Chap 10 : Le Chant du néant
Loin de l’île sacrée, à quelques jours de marche de Valdec et laissés à leur recueillement par les citadins eldreds de la ville, les yhlaks avaient formé des petits groupes où chacun cherchait un moyen d’affronter cette vérité qu’ils n’arrivaient pas à imaginer dans son entier. On avait également décidé de s’occuper tout particulièrement des enfants à travers des jeux où l’on essayait d’adoucir la brutalité de ce que le peuple avait à surmonter. A tour de rôle, on évoquait des souvenirs passés, on faisait l’éloge des disparus, mais plus on les évoquait et plus on espérait encore le miracle qu’ils fissent partie des quelques survivants. Des hommes s’étaient aussi mis à boire, certains autour d’un feu, d’abord dans le même esprit exutoire que les femmes, mais, très vite, d’autres encore s’isolèrent pour se saouler le plus vite possible pour espérer oublier, avec une volonté nettement plus autodestructrice au fil des gorgées qui ne laissaient même plus leur brûlure au fond du gosier.
Par expérience, les femmes avaient appris à les éviter du mieux qu’elles le pouvaient, car à leur côté, même se taire et les ignorer pouvaient suffire à déclencher une violente colère qui se serait abattue sur elle et où il était inutile de résister, sauf à attendre qu’elle s’arrête d’elle-même, tantôt dans les insultes, tantôt dans les coups. De son côté, Vyhréhel cherchait Lonstroek un peu partout, pour le ramener dans sa couche de manière à le protéger de lui-même. Quand elle le trouva à terre, il avait encore les yeux ouverts mais vides et fixait obstinément l’horizon, la tête tanguante, la main cramponnée au goulot d’une bouteille qui lui servait de canne pour ramper. Jamais elle n’avait vu une telle expression de dégoût et de colère sur son visage. L’image du fantôme qui avait hanté toute l’enfance de la jeune femme resurgit. Elle s’approcha timidement de lui.
- Allez, viens te coucher avec moi… Tu as assez bu.
- Naaan ! Fous-moi la paix. Tu peux pas comprendre…
Il mâchait chaque mot d’une manière ridicule. Elle se pencha pour l’aider à se lever.
- Me touche pas ! Je suis très bien là où je suis… Va… Va rejoindre les autres femmes !
- Allons, sois raisonnable. Nous partirons sans doute de bonne heure. Les eldreds nous ont promis de nous aider à tout transporter jusqu’aux navires avec des chevaux.
- J’ai dit : ne me touche pas !
Il s’était contracté et avait levé la main en guise d’avertissement. Ses yeux restaient effrayants. Puis il eût un rictus ironique.
- Ilda, elle, aurait déjà compris…
- Alors, si Ilda t’aurait laissé tranquille…
Un instant, elle voulut à son tour le blesser en lui rappelant ce qu’il avait commis sur elle, mais elle s’éloigna de lui en silence. De toute façon, il était tellement ivre qu’il dormirait n’importe où et elle passerait une meilleure nuit à ne pas l’entendre ronfler. Elle décida de le rechercher le lendemain, sans doute pas trop loin de cette bouteille quasi vide. Pourtant, même prononcés sous l’effet de l’alcool, les mots qu’elle avait entendus lui avait fait mal, l’allusion à sa demi-sœur l’ayant salement remise à sa place.
Pour se changer les idées, elle aida à coucher les derniers enfants dehors, dont certains s’étaient déjà endormis à même la terre. Les plus jeunes d’entre eux semblaient avoir accepté la nouvelle, comme si les mots possédaient davantage de sens dans leur tête. Par contre, parmi les plus grands, et notamment chez les garçons, il avait fallu calmer leur fureur et leur soif de vengeance car aucune des paroles pleines de sagesse des anciens n’y était parvenue. Là aussi, on les invita à se coucher et à en reparler le lendemain. A son tour, Vyréhel but quelques gorgées d’alcool pour s’abrutir un peu et espérer trouver au plus vite le sommeil. Quand elle se coucha, sa grand-mère l’accueillit à ses côtés avec ce même sourire qui depuis toujours l’apaisait immédiatement. Elle se blottit contre elle et pleura silencieusement pendant que la vieille passait lentement ses doigts au travers de ses longs cheveux, comme elle l’avait fait le premier jour où elle l’avait recueillie. Peu à peu, autour d’elles régna un grand silence dans le camp toujours éclairé par les feux que seuls les chiens perturbaient parfois quand une menace invisible et sauvage s’approchait ou que des éclats de voix grossières annonçaient une querelle ou une bagarre absurde entres des hommes trop ivres pour la terminer. Le lendemain matin, elle fut parmi les premières à se réveiller. Pourtant, sa grand-mère lui avait déjà préparé quelques fruits et l’attendait pour le petit déjeuner.
