Chap 9 : A l’Aube d’un Grand Rêve
Installés sur les premières hauteurs de l’île pour observer les environs du débarquement, les vuldoniens pouvaient découvrir une bonne moitié de la Lisonge et également les sept bateaux qui attendaient paisiblement un peu plus au large. Le paysage qui s’offrait à eux ne dégageait plus ces relents douloureux qui les avaient accueillis dans les décombres de l’ancien temple mais une douceur de vivre plus paisible que les premières lueurs de l’aube drapaient de ses habituelles couleurs pastel qui débordaient généreusement sur l’océan jusqu’à le rendre irréel. Tous étaient comme enveloppés par l’incessant ressac des vagues interminables qui tantôt s’échouaient sans souffle sur la plage, tantôt se fracassaient violemment contre les façades rocheuses de l’autre versant de l’île et qui, l’un ou l’autre, résonnaient au final guère plus qu’un lointain murmure à leurs oreilles. Face à cet incessant et immuable spectacle, il était difficile pour l’Œil de Dieu d’y projeter la moindre vision prémonitoire de de ce qui allait bientôt s’y abattre. D’ailleurs, sa nervosité se mesurait aisément à son louchement grossier et ridicule, qui lui avait valu son surnom, comme s’il avait perdu le total contrôle de son œil droit. Ses compagnons, pourtant familiers à ce trouble si particulier, ne délivrèrent cette fois aucune des blagues habituelles. Au contraire, ils le fuyaient du regard pour ne pas sentir cette même angoisse monter en eux, à fixer cette image qui incarnait précisément leur lutte sur eux-mêmes.
En fait, il était assez simple de découvrir ce qui attendrait les yhlaks dès que les équipages eldreds auraient quitté l’île, si possible avec tous les enfants comme l’espérait le prêtre. En effet, les yhlaks s’étaient principalement étalés de la plage du débarquement au temple, et plusieurs groupes avaient passé la nuit au milieu des débris du cercle de monolithes rouges. Comme Gisère avait réclamé des mouvements de foule pour amplifier l’effet de la damnation de Vuldone, les cinq prêtres s’étaient partagé les rôles : deux pour approcher des monolithes, deux pour la plage et le dernier pour cibler des groupes isolés plus au sud. Pour l’heure, ils les voyaient encore dormir sur la plage, autour des cendres des feux qui avaient été érigés pour fêter leur retour en Lisonge.
Puis, il y eut les premiers mouvements sur la plage, visiblement des hommes d’équipage eldreds. Ils profitaient du sommeil de leurs ennemis pour faire un rapide état des lieux. Quelques marins cherchèrent les enfants endormis, et les premiers canots commencèrent à partir. En à peine une heure, il ne resta plus que les yhlaks sur l’île. On vit alors les voiles des navires se hisser et leurs silhouettes voguer vers le large.
Les vuldoniens n’avaient pas attendu ce moment pour descendre de leur promontoire et regagner leur position près de l’emplacement qu’avait choisi le magicien d’où il lancerait son rituel à l’aide des multiples glyphes mystérieuses et colorées au sein d’un cercle qu’il avait tracées sur le sol. Pendant le temps de leur trajet, peu à peu, les yhlaks s’étaient réveillés et commençaient à s’organiser pour cette nouvelle vie qu’il fallait rebâtir sur ces terres encore quasi inconnues pour eux. Aucun n’imaginait à cette heure encore si matinale la menace qui s’abattrait bientôt. Ainsi, ils constituèrent des groupes pour construire des maisons, d’autres pour chasser ou pour travailler la terre de manière à nourrir tout leur peuple, qui bientôt serait réuni, et enfin un dernier pour définir le nouveau projet de temple à ériger vers le cercle des pierres rouges.
Cette soudaine énergie du peuple yhlak prit de cours les vuldoniens car elle le disperserait sur toute l’île. Par défaut, ils décidèrent de se focaliser sur ceux qui se tiendraient sur la plage et dans le giron du Monolithe rouge pour les en éloigner en attirant sur eux l’attention du mieux qu’ils pourraient. Sans trop savoir pourquoi, l’Œil de Dieu s’était désigné volontaire pour le groupe resté autour des vestiges de temple. Pour les provoquer, les vuldoniens comptaient sur leur rancœur si ancrée contre leur Ordre qui avait diligenté les massacres et la profanation de la Lisonge, ainsi que sur l’arrogance de leur tenu au milieu de cette nature, avec son bleu cobalt et sa bande centrale cyan. Bleu comme la couleur de Vuldone. Un bleu qui s’opposait avec force à celle du rouge d’Okkor et qu’ils s’apprêtaient à faire régner à nouveau sur l’île en exterminant les derniers descendants des yhlaks, après avoir saccagé, il y a si longtemps, ce sanctuaire sacré. Les religieux progressaient chacun maintenant d’arbres en arbres, de manière à peu près coordonnée, pour pouvoir approcher suffisamment de leurs cibles et dissimuler du mieux qu’ils pouvaient cette couleur incongrue dans la nature de l’île, où dominaient les bruns et les verts de toute sorte, avec parfois des bandes blanches de sable emporté par le vent sur le sol noirci d’humus.
