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Chap 10 : Le Chant du néant

 

 

Loin de l’île sacrée, à quelques jours de marche de Valdec et laissés à leur recueillement par les citadins eldreds de la ville, les yhlaks avaient formé des petits groupes où chacun cherchait un moyen d’affronter cette vérité qu’ils n’arrivaient pas à imaginer dans son entier. On avait également décidé de s’occuper tout particulièrement des enfants à travers des jeux où l’on essayait d’adoucir la brutalité de ce que le peuple avait à surmonter. A tour de rôle, on évoquait des souvenirs passés, on faisait l’éloge des disparus, mais plus on les évoquait et plus on espérait encore le miracle qu’ils fissent partie des quelques survivants. Des hommes s’étaient aussi mis à boire, certains autour d’un feu, d’abord dans le même esprit exutoire que les femmes, mais, très vite, d’autres encore s’isolèrent pour se saouler le plus vite possible pour espérer oublier, avec une volonté nettement plus autodestructrice au fil des gorgées qui ne laissaient même plus leur brûlure au fond du gosier.

Par expérience, les femmes avaient appris à les éviter du mieux qu’elles le pouvaient, car à leur côté, même se taire et les ignorer pouvaient suffire à déclencher une violente colère qui se serait abattue sur elle et où il était inutile de résister, sauf à attendre qu’elle s’arrête d’elle-même, tantôt dans les insultes, tantôt dans les coups. De son côté, Vyhréhel cherchait Lonstroek un peu partout, pour le ramener dans sa couche de manière à le protéger de lui-même. Quand elle le trouva à terre, il avait encore les yeux ouverts mais vides et fixait obstinément l’horizon, la tête tanguante, la main cramponnée au goulot d’une bouteille qui lui servait de canne pour ramper. Jamais elle n’avait vu une telle expression de dégoût et de colère sur son visage. L’image du fantôme qui avait hanté toute l’enfance de la jeune femme resurgit. Elle s’approcha timidement de lui.

-         Allez, viens te coucher avec moi… Tu as assez bu.

-         Naaan ! Fous-moi la paix. Tu peux pas comprendre…

Il mâchait chaque mot d’une manière ridicule. Elle se pencha pour l’aider à se lever.

-         Me touche pas ! Je suis très bien là où je suis… Va… Va rejoindre les autres femmes !

-         Allons, sois raisonnable. Nous partirons sans doute de bonne heure. Les eldreds nous ont promis de nous aider à tout transporter jusqu’aux navires avec des chevaux.

-         J’ai dit : ne me touche pas !

Il s’était contracté et avait levé la main en guise d’avertissement. Ses yeux restaient effrayants. Puis il eût un rictus ironique.

-         Ilda, elle, aurait déjà compris…

-         Alors, si Ilda t’aurait laissé tranquille…

Un instant, elle voulut à son tour le blesser en lui rappelant ce qu’il avait commis sur elle, mais elle s’éloigna de lui en silence. De toute façon, il était tellement ivre qu’il dormirait n’importe où et elle passerait une meilleure nuit à ne pas l’entendre ronfler. Elle décida de le rechercher le lendemain, sans doute pas trop loin de cette bouteille quasi vide. Pourtant, même prononcés sous l’effet de l’alcool, les mots qu’elle avait entendus lui avait fait mal, l’allusion à sa demi-sœur l’ayant salement remise à sa place.

Pour se changer les idées, elle aida à coucher les derniers enfants dehors, dont certains s’étaient déjà endormis à même la terre. Les plus jeunes d’entre eux semblaient avoir accepté la nouvelle, comme si les mots possédaient davantage de sens dans leur tête. Par contre, parmi les plus grands, et notamment chez les garçons, il avait fallu calmer leur fureur et leur soif de vengeance car aucune des paroles pleines de sagesse des anciens n’y était parvenue. Là aussi, on les invita à se coucher et à en reparler le lendemain. A son tour, Vyréhel but quelques gorgées d’alcool pour s’abrutir un peu et espérer trouver au plus vite le sommeil. Quand elle se coucha, sa grand-mère l’accueillit à ses côtés avec ce même sourire qui depuis toujours l’apaisait immédiatement. Elle se blottit contre elle et pleura silencieusement pendant que la vieille passait lentement ses doigts au travers de ses longs cheveux, comme elle l’avait fait le premier jour où elle l’avait recueillie. Peu à peu, autour d’elles régna un grand silence dans le camp toujours éclairé par les feux que seuls les chiens perturbaient parfois quand une menace invisible et sauvage s’approchait ou que des éclats de voix grossières annonçaient une querelle ou une bagarre absurde entres des hommes trop ivres pour la terminer. Le lendemain matin, elle fut parmi les premières à se réveiller. Pourtant, sa grand-mère lui avait déjà préparé quelques fruits et l’attendait pour le petit déjeuner.

-         Je reviens dans cinq minutes. Lonstroek aura certainement besoin de moi pour se lever.

Elle se saisit de quelques quartiers d’orange et les mangea sur le trajet. Elle retrouva très vite la bouteille vide pas très loin de l’endroit de la veille, mais sans son homme à côté. Il avait dû rejoindre un autre cercle de buveurs ou peut-être que des femmes autres qu’elle avaient fini par s’occuper de lui. Elle chercha encore quelques instants dans les chariots avoisinants. Autour d’elle, le soleil se levait à peine et déversait ses teintes roses et orangers à perte de vue sur une terre de sable et de poussière. Même si ce même spectacle tel qu’elle le connaissait sur une nature givrée ou glacée était encore plus saisissant, elle aimait de plus en plus les vibrations plus chaleureuses qui maintenant s’en dégageaient. Si son corps n’acceptait pas encore parfaitement ces nouvelles températures, elle appréciait de sentir les mouvements de son corps moins entravés dans ses vêtements plus légers. Elle étira au maximum ses bras pour se détendre quand quelque chose accrocha son regard qui, dans un sursaut, contracta tout son corps. Elle fixait, tétanisée, l’infime balancement d’un corps pendu à un arbre. Elle n’eut même pas besoin de s’approcher pour en connaître l’identité.

Arrivée à ses pieds, elle n’arriva ni à pleurer, ni à crier, ni à appeler à l’aide. A la place, elle courut chercher l’épée qu’elle avait gardée à ses côtés depuis l’incendie, malgré l’insistance de Lontroek de s’en débarrasser, et s’en retourna pour couper la corde. Cette fois-ci, nulle flamme n’entravait ses gestes et elle céda rapidement, libérant la masse fixée à la branche qui chuta lourdement dans un nuage de poussière. Les yeux restés ouverts du mort étaient encore tout rougis, sans qu’elle ne pût déterminer s’il s’agissait des effets de la strangulation, de l’alcool ou du chagrin. Elle s’agenouilla et posa la tête du mort entre ses jambes pour caresser une dernière fois ce visage entre ses mains. Elle la tenait comme on apaise un enfant en même temps qu’elle lui chantait une complainte pour bercer les derniers tourments de cette âme torturée. Bientôt, d’autres personnes s’approchèrent de cette scène et les cris et les larmes qu’elle avait si bien su contenir en elle retentirent à ses oreilles au gré des allers et venues. Paradoxalement, son attitude si apaisée effraya ceux qui se présentaient. La vieille approcha à son tour et lui demanda de se lever d’une voix raisonnée et morcelée par l’âge, en même temps qu’elle s’était saisie de l’épée à terre pour éviter tout autre incident. Vyréhel était redevenue une enfant qui écoutait docilement sans rien dire. Elle fixa étrangement quelques instants l’arme dans la main de sa grand-mère avec un regard glaçant, mais ses forces et sa volonté l’avaient abandonnée. On l’emmena dans le chariot pendant que déjà on préparait le bois du bûcher mortuaire. Et ce ne fut qu’une fois seule qu’on l’entendit pleurer et crier et répéter à plusieurs reprises ces simples mots qui résumait pour l’instant toute sa pensée : « Tu n’avais pas le droit ! Non, pas le droit…»

 

Les yhlaks célébrèrent leur chef pendant tout le reste de la matinée. L’immensité du chagrin qu’ils portaient déjà conféra à la cérémonie une incroyable intensité d’autant que, pour beaucoup de mères et d’épouses, elle fut l’occasion d’exorciser leur propre deuil. Bizarrement, la plupart comprenaient son geste sans lui en tenir rigueur. Ils auraient pu le tenir responsable de leur tragédie, mais ils la voyaient davantage comme le résultat d’un vaste combat entre des dieux au cours duquel le leur avait une fois de plus perdu face à celui des vuldonniens. Certains mêmes pensaient qu’Okkor ne méritait plus leur ferveur puisqu’il aurait dû les protéger plus que jamais au lieu soit d’en rire une fois de plus, soit de se laisser terrasser alors que les yhlaks avait accompli l’exploit de parvenir jusqu’ici au nom de sa grandeur; pour d’autres, il n’était finalement plus qu’un enfant capricieux qu’il fallait protéger tant de lui-même que de ce monde et dont on se demandait ce qu’on allait en faire.

Au moment d’allumer le bûcher, Vyréehl voulut prononcer un dernier discours. Elle avait senti en elle le besoin de tenir la fameuse épée pour se donner du courage. Bizarrement, quand elle passait sa main sur le pommeau ou qu’elle serrait la fusée de l’arme entre ses doigts, son chagrin s’adoucissait et elle envisageait soudain l’avenir devant eux plutôt que cette immense tragédie qui les avait frappés. Au départ, elle avait prévu de faire l’éloge de Lonstroek mais, très vite, elle parla de la Lisonge qui les attendait malgré tout

-         Nous devons faire un tout avec nos morts. Oui, soyons un Tout, soyons l’Unique avec eux. En donnant un sens à chacun d’eux, nous unirons notre peuple. Nous, les vivants, avons le devoir de leur redonner vie à travers notre mémoire. Quand nous serons enfin sur l’île, nous devrons trouver comment transformer leur disparition en une force qui nous unisse avec eux pour vivre. Oui, mes amis, c’est à travers la vie que nous les honorerons et ce que nous en ferons. Nous avons le devoir de sublimer cette vie qui nous attend pour les honorer et porter en nous l’espoir qu’ils avaient en débarquant sur notre terre !

Régulièrement, elle brandissait l’épée dans le ciel. Elle n’avait jamais prononcé de tels discours et pourtant, les mots lui venaient spontanément et, quand ils sortaient de sa bouche, chacun d’eux libérait quelque chose d’enfoui tout au fond d’elle, qui se terrait dans son ventre ou dans son cœur. Et quand elle se sentit complètement vide, elle se tut et ses larmes la submergèrent enfin, communiant avec Lonstroek à travers chaque moment passé ensemble, soit en tout un petit mois de son existence. Puis, on l’aida à grimper sur le bûcher jusqu’au corps pour qu’elle dépose un dernier baiser, et on lui tendit la torche. Toutes et tous la regardaient comme si elle était devenue leur nouveau chef. Bizarrement, en elle, il n’y avait nulle honte d’avoir pris la place du mort mais la certitude d’avoir percé le mantra au-delà de ce qu’il n’avait pu en découvrir. Certes, il fallait unir le destin des hommes et des femmes de leur peuple mais ils devaient également le faire avec leurs morts. Et elle voulait désormais être celle qui les guiderait pour y parvenir. Elle tendit dans le ciel quelques secondes la torche pour amplifier la solennité de l’instant puis approcha les flammes du bois mort qui s’embrasa.