- Je reviens dans cinq minutes. Lonstroek aura certainement besoin de moi pour se lever.
Elle se saisit de quelques quartiers d’orange et les mangea sur le trajet. Elle retrouva très vite la bouteille vide pas très loin de l’endroit de la veille, mais sans son homme à côté. Il avait dû rejoindre un autre cercle de buveurs ou peut-être que des femmes autres qu’elle avaient fini par s’occuper de lui. Elle chercha encore quelques instants dans les chariots avoisinants. Autour d’elle, le soleil se levait à peine et déversait ses teintes roses et orangers à perte de vue sur une terre de sable et de poussière. Même si ce même spectacle tel qu’elle le connaissait sur une nature givrée ou glacée était encore plus saisissant, elle aimait de plus en plus les vibrations plus chaleureuses qui maintenant s’en dégageaient. Si son corps n’acceptait pas encore parfaitement ces nouvelles températures, elle appréciait de sentir les mouvements de son corps moins entravés dans ses vêtements plus légers. Elle étira au maximum ses bras pour se détendre quand quelque chose accrocha son regard qui, dans un sursaut, contracta tout son corps. Elle fixait, tétanisée, l’infime balancement d’un corps pendu à un arbre. Elle n’eut même pas besoin de s’approcher pour en connaître l’identité.
Arrivée à ses pieds, elle n’arriva ni à pleurer, ni à crier, ni à appeler à l’aide. A la place, elle courut chercher l’épée qu’elle avait gardée à ses côtés depuis l’incendie, malgré l’insistance de Lontroek de s’en débarrasser, et s’en retourna pour couper la corde. Cette fois-ci, nulle flamme n’entravait ses gestes et elle céda rapidement, libérant la masse fixée à la branche qui chuta lourdement dans un nuage de poussière. Les yeux restés ouverts du mort étaient encore tout rougis, sans qu’elle ne pût déterminer s’il s’agissait des effets de la strangulation, de l’alcool ou du chagrin. Elle s’agenouilla et posa la tête du mort entre ses jambes pour caresser une dernière fois ce visage entre ses mains. Elle la tenait comme on apaise un enfant en même temps qu’elle lui chantait une complainte pour bercer les derniers tourments de cette âme torturée. Bientôt, d’autres personnes s’approchèrent de cette scène et les cris et les larmes qu’elle avait si bien su contenir en elle retentirent à ses oreilles au gré des allers et venues. Paradoxalement, son attitude si apaisée effraya ceux qui se présentaient. La vieille approcha à son tour et lui demanda de se lever d’une voix raisonnée et morcelée par l’âge, en même temps qu’elle s’était saisie de l’épée à terre pour éviter tout autre incident. Vyréhel était redevenue une enfant qui écoutait docilement sans rien dire. Elle fixa étrangement quelques instants l’arme dans la main de sa grand-mère avec un regard glaçant, mais ses forces et sa volonté l’avaient abandonnée. On l’emmena dans le chariot pendant que déjà on préparait le bois du bûcher mortuaire. Et ce ne fut qu’une fois seule qu’on l’entendit pleurer et crier et répéter à plusieurs reprises ces simples mots qui résumait pour l’instant toute sa pensée : « Tu n’avais pas le droit ! Non, pas le droit…»
Les yhlaks célébrèrent leur chef pendant tout le reste de la matinée. L’immensité du chagrin qu’ils portaient déjà conféra à la cérémonie une incroyable intensité d’autant que, pour beaucoup de mères et d’épouses, elle fut l’occasion d’exorciser leur propre deuil. Bizarrement, la plupart comprenaient son geste sans lui en tenir rigueur. Ils auraient pu le tenir responsable de leur tragédie, mais ils la voyaient davantage comme le résultat d’un vaste combat entre des dieux au cours duquel le leur avait une fois de plus perdu face à celui des vuldonniens. Certains mêmes pensaient qu’Okkor ne méritait plus leur ferveur puisqu’il aurait dû les protéger plus que jamais au lieu soit d’en rire une fois de plus, soit de se laisser terrasser alors que les yhlaks avait accompli l’exploit de parvenir jusqu’ici au nom de sa grandeur; pour d’autres, il n’était finalement plus qu’un enfant capricieux qu’il fallait protéger tant de lui-même que de ce monde et dont on se demandait ce qu’on allait en faire.
