses lieutenants avaient également insisté sur le fait que la réaction de la ville à leur requête sur saurait également les aiguiller sur les intentions réelles des eldreds. Aucun parent ne pouvait accepter de condamner sa progéniture, et encore moins ceux de toute une ville, sauf à ce qu’une autre menace plus grande encore ne pèse sur eux.
Ils profitèrent de la dernière réunion avec les dignitaires qui avait été prévue pour arrêter les derniers préparatifs de leur départ. Lorsque les yhlaks ajoutèrent cette ultime exigence, on put lire dans les yeux des eldreds toutes les nuances de l’effroi et de la panique. Pourtant, après s’être concertés pendant quelques minutes trop courtes, ils donnèrent leur accord une nouvelle fois pour prouver, disaient-ils, leurs bonnes intentions. A dire vrai, les yhlaks avaient vraiment pensé tout au fond d’eux obtenir un refus et une violente réaction, si bien que ce fut à leur tour d’être effrayés. Quel monstre de parents pouvaient-ils être ou quel prix pouvait valoir le sacrifice de leurs propres enfants ? Une fois les termes précisés, soit une trentaine d’enfants par bateau, y compris parmi la progéniture des plus hauts dignitaires de la ville, Valdec toute entière fut empreinte de vagues successives de nervosité, et de plus en plus grandes au fur et à mesure qu’on s’approchait de l’heure. Elles touchaient d’ailleurs les deux camps, d’autant que, pour chaque haut dignitaire, avait été nommé un yhlak pour l’accompagner et la présence d’autres yhlaks natifs d’Eldred requise pour contrôler toutes les discussions et les modalités qui en découleraient. Un ultimatum de deux heures avait également été fixé de manière à limiter tout risque de manigances derrière leur dos. Le climat devint si lourd que les soldats eurent encore plus hâte de quitter cette ville étrange et se retrouver au plus vite sur les navires qui les conduiraient vers l’Ile Rouge. La tension monta au point qu’elle les empêchait de se projeter mentalement dans leur vieux rêve enfoui et de commencer déjà à le bâtir. Même Reyv’avih la partageait avec son peuple. A vrai dire, il la sentait dans tout son corps, car plus que jamais il portait sur lui l’entière responsabilité du destin qui les attendait. Malgré tout, s’il voulait mener lui aussi de tout son cœur son peuple au succès pour le récompenser de l’ensemble de ses efforts et de ses sacrifices, mourir sur l’île ne lui serait pas apparu comme une véritable défaite. De plus en plus, il tenait sa mission pour accomplie dès lors que son peuple aurait posé les pieds sur l’Île Rouge. Toutefois, pendant le délai de l’ultimatum, les yhlaks décidèrent de se réunir à nouveau pour pousser plus loin encore leurs exigences de manière à tester davantage les intentions de la ville
Quand, avec plus d’une heure de retard, on finit par leur apporter les enfants, soit en tout plus de deux cents, ils avaient décidé de tendre à leur tour un piège aux eldreds. Alors que retentissaient les pleurs des plus petits, paniqués d’être parmi tous ces soldats étrangers, sans qu’aucune présence féminine ne vînt adoucir la réalité autour d’eux, ils annoncèrent qu’ils ne libéreraient leurs otages qu’une fois qu’ils auraient la certitude qu’aucune menace ne les attendait également sur l’île. Cette fois-ci, la réaction fut spontanément plus violente. Les parents amassés en cercle autour d’eux et contenus par les soldats commencèrent à les menacer. Beaucoup refusaient l’idée, des échanges agressifs avec les hauts dignitaires fusaient de part et d’autre du port. Avant que tout ne dégénère trop vite, un dignitaire, visiblement de l’Ordre de Vuldone, sortit des rangs et s’approcha des yhlaks. Le brouhaha menaçant s’apaisa pour faire place à une extrême inquiétude. Avec un réel aplomb, il leur expliqua alors que la ville avait déjà beaucoup fait et que cette nouvelle exigence était inutile, puisque, dès que les enfants leur seraient livrés, ils n’auraient plus aucune certitude de les revoir un jour vivant et que, de toute façon, cette possibilité de les garder dépendait dès le départ de leur bon vouloir. Il rappela enfin qu’aucun de leurs jeunes otages n’était responsable de ce qui avait pu se passer l’île, il y a des siècles, et qu’il serait profondément injuste de condamner sous l’élan de la colère tous ces enfants parce que leurs ancêtres avaient un jour profané le temple d’un autre peuple et d’un autre culte dans d’autres temps.
Paradoxalement, une telle réaction désarma totalement les yhlaks pour l’interpréter. Si leur objectif avait été de les voir refuser afin de prouver l’existence d’une menace sur l’île, les arguments avancés par le religieux soulignaient également une réelle inquiétude quant à leur réaction face au spectacle des exactions et des profanations perpétrées il y a des siècles. Et, en toute honnêteté, ils étaient eux-mêmes perplexes parce qu’ils ignoraient eux aussi comment véritablement ils réagiraient quand ils en découvriraient les vestiges, même s’ils s’attendaient au pire depuis longtemps. Soudain, il leur parut abject d’exposer des enfants aux caprices de leur humeur, car beaucoup parmi eux étaient des pères qui avaient eux-mêmes laissé derrière eux femme et enfants. Il était d’ailleurs fort probable que jamais ils ne les revissent s’ils condamnaient ainsi les enfants eldreds du fait d’inévitables représailles de cet puissant peuple.