 

Quand les eldreds de Valdec arrivèrent avec leurs chevaux et leur matériel pour les aider, un formidable et solennel silence les accueillit dans le camp. Il s’en dégageait une telle dignité et un tel courage qu’eux-mêmes partagèrent avec sincérité l’immense peine de ce peuple terrassé par le chagrin. A dire vrai, leur culpabilité se transforma en une honte horrible et sans nom qu’ils avaient besoin d’expier avec eux. Ils tachèrent de leur apporter un peu de réconfort en s’activant pour les aider du mieux qu’ils pouvaient dans la logistique du quotidien. Les yhlaks acceptaient tout sans véritablement réagir. Certains se laissaient même guidés comme des vieillards perdus dans leurs souvenirs. Puis, après avoir mangé ensemble vers midi, tous unirent leurs efforts pour reprendre la route. Il leur fallut un jour entier pour atteindre Valdec si bien qu’ils ne purent transborder tout le camp sur les navires qu’en fin d’après-midi du lendemain.

Avec la mort de Lonstroek, Vyréhel découvrit l’ascendant qu’elle avait pris sur les autres femmes, et de ce fait sur quasi toute cette communauté qui se dirigeait vers la Lisonge. On l’écoutait, on la sollicitait, et surtout on lui obéissait sans discuter. Même si en voulant aider son amant qui perdait pied ces derniers jours, elle s’était spontanément mise dans cette position, elle ne l’avait pas réclamée, ni même imaginée. A son tour, elle sentit tout le poids des responsabilités qui l’attendaient mais en même temps, malgré sa profonde tristesse, elle ressentait comme une exaltation face à l’avenir qui les attendait, d’autant plus fortement, que le navire ne cessait d’arracher aux vagues une écume qui rafraichissait sans cesse son visage et que le vent du large balayait ses cheveux. Autour d’elle, la nuit rendait encore plus irréelle ce voyage vers un inconnu qu’elle avait comme tout son peuple tant de fois rêvé. Jamais elle n’aurait imaginé de telles circonstances aussi tragiques, pourtant, au milieu de toute cette horreur et de ces drames, elle sentait en elle un étrange appel plein d’espoir. Une fois tous réunis sur terre, ils auraient l’occasion de rebâtir un nouveau monde, où le rôle de chacun serait bouleversé. Les hommes n’auraient plus besoin de lutter contre les éléments pour nourrir leurs proches, tout comme les femmes n’auraient plus la seule charge d’éduquer les enfants et de confectionner les vêtements pour se protéger du froid ; et surtout, chaque femme devrait sans doute apprendre à se passer des hommes car ils seraient trop peu nombreux là-bas. S’il lui paraissait évident que la compétition pour obtenir les faveurs de l’un d’eux serait rude, il fallait aussi créer une solidarité plus forte entre elles pour créer un monde avec, pour chacune, une nouvelle place à définir. Ensembles, elles auraient la force pour lutter et obtenir un plus grand respect.

Pour mener ce challenge, elle ressentit le besoin de porter sur elle l’épée. Sa présence la rassurait et lui donnait accès à une vision plus masculine du monde ; et elle en avait besoin pour croire et construire le nouveau rêve qu’elle voulait proposer sur l’île. Aussi, au gré des vagues et du vent, elle gagnait en force et en assurance à chaque fois que l’épée lui battait le flanc ; elle se grisait ainsi du nouveau pouvoir qu’elle trouvait en elle. En serrant très fort le pommeau avec la lame dans le fourreau, elle devinait qu’elle pourrait changer le monde, ou tout du moins d’abord sur cette île, mais son destin serait d’apporter à son peuple le sort qu’il aurait mérité, maintenant que les terres de Lisonge étaient à sa portée. Et elle aima à cet instant cette solitude qu’elle vivait sur le pont du navire parce qu’elle lui donnait accès à une autre réalité qui se cachait au-delà de la nuit, quelque chose de pur, de tendre et paisible, comme la petite lumière d’une étoile qui brille aux côtés de millions d’autres alors que tout aurait dû être noir ; et même si un nuage les voile parfois, on connait leur existence. Elle voulait donner l’accès de ce monde à son peuple pour qu’il soit libre de rêver de sa propre destinée, marquée à jamais par ce drame terrifiant, mais débarrassé désormais de toute contrainte pour revivre et renaître. L’île sacrée n’était plus la fin mais le début de leur histoire à réinventer sur une terre que l’obscurité nocturne lui empêchait à cette heure de deviner à l’horizon.

 

 

**

*

 

Après avoir brûlé le millier de corps, la petite centaine d’yhlaks perdus sur l’île durent affronter l’angoisse d’une solitude quasi totale sur des terres qui n’étaient pas les leurs alors qu’ils étaient venus en Lisonge pour bâtir un nouveau monde et préparer la venue de leurs semblables. Sur ces terres, tout avait perdu son sens d’autant qu’ils étaient certains qu’un sort identique s’était abattu sur leurs femmes et enfants ou leur mère. Il s’écoula ainsi plusieurs jours avant qu’ils n’aperçussent au loin des voiles de navires. Pendant quelques instants, ils imaginèrent que les eldreds venaient reprendre possession définitivement de l’île. Mais l’idée avait quelque chose de trop absurde pour la menace aussi dérisoire qu’ils incarnaient, alors tous furent convaincus du retour de leurs proches. En quelques minutes, leur vie retrouva un sens même s’ils n’osaient pas encore réellement l’admettre, d’autant que la quasi-totalité des nouveaux arrivants allaient d’abord découvrir  l’implacable tragédie qui s’était abattue sur tout leur peuple.

Si tous attendaient des membres de leur famille ou des amis, Reyv’avih attendait au milieu des autres en n’ayant aucun espoir particulier d’y retrouver une femme ou des enfants, il ne lui restait guère plus que le retour de Lonstroek pour partager la même excitation qui grandissait autour de lui. Il se tint un peu à l’écart, pris par une curieux vague à l’âme. Il avait en lui ce même espoir qui renaissait en lui, mais il ne put s’empêcher de penser à la douceur d’être aimé par une femme à son tour. Même avec Ilda, il n’avait jamais cherché à l’attirer à lui pour partager de tels moments mais plutôt à la prendre ce fameux jour par la force comme s’il s’était agi d’un dû à l’homme qui dirigeait son peuple.

Il regardait ses visages qui scrutaient l’horizon. Il enviait leur impatience et l’alchimie de l’amour qu’il devinait sur leurs traits. Personne ne l’avait vraiment aimé. On l’avait méprisé, puis craint et respecté, mais jamais il ne s’était senti aimé. Seul le couple de Lonstroek et d’Ilda lui avait toujours porté une véritable tendresse. Il s’en souvenait avec une étrange nostalgie, comme s’il regrettait encore ce temps où finalement il n’était rien parmi ses semblables. Au fond de lui, il désirait réécrire l’histoire de son peuple avec tout le poids de l’expérience et des erreurs du passé. Il avait la certitude qu’il aurait non pas évité cette issu tragique qui appartenait aux eldreds mais apporté un véritable et profond bonheur avant.

Alors que les bateaux commençaient à mouiller à une centaine de mètres des côtes et à  descendre les canots, il s’écarta du groupe et se tint un peu en hauteur et en retrait parce qu’il ne voulait pas que sa présence perturbât les retrouvailles avec les vivants et les morts. Il s’était machinalement saisi d’une épaisse tige d’herbe qui poussait dans ce sable si clair et la tordait entre ses doigts, sans se rendre compte qu’elle lui avait coupé la peau de ses doigts par endroit.

Son regard fixait le bleu lourd et lointain de l’océan et le bleu léger et infini du ciel, assemblés l’un à l’autre comme pour souligner la toute puissance de Vuldone sur ce monde. Pourtant, dans un coin de sa tête, brillait, fragile dans son écrin de verdure, le rouge éclatant des débris des pierres sacrées. Malgré le tumulte de sa colère à leur égard, il n’arrivait pas à s’en détacher totalement. Il se disait que, peut-être, un autre rêve était possible à partir de ces lambeaux qui gisaient sur le sol. Un petit rêve qui n’appartiendrait rien qu’à eux, loin de l’écrasant poids des nations et des dieux, et qui unirait les vivants à leurs morts. Un minuscule rêve qui tiendrait dans le creux de la main et sur lequel il suffirait de souffler dessus pour qu’il s’envole et submerge le monde. Un immense rien qui ferait vaciller les puissants et infléchirait les forces surnaturelles qui s’étaient abattu sur eux. Et la voix du monolithe n’avait rien à lui apporter dans ce rêve, sinon de l’enfermer dans ce qui avait été et les avait détruits. Au-delà du bleu victorieux qui régnait partout devant lui, il découvrait que sa vie n’avait été qu’illusion, que ce monde n’était qu’illusion, et qu’il lui fallait briser ce Tout et cet Unique qu’on avait voulu leur imposer pour découvrir la vraie force de leur liberté. Malgré le désespoir résigné qui pesait si fort en lui, il regardait son peuple, suspendu à l’attente et qui bientôt sombrerait à son tour quand le poids des morts l’écraserait, avec l’envie d’empoigner leur destin à peine main. Dans ce monde, il avait la certitude qu’ils auraient désormais la force de briser chacune de leurs chaînes qui les entravaient depuis toujours et rien n’aurait plus le pouvoir de leur dicter des lois ou toute autre forme de contraintes. Toujours assis à l’écart de tous, il se sentit pour la première fois de sa vie totalement libre d’être celui qu’il avait toujours été, d’une manière si nette et précise qu’il se mit à en pleurer.

 

Plus bas, sur la grande plage de sable blanc, certains yhlaks n’avaient pas pu s’empêcher d’aller aux devants en avançant dans l’eau. Pourtant, la foule qui se tenait au milieu des canots restait incroyablement calme, comme pétrifiée par ce qui les attendait. Ceux qui restaient sur la plage gardaient la tête basse. Certains pleuraient encore dans les bras des autres. Malgré l’étrange ivresse qu’il ressentait, lui aussi aurait voulu libérer sa peine et qu’on vienne l’étreindre ainsi, mais il avait encore le devoir de rester digne et de conserver enfoui en lui toutes ces émotions qu’il découvrait. Avant de laisser libre court à ses aspirations les plus profondes, il devait incarner une fois de plus ce rôle de devin pour son peuple, comme s’il était toujours possible de dénouer de la sorte les sombres fils de leur destin.