Au moment d’allumer le bûcher, Vyréehl voulut prononcer un dernier discours. Elle avait senti en elle le besoin de tenir la fameuse épée pour se donner du courage. Bizarrement, quand elle passait sa main sur le pommeau ou qu’elle serrait la fusée de l’arme entre ses doigts, son chagrin s’adoucissait et elle envisageait soudain l’avenir devant eux plutôt que cette immense tragédie qui les avait frappés. Au départ, elle avait prévu de faire l’éloge de Lonstroek mais, très vite, elle parla de la Lisonge qui les attendait malgré tout
- Nous devons faire un tout avec nos morts. Oui, soyons un Tout, soyons l’Unique avec eux. En donnant un sens à chacun d’eux, nous unirons notre peuple. Nous, les vivants, avons le devoir de leur redonner vie à travers notre mémoire. Quand nous serons enfin sur l’île, nous devrons trouver comment transformer leur disparition en une force qui nous unisse avec eux pour vivre. Oui, mes amis, c’est à travers la vie que nous les honorerons et ce que nous en ferons. Nous avons le devoir de sublimer cette vie qui nous attend pour les honorer et porter en nous l’espoir qu’ils avaient en débarquant sur notre terre !
Régulièrement, elle brandissait l’épée dans le ciel. Elle n’avait jamais prononcé de tels discours et pourtant, les mots lui venaient spontanément et, quand ils sortaient de sa bouche, chacun d’eux libérait quelque chose d’enfoui tout au fond d’elle, qui se terrait dans son ventre ou dans son cœur. Et quand elle se sentit complètement vide, elle se tut et ses larmes la submergèrent enfin, communiant avec Lonstroek à travers chaque moment passé ensemble, soit en tout un petit mois de son existence. Puis, on l’aida à grimper sur le bûcher jusqu’au corps pour qu’elle dépose un dernier baiser, et on lui tendit la torche. Toutes et tous la regardaient comme si elle était devenue leur nouveau chef. Bizarrement, en elle, il n’y avait nulle honte d’avoir pris la place du mort mais la certitude d’avoir percé le mantra au-delà de ce qu’il n’avait pu en découvrir. Certes, il fallait unir le destin des hommes et des femmes de leur peuple mais ils devaient également le faire avec leurs morts. Et elle voulait désormais être celle qui les guiderait pour y parvenir. Elle tendit dans le ciel quelques secondes la torche pour amplifier la solennité de l’instant puis approcha les flammes du bois mort qui s’embrasa.
Quand les eldreds de Valdec arrivèrent avec leurs chevaux et leur matériel pour les aider, un formidable et solennel silence les accueillit dans le camp. Il s’en dégageait une telle dignité et un tel courage qu’eux-mêmes partagèrent avec sincérité l’immense peine de ce peuple terrassé par le chagrin. A dire vrai, leur culpabilité se transforma en une honte horrible et sans nom qu’ils avaient besoin d’expier avec eux. Ils tachèrent de leur apporter un peu de réconfort en s’activant pour les aider du mieux qu’ils pouvaient dans la logistique du quotidien. Les yhlaks acceptaient tout sans véritablement réagir. Certains se laissaient même guidés comme des vieillards perdus dans leurs souvenirs. Puis, après avoir mangé ensemble vers midi, tous unirent leurs efforts pour reprendre la route. Il leur fallut un jour entier pour atteindre Valdec si bien qu’ils ne purent transborder tout le camp sur les navires qu’en fin d’après-midi du lendemain.
Avec la mort de Lonstroek, Vyréhel découvrit l’ascendant qu’elle avait pris sur les autres femmes, et de ce fait sur quasi toute cette communauté qui se dirigeait vers la Lisonge. On l’écoutait, on la sollicitait, et surtout on lui obéissait sans discuter. Même si en voulant aider son amant qui perdait pied ces derniers jours, elle s’était spontanément mise dans cette position, elle ne l’avait pas réclamée, ni même imaginée. A son tour, elle sentit tout le poids des responsabilités qui l’attendaient mais en même temps, malgré sa profonde tristesse, elle ressentait comme une exaltation face à l’avenir qui les attendait, d’autant plus fortement, que le navire ne cessait d’arracher aux vagues une écume qui rafraichissait sans cesse son visage et que le vent du large balayait ses cheveux. Autour d’elle, la nuit rendait encore plus irréelle ce voyage vers un inconnu qu’elle avait comme tout son peuple tant de fois rêvé. Jamais elle n’aurait imaginé de telles circonstances aussi tragiques, pourtant, au milieu de toute cette horreur et de ces drames, elle sentait en elle un étrange appel plein d’espoir. Une fois tous réunis sur terre, ils auraient l’occasion de rebâtir un nouveau monde, où le rôle de chacun serait bouleversé. Les hommes n’auraient plus besoin de lutter contre les éléments pour nourrir leurs proches, tout comme les femmes n’auraient plus la seule charge d’éduquer les enfants et de confectionner les vêtements pour se protéger du froid ; et surtout, chaque femme devrait sans doute apprendre à se passer des hommes car ils seraient trop peu nombreux là-bas. S’il lui paraissait évident que la compétition pour obtenir les faveurs de l’un d’eux serait rude, il fallait aussi créer une solidarité plus forte entre elles pour créer un monde avec, pour chacune, une nouvelle place à définir. Ensembles, elles auraient la force pour lutter et obtenir un plus grand respect.