Reyv’avih avait jusqu’à présent laissé les initiatives à ses lieutenants qui étaient plus habiles et expérimentés pour faire aboutir de telles négociations. Cependant, devant les doutes qui apparaissaient dans le cœur de chacun, il prit à son tour la parole et fit la promesse solennelle de les restituer intacts si aucune menace ne les attendait et qu’il s’engageait personnellement à les épargner quelles que soient les exactions commises par le passé qu’ils découvriraient sur l’île. A ces mots, il sentit curieusement son cœur battre plus intensément et plus vivant comme jamais il ne l’avait été. Pourtant il tenait dans sa main le destin de deux peuples, sauf que quelque chose de nouveau en lui le poussait à les sauver, comme une voix d’un autre âge, comme une conscience plus exacerbée qui lui chuchotait qu’un monde meilleur restait encore possible pour tous. Il y a peu, de telles idées lui eussent paru si naïves qu’il n’existait aucune chance pour qu’elles ne gagnent prise sur lui, mais ici, sur ce port d’embarcation qui leur ouvrait la voie vers la Lisonge, elles étaient comme nécessaires pour accomplir leur rêve dans toute sa beauté, alors qu’au contraire, le massacre d’enfants l’aurait instantanément anéanti ou fait basculer dans les cauchemars d’hier dont il commençait tout juste à se débarrasser. Pourtant, au moment de quitter le port, partout sur les rives, les visages inquiets et angoissés des pères et des mères ne quittaient des yeux les navires, comme s’ils ne devaient plus jamais revoir ces petits êtres qui étaient sortis de leur chair et rappelaient à tous que, plus qu’un rêve, un ultime cauchemar les attendait sans doute sur l’île.
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Plus en arrière sur les terres eldreds, on attendait chaque nouvelle avec appréhension, d’autant que leur impuissance la rendait encore plus intolérable. Aussi, lorsqu’ils apprirent enfin le départ de leurs guerriers sur l’île, le voyage qui débutait faisait basculer leur peuple vers l’inconnu le plus total. Désormais, ils seraient complètement séparés de leurs semblables et ne connaitraient leur sort qu’en fonction du bon vouloir des eldreds. On avait songé un moment se précipiter pour les rejoindre pour partir avec eux, mais il aurait été impossible d’arriver à temps et ils n’auraient qu’accru les contraintes du voyage. Alors, chacun se mit soit à espérer soit se morfondre.
Dans ce climat si pesant, le couple que formaient Vyréhel et Lonstroek paraissait tantôt comme indécent pour ceux qui les jalousaient d’avoir pu rester ensemble, tantôt comme rafraichissant pour ceux qui espéraient un jour retrouver cette paisible harmonie qu’il dégageait autour de lui. Régulièrement, le soir, ils erraient soit ensemble, soit chacun de leur côté pour aider, soutenir ou apaiser leurs semblables. Quand ils finissaient par se retrouver dans leur tente, ils étaient imprégnés de culpabilité d’être encore deux au milieu de tant de veuves ou d’épouses ou de mères angoissées. Même parmi les soldats blessés, Lonstroek avait l’impression d’être un lâche en n’ayant pas pris part au long périple qui attendait ses anciens soldats. Et une fois seuls, leurs étreintes ressemblaient davantage à une fuite qu’à un amour fougueux. Dans ces moments, en suspens entre eux, l’ombre d’Ilda grandissait. Vyréhel avait beau déployé ses charmes et sa fraîcheur, elle n’arrivait pas à chasser le voile qui l’effrayait dans les yeux de son amant.
Quand ils apprirent le chantage sur les enfants que leur peuple avait commis, tous craignaient depuis des représailles. Dans la foulée, on avait renforcé les gardes et disposer des guets à l’aide des cavaliers. Les nouvelles de Valdec infirmaient d’ailleurs cette nécessité, car la rancœur des pères et mères des jeunes otages partis sur les navires s’accroissait d’heures en heures. Aussi, perdus sur ces terres, sans réelles forces militaires, ils se sentaient complètement fragiles et vulnérables. De manière un peu ridicule, Vyréhel avait éprouvé le besoin de garder sur elle la fameuse épée qu’elle avait trouvée près du corps d’Ilda. L’arme lui donnait confiance. A dire vrai, elle faisait plus que ça ; elle lui ouvrait le cœur de tous ces hommes meurtris dans leur chair, parfois même amputés et défigurés pour défendre leurs semblables et continuer de les conduire aussi loin que la force d’Okkhor les autoriserait face à la toute-puissance de Vuldone. La plupart avaient dans leurs yeux comme un voile vide qui l’effrayait comme s’ils s’étaient déjà résignés à mourir ici. Avec son épée à la main et ses gestes qui se voulaient héroïques pour les défendre, elle les avait faits rire, et ce rire lui avait apporté un peu de joie quand elle retrouva Lonstroek.
Le lendemain matin, une rumeur ne cessa de monter dans la région qui confirmait que les eldreds, guidés par l’Ordre de Vuldone, avaient bien tendu un piège sur l’île. On ignorait précisément sa nature, mais elle était suffisamment redoutable pour que tout Valdec craignît pour le sort de ses enfants si les yhlaks la découvraient prématurément. L’inaction devint alors si intolérable qu’on décidât de reprendre la route sur Valdec, qu’importât le sort qui les y attendrait. Un silence opressant les accompagnait que même les enfants ne semblaient vouloir interrompre. Leur cadence restait des plus mesurée car, en même temps, ils redoutaient de devoir affronter la ville trop rapidement. Lorsque la lumière du jour déclina, on s’arrêta à nouveau pour réinstaller le campement. Pendant que chacun s’activait pour l’établir, tous se disaient dans leur for intérieur que, si tout se passait bien, les enfants seraient de retour dans la nuit et, alors, il leur serait à nouveau permis de rêver d’un avenir enfin radieux.