Au fur et à mesure qu’il distinguait toutes ces femmes et enfants qui scrutaient la plage dans l’espoir fou de trouver un proche, il repensait aux mots de Lonstroek et sa vision d’unir son peuple à travers le plus grand respect des femmes. Il avait hâte de le retrouver et de s‘entretenir avec lui sur son approche du mantra. Il comprenait avec une incroyable acuité la nécessité d’unir son peuple en changeant la vie de ses femmes qui avaient suivi avec abnégation et silence leurs hommes dans l’horreur de la guerre et ramassé parfois leurs miettes au gré des combats et des blessures et des deuils. Et encore une fois, elles seraient présentes dans l’immense reconstruction de leur peuple qui tous les attendait, à prendre plus que leur part jusqu’à enfanter encore et encore avec ce corps que la nature leur avait donné.

S’il avait partagé la vie de ses soldats et appris à donner des ordres à chacun, à ses yeux, elles restaient plus que jamais une terre mystérieuse. Ce corps qui suscitait bien des convoitises parmi les hommes, lui y compris, avait cet immense pouvoir sur celui des hommes. C’est pourquoi il voulait désormais les protéger, les chérir et leur offrir une vie meilleure. Dans ce projet, il savait qu’il pouvait compter sur Lonstroek. Maintenant que leur quête leur avait permis de débarquer malgré tout en Lisonge, il se voyait revivre avec lui les mêmes veillées que dans leur pays de glace, mais cette fois-ci avec le pouvoir de changer le destin de leur peuple en bien et de lui offrir un nouveau réconfort.

Les premières femmes avaient débarqué sur la plage dans ce même silence qui ne quittait désormais plus l’île. Il lisait dans leurs yeux une peine résignée mais infiniment digne. Il devinait même que, depuis longtemps, elles avaient perdu tout espoir. Cette attitude se propageait parmi les survivants pour qui tout élan de joie apparaissait dérisoire et déplacé. Pourtant des premiers cris impudiques et d’une candeur spontanée  retentirent quand enfin des enfants aperçurent leur père. L’embrassade qui suivit dans la foulée du couple soudain réuni remua bien des cœurs dans la douleur d’être seul ou l’allégresse de poser enfin le pied sur cette terre tant désirée.

Les canots arrivaient à rythme régulier, puis repartait chercher d’autres passagers. Plus la foule sur la plage grossissait et plus il était fier de découvrir cette dignité face à la tragédie. Il commença à être surpris de ne pas voir Lonstroek, car il avait pour l’habitude de s’investir parmi les premiers dans ce genre d’opération. Autour de lui, des garçons courrèrent pour gagner les bois ; d’autres se chamaillèrent sur des branches pour s’en faire des armes. Il sourit devant cet élan de vie qui avait quitté l’île depuis de nombreux jours. Au loin, plus sages, des filles s’étaient rassemblée pour jouer sur la plage, d’autres restaient aux côtés de leur mère, dans une posture grave et surprenante pour leur âge.

Toutefois, un léger mouvement de foule autour d’une petite silhouette attira son regard. Il se redressa pour l’observer en pensant trouver le guerrier dans les parages. A la place, son cœur bondit dans sa poitrine quand il vit enfin le visage de Vyréhel. Elle n’était pas un spectre, ni le fruit délirant de son imagination, mais bien une créature de chair et de sang qui s’activait à donner consignes et ordres. Quelques larmes d’exaltation s’échappèrent à cette vision. Soudain, il était comme ces femmes qui débarquaient et qui s’étaient résignée à n’avoir aucun espoir de retrouver leur mari ou leurs fils et qui soudain découvraient un visage plus que familier. Secrètement, il s’imagina qu’Okkor avait exaucé l’un de ses vœux les plus chers. Il se leva pour rejoindre son peuple, étreint par l’émotion inespérée qui gonflait en lui, les yeux rivés sur la silhouette pour ne pas la perdre dans la foule de plus en plus animée du débarquement. Il s’y cramponnait comme si elle pouvait s’évanouir d’un coup comme dans ses rêves. Un instant, il crut même qu’elle lui avait échappé. Elle s’était juste agenouillée pour porter un enfant perdu qui pleurait sa mère. Il en profita pour s’approcher d’elle et lui parler. Quand elle se redressa, il osa enfin l’aborder.

-         Je ne vois pas Lonstroek. Tu ne saurais pas où il est ?

Vyréhel marqua un temps d’arrêt, sans trop savoir si son trouble provenait de son profond dégoût de l’interlocuteur ou du contenu de la question. Elle baissa  les yeux vers l’enfant pour dissimuler sa gêne.

-         Lonstroek ? Mais…  Tu ignores qu’il est mort ?

-         Non, c’est impossible !

-         Eh bien… Disons… quand il a su… il a… Enfin, voilà, il s’est pendu…

Mais très vite, elle s’excusa pour ramener l’enfant à sa mère. A dire vrai, elle n’avait aucune envie d’aborder le sujet et encore moins de lui parler. Elle n’arrivait pas à lui pardonner parce qu’il restait à ses yeux le monstre qui avait profané et massacré le corps d’Ilda. Reyv’avih la regarda partir sans trouver comment la retenir. Une fois plus, il se sentit exclu de son propre peuple.

 

Pendant la semaine qui suivit, les rencontres avec Vyréhel furent régulières mais à chaque fois dans un cadre assez formalisé. Chacun emplissait du mieux sa tâche pour aider leur peuple qui s’organisait sur cette terre qu’ils découvraient tant pour bâtir une nouvelle vie que pour oublier la tragédie. De manière à ce que tous puissent prier les défunts, les survivants avaient menti en attribuant à chaque bûcher mortuaire quelques lettres d’alphabet aux initiales des morts, logique qu’ils avaient un temps suivie mais qu’ils n’avaient pu tenir jusqu’au bout. Partout, il y avait tant à construire et de missions à mener sur tous les fronts que tous pouvaient s’oublier dans le travail. Les siècles passés dans la glace et les nombreux morts les privaient de bien des compétences et de connaissances ancestrales, y compris en matière de construction et la tache paraissait encore plus insurmontable sur le plan technique pour répondre à l’image sublimée que tous se faisaient de leur futur Temple, comme si toute une partie de leur mémoire et de leur identité avait disparu avec la tragédie.

Même les enfants, à force de nouveaux jeux, rentraient le soir complètement épuisés. Il n’y avait guère après le diner, au moment de la veillée, que Vyréhel baissait sa garde auprès du devin. Dans ces moments-là, il était fort gauche, car il avait deviné le rejet qu’il provoquait en elle. Alors il chercha patiemment à procéder avec elle par petites touches. Il finit par découvrir qu’elle appréciait lorsqu’il l’interrogeait sur les réalisations de la journée et sur l’avis que les femmes pouvaient avoir sur les questions qui restaient en suspens. Sa démarche était d’ailleurs sincère car il se sentait maintenant plus proche d’elles que de tous les autres hommes. Il aimait leur présence et l’atmosphère qu’elles créaient autour d’elles, ainsi que les attentions que, parfois, elles avaient à son égard. Sans trop savoir pourquoi, parmi elles, il avait l’impression de se redécouvrir et d’être enfin lui-même. Il n’avait jamais été très fort physiquement et il avait toujours lutté pour s’imposer jusqu’à ce qu’il se résignât à n’être que cet imposteur qu’il avait si longtemps été là-bas dans la glace. Au milieu d’elles, dans sa tête, il se disait qu’il entendait la voix du monolithe lui chanter le mantra. « Que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique. Cette simple vérité est en chacun de nous ». Et, à leur contact, chacun des mots y trouvait sa place. Il ignorait précisément comment cela était possible mais, à baisser sa garde près d’elles et à laisser s’exprimer ce qu’il aurait caché à tout homme, il se sentait un Tout et Unique.

Il aimait les regarder se déplacer et s’activer autour de lui, les entendre parler comme s’il n’était pas là, même de choses parfois si futiles. Il les aimait toutes : si la sensualité des plus jeunes lui réchauffait parfois le corps, la peau tannée et les corps déformés par les grossesses et l’âge des plus vieilles leur conféraient une toute autre dignité. Et puis, leurs voix à toutes déversaient une douceur innée, même si parfois les mots qu’elles contenaient pouvaient être cruels. Il avait ainsi remarqué qui détestait qui et découvrait avec jubilation le raffinement avec lequel elles se donnaient coup sur coup, sans même utiliser la force. Mais il appréciait tout particulièrement le moment où il se joignait à elles pour boire des boissons chaudes en fin d’après-midi. Un petit rituel s’était organisé pour l’accueillir. De son côté, il prenait soin de dissimuler son attirance pour Vyréhel du mieux qu’il pouvait si bien qu’il l’évitait le plus possible.

Au fil des jours, l’image du devin changea également dans la tête de la jeune femme. Sa grand-mère lui avait fait la remarque qu’elle ne devait pas le laisser indifférent. Elle s’en était moquée tant l’idée lui apparut ridicule et déplacée. Cependant, elle nota l’infinie douceur qu’il prodiguait à son égard, mais elle constata qu’il procédait maintenant pareillement avec les autres femmes. Cette attention la toucha particulièrement et atténua quelque peu le dégoût qu’il avait d’abord provoqué en elle. Elle avait d’ailleurs souri quand elle l’avait vu un jour débarquer chez l’hôte qui l’accueillait pour boire des infusions avec un bouquet de fleurs, qu’il avait certainement ramassées sur les prairies montagneuses, ou quand ses consœurs en faisaient un peu trop pour attirer son attention. Suite au massacre, si on excluait les plus jeunes enfants, les vieillards et les mutilés, il y avait en effet cinq fois plus de femmes que d’hommes et une certaine émulation pour les séduire devenait de plus en plus latente dans leur comportement, en contrepartie d’un comportement de plus en plus polygame du côté masculin. Avec ses manières attentionnées et étrangement bienveillantes à leurs égards, Reyv’avih paraissait atypique et mystérieux d’autant qu’on ne lui connaissait toujours pas d’aventures.

Parmi les réunions plus ou moins informelles qu’il tenait avec Vyréhel pour faire un bilan des progrès que leur communauté faisait pour se reconstruire, ils n’avaient encore jamais abordé le sort des enfants. Or, l’un comme l’autre étaient inquiets par la montée des jeux guerriers des garçons. Malgré les soins apportés par tous pour envisager une relation pacifique avec les eldreds, une véritable rancœur s’était développée en eux avec un esprit de vengeance de plus en plus marqué. Pour eux, les eldreds restaient ce peuple qui leur avait pris leur père en commettant un acte monstrueux et lâche et qui n’avait su s’imposer face eux autrement. Ils mettaient en scène des batailles où ils ridiculisaient leurs ennemis. Les mères avaient beau bannir ces idées, elles revenaient en force dès qu’ils se retrouvaient en groupe pour leur jeu. Et même si un navire en provenance de Valdec venait chaque semaine en guise de pardon pour apporter gratuitement ce qui leur faisait défaut, pour un enfant de cet âge, ce prix restait dérisoire.