Pour mener ce challenge, elle ressentit le besoin de porter sur elle l’épée. Sa présence la rassurait et lui donnait accès à une vision plus masculine du monde ; et elle en avait besoin pour croire et construire le nouveau rêve qu’elle voulait proposer sur l’île. Aussi, au gré des vagues et du vent, elle gagnait en force et en assurance à chaque fois que l’épée lui battait le flanc ; elle se grisait ainsi du nouveau pouvoir qu’elle trouvait en elle. En serrant très fort le pommeau avec la lame dans le fourreau, elle devinait qu’elle pourrait changer le monde, ou tout du moins d’abord sur cette île, mais son destin serait d’apporter à son peuple le sort qu’il aurait mérité, maintenant que les terres de Lisonge étaient à sa portée. Et elle aima à cet instant cette solitude qu’elle vivait sur le pont du navire parce qu’elle lui donnait accès à une autre réalité qui se cachait au-delà de la nuit, quelque chose de pur, de tendre et paisible, comme la petite lumière d’une étoile qui brille aux côtés de millions d’autres alors que tout aurait dû être noir ; et même si un nuage les voile parfois, on connait leur existence. Elle voulait donner l’accès de ce monde à son peuple pour qu’il soit libre de rêver de sa propre destinée, marquée à jamais par ce drame terrifiant, mais débarrassé désormais de toute contrainte pour revivre et renaître. L’île sacrée n’était plus la fin mais le début de leur histoire à réinventer sur une terre que l’obscurité nocturne lui empêchait à cette heure de deviner à l’horizon.
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Après avoir brûlé le millier de corps, la petite centaine d’yhlaks perdus sur l’île durent affronter l’angoisse d’une solitude quasi totale sur des terres qui n’étaient pas les leurs alors qu’ils étaient venus en Lisonge pour bâtir un nouveau monde et préparer la venue de leurs semblables. Sur ces terres, tout avait perdu son sens d’autant qu’ils étaient certains qu’un sort identique s’était abattu sur leurs femmes et enfants ou leur mère. Il s’écoula ainsi plusieurs jours avant qu’ils n’aperçussent au loin des voiles de navires. Pendant quelques instants, ils imaginèrent que les eldreds venaient reprendre possession définitivement de l’île. Mais l’idée avait quelque chose de trop absurde pour la menace aussi dérisoire qu’ils incarnaient, alors tous furent convaincus du retour de leurs proches. En quelques minutes, leur vie retrouva un sens même s’ils n’osaient pas encore réellement l’admettre, d’autant que la quasi-totalité des nouveaux arrivants allaient d’abord découvrir l’implacable tragédie qui s’était abattue sur tout leur peuple.
Si tous attendaient des membres de leur famille ou des amis, Reyv’avih attendait au milieu des autres en n’ayant aucun espoir particulier d’y retrouver une femme ou des enfants, il ne lui restait guère plus que le retour de Lonstroek pour partager la même excitation qui grandissait autour de lui. Il se tint un peu à l’écart, pris par une curieux vague à l’âme. Il avait en lui ce même espoir qui renaissait en lui, mais il ne put s’empêcher de penser à la douceur d’être aimé par une femme à son tour. Même avec Ilda, il n’avait jamais cherché à l’attirer à lui pour partager de tels moments mais plutôt à la prendre ce fameux jour par la force comme s’il s’était agi d’un dû à l’homme qui dirigeait son peuple.
Il regardait ses visages qui scrutaient l’horizon. Il enviait leur impatience et l’alchimie de l’amour qu’il devinait sur leurs traits. Personne ne l’avait vraiment aimé. On l’avait méprisé, puis craint et respecté, mais jamais il ne s’était senti aimé. Seul le couple de Lonstroek et d’Ilda lui avait toujours porté une véritable tendresse. Il s’en souvenait avec une étrange nostalgie, comme s’il regrettait encore ce temps où finalement il n’était rien parmi ses semblables. Au fond de lui, il désirait réécrire l’histoire de son peuple avec tout le poids de l’expérience et des erreurs du passé. Il avait la certitude qu’il aurait non pas évité cette issu tragique qui appartenait aux eldreds mais apporté un véritable et profond bonheur avant.