Tandis qu’on préparait les feux de la veillée, Vyréhel eut l’idée de faire parler ses proches amies à propos de ce qu’elles attendaient de la vie en Lisonge. Pour beaucoup, elle était une fin en soi qu’elles n’avaient pas réellement envisagée. On disait que ce serait forcément mieux que dans le froid ou perdu ici au milieu des eldreds. On se disait aussi qu’il faudrait sans doute rebâtir leur grand temple et que peu d’entre eux avaient de réelles compétences en architecture ou dans l’art de construire de tels édifices. Or il était impératif pour tous qu’il fût à la hauteur du sacrifice qu’ils avaient fait pour arriver jusqu’ici. Peu à peu, les langues se délièrent, un peu aider par le vin qui circulait et chauffait les joues des uns et illuminait les yeux des autres. On commença à envisager la vie sur place. Certains faisaient part du rêve absurde de pouvoir reconquérir leurs autres terres dès qu’ils seraient plus forts et nombreux ; d’autres imaginaient une vaste communauté coupée du monde où chacun pourrait vivre comme bon lui semblât, loin des guerres et des sacrifices. Au contraire, ce serait l’occasion unique de bâtir une nation aussi idéale que possible. Alors, bien entendu, des esprits plus terre à terre disaient que tout ceci était utopique, que jamais les eldreds ne les laisseraient en paix, mais qu’importe, petit à petit, tous se mettaient à rêver. Certes, leurs soldats pouvaient déjà être morts, mais Okkor leur avait permis d’arriver jusqu’ici, alors pourquoi les laisser mourir là-bas ? Au fil de l’avancée de la nuit, un nouveau silence émergea, cette fois-ci plus léger, dans lequel se cachait malgré tout un immense espoir.
Quand les deux amants arrivèrent sous leur tente, une véritable tendresse les animait. Ils avançaient tête contre tête en se tenant par la main, chacun un peu ivre de vin. Pendant toute la soirée, Lonstroek avait regardé Vyréhel se démener pour que cette veillée ne fût pas lugubre. Il l’avait vue inviter les uns et interroger les autres, pour que tous se libèrent du poids qui les avait étreints toute la journée. Et que ce fussent des hommes ou des femmes, tous l’avaient admirée. A la lumière des flammes, le guerrier l’avait trouvée encore plus belle et fascinante. Elle n’était pourtant pas très grande, mais ce soir-là, pour tout son peuple, elle l’avait été jusqu’à en être immense, avec son courage inespéré, son enthousiasme parfois naïf, et encore plus avec ses allures bouffonnes quand elle bombait le torse en se mettant sur la pointe des pieds en trottinant et secouant la tête et prenait cette grosse voix que les enfants adoraient pour raconter une improbable anecdote. Et quand elle s’était mise en garde avec son épée face aux groupes de blessés pour qu’ils défendent le cercle d’enfants de sa menace qu’elle voulait terrible, tous avaient bien ri. Ce soir-là, au gré de ses questions, de ses propos, elle avait su donner une place à chacun sur les terres qui les attendaient en Lisonge, avec une grâce mutine et spirituelle qu’il ignorait d’elle. Alors, il s’approcha doucement d’elle tandis qu’elle se dévêtissait pour la prendre en arrière entre ses bras et lui chuchoter dans le creux de l’oreille un simple merci qui renfermait tant d’émotion contenue et sincère qu’il fit frissonner d’orgueil la jeune femme.
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Quand les voiles furent déployées et que les navires prirent enfin le large, il y eut une première vague de soulagement à n’apercevoir aucune autre menace à l’horizon. L’essentiel des équipages était constitué de marins eIdreds de manière à ramener les bateauxà Valdec et aussi parce qu’ils étaient bien meilleurs navigateurs que les yhlaks habitués aux paysages de glace. La traversée nécessitait un peu moins d’une demi-journée et au bout de deux heures de navigation, on devina les premières formes de l’île, avec sa silhouette montagneuse et les deux autres îlots qui l’accompagnaient. Pour l’heure, elle paraissait juste comme une ombre dérisoire et petite, mais chacun y projetait déjà ses fantasmes. Comment cette silhouette sombre, pour l’heure si décevante au vue de la grandeur de leur rêve, pouvait renfermer en son sein tant de grandeur et de légendes ? Comme la couleur rouge avait toujours été celle d’Okkor, leur dieu de vie et de mort, tous s’étaient imaginé à son approche voir de l’eau cet éclat écarlate et surnaturel jaillir de la moindre roche, comme si elle n’eut été constituée que de rubis. Seulement, à cette distance, elle restait juste un rêve opaque et sombre qui gardait encore chacun de ses secrets.
Au milieu de ce vaste océan, tous se sentaient désormais infiniment vulnérables, comme enchainés à un destin sur lequel ils n’avaient plus prise. Désormais, ils étaient à portée de la moindre batterie de canons et, pour l’éviter, ils avaient pour seul maigre bouclier cette poignée d’enfants à leur bord, en espérant qu’il fût un prix suffisant. Plus ils s’approchaient de la Lisonge et plus ils sentaient en eux monter une angoisse que l’attente oisive et le dessin de plus en plus net des côtes, qui enfin se révélaient à leurs yeux, rendaient encore plus palpable.