L’Œil de Dieu, en tant qu’ancien capitaine de troupes, avait davantage l’expérience du terrain. Il se déplaçait ainsi avec plus d’aisance et de méthode. Parfois, il distribuait des consignes par geste que ses compagnons peinaient à comprendre. Curieusement, chaque halte derrière les arbres lui rappelait son dernier combat à la tête de son armée. Une bataille qui s’était également déroulé dans une forêt, certes beaucoup plus dense et vaste, et qui avait abrité des elfes noirs, avec une fort étrange unité de furies. Une bataille dont l’issu avait été à l’origine des sanctions qui pesaient encore sur lui parce qu’il n’avait pas agi selon la logique de son Ordre. Et plus il s’approchait du cercle de monolithe et plus il comprenait pourquoi il n’avait pu anéantir ces elfines qui s’étaient battues avec une surprenante dignité là où il n’aurait attendu qu’hystérie et soif de sang. Contre toute attente, alors qu’elles étaient submergées par leur nombre, il leur avait, accordé sa clémence et un réel respect, en échange de leurs soins pour sauver ses hommes que le poison des lames elfiques avait ravagés. Du moins, c’était ce qu’il avait toujours cru. Aujourd’hui, il réalisait qu’il n’en était rien, il l’avait fait pour tout autre chose. Pendant un court instant, le peuple humain et elfe noir s’étaient rapprochés l’un de l’autre dans une dimension commune qu’il considérait comme universelle, une idée pourtant impensable au sujet d’une race si cruelle, et qu’il devinait aussi dans ces hommes fraîchement débarqués sur ces terres si sacrées à leurs yeux. L’Ordre de Vuldone ne l’avait pas compris la première fois puisqu’il l’avait banni de son commandement et il le comprendrait encore moins cette fois-ci. Ainsi, curieusement, alors qu’il prenait une nouvelle fois position derrière un arbre en faisant signe à son voisin de progresser à son tour, il ressentait à l’égard du peuple yhlak le même sentiment que vis-à-vis des mystérieuses furies, un mélange de respect et de compassion fraternelle pour ce qu’ils représentaient, quelque chose qui les rendait pareils à lui-même, pareils à l’ensemble des eldreds et qui l’empêchait de les condamner de la sorte.
A nouveau, son vis-à-vis sur la gauche l’invita à progresser, cette fois-ci pour franchir les cinquante derniers mètres qui les séparaient des monolithes rouges saccagés. Il le regarda un instant, sans bouger, en se disant qu’il n’était définitivement pas comme lui. Pour se le prouver, il devait à tout prix trouver dans les instants qui lui restaient le moyen d’éviter ce carnage. Malheureusement, des hurlements du côté plage l’arrachèrent à ses pensées. Deux silhouettes bleues s’enfuyaient déjà. Il chercha des yeux d’où venait la menace mais ne découvrit rien. Seulement, l’animation et les cris parmi les rangs yhlaks ne faisaient que gonfler, se propager jusqu’à l’encercler s’il ne bougeait pas. Déjà, tous ses compagnons rompaient la ligne pour se replier. En quelques secondes, il se trouva seul face à son choix : il pouvait soit se sacrifier pour prévenir ce peuple inconnu ou soit fuir à son tour comme les autres. Lâchement, il se mit également à courir, aussi vite qu’il le pouvait afin de rattraper son retard. Pourtant, il avait bien tenté d’ouvrir la bouche pour leur dire la vérité, mais le son de sa propre voix lui était apparu trop effrayant pour prononcer un seul mot. Des mots, au pire, réduits à l‘état de bruit signalant sa position et, au mieux, inutiles dans une langue étrangère car, dans le feu de l’action, rien servait plus à parler à tous ces hommes au lourd et humiliant passé quand se tenaient devant eux les bourreaux éternels de leurs ancêtres.
D’ailleurs, derrière lui, tout un groupe d’yhlaks le pourchassait maintenant. Alors, il ne vit plus la forêt, ni ses branches mortes sur le sol qu’il fallait sauter ou éviter à cause de leur taille. Seul son instinct de guerrier le guida au milieu de cet immense tapis de feuilles disparates qui dissimulaient la terre et volaient parfois sur son passage. Un instinct qui lui dicta de sauter par-dessus ces broussailles, un instinct qui lui évita cette zone devant lui trop sableuse qui aurait freiné sa course et qui lui cria de ne surtout pas prendre à droite mais à gauche, à cause de l’immense arbre mort qui joncherait le sol plus loin. Le prêtre chercha d’ailleurs à prévenir son voisin, dont il voyait la cadence faiblir, mais malheureusement un peu trop tard pour qu’il gagne du temps à le contourner. Et derrière lui, les yhlaks se regroupaient, s’organisaient, se stimulaient à la vue de ses proies vêtus de bleu et qui les insultaient une nouvelle fois par leur arrogance. Les plus rapides gagnaient du terrain. Partout des voix résonnaient désormais dans la forêt. D’un bref regard, il identifia un deuxième groupe à sa poursuite avec son voisin. Côté plage, c’était pire, car leurs ennemis disposaient maintenant de flèches.
Au fur et à mesure qu’on s’enfonçait dans les terres, le bois qui les entourait se faisait plus dense. Broussailles et branches entravaient fréquemment sa course. Et toute son attention se focalisait sur ses seuls appuis et ses trajectoires à optimiser. Comme tous ses compagnons convergeaient vers Gisère qu’on n’apercevait pas encore, les archers les auraient bientôt tous à porter. Alors la curieuse image du bâton au cœur du cercle se fixa dans son crâne. Le magicien les avait prévenus… Il fallait qu’il y soit encore planté sinon… De combien de temps le magicien aurait-il besoin quand il les verrait? Il l’ignorait. « Pas longtemps en tout cas, car sinon nous serons tous morts. Et pourvu qu’aucun yhlak ne l’ait déjà repéré !». Il leva rapidement la tête. Devant lui, la pente se redressait, il accéléra encore pour prendre son élan. Désormais, d’imposants rochers parsemaient le sol, annonçant une prochaine avancée montagneuse. Des troncs d’arbre plus imposants y sortaient leurs racines comme d’énormes serpents qui se frayaient leur passage dans la terre pour la retenir. Enfin, un peu plus haut, se tiendrait une clairière sur un léger plateau où les attendait ce foutu magicien.
L’Œil de Dieu avait déjà rattrapé son voisin moins entrainé. Les autres étaient à guère plus de vingt mètres devant lui. Derrière, il devinait les yhlaks toujours en train de grignoter du terrain. Comme il l’avait prévu, ses compagnons du côté plage avaient fini par ramener sur eux la menace des flèches. Parfois, elles sifflaient dans l’air et déchiraient les feuillages avant de s’encastrer de plein fouet dans un tronc tout proche. Heureusement, une centaine de mètres restait à parcourir. On apercevait désormais Gisère qui avait pris sa position dans le cercle, toujours avec le bâton toujours planté en son milieu.