Vyréhel fut la première à aborder ce jour-là son inquiétude sur la question, parce que plusieurs mères lui avaient fait part de leurs difficultés pour reprendre en main leur fils sans la présence d’une figure paternelle. Elle souhaitait qu’il fasse un discours pour les aider. Le devin accueillit l’idée en silence. Ils marchaient maintenant depuis de longues minutes sur la plage où des enfants avaient bâti une sorte de muraille pour simuler un siège. On entendait encore leurs voix et on devinait que les plus petits, trop heureux de participer eux aussi aux jeux des grands, avaient endossé une fois de plus le mauvais rôle pour laisser la joie au plus grands de terrasser leurs ennemis. Reyv’avih ne put s’empêcher de sourire car lui aussi, il y a fort longtemps, avait mis en scène de telles batailles dans lesquelles il était le plus souvent dans le camp des perdants. Pourtant, il n’avait aucune envie de parler d’un tel sujet. A plusieurs reprises, il s’était arrêté pour regarder la jeune femme et essayer de lancer le seul sujet qui lui tenait à cœur. A chaque fois, elle avait réussi à esquiver en lui proposant des pistes, notamment sur la façon d’impliquer les enfants dans la construction de leur projet de manière à leur ôter toutes ces idées guerrières.

Imperceptiblement, il réussit à changer de sujet pour finir par évoquer ses souvenirs de Lonstroek. Jusqu’à présent, son ami avait été une sorte de tabou entre eux, mais il décida de tenter sa chance pour en faire un sujet pour les rapprocher.

-         Je crois que Lonstroek me manque parce que j’ai l’impression qu’il est parti sans me dire tout ce qu’il avait découvert sur le mantra. J’aurai voulu passer une dernière soirée avec lui autour d’un feu pour en discuter. La dernière fois que je l’ai vu, c’était pour le pendre à un arbre…

En prononçant ses mots, il avait réalisé la maladresse de l’évocation car il se rappela que la jeune femme l’avait découvert elle aussi pendu, mais mort cette fois-ci. Il devina dans ses yeux un peu de colère.

-         Moi, je n’arrive pas à lui pardonner. Une partie le veut mais je n’y parviens pas. Non qu’il soit responsable de ce qui nous est arrivé, personne ne l’est vraiment… Mais on ne peut pas capituler ainsi… On doit lutter pour survivre et trouver la force d’aider les autres pour les guider. Tout le monde attendait ça de lui, qu’il nous guide… Je crois qu’il se sentait écrasé par la mort d’Ilda… Et aussi, que je n’ai fait que l’amplifier en voulant prendre sa place dans son cœur… Je n’en avais peut-être pas le droit… Je lui ressemblais tant… Mais Ilda n’a jamais vraiment été une sœur pour moi… Jamais… Elle a toujours ignoré qui j’étais…

C’était la première fois qu’elle se confiait ainsi à lui. Il voulut lui tenir la main pour la réconforter de la vive émotion qu’il avait devinée monter en elle mais se retint par peur d’être rejeté.

-         Te voilà avec le poids de ses responsabilités sur tes épaules… Pour ma part, j’ai toujours l’impression de ne pas être l’homme que vous attendiez tous… Et depuis que je suis sur l’île, vous toutes m’aidez à voir mon rôle différemment. Je crois que c’est ce que Lonstroek aurait voulu…

-         Oui, je trouve que tu te débrouilles très bien. J’apprécie beaucoup la place que tu nous accordes.

-         Je crois que j’ai besoin de vous pour comprendre le monde… Pour me comprendre moi-même… J’ai l’impression que vous détenez une vérité qui est en moi.

-         Tu veux dire que cette simple vérité est en chacun de nous ?

Elle avait prononcé ces mots sur ce ton malicieux qu’il trouvait si charmant et qui faisait adorablement briller ses yeux. Elle le regardait, avec un sourie en coin sur ses lèvres. Ses cheveux avaient été liés en de petites tresses sauvageonnes dont les plus longues étaient maintenues derrière sa nuque par un petit foulard noué et des petites cordelettes de laine qui tombaient en s’entremêlant derrière son dos. Elle avait également pris l’habitude de se vêtir d’un pantalon un peu trop grand qui appartenait à Lonstroek avec une tunique en tissu léger qu’elle portait par-dessus et qui s’échancrait largement sur son buste fier. A nouveau, il se retint pour ne pas la prendre dans ses bras.

-         Oui, je suis persuadé qu’en vous comprenant davantage je deviendrai ce Tout et cet Unique.

Elle ne le contredit pas. Au contraire, elle aussi avait cette même impression en serrant l’épée qui ne la quittait plus et en portant ce pantalon de Lonstroek. En prenant des allures plus masculines et le commandement d’une partie de son peuple, elle lisait davantage dans les yeux des hommes, et, en même temps qu’elle découvrait cette partie d’elle plus masculine, elle comprenait paradoxalement davantage sa féminité. Chacun se fixait en silence et communiquait ainsi ce que les mots ne parvenaient à dire. Reyv’avih ne souriait pas, ses traits semblaient au contraire infiniment contractés par toutes les émotions qu’il contenait tant bien que mal en lui. Il ouvrit la bouche sans parvenir à sortir le moindre son. Il la trouvait plus belle que jamais. Un début de malaise s’empara de la jeune femme.

-         Tu voulais dire quelque chose ?

-         Je me demande, débuta-t-il sans parvenir à formuler plus loin son idée.

-         Oui, je t’écoute, l’encouragea-t-elle.

-         Je me demande… s’il existe une chance que tu m’aimes un jour…

-         Pourquoi dis-tu ça ?

-         Parce que, moi, il semblerait que je t’aime depuis toujours !

Elle le regarda comme s’il s’agissait d’une première fois. On ne pouvait pas dire qu’il était beau, ni qu’il lui plaisait, mais sa voix contenait de tels accents de sincérité qu’elle en fut touchée. Bizarrement, aucun homme n’avait osé lui dire de telles paroles.   

-         Et… tu es le genre d’homme à se battre pour ses rêves ?

-         Tu ne crois pas que nous nous sommes assez battus pour eux ?

-         Peut-être en existe-t-il un autre qui en vaut vraiment la peine ?

-         Je l’ignore. Et toi, tu en vois encore un ?

-         Moi ? Tant qu’il y aura des hommes et des femmes libres de s’aimer pour mettre au monde un enfant, alors leur devoir devrait être de se battre pour rendre cet enfant et ce monde meilleur. Du moins, j’ai encore besoin de croire que ce rêve est possible….

Doucement, elle lui prit la main et la glissa sous le tissu de lin gris clair de sa tunique  pour la poser sur son ventre. Le devin fut surpris par un tel geste si impudique et si intime à la fois. Elle le fixa intensément, avec des larmes au bord des yeux. Il aurait voulu la serrer contre lui, mais se retint une nouvelle fois, toujours pour ne pas forcer ses sentiments ou lui prêter des intentions qu’il n’avait pas. Pour rien au monde, il ne voulait la blesser ou l’effrayer, juste la protéger de tout son cœur. A son tour, une vague d’émotions le submergeait et des larmes commencèrent à lui monter aux yeux. Pourtant, l’un et l’autre se souriaient en même temps qu’ils pleuraient. Il y avait toujours en eux cette immense peine d’être encore vivants au milieu de ce peuple quasi-mort.

-         Oui, je veux croire que ce rêve est possible, parce que j’attends un enfant de Lonstroek…

-         C’est merveilleux, Vyréhel… Merveilleux. Je te promets de tout faire pour rendre ce monde meilleur pour lui. Et pour tous les enfants à naître ici. Oui, je te le promets et je ne vivrai plus que pour accomplir ce rêve !

-         Et nous le bâtirons aussi pour qu’il soit le plus beau possible.

-         Oui, nous donnerons naissance à un nouveau monde magnifique et nous serons tous ici la preuve qu’il est possible d’en faire exister un autre.

-         Et tu sais quoi ? Le Mantra, on l’emmerdera ! 

-         Tu as raison ! Plus jamais on s’emmerdera avec lui. On vivra. Et peu importe comment. Vivre, c’est déjà pas mal… et parfois mourir aussi…

 

Au loin, un chien aboya, suivi des cris d’enfants qui s’amusaient. Tous deux se regardèrent fixement pendant que leurs bruits s’éloignaient et que d’autres encore s’approchaient, tout aussi insouciants. La jeune femme s’approcha de Reyv’avih et posa sa tête contre sa poitrine en prenant son bras pour l’enrouler autour d’elle. Alors, tout doucement, presque en tremblant, il referma son autre main sur son visage pour l’envelopper tendrement. Derrière eux, le Monolithe blessé chantait toujours sa longue mélopée silencieuse et solitaire afin de sauver ce monde.

 

 

 

Fin

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Portrait de Zarathoustra
Zarathoustra a répondu au sujet : #21094 il y a 7 ans 7 mois
Voilà, ce récit est fini.
C'est la seconde fois que je parviens à finir un long récit. Il y a pour ma part autant de satisfaction que de frustration. Dans ma tête, il ne l'est pas parce que j'ai écrit les 5 premiers chapitres au fil de l'eau en laissant venir les choses à moi. J'avais juste un fin. Au départ, je ne pensais pas que des personnages comme Lonstroek et Ilda allaient avoir une telle place...
Bref, tous les premiers chapitres serait à reprendre pour les rendre plus cohérents avec les 5 derniers. Mon style a certainement changé aussi en route car il s'est écoulé 8 ou 10 ans entre mes deux étapes d'écritures...

Pour revenir sur ce chapitre, il a vraiment été écrit dans la continuité du chapitre 9. Une fois de plus, j'ai scindé en 2 le chapitre pour des facilités de lecture. C'est une sorte d'épilogue qui raconte ce qu'on aurait pu raconter, dans la mesure où le chapitre 9- serait en quelque sorte la fin de l'histoire, dans le sens de vrai dénouement.
Dans la mesure où les 5 derniers chapitres ont été écrits avec une trame cette fois-ci plus arrêtée, je les ai un peu écrit en me disant que j'allais finir tout ça en 2 chapitres. Ce que je n'arrive pas vraiment à comprendre, c'est comment j'ai fait pour finir par en avoir 5 nouveaux et aussi long... Je me dis que j'ai forcément rallongé la sauce, que j'ai écrit des choses inutiles. Et en même temps, il y a une ou deux scènes où j'ai eu l'impression de survoler ce que j'aurais pu écrire (notamment autour de la prise de Valdec et des scènes avec les enfants).
Il y a aussi l'impression pour moi que je ne pouvais pas laisser mes personnages avec si peu de mots. Il faut parfois beaucoup de mots pour atteindre un point d'équilibre. J'ignore si j'y suis parvenu mais, globalement, ce chapitre avec le précédent me satisfont plus que les chapitre 6, 7 et 8.