Bientôt, le ballet des mouettes, des sternes et des fous de Bassan s’amplifia dans un ciel limpide où seuls quelques nuages s’étiolaient mollement au gré du vent qui gonflait et claquait dans les voiles. Au loin, on distinguait maintenant le sable quasi blanc de la plage qui servirait pour accoster sur l’île. Il y eut une réelle déception à voir apparaitre un véritable écrin de verdure tant la végétation s’était développée. La Lisonge formait un vaste losange qui s’étirait en deux pointes dont l’une se prolongeait quasi jusqu’à l’un des deux îlots qui l’accompagnaient. Le massif montagneux qui la constituait pour moitié comportait trois sommets aux formes largement arrondies, tandis que la pointe nord était plus largement couverte d’une végétation sauvage qu’on devinait régulièrement balayée par les vents violents.
Pourtant, au milieu des flots, son immobilité impassible renforçait son mystère pour ce peuple qui l’attendait depuis si longtemps. Maintenant qu’elle apparaissait d’une manière si tangible à eux et que la menace des canons s’estompait, on s’obstina à chercher du regard si des troupes pouvaient encore totalement se dissimuler à ce stade dans l’île, mais la menace n’arrivait plus à prendre corps dans la tête des yhlaks. Ils avaient trop attendu ce moment pour imaginer qu’ils pussent se faire anéantir armes au poing sur ce qui allait redevenir leur terre. Dans leur esprit, ils devenaient comme invincibles puisqu’Okkor les protègerait lui-même enfin d’avoir retrouvé la fierté dans son peuple sur sa terre ancestrale.
Quant à Reyv’avih, maintenant que l’on commençait les préparatifs de l’accostement, un mauvais pressentiment l’étreignait. Plus le navire s’approchait, et plus il voyait son peuple croire au mantra. Or il n’avait à ses yeux plus aucun sens. Il aurait voulu croire à la vision de Lonstroek mais elle ne lui parlait pas davantage. Seul comptait ce visage qui le harcelait et dont il avait rêvé et qui l’avait fait plonger au cœur du monolithe. Et seul en lui aussi, il trouverait sa réponse au Mantra. Et dans peu de temps, si Okkor les protégeait jusque-là, tout son peuple attendrait à nouveau sa confrontation avec ce monolithe, le plus sacré d’entre tous, pour entendre une nouvelle révélation en guise de bénédiction pour tous leurs efforts, alors que lui allait se retrouver, encore cette fois, seul face à lui-même. Il la redoutait aussi parce qu’il ignorait plus que jamais qui se cachait tout au fond de lui-même. Etait-il cet imposteur qui avait un jour fait basculer tout son peuple vers ce destin ? Ou ce fou qui l’avait ensuite entrainé dans la fureur ? Ou cet homme soudain si impassible et empreint de sagesse qui avait réuni son peuple ? Il se plaisait à imaginer que, en incarnant tour à tour chacun de ces trois visages, il avait dans les faits permis à tout son peuple de vivre son grand rêve. Peut-être qu’Okkor, après tout, l’avait-il véritablement choisi ? En tout cas, pour la première fois depuis le départ, il se sentait définitivement débarrasser de sa culpabilité. La seule faute qu’il avait encore envie d’expier demeurait cet égarement incontrôlé de rage sur la dépouille d’Ilda. Certes, il ne l’avait pas tuée, mais il devait chaque jour chasser de sa mémoire l’image de son visage lacéré et de son corps transpercé par ses propres mains. Cette image le hantait si bien qu’à chaque fois qu’il se projetait face au Monolithe Rouge, il s’imaginait le toucher avec les mêmes mains recouvertes du sang d’Ilda. Et là, il entendait cette voix mystérieuse issue du plus profond de la terre qui semblait sortir de la roche même le ridiculiser devant tout son peuple en lui disant qu’il était trop tard et qu’il n’avait de toute façon jamais rien compris. Alors que pour la toute première fois, il sentait en lui l’immense satisfaction d’avoir rempli sa mission, il voyait tout son peuple se détourner bizarrement de lui comme s’il n’avait jamais été rien d’autre que cet imposteur qu’il y a peu était censé attendre le signe du monolithe violet. Cependant, il ne tarda pas à être tiré de sa sinistre rêverie par la nécessité de regagner à son tour un canot.
On avait commencé par débarquer les enfants le temps de s’assurer qu’il n’y avait aucune force armée visible dans les parages. Ils avaient été disposés en cercle sous la surveillance de quelques guerriers. Vu la configuration de l’île, il paraissait maintenant difficile de dissimuler une armée capable de les anéantir sans laisser aucune trace de son passage ou trahir sa présence. C’est pourquoi des groupes d’éclaireurs avaient été formés afin de se positionner sur les principales hauteurs et quadriller les éventuelles cachettes. Par prudence, il fut décidé de ne relâcher les enfants que le lendemain matin, quand tous les éclaireurs auraient fini leur inspection et fait leur rapport.