A nouveau un cri, tout près de lui. Il se retourna brièvement. Un des prêtres venait de tomber par terre. Une flèche dans la cuisse. Il l’aperçut en train de se redresser, avec une affreuse grimace, et claudiquer dans sa course. « Mon pauvre, tu t’en sortiras jamais. » Devait-il le sauver au risque de mourir tous les deux? Et cela servirait-il Vuldone pour autant ? Son instinct lui dicta de ne pas ralentir sa course. Toujours et encore l’instinct. Pourtant, il n’en eut pas le moindre besoin pour se savoir infiniment lâche.
Dorénavant, tous courraient en zigzagant et se servaient des arbres pour se protéger illusoirement des projectiles qui pleuvaient de plus en plus régulièrement autour d’eux. Encore des cris. Plus loin. Juste derrière. Il ne se retourna pas cette fois-ci. Plus près encore, des sifflements de flèches avec leur bruit d’impact. Sec, violent, dans le bois. Ou, dans une envolée de feuilles, assourdi par le sol sableux. Un peu plus loin devant lui, Gisère s’agitait davantage, comme s’il avait été pris de cours lui aussi par la rapidité de la menace. Sans doute même avait-il commencé le rituel. Pour la première fois, une flèche se logea non pas derrière mais devant lui dans la terre. Plus loin, un autre prêtre tomba sur sa gauche, la poitrine traversée par une pointe acérée. « Mais, bon Dieu, inutile de l’aider celui-là, se dit-il en voyant pourtant un prêtre se pencher sur lui. Il avait cru hurler l’ordre mais il n’en fut pas sûr. Son souffle se faisait court et sa cadence ralentissait elle aussi.
A quelques mètres de lui s’ouvrait la clairière qui accueillait le cercle. Gisère avait la main sur le bâton et les regardait de l’air suppliant de celui qui n’avait plus le choix. De nouveaux sifflements de flèche. Plus près. Plus fort. Sans jamais deviner leur direction. Juste attendre l’impact et serrer les dents plus fort, au cas où, pour ne pas cesser de courir. Puis, sa bouche cracha un râle.A chacun de ses pas, une douleur, vive, déchira soudain sa chair au niveau de la poitrine. « Pas le poumon, j’espère !» Devant lui, il n’y avait plus d’arbres pour se cacher mais cette belle zone à découvert qu’offrait la clairière et qui ferait plaisir aux archers. « Tiens bon, plus que trente mètres ». Il grognait un peu plus fort malgré lui. «Courir en serrant les dents, rajouta-t-il, tu l’as déjà fait, alors, bon sang, cesse de te trainer !». Les yhlaks se tenaient juste derrière lui.
Dans les yeux du magicien se lisait maintenant un immense effroi, avec sa main toujours cramponné au bâton qu’il hésitait à retirer. Sa voix commençait à psalmodier des mots que lui seul devait comprendre. Quelques projectiles prenaient aussi sa direction, mais un vent semblait les affaiblir et les détourner. Il observait la scène, pour l’heure impuissant.
Plus que dix mètres. La blessure de l’Œil de Dieu ralentissait sa cadence. Il n’entendait plus seulement les voix des yhlaks mais leurs pas fougueux, leur souffle. Très près. Bien trop près. Une nouvelle douleur le transperça. Dans la cuisse, cette fois-ci. Puis, un vuldonien tomba. Mort à quelques mètres du but. Comme ce malheureux, lui aussi était à deux doigts de s’effondrer. « Le cercle… Le cercle », martela-t-il pour se motiver. Le souffle court et encore plus douloureux, il donna toutes ses forces sur les derniers mètres. « Ce cercle… Enfin ce foutu cercle ! ». Il s’affala dedans, épuisé. Un autre prêtre venait in extremis de le devancer pendant que la voix de Gisère, encore plus érayée et aiguë que d’habitude, monta dans l’air, mais avec une puissance insoupçonnée. Son visage aussi était transfiguré par la concentration. Quand, enfin, il arracha du sol le bâton en poussant un grognement rauque, ils étaient seulement deux vuldoniens à avoir réussi. Tout autour, les yhlaks se précipitaient sur eux en mettant toute leur rage pour parcourir les quelques mètres qui les séparaient de cet étrange personnage qui les défiait dans son arrogante immobilité.
Alors, tout sembla changer comme si la nuit tombait. Plus aucun son ne parvint à l’Œil de Dieu, seule la voix du magicien continuait de couiner à s’en boucher les oreilles. Le monde extérieur n’existait plus, la forêt n’existait plus, la menace des yhlaks n’existait plus, tout avait disparu, comme si tous les trois étaient cachés dans un cocon. Un étrange sentiment de calme s’empara de l’Œil de Dieu, malgré l’intensité de la douleur de la blessure et de son poumon transpercé. Lentement, il se redressa, aidé par son dernier compagnon, lui-même blessé. Chacun se regardait sans comprendre. En même temps que cette sensation d’apaisement les enveloppait, la nuit autour d’eux avait aussi quelque chose de profondément oppressant dans cet espace si étroit qui les cloitrait. La voix, toujours cette voix, résonnait autour d’eux, mais le prêtre ne l’entendait plus vraiment. Elle devenait comme une musique, comme le bruissement du vent, comme un écho lointain d’un monde en train de disparaitre. Et plus elle se perdait dans sa tête, et plus il eut l’impression que la nuit s’agrandissait autour d’eux.
Puis, un grésillement parcouru le sol, là où le magicien avait inscrit ses signes, avec une douce lumière qui en émanait, accompagné d’une succession de petits sifflements. Et là, un ciel immense s’ouvrit à eux avec, à la place des étoiles, comme des filets de petites cascades lumineuses vert-de-gris dans tous les sens. Au fur et à mesure que la nuit se parait de la sorte, les sifflements gagnaient en puissance, mais ses oreilles les ignorèrent à leur tour, comme si seul le spectacle devant leurs yeux avait une réelle importance. L’Œil de Dieu se sentait bercé par tous ces bruits, tandis que sa tête tournait sous l’effet de la fièvre. Soudain, des mains le soutinrent tellement son corps restait lourd. Une autre voix plus lointaine se mêla à celle du magicien. « Attention qu’il reste bien dans le cercle ! ». Cette phrase brisa quelque chose en lui et lui donna l’impression d’être un duvet de plume porté par le vent et, partout au-dessus de lui, le ciel restait rempli de ce noir pourtant si lumineux.