Alors que les bateaux commençaient à mouiller à une centaine de mètres des côtes et à descendre les canots, il s’écarta du groupe et se tint un peu en hauteur et en retrait parce qu’il ne voulait pas que sa présence perturbât les retrouvailles avec les vivants et les morts. Il s’était machinalement saisi d’une épaisse tige d’herbe qui poussait dans ce sable si clair et la tordait entre ses doigts, sans se rendre compte qu’elle lui avait coupé la peau de ses doigts par endroit.
Son regard fixait le bleu lourd et lointain de l’océan et le bleu léger et infini du ciel, assemblés l’un à l’autre comme pour souligner la toute puissance de Vuldone sur ce monde. Pourtant, dans un coin de sa tête, brillait, fragile dans son écrin de verdure, le rouge éclatant des débris des pierres sacrées. Malgré le tumulte de sa colère à leur égard, il n’arrivait pas à s’en détacher totalement. Il se disait que, peut-être, un autre rêve était possible à partir de ces lambeaux qui gisaient sur le sol. Un petit rêve qui n’appartiendrait rien qu’à eux, loin de l’écrasant poids des nations et des dieux, et qui unirait les vivants à leurs morts. Un minuscule rêve qui tiendrait dans le creux de la main et sur lequel il suffirait de souffler dessus pour qu’il s’envole et submerge le monde. Un immense rien qui ferait vaciller les puissants et infléchirait les forces surnaturelles qui s’étaient abattu sur eux. Et la voix du monolithe n’avait rien à lui apporter dans ce rêve, sinon de l’enfermer dans ce qui avait été et les avait détruits. Au-delà du bleu victorieux qui régnait partout devant lui, il découvrait que sa vie n’avait été qu’illusion, que ce monde n’était qu’illusion, et qu’il lui fallait briser ce Tout et cet Unique qu’on avait voulu leur imposer pour découvrir la vraie force de leur liberté. Malgré le désespoir résigné qui pesait si fort en lui, il regardait son peuple, suspendu à l’attente et qui bientôt sombrerait à son tour quand le poids des morts l’écraserait, avec l’envie d’empoigner leur destin à peine main. Dans ce monde, il avait la certitude qu’ils auraient désormais la force de briser chacune de leurs chaînes qui les entravaient depuis toujours et rien n’aurait plus le pouvoir de leur dicter des lois ou toute autre forme de contraintes. Toujours assis à l’écart de tous, il se sentit pour la première fois de sa vie totalement libre d’être celui qu’il avait toujours été, d’une manière si nette et précise qu’il se mit à en pleurer.
Plus bas, sur la grande plage de sable blanc, certains yhlaks n’avaient pas pu s’empêcher d’aller aux devants en avançant dans l’eau. Pourtant, la foule qui se tenait au milieu des canots restait incroyablement calme, comme pétrifiée par ce qui les attendait. Ceux qui restaient sur la plage gardaient la tête basse. Certains pleuraient encore dans les bras des autres. Malgré l’étrange ivresse qu’il ressentait, lui aussi aurait voulu libérer sa peine et qu’on vienne l’étreindre ainsi, mais il avait encore le devoir de rester digne et de conserver enfoui en lui toutes ces émotions qu’il découvrait. Avant de laisser libre court à ses aspirations les plus profondes, il devait incarner une fois de plus ce rôle de devin pour son peuple, comme s’il était toujours possible de dénouer de la sorte les sombres fils de leur destin.
Au fur et à mesure qu’il distinguait toutes ces femmes et enfants qui scrutaient la plage dans l’espoir fou de trouver un proche, il repensait aux mots de Lonstroek et sa vision d’unir son peuple à travers le plus grand respect des femmes. Il avait hâte de le retrouver et de s‘entretenir avec lui sur son approche du mantra. Il comprenait avec une incroyable acuité la nécessité d’unir son peuple en changeant la vie de ses femmes qui avaient suivi avec abnégation et silence leurs hommes dans l’horreur de la guerre et ramassé parfois leurs miettes au gré des combats et des blessures et des deuils. Et encore une fois, elles seraient présentes dans l’immense reconstruction de leur peuple qui tous les attendait, à prendre plus que leur part jusqu’à enfanter encore et encore avec ce corps que la nature leur avait donné.