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Contrairement à ce que les vuldoniens avaient d’abord exigé, Gisère soutint qu’il était impossible de lancer le rituel aussi près du Monolithe, car il y avait autour de lui comme une présence bienveillante qui semblait perturber les forces nécessaires au magicien pour l’accomplir. Une fois les choses bien définies, ils s’étaient cachés sous un abri de fortune constitué de branchage de manière à attendre la fin du débarquement. Personne n’avait pu les prévenir de la présence des enfants. D’abord, ils remarquèrent l’absence de femmes ; puis, la solennité du débarquement et les nettes différences vestimentaires les avaient mis également en alerte sur la nature de ces mystérieux prisonniers. Cette nouvelle bouleversait leur plan, ou tout du moins faisait entrer toute une implication morale qui aurait mérité débat… A la stupeur de Gisère, les religieux envisagèrent sérieusement à ne rien différer.
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Mais vous êtes complètement fous !
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De quoi vous mêlez-vous ! L’Ordre l’a décidé et vous nous devez obéissance !
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Mais je ne vous dois rien du tout. Et inutile de me dire que c’est vous qui en prendrez la responsabilité ! Comme si le mot responsabilité avait encore un sens ici !
La voix zozotante de Gisère ôta bien entendu toute la portée et la dignité à ses propos. Cependant, aucun vuldonien ne répliqua. Il y a un mois, jamais l’Œil de Dieu n’aurait pris part à un tel débat, mais depuis qu’il avait lui aussi touché un mystérieux monolithe dans une forêt, il ne comprenait plus le monde, ni qu’on pût chercher à remettre en cause une telle directive. Son humanisme avait disparu, seul lui importait désormais la grandeur de son dieu, avec un cynisme froid qui avait pris la place de son ironie bienveillante. Malgré tout, il ne comprenait pas les tergiversions de ses frères pour entraîner prématurément ces enfants innocents dans leur mission. Aucun dieu ne pouvait à ce point compter les heures pour obtenir un tel prix… Au final, ils décidèrent malgré tout de s’en remettre au lendemain en espérant que les eldreds seraient d’ici là tous repartis.
Quand le soir tomba, l’œil de Dieu préféra s’isoler. Lui et ses frères vuldoniens avaient passé la matinée et une bonne partie de la veille à arpenter l’île, à la mesurer pas à pas pour déterminer les emplacements que le magicien avait calculés. Il leur avait demandé de tracer comme des lignes imaginaires à partir des plus hauts points de l’île. Puis aux intersections de chacune, il avait planté un bâton sur lequel il avait gravé de mystérieux signes tantôt en retirant l’écorce, tantôt à l’aide d’une poudre colorée. Au bout de nombreux autres calculs abscons, le magicien avait fini dans la matinée par ne retenir que trois points précis à équidistance des uns des autres. Autour d’eux, il avait creusé un cercle de trois pas de rayon. Et dans chaque cercle, il avait à nouveau dessiné divers signes à l’aide de poudre rouge, bleue et noire qu’il avait fini par enflammer. Une étrange fumée opaque et très parfumée s’en dégagea. En quelques secondes, la chaleur avait solidifié les tracés qui formèrent sur le sol d’harmonieux dégradés, à l’exception de la poudre noire qui, elle, avait gagné une finesse magnifique de déliés d’écriture comme si on avait utilisé une immense plume d’oie.
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D’après mes calculs, je peux lancer le rituel de ces trois emplacements pour couvrir la quasi-totalité de l’île. L’idéal serait d’éviter celui-là car il est le plus proche de leur monolithe.
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Pourquoi ? Vous craignez que leur Dieu n’interfère ?
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Comme si les dieux avaient quelque à chose à voir. Non, mais comme j’ignore ce qu’il renferme, je préfère être prudent.
Il expliqua également qu’il faudrait certainement chercher à en éloigner les yhlaks. C’est pourquoi ils avaient prévu de s’en approcher à l’aube pour examiner les lieux. Le plan était simple, ils déclencheraient le rituel dès que les enfants auraient quitté l’île. Juste après, ils les attireraient vers eux. Gisère avait annoncé ce détail comme si de rien n’était, avec une certaine jubilation intérieure très visible quand il entendit les réactions des vuldoniens face au danger que cela impliquait.
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La magie que je vais employer gagne en puissance quand il y a un mouvement et des groupements.
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Vous nous aviez dit qu’il n’y avait aucune difficulté ?
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Ce rituel est fait pour les champs de bataille, pas pour cette île. Comparez-la avec un vrai champ de bataille et demandez-vous pourquoi quasiment aucun magicien n’a lancé ce sort sur une telle surface ?
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Vous voulez dire qu’il y aura des survivants ?
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Ne comptez pas trop là-dessus. Par contre, lorsque je commencerai le rituel, vous ne devrez surtout pas sortir de mon cercle. Quoi qu’il se passe et quoi que vous ressentiez -vous entendez- ne le quittez pas !
Le périmètre du cercle était suffisant pour les accueillir tous les six sauf qu’il précisa également qu’ils devraient éviter tout contact avec lui, ce qui obligerait certainement les vuldoniens à se tenir serrés les uns contre les autres pour laisser au magicien sa liberté de mouvement. Jusqu’à présent, le rituel n’avait été pour l’Œil de Dieu qu’une abstraction, comme s’il suffisait de psalmodier quelques psaumes ou incantations pour lui donner vie. La confrontation avec ces cercles sur le sol lui donnait comme un corps tandis que le bâton planté en son cœur en incarnait toute sa violence. Heureusement, la nuit autour de lui adoucissait toutes ces images. Il avait beau ouvrir grand les yeux pour la percer, elle restait un bandeau lénifiant qui dissimulait toute la beauté et la barbarie de ce monde.