Alors, il fut submergé par une horrible angoisse. Il comprit que ses vagues sifflements cachaient sans doute la voix des centaines d’yhlaks en train de mourir. Qu’ils fassent si peu de bruits à ses oreilles en devint encore plus effrayant. Au contraire, il aurait voulu entendre leurs hurlements sans fin pour saisir l’horreur à laquelle il avait pris part. Pourtant, cette angoisse qui le saisissait venait d’ailleurs, tout du moins d’une voix qui le replongeait dans le monde du monolithe qu’il avait un jour défié. Il y avait en elle toutes les souffrances de ces martyrs mais aussi une autre qui s’y ajoutait, indéfinissable, et qui touchait les fondements d’un monde en train de vaciller, un monde dont le monolithe aurait gardé le secret et qui l’appelait au secours. Son souffle devint court et il peina à respirer. Il se sentit pris de panique et hurla à son tour. On se saisit de lui pour le calmer, mais il se tordait si fort que, pendant quelques secondes, le magicien interrompit le rituel.
Pendant ce court laps de temps, la nuit irréelle autour d’eux vacilla et des centaines de hurlements déchirèrent leurs tympans. Tous se bouchèrent les oreilles encore longtemps après que le cocon autour d’eux ne se refermât instantanément dès le moment où Gisère reprit sa longue litanie morbide. Seulement chacun garda en lui cette marque que les cris avaient imprimée en eux, comme si le voile pudique du silence du cercle rouge avait soudain été déchiré et laissait se déverser dans l’air qu’ils respiraient ce qu’il avait dissimulé pendant des siècles. Le temps pouvait désormais durer infiniment, ils avaient eu accès à cette petite parcelle d’horreur qu’ils avaient commanditée, comme s’il n’y avait eu en face d’eux des animaux qu’on menait à l’abattoir, alors que la souffrance déchirante de ces hommes en train de périr leur avait révélé, dans une impudeur effroyablement violente, que tous portaient en eux la même humanité. Désormais, chaque sifflement, aussi peu perceptible fut-il, leur susurrait, comme une confidence, cette soudaine vérité si simple et si évidente qu’ils venaient de détruire une partie d’eux-mêmes.
Quand le magicien finit par se taire, complètement épuisé et ne tenant debout que grâce au bâton à nouveau planté dans la terre qu’il tenait tout près contre lui, la lumière du jour réapparut comme si rien n’avait changé. Et d’ailleurs, l’île autour d’eux restait strictement la même, si ce n’était le sinistre spectacle d’ossements volés en éclats et surtout, partout, du sang qui éclaboussait de sa couleur le paysage. Parfois des restes de corps inertes jonchés sur le sol dans des postures improbables et torturées dont les visages sans vie et sans yeux les défiaient en sondant leur âme, comme si les ylaks avaient explosé de l’intérieur, déchirant leur chair et libérant leurs viscères. Tous se regardaient, sans oser comprendre ce qu’ils voyaient. Au-delà du sinistre spectacle qui commençait à attirer toute sorte de volatiles, l’odeur putride les saisissait jusqu’au cœur. Ils n’avaient plus que le silence à affronter, qui même lui semblait avoir capitulé pour mieux se taire.
Gisère restait quant à lui immobile, les yeux perdus dans le vide, avec des larmes qui lentement en débordaient à leur tour pour serpenter le long des rides creusées de son visage. On l’aida à se relever sans qu’il ne semble comprendre. Peu à peu, même si chacun d’eux découvrait que, partout où ils portaient le regard, ils avaient la preuve éclatante qu’ils avaient rempli leur mission, personne n’éprouvait de joie ou de fierté d’avoir redonné un sens au surnom de Lisonge, l’Ile Rouge sacrée des yhlaks. Au contraire, une honte sans nom leur nouait le ventre, aussi forte que l’odeur de plus en plus insupportable qui les écœurait jusqu’à vomir à tour de rôle.
Pourtant, une poignée d’yhlaks avait survécu à l’ombre du Monolithe rouge. Pour l’heure, ils étaient incapables de bouger, comme s’ils cherchaient toujours à comprendre ce qui s’était passé ou à s’extraire d’un cauchemar qui n’avait plus d’autre issu que de les réveiller. Plusieurs d’entre eux étaient pris de spasmes, d’autres prostrés dans un silence qu’ils déchiraient sans prévenir en hurlant comme des fous pendant de longues et insupportables secondes. Parmi eux se tenait Reyv’avih. A cette heure, il n’avait plus de rôle à incarner ou à cacher qui il était vraiment pour que son peuple croit en lui. Une rage grondait en lui, empli de toute la révolte qu’on ait pu s’acharner sur eux avec une telle cruauté aussi lâche, alors même que jamais lui n’avait été plus sincère pour les aider à vivre leur rêve. Et cette poignée d’eldreds avait rendu inutile toute velléité de se battre. Il errait des pierres rouges à la plage de sable blanc, de la plage blanche à l’écran de verdure du bois sans jamais voir autre chose que des corps éventrés et affreusement désarticulés et toujours ce sang qui recouvrait tout, comme si les vuldoniens avaient voulu les humilier en leur crachant dessus la couleur d’Okkor. Plus ce spectacle peuplait son âme et plus il aurait voulu déchaîner toute sa colère contre l’immense monolithe. En même temps, son ombre l’avait sans doute préservé, ainsi que la poignée de survivants qu’il croisait sans les voir et qui ne le voyait pas non plus, comme si tous appartenaient désormais à un autre monde fait de solitude et d’ombre infinie. Il n’y avait plus lieu de chercher la lumière mais à s’en cacher de manière à ne plus être aussi lucide sur le sort de son propre peuple.
Pour les vuldoniens, il ne restait plus qu’à s’enfuir au plus vite à l’aide du sloop qu’ils avaient dissimulé en arrivant sur l’île. Et là, au milieu des vagues de l’océan et sous le ricanement des mouettes, chacun scruta longtemps l’horizon comme pour détecter les premiers signes susceptibles de les sortir du royaume des morts.