S’il avait partagé la vie de ses soldats et appris à donner des ordres à chacun, à ses yeux, elles restaient plus que jamais une terre mystérieuse. Ce corps qui suscitait bien des convoitises parmi les hommes, lui y compris, avait cet immense pouvoir sur celui des hommes. C’est pourquoi il voulait désormais les protéger, les chérir et leur offrir une vie meilleure. Dans ce projet, il savait qu’il pouvait compter sur Lonstroek. Maintenant que leur quête leur avait permis de débarquer malgré tout en Lisonge, il se voyait revivre avec lui les mêmes veillées que dans leur pays de glace, mais cette fois-ci avec le pouvoir de changer le destin de leur peuple en bien et de lui offrir un nouveau réconfort.
Les premières femmes avaient débarqué sur la plage dans ce même silence qui ne quittait désormais plus l’île. Il lisait dans leurs yeux une peine résignée mais infiniment digne. Il devinait même que, depuis longtemps, elles avaient perdu tout espoir. Cette attitude se propageait parmi les survivants pour qui tout élan de joie apparaissait dérisoire et déplacé. Pourtant des premiers cris impudiques et d’une candeur spontanée retentirent quand enfin des enfants aperçurent leur père. L’embrassade qui suivit dans la foulée du couple soudain réuni remua bien des cœurs dans la douleur d’être seul ou l’allégresse de poser enfin le pied sur cette terre tant désirée.
Les canots arrivaient à rythme régulier, puis repartait chercher d’autres passagers. Plus la foule sur la plage grossissait et plus il était fier de découvrir cette dignité face à la tragédie. Il commença à être surpris de ne pas voir Lonstroek, car il avait pour l’habitude de s’investir parmi les premiers dans ce genre d’opération. Autour de lui, des garçons courrèrent pour gagner les bois ; d’autres se chamaillèrent sur des branches pour s’en faire des armes. Il sourit devant cet élan de vie qui avait quitté l’île depuis de nombreux jours. Au loin, plus sages, des filles s’étaient rassemblée pour jouer sur la plage, d’autres restaient aux côtés de leur mère, dans une posture grave et surprenante pour leur âge.
Toutefois, un léger mouvement de foule autour d’une petite silhouette attira son regard. Il se redressa pour l’observer en pensant trouver le guerrier dans les parages. A la place, son cœur bondit dans sa poitrine quand il vit enfin le visage de Vyréhel. Elle n’était pas un spectre, ni le fruit délirant de son imagination, mais bien une créature de chair et de sang qui s’activait à donner consignes et ordres. Quelques larmes d’exaltation s’échappèrent à cette vision. Soudain, il était comme ces femmes qui débarquaient et qui s’étaient résignée à n’avoir aucun espoir de retrouver leur mari ou leurs fils et qui soudain découvraient un visage plus que familier. Secrètement, il s’imagina qu’Okkor avait exaucé l’un de ses vœux les plus chers. Il se leva pour rejoindre son peuple, étreint par l’émotion inespérée qui gonflait en lui, les yeux rivés sur la silhouette pour ne pas la perdre dans la foule de plus en plus animée du débarquement. Il s’y cramponnait comme si elle pouvait s’évanouir d’un coup comme dans ses rêves. Un instant, il crut même qu’elle lui avait échappé. Elle s’était juste agenouillée pour porter un enfant perdu qui pleurait sa mère. Il en profita pour s’approcher d’elle et lui parler. Quand elle se redressa, il osa enfin l’aborder.
- Je ne vois pas Lonstroek. Tu ne saurais pas où il est ?
Vyréhel marqua un temps d’arrêt, sans trop savoir si son trouble provenait de son profond dégoût de l’interlocuteur ou du contenu de la question. Elle baissa les yeux vers l’enfant pour dissimuler sa gêne.
- Lonstroek ? Mais… Tu ignores qu’il est mort ?
- Non, c’est impossible !
- Eh bien… Disons… quand il a su… il a… Enfin, voilà, il s’est pendu…
Mais très vite, elle s’excusa pour ramener l’enfant à sa mère. A dire vrai, elle n’avait aucune envie d’aborder le sujet et encore moins de lui parler. Elle n’arrivait pas à lui pardonner parce qu’il restait à ses yeux le monstre qui avait profané et massacré le corps d’Ilda. Reyv’avih la regarda partir sans trouver comment la retenir. Une fois plus, il se sentit exclu de son propre peuple.