Une moitié de l’île était de nature montagneuse tandis que l’autre mélangeait les dunes et les bois. Cela ne faisait que quelques jours qu’il la parcourait, mais il sentait en lui à chaque pas qu’il faisait dessus l’envie de l’aimer davantage et partageait sa fascination qu’elle avait exercée sur ce peuple mystérieux venu du froid. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’à leur place, il aurait aussi combattu pour elle. La lune lui offrait sa douce lumière pour s’approcher de la côte. Depuis plusieurs minutes, ses pieds commençaient à s’enfoncer dans le sable si bien qu’il se contenta de gravir les derniers mètres pour atteindre le sommet de la dune. En fait, il ne voulait plus descendre jusqu’à l’océan, mais juste deviner la présence des vagues à travers leur scintillement nocturne et sentir leur éternelle énergie mourir sur les rivages. Il avait mené bien des batailles, mais jamais on n’avait réclamé la vie d’enfants de son propre peuple. Pendant des années, il avait imaginé que sa sagesse aurait pu apaiser les excès de l’Ordre de Vuldone mais depuis que le monolithe lui avait sondé son âme et révélé sa noirceur, il avait eu ce besoin de libérer lui aussi sa rage et accepté son fanatisme. Il sentit en lui le besoin de fumer la pipe mais s’abstint pour ne pas signaler sa présence à l’ennemi. Un contact inattendu d’une main sur son épaule le fit sursauter.
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Vos frères ne sont pas de très bonne compagnie. Vous acceptez ma présence à vos côtés ?
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Disons plutôt que c’est leur zèle… Comment des hommes peuvent-ils oublier d’être des humains ?
Gisère le regarda avec ses petits yeux de chauve-souris et un sourire narquois très désagréable pour qui devait en faire les frais.
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Parce que vous croyez que tous ces yhlaks ne valent pas autant que ces enfants ?
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Si l’idée vous déplait à ce point, alors pourquoi avoir accepté ?
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Vous mélangez deux choses différentes : la Morale et le Devoir…
Il était curieux d’entendre cette voix si ridicule prononcer des mots si graves et si justes. Lentement, le magicien prit soin de plier ses longues jambes maigrelettes en tailleur pour regarder le spectacle de la nuit lointaine sur les flots.
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J’ai le Devoir de faire ce que nul autre ne voudra faire. Et parce que les elfes eux-mêmes n’auraient pris d’autre décision si leur survie en avait dépendu… Mais parlons d’autre chose…
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Vous croyez vraiment y parvenir ?
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Pourquoi ? Vous en doutez ?
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On dit que ce rituel vous volera également une partie de votre vie…
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C’est probable. Mais c’est aussi pourquoi je veux le lancer.
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Je ne comprends pas…
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Je veux le lancer pour ne pas mourir…
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Décidément, votre magie est trop mystérieuse pour moi !
Sur leur droite, quelques éclats de voix montèrent jusqu’à eux. Les deux hommes se turent. Un groupe d’éclaireurs devait regagner le campement des yhlaks en longeant la plage. On devinait en eux une véritable exaltation. L’un d’eux se mit même à chanter, très vite rejoint par ses camarades, si bien qu’ils passèrent à une vingtaine de mètres sans avoir aucune chance de remarquer leur présence. Puis, Gisère et le prêtre restèrent plongés dans leur mutisme, comme emportés par le grondement incessant des vagues. De là, le monde semblait loin de toute la folie des hommes. Pourtant, partout sur cette île, elle avait laissé sa vaste empreinte, et plus les deux hommes gardaient le silence et écoutaient la voix si rauque de l’océan, plus le cri silencieux du Monolithe Rouge s’amplifiait en eux et transperçait peu à peu leur corps et leur tympan, jusqu’à se loger dans leur crâne pour ne plus en sortir de la nuit. Saisis par le même effroi, ils regagnèrent leur cachette de branchages pour y chercher l’oubli dans leur sommeil. Au lointain, on entendait les liesses des yhlaks qui fêtaient leur retour sur leur île sacrée.
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Pendant tout ce temps, les yhlaks avaient à leur tour débarqué sur l’île. Il aurait été strictement illusoire de contenir ce peuple loin des vestiges de son temple sacré. Pendant tout leur long périple sur les terres eldreds, ils avaient entendu une multitude de récits sur ce qui s’y était déroulé. Pour les yhlaks si longtemps cloitrés dans le froid et le long hiver, l’image du Temple Rouge d’Okkor s’était cristallisée comme un havre inaccessible où chacun pouvait y projeter ses rêves. De décennies en décennies, de siècles en siècles, il avait gagné en splendeur et en puissance symbolique. Initialement un refuge pour les plus grands prêtres d’Okkor et bibliothèque de savoir, bâti dans un calcaire blanc comme la craie avec, en son centre, cet étrange et surnaturelle cercle de monolithe rouge, il était devenu un symbole d’unité et une sorte de paradis de part en part écarlate pour cette nation disséminée dans les glaces et perdue dans l’affrontement du quotidien pour juste survivre et subvenir à ses proches.