Le défi de ce dernier chapitre est de continuer à capter l'attention alors que les moteurs narratifs sont normalement épuisés. En soi, ce chapitre ne raconte rien. On pourrait le résumer en quelques lignes. On pourrait même supprimer la partie qui concerne Lonstroek. On pourrait tout supprimer. Cependant, j'ai l'impression qu'il contient une autre nécessité. On va dire qu'il s'agit de choses "immatérielles", une forme de questionnement ouvert.
Le paradoxe, c'est que j'ai l'impression d'être plus dans le coeur de mon histoire. Une histoire au final un peu écrite avec du néant... Comme si pendant 10 chapitres je n'avais rien écrit de nécessaire, sauf de permettre d'écrire ce chapitre 10, cet épilogue où je dis adieu à mes personnages.
On va dire que la seule chose qui m'importerait ici, c'est que le lecteur ait un peu envie d'imaginer cette vie qui les attend, qu'il se fasse désormais sa petite histoire sans moi. Qu'il envisage ce monde qui les attend sans moi. Moi, j'ai envie de foutre la paix à mes personnages parce qu'ils l'auront bien mérité.
Portrait de Vuld Edone
Vuld Edone a répondu au sujet : #21111 il y a 7 ans 7 mois
Je... n'aime pas cette fin.

Le dernier chapitre tire en longueur, à la manière dont se conclut le SdA. L'histoire des enfants fait penser au retour dans la Comté. L'acte de Lonstroek est presque comique, sorti un peu de nulle part pour le drama dans les circonstances les plus improbables.
Mais le moment où le texte tire vraiment en longueur, c'est quand Reyv'avih passe des paragraphes à attendre que les gens débarquent. Nous on sait, lui ne sait pas, il n'y a aucune tension et on attend juste que ça se termine. L'échange avec Vyréhel sonne creux et je me demandais juste quand arrivait le point final.

Et de fait, il n'y a pas vraiment de conclusion. Il y a le monolithe, seul, qui me fait penser au renard et son harnais, et il y a un abandon à peu près complet du peuple.
Le plus dérangeant reste le 180° de Vyréhel, en quelques paragraphes. Sur le fond on peut comprendre sa décision : son amant l'a abandonnée, sa soeur la dédaignait, elle n'a pas exactement d'attaches. Et sûrement que du temps est passé dans l'histoire, mais pas dans le texte, et ça reste l'assassin de sa soeur et de son peuple.
Le peuple aussi est... euh intéressant. On dirait qu'une fois arrivés sur l'île ils laissent tomber, ils se fichent de tout et ils se laissent aller. Pas un seul pour essayer quoi que ce soit, ou se révolter, ou donner une direction, juste, on est là donc on vit et pis baste.

Tout cela est vaguement inutile parce qu'à mes yeux ça ne rajoute rien. Tout aurait pu être expédié en une phrase ou un paragraphe. J'exagère un peu mais quand même, l'impression finale est "c'était long pour rien", après le chapitre 9 celui-ci déçoit.
D'autant plus avec cette dernière phrase, là où tous les personnages laissent tomber, qui est quasiment vulpienne à dire "eh, t'as manqué quelque chose".
Portrait de Zarathoustra
Zarathoustra a répondu au sujet : #21115 il y a 7 ans 7 mois
Avant d'échanger sur le fond, j'aimerai bien comprendre deux ou tris choses.

L'histoire des enfants fait penser au retour dans la Comté

Tu as quand même compris que la fin était plus que ambigu sur le bonheur qui se pointait à l'hizon? Les enfants préparent de possibles nouvelles guerres. Vyrhéel n'aime pas Reyv'avih. Et il est fort probable que le Temple ne soit jamais construit?

L'acte de Lonstroek est presque comique, sorti un peu de nulle part pour le drama dans les circonstances les plus improbables.

Là, je ne te suis pas. CA fait plusieurs chapitre qu'il est plus que mal dans ses baskets. Et il a horreur de lui-même. Je vois pas comment il ne pouvait pas finir comme ça. Tu as juste à reprendre ce qu'il ne cesse de ressasser depuis plus de 10/20 pages. Pour les circonstances improbables. Tu as sans doute raison si on considère qu'il ne tient pas de debout. Pour le reste, c'est quand même pas l'opération la plus complexe à faire. Bref, je veux bien comprendre ta vision sur "sorti de nulle part" et "improbable". Explique-moi.:huh:

Le plus dérangeant reste le 180° de Vyréhel, en quelques paragraphes.Sur le fond on peut comprendre sa décision : son amant l'a abandonnée, sa soeur la dédaignait, elle n'a pas exactement d'attaches. Et sûrement que du temps est passé dans l'histoire, mais pas dans le texte, et ça reste l'assassin de sa soeur et de son peuple.

Par assassin de sa soeur et de son peuple, tu parles de qui? Vyréhel? Lonstroek ou Reyv'avih? Si c'est à propos de Reyv'avih, ce n'est pas l'assassin de seour, c'est Lonstroek. Lui n'a que lacéré la dépouille (ce qui en soi n'est une maigre affaire je te l'accorde). Et je crois lui faire dire à Lonstroek qu'elle voit la fin tragique comme une sorte de destinée et qu'elle ne rend personne responsable si ce n'est que les seuls eldreds..
Pour ce qui est des émotions de la jeune femme, je ne suis peut-être pas assez clair. Pour l'heure, elle ne l'aime pas. Vyrhéel n'est pas un morceau bloc fait uniquement de bonté. Elle est depuis le début assez ambiguë. C'est une femme qui a vécu dans la peur des hommes et surtout sans aucun père (ou alors présenté comme un monstre) et elle a vu mourir ses frères dans les combats. A chaque fois, elle recherche à se protéger d'eux en cherchant justement la protection du "male dominant". D'abord Lonstroek (qu'elle aime cependant véritablement). Mais elle ose quand même tenter un homme qui vient de perdre sa femme comme si elle cherchait à le voler à sa sœur, ce n'est pas quand même une chose forcément sympathique. Et la scène finale, elle s'entoure du bras de Reyv'avih, parce que elle sait qu'avoir un homme dans ce monde ne sera pas chose facile; C'est une sorte d'instinct de survie qui se met en oeuvre ici pour elle et son enfant. En l'état actuel, ce n'est en rien une idylle amoureuse à mes yeux. Bref, derrière sa force de caractère et sa volonté de faire de grandes choses, c'est un petit bout de femme qui a ses démons qui peuvent la rendre également un peu antipathique. Le personnage a été créé comme ça pour ma part.
Bref, j'ignore si ta gêne à son égard tient à ça parce que tu aurais eu envie qu'elle soit l'ange parfait qu'on attend habituellement dans une telle histoire.

Tout cela est vaguement inutile parce qu'à mes yeux ça ne rajoute rien. Tout aurait pu être expédié en une phrase ou un paragraphe. J'exagère un peu mais quand même, l'impression finale est "c'était long pour rien", après le chapitre 9 celui-ci déçoit.

Je ne te cache pas que j'ai eu un peu cette crainte en écrivant toutes ces pages. Comme je le dis en introduction,
j'ai été un peu gêné de me dire que mon chapitre 9 finissent par faire deux chapitre. Mais j'ai eu besoin de toutes ces pages pour dire adieu à mes personnages. Peut-être que cela aurait pu être plus court. Peut-qu'il aurait fallu trouver une autre idée forte pour justifier en quelque sorte ce chapitre. Mais je n'ai justement pas voulu d'intrigue parce que je voulais qu'ils puissent vivre, respirer et non être à nouveau emporter par l'histoire. Et ces pages sont là pour essayer de faire comprendre un message au lecteur par rapport à notre propre monde.

Et de fait, il n'y a pas vraiment de conclusion. Il y a le monolithe, seul, qui me fait penser au renard et son harnais, et il y a un abandon à peu près complet du peuple

J'ai essayé de faire une fin qui se situe dans la tête du lecteur. J'aimerais que'il imagine le monde qui les attend et que les yhlaks vont chercher à construire. Un autre monde dans lequel il y ait de l'espoir et une vraie fraternité des peuples, même s'il reste maigre. Et là, si tu veux, on peut discuter de notre propre monde. C'est en ça que je vois ce texte politique: si toi, tu devais bâtir un monde meilleure qui ne permettrait pas à l'Histoire de se répéter, comment ferais-tu? C'est ça ma conclusion. Quant au monolithe, quel peut être son rôle? C'est effectivement très ouvert, sans doute qu'on peut y mettre tout ce qu'on veut et que ça puisse agacer, mais si son message est "Sauve-moi!", comment le ressens-tu à cet instant?
Mon histoire est quand fortement inspirée de l’histoire des juifs en Europe. J'espère ne pas te surprendre en le disant. Ces dernières pages inutiles le sont si on ne se projette pas un peu sur le monde actuel dans lequel on vit. J'aimerai vraiment qu'à la fin, on se sente face à ça et qu'on s'interroge sur les moyens de le changer et sur ce qu'on attendrait de lui pour ne plus laisser l'Histoire se répéter... Nous sommes à un moment clé de l'histoire de l'humanité, de grande choses se préparent et d'autres terribles, que pouvons-nous faire face à elles pour éviter le pire? Le texte ne contient pas la réponse, elle est dans ta tête, et il cherche juste à te le faire comprendre.
Maintenant que je t'ai donné mes intentions, comment faire pour que ça passe mieux? Mais je ne peux pas prendre le lecteur par la main ici. Je dirai que s'il manque le coche, peut-être est-ce de ma faute? Ou peut-être est-ce de la sienne parce qu'il ne veut pas voir le monde tel qu'il est ni le changer? Je te dirai que le mot de la fin sur le mantra dit presque ça: démerde de toi! :laugh: Ou plus élégamment, "prends-toi en main!".
Bref, je me doute que le lecteur n'y trouve pas son compte, mais ça fait partie de ma volonté de l'obliger à réfléchir. J'ignore si le texte va assez loin dans ce sens. Peut-être est-ce trop abstrait de ma part... Mais je vois dans sa frustration un éventuel levier à chercher à aller plus loin.Peut-être que je me trompe... Si le lecteur a un peu de sympathie pour les yhlaks, je me dis qu'il pourra être tenté à cet instant, quand surgit la fin, de leur construire ce monde meilleur dans sa tête pour le leur offrir?
Portrait de Vuld Edone
Vuld Edone a répondu au sujet : #21117 il y a 7 ans 7 mois
Je parle du retour dans la Comté pas pour le côté heureux mais pour le côté superflu. On sait dès la fin du rituel à peu près ce qui attend les Yhlaks, et tout le chapitre dix ne fait que ressasser ce à quoi on s'attendait.
Mais si on parle du côté bonheur petite fleur, on dirait que l'univers tout entier veut s'excuser auprès des Yhlaks passé le rituel. Même Gisère se met à pleurer en plein rituel, mais c'est Gisère... La narration donne vraiment l'impression de blocs, "maintenant il faut ressentir ceci, maintenant il faut ressentir ceci" où la nuance n'est pas vraiment permise.