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D’abord, il y eut une rumeur, une immense et folle rumeur qui partit de Valdec pour conquérir pas à pas tout l’Eldred. Une rumeur qui tantôt donnait une incommensurable fierté d’appartenir à un peuple qui détenait les secrets d’une telle puissance, notamment pour tous ceux qui croyait si fort en Vuldone, tantôt un soudain dégoût d’être dirigé par une nation qui était désormais incapable d’imposer sa loi autrement que dans l’horreur, notamment pour toutes ces provinces que les eldreds avaient asservi par la force au fil de leur histoire. Et tout en haut, l’Empereur contemplait l’affreux vacarme que la victoire au final si amer avait apporté. Dès que l’Ordre lui avait annoncé sa volonté de recourir à Gisère, il avait su en lui cédant combien il allait dévoiler à tous ses adversaires sa propre faiblesse, qui devenait maintenant celle de tout son peuple. L’Empire des eldreds n’était plus la plus grande nation humaine, mais une multitude d’intérêts désormais divergents qui allaient soit se faire valoir de cette victoire aux yeux des autres, soit réclamer leur indépendance. Dans sa ferveur fanatique, l’Ordre de Vuldone n’avait certainement pas encore mesuré les conséquences de son acte. La seule issue pour l’Empereur consistait à faire, à partir de maintenant, régner partout la terreur avec l’aide de Gisère, un individu qu’il exécrait et qui, en fonction de son bon vouloir, aurait tout pouvoir sur lui. Loin de calmer les ardeurs des armées qui avaient franchi les frontières, le sort des yhlaks avaient décuplé leur volonté car ce formidable magicien ne pourrait jamais puiser infiniment dans ces forces obscures qu’il avait invoquées et déchaînées.
Loin de ces enjeux, la communauté yhlak, qui était restée en arrière avec les blessés et qui campait non loin de Valdec, entendit elle aussi cette rumeur que d’abord on se refusa à comprendre. On la prit pour une basse manœuvre des eldreds pour les déstabiliser. Puis, à force de l’entendre, à force de précisions que colportaient les yhlaks natifs d’Eldred qui continuaient d’affluer, rien ne sembla capable de lever l’effroyable doute auquel chacun s’accrochait. Puis, chaque nouvelle qu’ils continuaient de recevoir confirma cette horrible rumeur, suffisamment pour que chaque femme commençât à comprendre qu’elle était sans doute devenue veuve, même s’il se disait qu’un groupe avait survécu à l’abri du monolithe rouge. On réunit alors ses affaires pour reprendre la route à leur tour et regagner au plus vite l’île sacrée. Tout au plus deux jours de marche seraient nécessaires pour atteindre Valdec. Peu importe comment ils feraient pour naviguer jusque là-bas, peu importe ce qu’ils y trouveraient, ils avaient ce besoin de se confronter à la réalité et de quantifier cette impensable vérité.
Au milieu de tous, Lonstroek ressemblait à une ombre qui s’effaçait avec la nuit. A ses yeux, il était responsable de ce massacre qui n’était rien autre que son propre échec pour comprendre le mantra, justement parce qu’il avait fini par ne plus croire en lui. A plusieurs reprises, Vyréhel avait cherché à le bousculer pour qu’il réagît et répondît aux besoins de son peuple, mais elle le trouvait à moitié léthargique, recroquevillé sur lui-même et ses sombres pensées. Elle lui arracha parfois quelques consignes mais elle se douta qu’il les donnait principalement pour qu’elle le laissât en paix. Même le soir arrivé, sous leur tente, elle n’osa lui parler ou même le toucher. Il fixait le feu, se parlait à lui-même comme si elle n’existait pas, comme s’il faisait déjà partie d’un autre monde, celui de tous ces morts qui gisaient sur l’île. Quand il l’effraya trop, elle le prit par l’épaule et le conduisit sur leur couche. Et là, il resta dos à elle, toujours à fixer les cendres mal éteintes du feu qui rougeoyaient légèrement dans la nuit à travers l’entrée restée ouverte pour la fraîcheur. Elle se colla alors contre son dos et caressa longuement avec infinie tendresse sa joue et ses cheveux, comme le faisait sa grand-mère quand elle était triste, sans qu’il lui fût possible de savoir si elle parvenait à son tour à diffuser en lui le même apaisement.
Puis, le lendemain, il y eut au loin cette masse informe qui s’approchait inexorablement d’eux, à la manière d’une armée. On envoya immédiatement les cavaliers pour jauger de sa puissance. A dire vrai, aucun yhlaks n’avait le cœur ou la force de se battre véritablement. Ils agissaient par instinct, voire même par routine et se seraient certainement laisser mourir plutôt que de se cramponner follement comme par le passé à cette vie qui avait abandonné tant des leurs. A nouveau, Vyréhel se mit à la recherche de Lonstroek pour qu’il remotive leur peuple et les guide dans leur ultime bataille qui se profilait à l’horizon. Elle finit par le retrouver tout à l’arrière de la longue caravane qui progressait au rythme des buffles qui tiraient d’innombrables chariots, avec une bouteille à la main, les yeux déjà brillants. Le voir se conduire ainsi la révolta.
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Tu n’as pas le droit de laisser tomber ton peuple ! Tu as peut-être celui de te lamenter, de te complaire dans le rôle de l’imposteur, mais aux yeux de tous, tu restes notre chef. Ils ont plus que jamais besoin de croire en toi !
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Mais tu ne vois pas que je suis un mauvais chef et que je vous ai tous conduits vers ce massacre…
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Avec ou sans toi, les eldreds nous auraient de toute façon massacrés un jour. On le savait tous dès le moment où nous avons posé nos pieds sur cette terre. Alors arrête de te morfondre égoïstement. Bouge ! Agis !