Au-delà du mythe qu’elle avait fini par incarner pour ce peuple, le statut tabou de leur île leur avait juste prouvé à quel point leur destin était lié et qu’elle attendait leur retour. Seulement, avec les siècles, elle avait conservé sa propre réalité que son peuple avait fini par oublier. Les premiers pas des yhlaks sur cette terre se firent avec le sentiment d’être totalement perdu car plus personne ne connaissait l’emplacement du temple, aussi chacun se dissémina dans l’île à sa recherche. Il n’y eut pas longtemps à chercher car l’édifice avait été bâti au cœur des terres, mais du côté des dunes pour offrir l’un des plus beaux panoramas sur l’océan à ceux qui en sortaient. Même si chaque yhlak s’y était préparé au fil des récits qu’on leur avait colportés, la découverte de la fureur qui avait guidé son saccage suscita une stupeur telle qu’elle se changea très vite en colère. Une véritable souffrance continuait de se dégager de toutes ces pierres martelées, souillées d’obscénité ou brisées, comme si on avait voulu effacer à jamais leur place sur ce monde. Il y avait aussi en eux une forme d’humiliation ultime de n’avoir pu l’empêcher et de l’avoir ignoré si longtemps, au point de se demander s’il n’eut pas mieux fallu tous mourir à cette époque plutôt que de s’enfuir pendant des siècles dans ce long exil et recevoir aujourd’hui cette honte de l’avoir laissé seul affronter ces envahisseurs qui les avaient si impitoyablement pourchassés…
Cette découverte terrifia à son tour Reyv’avih. Il lui était même douloureux de regarder ces pierres fracassées comme si elles faisaient partie de lui, avec au milieu ce cœur énorme qui surplombait la scène et qu’il sentait battre devant lui. Malgré le changement de couleur de la roche, il eut le sentiment d’avoir la même présence face à lui que celle dans la glace, comme s’il n’avait jamais parcouru ces milliers de kilomètres, sauf qu’il la connaissait maintenant plus intimement pour l’avoir portée en lui chaque jour durant. Et toutes les meurtrissures qu’il découvrait sur sa surface, et surtout cette fissure oblique et serpentueuse comme une racine qui balafrait la pierre sur toute sa largeur, devenaient la preuve de sa responsabilité de l’avoir abandonnée il y a des mois, sauf qu’il ne ressentait plus de défi à l’affronter mais une peine immense à soulager et à endosser à son tour.
A la stupeur de tous, il se mit à genoux et resta prostré devant le monolithe. Des larmes lui coulèrent des yeux, dans un silence quasi-onirique. Il y avait en lui plus que cette peine de découvrir une partie de leur rêve aussi dévastée, il y avait surtout cette impossibilité à contenir la frustration d’être un rien parmi les siens, l’effroi de s’être fait dévorer de l’intérieur par un démon qui l’avait conduit à nier qui il était et enfin ce déchirement de voir la seule femme qu’il eut aimé le repousser et la voir morte des mains de cet autre qui lui avait privé de tout espoir de gagner un jour son cœur. Le monolithe portait tout ce poids en lui et plus encore, celui de tout son peuple qui s’était perdu et qui avait espéré le retrouver toujours intact dans sa grandeur. A dire vrai, pour tous, sa soudaine fragilité leur révélait une autre forme de puissance bien plus précieuse et le spectacle qu’ils affrontaient la rendait même si tangible qu’elle donnait envie de se battre jusqu’à son dernier souffle.
Petit à petit, d’autres yhlaks se disposèrent autour de la pierre pour prier. Chacun devint le témoin d’un destin sur le point de se briser. Un immense silence plein de respect s’installa, laissant ces guerriers oublier leur fierté pour libérer à leur tour quelques larmes qui se joignirent à celles du devin dans une sorte de communion, comme si elles avaient pu remplir le vide qu’ils sentaient en eux face au monolithe. Ils ressemblaient à des enfants qui découvraient pour la première fois la réalité qui se cachait derrière le visage impassible d’un mort.
Puis, petit à petit, ils se relevèrent, toujours en silence, seulement avec quelque chose de plus puissants que si les liens du sang les avaient unis. Il y avait soudain une immense fierté d’appartenir à un peuple à qui on avait voulu tout retiré, jusqu’à nier son existence, et qui avait trouvé la force de regagner ses terres ancestrales. Sur le chemin de la plage d’accostement, on décida de reconstruire un temple à partir des ruines de l’ancien. Peut-être ne serait-il pas aussi beau mais il leur fallait assumer ce qui faisait dorénavant partie de leur histoire et retransmettre aux générations futures la douleur qui s’était abattu sur eux quand ils avaient redécouvert leur île sacrée.
Le climat sur la plage avait changé, des enfants pleuraient car plusieurs yhlaks avaient passé leur colère sur certains d’entre eux et on parlait de les massacrer pour faire payer aux eldreds les blasphèmes qu’ils avaient commis. Quand le devin arriva, ce sentiment était d’ailleurs largement partagé, y compris par ceux qui avaient prié avec lui.
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Mes frères, tout comme vous, ma douleur est immense. Et ces enfants devant nous ne l’éteindront jamais en mourant. Et surtout, nous avons une mission à remplir qui est plus grande encore !
Dans sa tête, tout était clair. Céder à cette pulsion revenait à condamner leurs autres frères et sœurs restés sur le continent. Et surtout, tôt ou tard, ils devraient à leur tour en payer le prix car jamais les eldreds n’accepteraient une telle barbarie. Au contraire, plus que jamais, il importait maintenant de vivre en harmonie avec eux pour qu’ils les laissassent vivre sur leur île maudite. Ce message d’apaisement finit par gagner le cœur de chacun.