Concernant Lonstroek, tu as déjà expliqué les circonstances : se pendre de nuit bourré ce sont déjà de sacrées circonstances. Le côté comique vient surtout du fait que c'est la seconde fois qu'il est pendu, et c'est encore pire quand on pense qu'il n'a servi à rien entre les deux pendaisons.
C'est comme si le personnage faisait "ah bon ben on n'a plus besoin de moi ? Bon ben je retourne où j'étais hein."
Le nulle part revient à ces "blocs sentimentaux" que tu construis. Dès que quelque chose arrive, tes personnages sont tous capables d'un 180°. Reyv'avih se découvre soudain tendre, Lonstroek se découvre soudain désespéré, Vyréhel... jesémèmpa.
Avant le rituel, Lonstroek est sûr d'être utile, content de tout, fier de ce qu'il voit. Soudain on lui annonce le rituel et paf, il se suicide. Bon d'accord il est triste -- et on se suicide pour moins que ça -- mais enfin il est sérieux ? On se suicide quand on ne se voit plus d'avenir, pas quand on est triste. C'est quoi la logique de Lonstroek...

Et c'est un peu la même chose pour Vyréhel. La compétition doit effectivement être rude pour qu'elle se tourne vers Reyv'avih. Honnêtement je ne suis même pas sûr de savoir pourquoi les Yhlaks ne l'ont pas tué. Okkor est vraiment miséricordieux.
Quand tu te dis que Lonstroek s'est tué de désespoir, que des familles ont été décimées et j'en passe, mais j'aurais enterré Reyv'avih sur la plage et laissé l'eau monter.
M'enfin je ne suis pas un Yhlak et visiblement ceux-ci sont prêts à prendre tout ce qui se présente.

Enfin, concernant la vision du lecteur...
Quand je lis un texte qui me plait, j'aurai ce réflexe d'imaginer -- ça doit se voir dans mes commentaires -- comment moi j'aurais fait. À l'écriture. Et donc, j'envisage les possibilités.
De fait, il n'y a pas beaucoup d'options : soit ils restent au nord, soit ils partent. Dès qu'ils partent, tout est scellé. Il y a la question plus large du "qu'est-ce qu'ils deviennent" et ma réponse est "rien". L'Eldred est visiblement pas fichu d'intégrer les peuples (les romains étaient bien meilleurs à ça) et les Yhlaks sont sur une île, c'est comme s'interroger sur le sort de Taïwan.

Je n'ai à dire vrai fait aucun rapprochement avec les juifs, et j'aurais encore du mal à le faire même après qu'on me l'ai dit.
Je ne sais pas dans quelles circonstances Lisonge est tombée, pourquoi il y a eu la guerre et comment le peuple s'est retrouvé tout au nord. Je sais par contre que les Yhlaks ont voulu reprendre Lisonge par les armes, ce qui ne fait pas d'eux les gentils. Et à y réfléchir, à l'instant où on introduit la géopolitique : pourquoi ne pas avoir simplement négocié avec l'Eldred ? Je veux dire, Lisonge est vide, personne n'y vit, donne-leur l'île en échange de leur loyauté -- intégration -- et fin de l'histoire.
Au final, et pour en rester au seul texte, je ne sais vraiment pas où on est allé. Certes on est allé d'un point A à un point B, c'est indéniable, mais les seuls changements sont le lieu et le rapport à Okkor. Autrement rien n'a vraiment changé. Ce n'est pas comme si les enfants voulaient déjà taper sur de l'Eldred avant le retour à Lisonge.

Qu'est-ce que Reyv'avih a appris ? Rien. Il était doux au départ, se sentait imposteur. Il entend le message, devient belliqueux, redevient doux et se sent un imposteur.
Qu'est-ce que Vyréhel a appris ? Euh, rien. Même une fois sortie de l'ombre et devenue cheffe des Yhlaks de facto elle veut retourner à sa "nature première".
Qu'est-ce que Lonstroek a appris ? Qu'il était un mauvais chef, bon d'accord, y a au moins un personnage qui a évolué.
Qu'est-ce que les Yhlaks ont appris ? Rien. Ils s'étaient résignés, le Devin les emporte, une fois arrivés et meurtris ils se résignent à nouveau.

Il y a un côté cyclique qui rend absurde, futile la presque totalité de ce qui s'est passé. Lisonge a peut-être un meilleur climat mais c'est bien tout. J'ai l'impression d'une morale à la Candide, "bêche ton jardin". Une sorte de "rien n'a de sens, n'en cherche pas".
Et je reviens sur le suicide de Lonstroek : on ne se suicide pas quand on est triste mais quand on ne se voit plus d'avenir. Quand toutes les portes sont fermées, qu'on ne sait plus où aller. Et là... où vont les Yhlaks ? Qu'est-ce qu'ils veulent, qu'est-ce qu'ils font ? Reyv'avih s'en fiche, Vyréhel ne pense qu'à son enfant et le reste du peuple semble incapable de décider par lui-même. Si on se demande pourquoi les enfants affûtent leurs épées, je dirais que c'est ça la cause. Les enfants n'aiment pas la passivité.

De toute manière même s'ils ne voulaient pas faire la guerre à l'Eldred, l'Eldred se dirige vers la guerre perpétuelle, et il y a fort à douter que Lisonge y échappe.
Portrait de Zarathoustra
Zarathoustra a répondu au sujet : #21118 il y a 7 ans 7 mois
Non, Lonstroek n'est pas triste. Pas du tout. Il se dégoutte (et c'est dit littéralement, et à plusieurs reprises et en expliquant les raisons). C'est pas du tout le même chose. Et ça, c'est une bonne raison. Accessoirement, un homme ivre serait certainement plus enclin à commettre un tel geste car l'alcool ôte l'inhibition (et te fait faire ds choses certainement encore plus ridicule que ça; et c'est bien pourquoi on boit pour se donner du courage ou faire des choses difficiles). Donc mise à part le fait qu'on le quitte incapable de se tenir debout, je ne pense pas que ce soit illogique.

Mais si on parle du côté bonheur petite fleur, on dirait que l'univers tout entier veut s'excuser auprès des Yhlaks passé le rituel.

Plusieurs raisons peuvent faire penser aux juifs. Comme eux, il 's'agit d'un peuple chassé de leurs terres. Et comme eux, on veut les exterminer avec une solution finale massive (même si le rituel a aussi un côté Hiroshima, mais c'est bien aujourd'hui la crainte qu'on a avec la bombe nucléaire, qu'un fou s'en empare et fasse la même chose que mon rituel). Et comme pour eux, la mauvaise conscience du monde leur vaut de la sympathie. Après, d'accord,faut pas chercher à lire une métaphore intégrale, comme peut l'être La Peste de Camus.
Pour l'anecdote, les juifs ne sont pas non plus particulièrement pacifistes, mais ça, cela n'a aucun rapport direct avec notre propos...
Enfin le peuple allemand (je ne parle pas des nazis qui n'ont rien à voir) a vécu dans la culpabilité de l'holocauste et continue d'ailleurs souvent. Toute comme la communauté internationnale qui a su et qui n'a pas voulu voir ou agir. Donc je ne vois pas pourquoi les eldreds seraient différents. C'est totalement humain. Et c'est encore une fois plus passionnant que de faire un peuple monolithique qui ressemble à une fonction programmée d'ordinateur. Avant d'être des eldreds, ils sont des hommes ou des femmes, des pères ou des mères etc. C'st ce qui rapprochera toujours l'humanité. Et la pire ordure peut être un bon parent. Cette complexité de l'être me passionne.

De fait, il n'y a pas beaucoup d'options : soit ils restent au nord, soit ils partent. Dès qu'ils partent, tout est scellé. Il y a la question plus large du "qu'est-ce qu'ils deviennent" et ma réponse est "rien". L'Eldred est visiblement pas fichu d'intégrer les peuples (les romains étaient bien meilleurs à ça) et les Yhlaks sont sur une île, c'est comme s'interroger sur le sort de Taïwan.

La réflexion que j'aurais voulu stimuler n'est pas de cet ordre. Ils ont la Lisonge, donc la question n'est pas qu'ils la quittent. Mais maintenant qu'ils ont leurs terres, quel monde vont-ils bâtir? Il y a longtemps j'avais lu Maiakovski, un poète russe, pro-révolutionnaire. Il y avait dans ses écrits cette idée que le monde pouvait devenir meilleur et que le communisme allait apporter le bonheur (on ne le saura jamais d'ailleurs car, sans être très calé sur la question, je pense que la cause a été dévoyée, comme beaucoup de cause et de lutte en leur nom). L'idée communiste n'est pas ma définition du bonheur, mais l'idée qu'à un moment clé de l'histoire ont puisse avoir la main sur ce que peut devenir le monde m'attire beaucoup. Sauf que je suis plus un idéaliste résigné qu'un idéaliste exalté...

Qu'est-ce que Reyv'avih a appris ? Rien. Il était doux au départ, se sentait imposteur. Il entend le message, devient belliqueux, redevient doux et se sent un imposteur.
Qu'est-ce que Vyréhel a appris ? Euh, rien. Même une fois sortie de l'ombre et devenue cheffe des Yhlaks de facto elle veut retourner à sa "nature première".
Qu'est-ce que Lonstroek a appris ? Qu'il était un mauvais chef, bon d'accord, y a au moins un personnage qui a évolué.
Qu'est-ce que les Yhlaks ont appris ? Rien. Ils s'étaient résignés, le Devin les emporte, une fois arrivés et meurtris ils se résignent à nouveau.