Pendant la semaine qui suivit, les rencontres avec Vyréhel furent régulières mais à chaque fois dans un cadre assez formalisé. Chacun emplissait du mieux sa tâche pour aider leur peuple qui s’organisait sur cette terre qu’ils découvraient tant pour bâtir une nouvelle vie que pour oublier la tragédie. De manière à ce que tous puissent prier les défunts, les survivants avaient menti en attribuant à chaque bûcher mortuaire quelques lettres d’alphabet aux initiales des morts, logique qu’ils avaient un temps suivie mais qu’ils n’avaient pu tenir jusqu’au bout. Partout, il y avait tant à construire et de missions à mener sur tous les fronts que tous pouvaient s’oublier dans le travail. Les siècles passés dans la glace et les nombreux morts les privaient de bien des compétences et de connaissances ancestrales, y compris en matière de construction et la tache paraissait encore plus insurmontable sur le plan technique pour répondre à l’image sublimée que tous se faisaient de leur futur Temple, comme si toute une partie de leur mémoire et de leur identité avait disparu avec la tragédie.
Même les enfants, à force de nouveaux jeux, rentraient le soir complètement épuisés. Il n’y avait guère après le diner, au moment de la veillée, que Vyréhel baissait sa garde auprès du devin. Dans ces moments-là, il était fort gauche, car il avait deviné le rejet qu’il provoquait en elle. Alors il chercha patiemment à procéder avec elle par petites touches. Il finit par découvrir qu’elle appréciait lorsqu’il l’interrogeait sur les réalisations de la journée et sur l’avis que les femmes pouvaient avoir sur les questions qui restaient en suspens. Sa démarche était d’ailleurs sincère car il se sentait maintenant plus proche d’elles que de tous les autres hommes. Il aimait leur présence et l’atmosphère qu’elles créaient autour d’elles, ainsi que les attentions que, parfois, elles avaient à son égard. Sans trop savoir pourquoi, parmi elles, il avait l’impression de se redécouvrir et d’être enfin lui-même. Il n’avait jamais été très fort physiquement et il avait toujours lutté pour s’imposer jusqu’à ce qu’il se résignât à n’être que cet imposteur qu’il avait si longtemps été là-bas dans la glace. Au milieu d’elles, dans sa tête, il se disait qu’il entendait la voix du monolithe lui chanter le mantra. « Que tout ce qui vous divise soit banni de vous. Soyez un Tout, soyez l’Unique. Cette simple vérité est en chacun de nous ». Et, à leur contact, chacun des mots y trouvait sa place. Il ignorait précisément comment cela était possible mais, à baisser sa garde près d’elles et à laisser s’exprimer ce qu’il aurait caché à tout homme, il se sentait un Tout et Unique.
Il aimait les regarder se déplacer et s’activer autour de lui, les entendre parler comme s’il n’était pas là, même de choses parfois si futiles. Il les aimait toutes : si la sensualité des plus jeunes lui réchauffait parfois le corps, la peau tannée et les corps déformés par les grossesses et l’âge des plus vieilles leur conféraient une toute autre dignité. Et puis, leurs voix à toutes déversaient une douceur innée, même si parfois les mots qu’elles contenaient pouvaient être cruels. Il avait ainsi remarqué qui détestait qui et découvrait avec jubilation le raffinement avec lequel elles se donnaient coup sur coup, sans même utiliser la force. Mais il appréciait tout particulièrement le moment où il se joignait à elles pour boire des boissons chaudes en fin d’après-midi. Un petit rituel s’était organisé pour l’accueillir. De son côté, il prenait soin de dissimuler son attirance pour Vyréhel du mieux qu’il pouvait si bien qu’il l’évitait le plus possible.
Au fil des jours, l’image du devin changea également dans la tête de la jeune femme. Sa grand-mère lui avait fait la remarque qu’elle ne devait pas le laisser indifférent. Elle s’en était moquée tant l’idée lui apparut ridicule et déplacée. Cependant, elle nota l’infinie douceur qu’il prodiguait à son égard, mais elle constata qu’il procédait maintenant pareillement avec les autres femmes. Cette attention la toucha particulièrement et atténua quelque peu le dégoût qu’il avait d’abord provoqué en elle. Elle avait d’ailleurs souri quand elle l’avait vu un jour débarquer chez l’hôte qui l’accueillait pour boire des infusions avec un bouquet de fleurs, qu’il avait certainement ramassées sur les prairies montagneuses, ou quand ses consœurs en faisaient un peu trop pour attirer son attention. Suite au massacre, si on excluait les plus jeunes enfants, les vieillards et les mutilés, il y avait en effet cinq fois plus de femmes que d’hommes et une certaine émulation pour les séduire devenait de plus en plus latente dans leur comportement, en contrepartie d’un comportement de plus en plus polygame du côté masculin. Avec ses manières attentionnées et étrangement bienveillantes à leurs égards, Reyv’avih paraissait atypique et mystérieux d’autant qu’on ne lui connaissait toujours pas d’aventures.