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Mais, ma belle, si tout est aussi simple, alors prends ma place, je te la laisse ! Et si tu as peur du regard des autres, alors je te présenterai à tous et ferai un beau discours… Tu verras, je suis très doué pour les beaux discours…
Sa voix accentuait son air pitoyable en même temps que des gestes approximatifs cherchaient à donner une emphase à ses mots. La jeune femme le contemplait, la bouche ouverte de colère. Il la fixa avec un sourire à l’ironie effrayante et but à nouveau une longue gorgée à la bouteille. Elle aurait voulu le provoquer, le gifler, mais elle avait trop l’habitude des risques, d’autant qu’elle gardait ses craintes que lui avait transmises sa mère face aux hommes trop ivres pour être lucides et qui avaient hanté toute son enfance, comme le fameux fantôme qui s’était abattu sur sa mère, un soir, malheureusement pour elle trop isolée. Elle se résigna à l’abandonner à son ivresse et à le retrouver lorsqu’il serait juste bon à se coucher et à dormir. Après tout, elle n’avait pas à le juger, et elle n’était pas de force à lui ôter le poids qui l’écrasait à cet instant ; tout au plus, elle pourrait l’aider, lorsqu’il se réveillerait avec sa gueule de bois, à ne pas reprendre une autre bouteille. Elle l’abandonna définitivement à son sort quand elle devina, à l’agitation qui montait autour d’elle, que les cavaliers étaient revenus.
A sa grande surprise, elle ne lisait pas d’inquiétude mais au contraire l’expression d’une sorte de soulagement. En effet, devant eux ne se tenait pas une armée mais l’improbable procession des habitants de Valdec qui venait réclamer leur pardon. La jonction des deux peuples eut lieu à mi-parcours de la grande ville portuaire. Lorsqu’elle découvrit devant elle tous ces eldreds silencieux qui n’osaient quoi dire devant son peuple blessé, elle fut surprise par l’abondance de femmes et de leur regard plein de détermination. Visiblement, elles étaient à l’origine de la démarche. Un groupe de dignitaires s’approcha d’eux. Il leur expliqua que toute la ville se proposait de les aider à regagner l’île s’ils le souhaitaient. Bien que chacune de leur parole nécessita des traductions et donna un caractère protocolaire à l’étrange rencontre, les yhlaks semblaient comprendre chaque mot. Il faut dire que régulièrement des phrases d’indignation sortaient de la foule citadine qui condamnait l’action des vuldoniens. En fait, tous ces pères et mères culpabilisaient d’avoir piégé ce peuple alors qu’il avait tenu sa parole en leur rendant leurs enfants, d’autant qu’ils ne cessaient d’en voir partout dans cette communauté perdue. Mais les palabres ne purent vraiment durer, déjà des femmes perçaient les rangs et apportaient des victuailles, d’autres s’approchaient des blessés pour les aider ; des groupes d’hommes se constituaient pour envisager la logistique du futur transbordement de tous ces chariots et bétails qui constituaient l’essentiel des difficultés.
Cependant, au fil des échanges et des préparatifs, et devant tant de reconnaissance, les yhlaks commencèrent à véritablement prendre conscience de l’horreur de la réalité. Jusqu’à présent, s’ils l’avaient refusée car ils ne pouvaient imaginer qu’une telle mise à mort eût pu être commise sans que le ciel ne changeât de couleur ou qu’on ne le sentît pas au plus profond de son cœur, mais l’inexorable disparition de tous ces êtres chers prit peu à peu corps dans leur esprit.
Paradoxalement, les premiers à réaliser l’atrocité de la vérité furent les enfants. Peu à peu, il y eut parmi eux une agitation faite de sanglots et des cris douloureux qui appelaient leur père, d’abord timides puis incontrôlables qui plongèrent tous les yhlaks dans la stupeur. Quand ils comprirent soudain que tous ces visages étrangers en face d’eux exprimaient une sincère compassion, les femmes furent à leur tour comme frappées de stupeur. En un instant, elles ne seraient plus que mères, épouses ou sœurs de défunts. Au lieu, de s’abandonner aux cris ou à l’hystérie, elles s’obstinèrent à consoler ces enfants, les yeux tout embuées de larmes, la voix parfois tremblantes ou restèrent prosterner dans un mutisme effrayant. Quant à celles qui s’effondrèrent, les hommes s’employèrent à leur tour à leur venir en aide, en les serrant dans leurs bras, en les soutenant comme ils pouvaient jusqu’à leurs tentes pour qu’elles puissent s’abandonner entièrement à cette peine qui les submergeaient et qu’elles ne pouvaient contrôler.
Devant ce spectacle, les eldreds sentirent l’inconvenance de leur présence, d’autant que des mouvements d’agressivité à leur égard commencèrent à se faire jour. Afin d’éviter que cette tension ne dégénèrât, ils décidèrent de revenir le lendemain matin, le temps que les yhlaks fissent, si une telle chose était possible en si peu de temps, leur deuil pour envisager à nouveau l’avenir. Sur le retour, plus que jamais, la ville de Valdec se retrouva face à son effroyable culpabilité, tandis que le peuple martyr cherchait en vain un sens à tous ses morts et quel but aurait mérité de vivre encore sur l’île sacrée.
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Sur les terres de Lisonge régnait plus que jamais un insoutenable silence que même le fracas de l’océan et les cris incessants des oiseaux marins ne parvenaient plus à déchirer, sauf qu’il avait débordé du cercle des monolithes pour s’étendre à perte de vue sur l’île. Les hurlements des morts avaient à ce point meurtri de leur douleur les survivants qu’ils semblaient tous devenus sourds. L’un d’eux se mit en tête de compter tous ces morts qui gisaient partout et que les oiseaux et les charognes dévoraient. Au bout de quelques heures, ses compagnons faillirent à leur tour par le massacrer quand il leur demanda, après s’être interrompu en identifiant l’un des corps, où il s’était arrêté avec ses yeux fous et suppliants, comme si tout ceci était pour lui le seul moyen de comprendre. Alors, à la place, il se mit à compter les vivants et arriva à ce chiffre effrayant : quatre-vingt-deux. Autour d’eux, gisant par terre, il y avait donc sans doute plus d’un millier de cadavres.
Très vite, l’urgence ne fut plus de compter ou de se nourrir mais de regrouper tous ces corps pour en faire des charniers que l’on incendierait pour éviter les maladies et la puanteur de la décomposition sous l’effet du soleil, qui brillait déjà généreusement, et des vermines et autres charognards qui déjà étaient à l’œuvre. La relative étroitesse du périmètre du massacre rendait irréel ce travail macabre à force d’exhiber tant de cadavres. Il n’y avait plus lieu de connaître ou non celui qu’on portât, d’abord seul, puis à deux, à force de fatigue. La réalité ne prenait véritablement forme que lorsque l’amoncellement devant soi ne permit plus d’en empiler d’autres. Alors on chercha un autre endroit pour en déposer. On privilégia d’abord les hauteurs des plages, mais marcher dans tant de sable constituait un effort inutile et l’on craignait que l’océan n’avançât trop pour emporter dans ses vagues tous ces compagnons de route qui s’étaient éteints.