Ton raisonnement se tient. Je ne dis pas que c'est le point que j'ai le plus réussi, comme tu l'as dit dans l’édito pour faite de temps (et d'envie). Mais même si un personnage part du point A pour finir par revenir sur A, contrairement à ce que tu laisses penser, il n'est pas le même...
Je ne vois pas mes personnages de la même façon entre le début de l'histoire et la fin. Et s'ils ne changent pas fondamentalement, c'est aussi parce qu'ils sont humains et qu'on ne change pas sa nature profonde. On a tous un moteur, une dimension hard core, tu peux changer beaucoup de choses en toi, mais jamais celle-ci. C'est ton ADN. Évoluer, c'est plus empiler les choses et apprendre les nuances de ce qu'on est. Toi même, tu ne deviendras sans doute jamais un grand sentimentaliste. Moi-même, j'aurais toujours du mal à plonger dans le réel et la matière. ou le concret. Ou peut y travailler, tenter d’appendre, mais on est à un moment trop bâti sur certains principes qu'on ne peut pas nier 100% de ce qu'on est (ou gare à le dégringolade et la grosse baffe).
Donc mes personnages restent fidèles à ce qu'ils sont. Et c'est très bien. Mais leur regard a changé. Pour le reste, d'accord avec toi que certains ballottements psychologiques font un peu trop tanguer leurs émotions... Mais ton argumentation frôle ici la mauvaise foi (et tu le sais très bien).;)

Maintenant qu'on a dit ça (je ne pense pas te convaincre pour autant, je m'en doute bien), maintenant que tu sais la raison de ce chapitre 10, au delà de savoir si j'atteint mon but ou pas, comprends-tu pourquoi il doit exister et son importance? Et toujours sachant ce que je voulais obtenir, comment, toi, tu aurais procédé (en admettant si possible que tu t'emploies à utiliser tes personnages)? Tu avais dernièrement, me semble-t-il, un peu d'empathie pour les yhlaks. Ça veut dire que les quelques pages du chapitre te l'on retirée et que tu n'as aucune envie de les voir trouver le bonheur?
Portrait de Vuld Edone
Vuld Edone a répondu au sujet : #21120 il y a 7 ans 7 mois

Enfin le peuple allemand (je ne parle pas des nazis qui n'ont rien à voir) a vécu dans la culpabilité de l'holocauste et continue d'ailleurs souvent. Toute comme la communauté internationnale qui a su et qui n'a pas voulu voir ou agir. Donc je ne vois pas pourquoi les eldreds seraient différents. C'est totalement humain. Et c'est encore une fois plus passionnant que de faire un peuple monolithique qui ressemble à une fonction programmée d'ordinateur. Avant d'être des eldreds, ils sont des hommes ou des femmes, des pères ou des mères etc. C'st ce qui rapprochera toujours l'humanité. Et la pire ordure peut être un bon parent. Cette complexité de l'être me passionne.

Je suis obligé de m'arrêter là parce que c'est important, et qu'il faut revenir sur le "bloc monolithique".

À quel moment dans un texte peut-on dire que tel personnage est "monolithique" ? (En traitant le groupe comme un personnage.)

Il faut déjà s'entendre sur l'activité :
Prenons Jean-Charles qui regarde la télévision. Il peut se lever, aller chercher une bière et retourner s'asseoir : il ne sera pas actif pour autant. C'est un geste stéréotypique, sans la moindre signification. Le même Jean-Charles qui change de chaîne parce que le présentateur a mentionné Pneuneuf SA n'est toujours pas actif : cette fois le geste est significatif -- pertinent -- mais Jean-Charles se contente de réagir. Quelqu'un d'autre lui a fait faire ce geste.
L'activité, c'est Jean-Charles qui se lève, saisit sa veste, se jette dans sa voiture, roule sur la station radio, surgit dans le studio et crie "MARCEEEEEL !" C'est... euh... mais c'est une activité. L'activité, c'est quand le personnage passe d'outil à acteur.

Il faut aussi s'entendre sur la personnalité :
On peut réduire la personnalité à la cohérence dans l'activité : tel personnage a fait telle chose dans telle circonstance, on s'attend donc à ce qu'il fasse telle autre chose dans telle autre circonstance. Il est constant dans ce qu'il fait.
Mais avec une telle définition, les cinquante gobelins qui attaquent le groupe d'aventuriers ont une personnalité. Ce qui est absurde, ce sont juste des stéréotypes qu'on aura oublié trois lignes plus loin. Avec une telle définition le garde qui beugle à l'entrée de la ville et fait payer le groupe aurait une personnalité, alors que l'auteur n'a même pas réfléchi à lui donner un nom.
Alors qu'est-ce qui fait la personnalité ?
Les contradictions.
Le personnage a fait X dans les circonstances A. On s'attend donc à ce qu'il fasse X dans les circonstances B. Mais il fait Y. Les gobelins sont dans les arbres, les personnages les voient mais les gobelins n'attaquent pas. Kékispass ? Soudainement les gobelins... existent. Ils ont une "personnalité", ils sont différents de tous les autres gobelins qu'on a toujours rencontrés. De la même manière que : "Ensuite André alla acheter une épée chez le forgeron mais ce dernier refusa de lui vendre alors il en racheta une à un aventurier à la taverne." La vitesse à laquelle ça va efface tout : on ne réfléchit pas à pourquoi le forgeron a refusé. Dans un texte plus lent, le lecteur se poserait la question et, automatiquement, le forgeron -- ou plutôt sa forge -- gagnerait en personnalité. Parlant de forge : "C'était la première fois qu'André voyait une forge peinte en rose."

Revenons à la foule.
"Jean-Charles rejoignit l'assemblée de Pneuneuf SA. Les gens s'y disputaient sur la motion de Marcel. Jean-Charles fit un discours et la motion fut rejetée."
Les gens n'y ont aucune personnalité, ni aucune activité.
"Jean-Charles rejoignit l'assemblée de Pneuneuf SA. Les gens s'y disputaient sur la motion de Marcel. Jean-Charles fit un discours. C'était le fils du président, mais il avait sauvé Patricia. La motion fut rejetée."
Les gens n'ont toujours aucune personnalité, ni aucune activité.
"Jean-Charles rejoignit l'assemblée de Pneuneuf SA. Les gens s'y disputaient sur la motion de Marcel. Jean-Charles fit un discours et fut hué. Il s'acharna et fut hué plus fort. Alors il renversa la table et cette fois on l'écouta."
Pourquoi il ne s'est pas fait jeter dehors on ne le saura jamais, mais la foule lui résiste, et c'est déjà une différence. La foule a un peu plus de personnalité, mais n'est toujours pas active.
"Jean-Charles rejoignit l'assemblée de Pneuneuf SA. Les gens s'y disputaient sur la motion de Marcel. On alla à sa rencontre, on lui serra la main, on l'entraîna vers le podium, on fit silence pour l'écouter."
Soudain la foule est un peu plus active, et a une forme de personnalité. On peut même dire que Jean-Charles se fait emporter par le mouvement.
"Jean-Charles rejoignit l'assemblée de Pneuneuf SA. Les gens s'y disputaient sur la motion de Marcel. On alla à sa rencontre, on le hua, on voulut le chasser. Il fallut forcer le silence pour qu'il puisse parler."
Même chose. À noter que dans les deux cas, c'est de la personnalité primaire, qui ne fonctionne que parce qu'on est hors-contexte. Jean-Charles a un adversaire qui lui résiste, mais c'est tout.
"Jean-Charles rejoignit l'assemblée de Pneuneuf SA. Les gens s'y disputaient sur la motion de Marcel. On alla à sa rencontre, on lui demanda de ne pas parler. Il refusa. Les voix au loin s'échauffaient. Un représentant le prit à part et, inquiet, l'invita au moins à ne pas mentionner Marcel. Quand il monta sur le podium, un silence de révérence se fit."
On ne sait plus quoi penser. La foule est-elle énervée, inquiète, avec Jean-Charles, contre lui ? Qui représente qui ?

Et c'est là où je veux en venir.
"Jean-Charles regardait Marcel. Marcel baissait la tête. Il saisit sa plaque, la jeta à bas du bureau, balaya la lampe et les plumes, le téléphone. Puis il le regarda encore et alla s'asseoir à sa place dans le siège. Lui dit de s'en aller."
"Jean-Charles regardait Marcel. Marcel baissait la tête. Il saisit sa plaque, la regarda, longuement, puis la reposa et tapota dessus un instant. Marcel derrière lui ne bougeait pas. Jean-Charles gagna le siège, s'assit dedans. Le tourna vers les fenêtres et, seul face à lui-même, dit à Marcel de s'en aller."
Que ce soit une foule ou un personnage seul, la difficulté est d'en montrer toute la complexité.

Un personnage "monolithique" est un personnage aux convictions fortes, fait de certitudes, qui face à une situation donnée n'a qu'une seule réaction claire et nette. Ce peut être une armée galvanisée pour le combat, ce peut être le juge décidé à faire tomber ce criminel qui le nargue, ce peut être le mari prêt à mourir pour sa femme.
Il n'y a aucune nuance là-dedans.
Briser ce monolithe, c'est nuancer le comportement, c'est introduire une foule de variables qui vont parasiter son activité. L'armée a ses intérêts propres, qui veut vivre, qui veut le trésor de guerre, qui veut se venger, etc... Le juge veut faire tomber ce criminel, mais n'aime pas la justice courante et veut respecter son rang. Le mari se rappelle que le reste de l'univers existe.
Et là comme en tout, le bon vieux "ne le dites pas, montrez-le" vaut aussi.

Le peuple des Yhlaks est motivé du début à la fin, toutes leurs actions sont parfaitement explicables et cohérentes. Il en va de même pour tous les personnages.
Mais ce sont tous des monolithes. Lonstroek est le chef, il joue au chef. Reyv'avih est le devin, il agit selon ses rêves, je ne suis même pas sûr qu'il ait jamais eu son mot à dire. Même Vyréhel, pourtant la plus active du texte, semble confinée à un rôle que pourtant tout lui dit de briser.
Alors tu dis qu'ils ont des conflits, avec le cas exemplaire du devin au coeur du texte : l'imposteur. Mais dans les actes, rien de cela ne joue vraiment. Ils agissent toujours comme leurs émotions le leur dictent, "comme le texte l'a décidé". Avec là encore le cas exemplaire du devin qui (re)découvre la tendresse. Ce que le texte montre, ce sont des monolithes -- et je ne me suis rendu compte du jeu de mots qu'à la moitié de mon message.

On nous dit qu'il y a des conflits chez les eldreds, chez les yhlaks, mais dans les faits l'activité est unilatérale.
Je m'arrête et j'insiste sur ce point -- au point de délaisser le suicide de Lonstroek -- parce que c'est quelque chose qui transpire dans tous mes textes.

Regarde la population du Contrat d'Arcelon. Sont-ils actifs, ou passifs ? Quelle est leur personnalité ?

Il s'éleva des clameurs, de la rage, une foule en colère qui parlait de faiblesse, de lâcheté. Qui exigeait du sang. À quoi le nouveau chef intima : « Les démons ne saignent pas ! » Et avec une assurance rare, dont même Marchen ne se croyait pas capable, il réduisit les protestations au silence. Il décrivit comment l'ancien chef était mort, et le village se plia à sa volonté.

Cette population, que je planifiais de rapprocher des bêtes, a une logique monolithique "nous guerriers, nous combattre". Ils sont actifs, et c'est amusant de les voir retomber sans arrêt là-dedans. Ou au contraire, de voir quand ils s'en écartent.

Le chef hurla de le jeter dehors, et le prédicateur sans attendre s'en alla. Il entendit, dans son dos, le chef jurer qu'il allait tuer ce corbeau de malheur. (...) Mais ensuite le patient demanda à sa famille de lui apporter sa lame et son bouclier. Cela fait, il promit au prédicateur de se battre, et l'attente reprit, qui semblait interminable. (...) Puis le guerrier dit simplement : « Nird n'est plus. » Puis, après quelques secondes, Marchen hocha la tête. Et attendit. Les yeux dans les yeux du guerrier. Et ce fut tout.