Au fil des heures, les premiers groupes d’éclaireurs, petit à petit, commencèrent à rentrer, confirmant l’absence d’une force armée sur l’île. Pour la première fois depuis des mois, ce peuple eut le sentiment d’avoir arraché le droit de vivre en paix. Enfin, il sentait son rêve à porter de mains, avec le pouvoir de l’avoir gagné à la force de ses bras et de sa volonté, et non plus de continuer à l’arracher dans le sang. Son long voyage jusqu’ici l’avait réduit à une petite dizaine de milliers d’hommes et de femmes là où ils avaient été jusqu’à dix fois plus. Déjà, on imaginait cette nouvelle vie quand les yhlaks seraient enfin réunis sur leur terre.
En signe d’apaisement, on invita les équipages eldreds sur les navires à venir se joindre aux festivités qui se préparaient. Cette demande laissèrent les marins perplexes quelques instants, soit qu’il s’agît d’un piège, soit qu’ils craignissent de trahir le destin secret qui attendaient les yhlaks. Pour ne pas les offusquer, on descendit des soutes des vivres et des barriques d’alcool qui furent accueillis avec enthousiasme. Devant eux, il n’y avait plus un peuple de guerriers terrifiants mais des hommes désireux de paix et de fraternité. Le nouvel esprit qui régnait sur l’île avait libéré à leur tour les enfants de leur peur. Ils s’étaient remis à jouer sans que personne ne vienne les gronder, dans cette immense aire de jeu que constituait une île faite de plages, de forêt et de montagne.
On profita des dernières lumières du jour pour chercher des réserves de bois afin de célébrer ce qui allait constituer une grande date dans l’histoire de ce peuple exilé. Et, sans doute pour la première fois, eldreds et yhlaks chantèrent à tour de rôle, puis tous ensemble en chœur. On bût aux femmes laissées sur le continent. On dansa bras-dessus bras-dessous sur les airs de chacun. L’alcool aidant, il y eut des rires, il y eut des pleurs, mais aucun n’eut une seule raison de se battre contre un soit disant ennemi avant de tomber à son tour de sommeil.
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L’Œil de Dieu ne réussit quasiment pas à dormir. Il ne cessait de revoir le monolithe rouge dans ses rêves et de revivre l’effrayant contact qu’il avait vécu avec l’autre monolithe bleu, comme si les deux lui parlaient d’une même voix. Jusqu’à cette nuit, il avait été persuadé d’avoir été maudit, comme si un être surnaturel avait cherché à lui voler son âme. Et là, au cœur de cette nuit si étrange où des hommes chantaient sans savoir qu’ils ne leur restaient qu’une poignée d’heures à vivre et que lui avait une partie de leur destin dans la main, il sentait le même appel que celui du monolithe bleu résonner en lui, à la différence près qu’il ne le vivait plus comme une agression mais plutôt comme un appel à l’aide, comme si le rituel qui allait être prononcé se répercuterait bien au-delà de cette île, comme s’il pouvait à jamais faire basculer l’équilibre du monde tout entier.
Au fil des heures à veiller, il se regardait comme face à lui-même et ne comprenait plus comment il avait pu changer à ce point jusqu’à devenir cet homme en colère et aveuglé qui reniait les valeurs qu’il avait toujours défendues. Plus encore, il se répugnait de participer à cette mise à mort inutile et démesurée de tout un peuple, parce que, pour lui, aucun dieu ne pouvait exiger quelque chose d’aussi dérisoire quand les eldreds avaient tant à lui offrir et déjà tant offert… Bien entendu, les yhlaks en vénéraient un autre qui exigeait lui aussi des sacrifices et qu’on disait aussi plus colérique… Peut-être qu’il n’était rien pour en juger, mais cette mystérieuse voix qui cherchait à lui parler dans une langue inconnue lui laissait entendre le contraire. Il n’était pas qu’un témoin, ni un acteur passif, mais il avait encore le pouvoir de changer les choses.
Quand les premières lueurs de l’aube filtrèrent du vaste horizon laissé devant lui par l’océan, le prêtre pouvait encore apercevoir les silhouettes des navires qui mouillaient non loin des côtes. Il se mit à patienter jusqu’au réveil de ses frères en espérant trouver une autre issu. Les deux langues parlées constituaient une première barrière pour espérer prévenir quiconque. En même temps, il avait conscience que l’échec de leur mission impliquerait certainement l’implosion de l’Empire Eldred, si bien qu’il chercha plutôt un moyen pour que le massacre ne fût pas total. Il repensa alors aux possibles interférences avec le monolithe que le magicien avait évoquées. Un instant, il s’imagina en train d’attirer le plus possible d’yhlaks dans ses parages, alors même que le but des autres prêtres serait de les en éloigner. Seulement, il ignorait s’il était véritablement prêt à se sacrifier de la sorte ou à trahir son propre Dieu pour répondre à une cause qui lui paraissait pourtant juste. Un peu plus loin, les vagues inlassablement continuaient de s’échouer sur le rivage dans un vaste soupir grésillant qu’il écoutait obstinément comme s’il avait pu contenir une solution. Malheureusement pour lui, ses confrères se réveillèrent à leur tour bien avant qu’il ne trouve de réponses à ses angoisses. Gisère fut le dernier à les rejoindre. Son visage montrait déjà un niveau de concentration tel que le creusement de ses traits le faisait encore plus ressembler à une chauve-souris. Il regarda lui aussi longuement le vaste horizon de l’océan. Il semblait tout entier s’y plonger. L’œil de Dieu aurait espéré y découvrir un peu de l’humanité qu’il avait devinée en lui la veille au soir, mais il ne put y lire à cet instant que la certitude que les yhlaks étaient de toute façon condamnés. Alors de sa poche, il sortit une pipe, la bourra et l’alluma d’un geste qui se voulait calme.
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