On finit par faire deux équipes qui, en alternance, creusait les trous pendant que l’autre les remplissait. Aux yeux de tous, Reyv’avih, à cet instant, n’était plus un devin, mais un simple yhlak qui, tour à tour, creusait, puis portait lui aussi des corps. Bien que sa tête fût sans doute aussi vide que celle de ses compagnons, à chaque coup de pelle, à chaque cadavre porté puis jeté, il sentait en lui l’appel du monolithe. Derrière tout cet effrayant silence, il n’entendait que sa voix, elle emplissait chacun de ses membres jusqu’à nouer sa propre gorge. Il avait envie de hurler pour libérer à son tour cette détresse en lui qui montait à ne plus en finir, avec la même fureur que la nuit où il avait déterré Hilda. A chaque pas, il luttait pour ne pas lui céder, alors il puisait encore et encore dans ses dernières forces pour accomplir son travail jusqu’au bout. Curieusement, à force de s’abrutir dans la tâche, le silence se glissa dans ses yeux, qui ne virent plus rien si ce n’est du vide. Il creusait. Un gouffre, un néant sans fond que son cerveau refusait de comprendre. Il soulevait les corps. Des corps puis des corps, dans un monde soudain absurde. Une partie de son cerveau refusa d’abdiquer et se mit à monologuer sans cesse, peut-être pour prouver qu’il était encore bien vivant. Les mots le laissaient errer d’un corps à un autre comme s’il déversait en lui un mal nécessaire pour avoir le droit de vivre encore parmi tous les siens transformés en morts, en même temps que répéter à l’infinie son soliloque intérieur l’épuisait, l’abrutissait dans un besoin de ne pas être totalement seul avec lui-même, comme si se parler ainsi aurait pu changer son écœurement d’exister toujours au milieu de cette désolation.
« Creuse… Et ne cherche pas à comprendre. Creuse… Sans comprendre… Le Silence… Le Silence partout. Oublie le silence… Creuse… Encore creuser… Toujours creuser le silence… Tout ce néant en toi… Ta tête pleine de néant… Absurde… Un monde absurde… Ne plus rien voir… Oublie de voir… Le vide… Tu dois oublier le vide… Te remplir de néant… Soulève encore ce corps sans vie… La mort… Porter… Porter la mort, porter le néant… Reportes-en un autre, resoulève-le et marche en oubliant tout et en ne voyant rien... Encore et encore. Douleur. Bras. Bras douloureux. Tire sur tes muscles douloureux des bras. Mais ne cherche plus à comprendre… »
Son cerveau s’emballait sans qu’il ne le contrôlât plus vraiment. Parfois même les mots sortaient de sa bouche à voix haute sans que personne n’y prissent attention, tous étaient murés plus ou moins dans ce silence insoutenable qui leur semblait être le seul abri possible pour affronter la réalité. Moins Reyv’avih s’obstinait à comprendre et à vouloir stopper ce flot incessant, et plus ses pensées s’organisaient autour d’une logique anarchique qui manifestait le besoin impérieux de sortir de son esprit.
« Porter. Douleur… Encore la douleur dans tes bras… Le silence… Partout le silence… Oublier le silence… Oublier la douleur… Encore Porter. Oui, porte la douleur et le silence. Fais tien du néant et du silence... Soulève-le encore. Oui, bannir ce qui divise… Puis marcher… Marche jusqu’au trou qui dégueule déjà de tous ces corps… Un trou… Un tout… Être un trou, être un tout, être l’unique. Être un tout et unique avec ce silence et ce néant… N’être que néant et silence pour être un tout… Balance encore ce corps. Le néant dégueule partout. La vérité dégueule. Une vérité simple… En chacun de nous… Tous morts… Un cadavre… Un cadavre de plus… Anonyme au milieu de tant de morts. Et recommence encore… Encore et encore… »
Il laissait ses pensées avancer dans sa tête au gré de ses mouvements. Elles cherchaient à bâtir une solution à ce chaos autour de lui qu’il était incapable de comprendre mais qu’elles lui obligeaient à regarder contre son gré jusqu’à l’acculer contre un mur comme pour voir au travers.
« Une vérité en chacun de nous… En chacun de nous… Mais quelle vérité ? Pourquoi en chacun de nous ? Mourir… Mourir en étant encore vivant. Je veux mourir en étant encore vivant. Mort…Plein de morts… Des morts sur des morts… Tu veux vivre en étant mort. Vivant… Encore vivant… Une simple vérité en chacun de nous… La mort en chacun de nous… Vivant… Survivant… Tu es un survivant… Encore… Continue… Ne te retourne pas… Tes bras… Tes bras douloureux qui n’en peuvent plus de porter… Pourtant tu es vivant… VIVANT ENCORE… Et eux sont morts… MORTS ! Vivre… POURQUOI SONT-ILS MORTS? Une simple vérité en chacun de nous… POURQUOI VIVRE ? Et pour quelle vérité ? Y A PLUS RIEN EN CHACUN DE NOUS ! Du silence qui hurle dans nos têtes et des morts partout. Des morts qui dégueulent de partout. Partout… Partout… Des morts sur des morts qui dégueulent de partout… Et moi, je suis encore vivant… Je continue de vivre… Je continue de porter les morts… Un peuple de morts… »
Parfois, sans qu’il s’en rende compte, il pleurait, tout comme parfois ses vis-à-vis. On lui parlait mais lui n’entendait rien et continuait. En fait, plusieurs étaient pareils que lui, même si, au fond d’eux, tous étaient des survivants, désespérés, aux yeux hagards et rougis et surtout vides de tout désir, de simples survivants comme lui cherchant en vain un sens à ce qui n’en aurait jamais.
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J’ai porté mon peuple vers la mort, dit-il en regardant la nouvelle montagne de corps qui lui faisait face.