Tout le texte est justement une lutte pour "changer de logique", dépasser ce bloc.

Regarde la foule d'Attalway :

Why weren't they killing me, I couldn't tell. Just this morning they were calling for that, and now they were silent. A whole crowd of names I never spent enough time knowing, that would better listen to Bodin. (...) Hearing the crowd echo his joke a bit reassured me about the order of the world. I was just an attraction before the main meal. At least I wasn't crazy. (...) He had the number but I had the stronger voice, and there was a whole crowd who was excited at this idea of going to war forever. (...) As far as I understand, as soon as I left Karen took over, and they listened to her. Maybe it would have been enough, maybe it would have stopped nothing. I personally didn't care. I chased away all those who wanted to follow me.

"Je chassai tous ceux qui voulaient me suivre." Ce n'est pas juste une facilité scénaristique pour excuser que le héros soit seul à l'acte suivant. C'est le résumé de cette confrontation à la foule. Le héros n'argue pas pour ou contre la guerre, il argue contre ce pouvoir d'une seule bête à décider pour toutes.
La foule d'Attalway est monolithique, avec la logique des bêtes d'Alquière. Leur comportement est justifié mais passif et sans véritable personnalité. Et même s'ils étaient actifs, et même s'ils avaient une personnalité, ils sont enfermés dans cette seule logique. "Eux méchants, nous vouloir taper." Au lieu de la "foule de noms que je n'avais jamais pris le temps de connaître" que voudrait le héros.

Tu dois savoir combien j'enrage quand dans un texte un personnage secondaire est réduit à du pur mobilier, traité comme un outil et dégradé.
Le bourgmestre un peu gras et lâche qui accueille les aventuriers pour le contrat, le garde qu'on assomme pour accéder au cellier, la boulangère qui vient apporter un billet à la taverne, l'espionne cachée dans le conduit de ventilation... ma règle est qu'ils doivent être traités à égal avec les personnages principaux, capables de faire ce que les héros peuvent faire, ni plus ni moins. J'ai l'obsession du personnage secondaire, du personnage dans l'ombre, dont je voudrais quasiment faire les véritables acteurs de mes histoires.
Donc le sujet est important pour moi.

Et ce n'est pas pour dire qu'un bloc monolithique est mauvais. Zaleth de Goten est un monolithe, capable d'une humeur et d'une seule ou ce n'est plus Zaleth de Goten. Le roi trucmuche doit se montrer intransigeant, sans la moindre nuance, c'est ce que sa fonction exige. Reyv'avih, justement parce qu'il se sent imposteur, n'a pas le choix de s'engager complètement dans sa prophétie. Tout comme le monolithe ne lui demande pas s'il a envie de se sentir tendre ou non.
De fait, en écriture, les "monolithes" sont prisés. Un personnage à l'action claire, suffisamment prévisible, est plus souhaitable qu'un personnage trop humain, trop nuancé, comme un dégradé qui finirait par effacer les traits.
Dans les premiers chapitres du Chant des Pierres, la foule se devait d'être monolithique. Et passive. Les premiers chapitres, avec leur atmosphère irréelle, fonctionnaient comme un huis clos. Tu avais trois personnages : Lonstroek, Ilda, Reyv'avih, c'était entre eux et personne d'autre. Le peuple n'était que l'espace clos de leur histoire. Rendre le peuple actif aurait été absurde. Je peux grogner autant que je veux, la pertinence du texte exige un peuple passif, se moulant à la volonté de leur devin.

Mais oui, il manque le dégradé.
Lorsque Lonstroek apprend le rituel, il est brutalement désespéré. On ne le voit pas essayer de se reprendre, on ne le voit pas lutter, se raccrocher à sa vision de chef, se chercher un but. On ne le voit pas douter, se disputer, on ne le voit pas s'isoler, donner des ordres contradictoires, on ne le voit pas s'absenter. Par manque de temps mais vraiment ? "Lonstroek s'adressa au peuple, leur dit de garder espoir, de se remettre en marche. On l'écouta à peine." Rien que cela aurait montré un Lonstroek luttant encore, jouant encore son rôle, avant que plus loin on ne le découvre détaché : "Lonstroek n'était nulle part pour donner des ordres." Cette simple phrase préparerait le moment où on le trouverait à boire.
Tu manques de temps pour la transition mais Lonstroek aussi, tout comme Reyv'avih a manqué de temps quand le rêve a décrété qu'il serait soudain tendre. Il n'y a plus toute la nuance, tout le dégradé, tout est expédié et c'est ce qui change tout. On n'a pas Reyv'avih qui se fait violence pour être doux, Reyv'avih qui lutte contre ses vieilles habitudes, qui se retient, qui s'excuse sans arrêt auprès des gens et se flagelle... non, le changement est fait et acté.

Cela vaut pour les peuples et les peuples, peu importe ce qu'on en dit, agissent en bloc, et n'agissent pas vraiment. Et c'est un problème quand le texte commence à déployer une géopolitique, avec tout le dégradé de nuances qu'on pourrait y attendre.
Portrait de Zarathoustra
Zarathoustra a répondu au sujet : #21121 il y a 7 ans 7 mois
En te répondant juste avant, j'ai oublié de t'expliquer le grand truc sur tous ces personnages (et sur lequel tu t'agaçais) et qui est essentiel. En fait, ce que je voulais montrer dans ce chapitre sur ces personnages, c'est qu'ils atteignent une autre dimension qui les fait justement changer parce qu'ils ont soudain accès à leur face cachée. Reyv'avih accède à sa part féminine et Vyréhel à sa part masculine. Ils forment ainsi un tout en tant qu'individu. Donc quand tu me dis qu'ils font de virages à 180 degré, c'est sans doute vrai et maladroit, sauf que le texte n'a cessé de préparer ce bouleversement. Bon, là, c'est l'auteur qui parle, les personnages peuvent être perçus différemment et ta perception est aussi fondée que ce que je vais dire.

Pourquoi Ryv'avih allait si mal? Parce qu'il refusait d'écouter une partie de lui qui lui aurait apporté l'équilibre. En l’occurrence, sa féminité. Cela n'en fait pas un gay pour autant. Mais il en prend conscience et il comprend soudain mieux le monde et ses semblables. Et avant lui, Lonstroek avait fait cette découverte qui l'avait changée, même si, je te l'accorde, cela ne lui aura servi à rien.
Même chose avec Vyréhel. Elle accède à la masculinité, d'abord via l'épée, puis ensuite via le commandement.
Connaître cette face cachée en soi, c'est peut-être un point de vue personnel, mais elle permet de mieux comprendre l'autre, et par conséquent de mieux se comprendre soi-même, et par conséquent de mieux comprendre le monde qui nous entoure. Le texte ne met pas en scène cette pensée, je suis d'accord, par contre, il dit clairement que les deux héros ont eu accès à cet autre soi et qu'ils comprennent mieux les autres qui les entourent.

Donc tout ce petit parti pris "féministe" sur lequel tu butais cherchait aussi à installer ça. Dans un monde d'hommes (même si les femmes sont omniprésentes dans ce récit, il s'agit avant tout d'un monde d'hommes, ce sont eux qui dirigent et qui orientent les grands choix du monde), on ne peut y trouver un équilibre qu'en s'ouvrant sur le monde féminin. Et l'inverse est bien entendu vrai.
Donc à la fin, Reyv'avih et Vyréhel sont sur ce plan pareil. Si j'étais prétentieux, je dirais que le Rêve (à vie) rejoint la Vie (réelle), ce qui, pour moi, est une sorte de réconciliation fondamentale qui autorise justement l'avenir. Tout n'est pas rose, tout ne sera pas facile, mais au moins, ils peuvent l'un et l'autre se comprendre et envisager le monde avec ce regard plus complet d'eux-mêmes et des autres..

Donc effectivement, mes personnages peuvent être monolithiques ou fouillés ou abhérents. Je laisse le soin aux autres de le juger. Mais ils avaient avant tout vocation à faire apparaître cette dimension. En soi, on peut dire qu'ils sont aussi des fonctions ou des équations comme dans tes textes, je ne le nie pas. Pourtant, il y a des changements qui ont mis plusieurs chapitres à opérer en eux. Pour moi, Reyv'avih était dans une impasse psychologique. Soit il continuait dans cette voix et il finissait fou à force de ne pas écouter ce qu'il était fondamentalement, soit il découvrait l'origine de sa folie. Tu dis qu'il est un imposteur. A la fin de l'histoire, pour moi, il ne l'est plus. Il est un vrai chef justement parce qu'il comprend son peuple, parce que justement il a compris qui il était.
Vyréhel est plus problématique parce que le personnages arrive trop tard et que je n'avais rien planifié à son sujet en me lançant dans ce récit (je ne pensais mêm pas la faire apparaître, elle était formait juste le Yin et Yang de la nouvelle du Devin). Et dans ma tête, je pense que son personnagel a changé en cours de route. Il lui manque un peu de cohérence. Mais si Ilda était la Lune, elle est le soleil. C'est un peu ça mon idée avec elle, en faire un être solaire, qui s'opposerait à l'image d'Ilda.

Lorsque Lonstroek apprend le rituel, il est brutalement désespéré. On ne le voit pas essayer de se reprendre, on ne le voit pas lutter, se raccrocher à sa vision de chef, se chercher un but. On ne le voit pas douter, se disputer, on ne le voit pas s'isoler, donner des ordres contradictoires, on ne le voit pas s'absenter.

Il me semble qu'il se comportait déjà bizarrement avant le rituel puisqu'il avait déjà remis à sa place Vyréhel par rapport à Ilda. Il se détestait bien avant ça parce qu'il avait tué sa femme, ce qui ne peut s'oublier en claquant des doigts... Et il avait l'impression de la tromper en couchant avec son quasi sosie. Donc, non, je nepens pas avoir chambouler ce personnage en deux lignes sur ce chapitre. C'est en soi un personnage très chargé. Tuer sa propre femme à main nue, c'est pas rien! Comment peux-tu vivre avec cette idée? Et il ne fait rien de ce que tu dis parce qu'il se recroqueville sur lui-même. Et comme en plus il se sent responsable de la mort de son peuple, je vois pas comment il pouvait faire autre chose, sauf un rebondissement justement que tu me reproches sur le devin et Vyréhel. Autant je veux bien croire que Vyréhel ça ne fonctionne pas trop de manière subtile, autant pour lui (à l'ivresse excessive près), ça me paraissait inéluctable...

Pour revenir au fond de ton propos, ton approche des personnages est fort différente et permet plein de choses que je ne propose pas et que je me sentirai bien en peine d'écrire. Je ne pense pas qu'il y en ait une plus juste que l'autre. On va dire que la mienne s'inscrit plus dans la tradition du 19eme siècle et que la tienne est plus contemporaine.
Pour ce qui est de ton développement, ça mériterait de le copier/coller sur un topic à part, je pense qu'il y a un sujet fort intéressant à creuser tous ensemble.