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Tu sais, nous sommes le peuple de personne. La mort, on a tous couru vers elle. Tous ! Alors, après, tu peux t’amuser à te rendre plus responsable que les autres, en attendant, seul compte que les autres en Eldred soient peut-être encore en vie. Et c’est à toi que je dois encore l’espoir de revoir ma femme et mes trois enfants…
Son interlocuteur avait lui aussi les yeux rougis par les larmes. Il le fixait en tremblant légèrement.
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Oui, c’est affreux de dire ça, mais, moi, j’ai du bol ! Tu comprends ? Du bol ! J’ai encore un truc en qui croire… Alors que là-bas, tant de femmes n’ont plus rien… Et peut-être ne le savent-elles pas ? Mais moi, j’ai du bol ! Je suis en vie et ma femme et mes gosses vont peut-être…
A son tour, il s’effondra dans les bras du devin. Instantanément, Reyv’avih devina qu’il était terrifié par le sort qui attendait le reste de leur peuple et que, malgré sa soit disant chance, il avait peut-être déjà tout perdu, contrairement à tous ces morts ou même à lui qui n’avait jamais eu de famille ou de femme à pleurer. Il continua sa tâche, sans mot dire, mais il aurait à cet instant tout donner pour connaître à son tour cette angoisse afin de mieux comprendre son peuple et de se sentir ainsi entièrement du côté des vivants.
Au final, il leur fallu deux jours entiers pour creuseur, chercher le bois pour les bûchers mortuaires et ériger les dix-sept charniers pour réunir tous les corps. Pendant les deux nuits, il y eut des feux immenses pour faire disparaitre cette chair inerte, dont l’odeur grillé avait envahi un bon tiers de l’île. Et lorsqu’ils se couchaient, épuisés, aucune pensée n’accompagnait ces morts, car seul l’abrutissement de la fatigue leur permettait d’envisager de vivre encore le lendemain. Quand enfin le soleil se leva une nouvelle fois sur un paysage nettoyé de l’abomination qui s’y était déroulé, bien que l’odeur autour d’eux restât persistante et imprégnât chacun de leurs vêtements, ils ne la remarquaient plus, seuls les amoncellements d’ossements noircis possédaient encore à leurs yeux une quelconque réalité. Ils n’osaient pas les toucher, juste les regarder en se rappelant qu’ils contemplaient les restes de ce qui fut leur peuple.
Dans la tête de Reyv’avih, chacun de ses amas carbonisés par les flammes en pyramides difformes était comme un nouveau monolithe qui le défiait. Pour y échapper, il ne lui restait plus qu’à affronter une fois de plus l’immense pierre écarlate et sa si douloureuse fierté silencieuse. Il profita du mutisme abasourdi des survivants pour les abandonner à leur morbide contemplation. A chaque pas qu’il faisait dans sa direction, il sentait l’appel se renforcer, d’abord flou, puis comme sous la forme d’une voix suppliante. Il se disait que peut-être elle allait enfin lui révéler son message qui donnerait un sens à cette sinistre épopée. Bientôt, une mer de poussière rouge et scintillante lui livra sa curieuse anomalie dans ce monde sans logique. Ses pas s’y enfoncèrent dans un crissement de verre brisé. Une fois à la hauteur de l’immense pierre verticale, il s’agenouilla devant elle et se saisit à pleine main de ce curieux sang éclatant et sec qui s’écoulait entre ses doigts, tiède et si rugueux qu’il en devenait tranchant. Il en reprit une autre poignée qu’il frotta entre ses mains jusqu’à s’en écorcher la peau, puis s’enduisit son visage des trainées de sang que ses paumes libéraient à travers leurs fines et multiples coupures. Il agissait sans réfléchir, comme s’il obéissait à une voix intérieure qui le poussait à draper sa peau de la même couleur qui entourait partout le paysage à ses pieds.
A quelques centimètre de lui, la surface striée et rugueuse du monolithe l’attendait avec sa douce patience toute infinie. Pourtant, il devinait une sorte de bouillonnement intense sous la surface comme si, tout comme lui, la roche était sur le point d’exploser. Face à lui, il n’avait ni peur, ni angoisse, juste le besoin vital de découvrir quel secret elle hurlait si fort depuis deux jours. Il se surprit à se sentir aussi serein. Alors, avec soin, il apposa ses deux mains à plat sur la pierre. Immédiatement, il eut l’impression d’entendre son propre cœur qui vibrait dans tout l’immense bloc, calme et plein de force. Puis cette voix qu’il ne cessait de deviner partout sur l’île se fit entendre à son tour, plus nette et précise, dans une vaste supplication qui ne cessait de répéter les mêmes mots qu’il avait déjà entendus en rêve et qui le remplirent cette fois de dégoût : « Sauve-moi… Sauve-moi… Sauve-moi ! ».
Lorsqu’il se redressa, il avait pourtant les larmes aux yeux. Il ne pleurait pas pour le Monolithe mais pour tous ces morts autour de lui dont il ne restait plus que des amoncellements d’ossements qui auraient dû également sauver par lui. Ces simples mots le touchaient aussi, parce qu’il les avait lui-même adressés en boucle, dans une vaste prière avec tous ceux qui étaient restés autour de lui, à destination tant d’Okkor qu’au grand mystère du Monolithe.
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Je vois que tu es aussi perdu que moi dans ce vaste monde, cher monolithe. Mais ce que tu me demandes n’est plus dans mon pouvoir… Tu vas devoir pour l’instant te débrouiller tout seul… Moi, je n’ai de force pour sauver personne. Pas même moi...
Même s’il avait prononcé ses mots avec une certaine colère, elle disparut dès qu’il regarda à nouveau le monolithe et qu’il redécouvrit sa fierté résignée. Pour la première fois de sa vie, il se sentit pareil, comme face à un véritable être vivant, et se dit en partant qu’il venait sans doute de découvrir son frère de sang. Il éclata dans un rire hystérique mêlé de larmes que tous autour de lui avaient lâché à un moment, comme un besoin vital d’accepter l’ironie d’avoir été anéanti ici, après tous leurs efforts pour atteindre leur rêve en l’honneur de ce Dieu colérique à l’humour parfois si féroce.
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