Parmi les réunions plus ou moins informelles qu’il tenait avec Vyréhel pour faire un bilan des progrès que leur communauté faisait pour se reconstruire, ils n’avaient encore jamais abordé le sort des enfants. Or, l’un comme l’autre étaient inquiets par la montée des jeux guerriers des garçons. Malgré les soins apportés par tous pour envisager une relation pacifique avec les eldreds, une véritable rancœur s’était développée en eux avec un esprit de vengeance de plus en plus marqué. Pour eux, les eldreds restaient ce peuple qui leur avait pris leur père en commettant un acte monstrueux et lâche et qui n’avait su s’imposer face eux autrement. Ils mettaient en scène des batailles où ils ridiculisaient leurs ennemis. Les mères avaient beau bannir ces idées, elles revenaient en force dès qu’ils se retrouvaient en groupe pour leur jeu. Et même si un navire en provenance de Valdec venait chaque semaine en guise de pardon pour apporter gratuitement ce qui leur faisait défaut, pour un enfant de cet âge, ce prix restait dérisoire.
Vyréhel fut la première à aborder ce jour-là son inquiétude sur la question, parce que plusieurs mères lui avaient fait part de leurs difficultés pour reprendre en main leur fils sans la présence d’une figure paternelle. Elle souhaitait qu’il fasse un discours pour les aider. Le devin accueillit l’idée en silence. Ils marchaient maintenant depuis de longues minutes sur la plage où des enfants avaient bâti une sorte de muraille pour simuler un siège. On entendait encore leurs voix et on devinait que les plus petits, trop heureux de participer eux aussi aux jeux des grands, avaient endossé une fois de plus le mauvais rôle pour laisser la joie au plus grands de terrasser leurs ennemis. Reyv’avih ne put s’empêcher de sourire car lui aussi, il y a fort longtemps, avait mis en scène de telles batailles dans lesquelles il était le plus souvent dans le camp des perdants. Pourtant, il n’avait aucune envie de parler d’un tel sujet. A plusieurs reprises, il s’était arrêté pour regarder la jeune femme et essayer de lancer le seul sujet qui lui tenait à cœur. A chaque fois, elle avait réussi à esquiver en lui proposant des pistes, notamment sur la façon d’impliquer les enfants dans la construction de leur projet de manière à leur ôter toutes ces idées guerrières.
Imperceptiblement, il réussit à changer de sujet pour finir par évoquer ses souvenirs de Lonstroek. Jusqu’à présent, son ami avait été une sorte de tabou entre eux, mais il décida de tenter sa chance pour en faire un sujet pour les rapprocher.
- Je crois que Lonstroek me manque parce que j’ai l’impression qu’il est parti sans me dire tout ce qu’il avait découvert sur le mantra. J’aurai voulu passer une dernière soirée avec lui autour d’un feu pour en discuter. La dernière fois que je l’ai vu, c’était pour le pendre à un arbre…
En prononçant ses mots, il avait réalisé la maladresse de l’évocation car il se rappela que la jeune femme l’avait découvert elle aussi pendu, mais mort cette fois-ci. Il devina dans ses yeux un peu de colère.
- Moi, je n’arrive pas à lui pardonner. Une partie le veut mais je n’y parviens pas. Non qu’il soit responsable de ce qui nous est arrivé, personne ne l’est vraiment… Mais on ne peut pas capituler ainsi… On doit lutter pour survivre et trouver la force d’aider les autres pour les guider. Tout le monde attendait ça de lui, qu’il nous guide… Je crois qu’il se sentait écrasé par la mort d’Ilda… Et aussi, que je n’ai fait que l’amplifier en voulant prendre sa place dans son cœur… Je n’en avais peut-être pas le droit… Je lui ressemblais tant… Mais Ilda n’a jamais vraiment été une sœur pour moi… Jamais… Elle a toujours ignoré qui j’étais…
C’était la première fois qu’elle se confiait ainsi à lui. Il voulut lui tenir la main pour la réconforter de la vive émotion qu’il avait devinée monter en elle mais se retint par peur d’être rejeté.
- Te voilà avec le poids de ses responsabilités sur tes épaules… Pour ma part, j’ai toujours l’impression de ne pas être l’homme que vous attendiez tous… Et depuis que je suis sur l’île, vous toutes m’aidez à voir mon rôle différemment. Je crois que c’est ce que Lonstroek aurait voulu…
- Oui, je trouve que tu te débrouilles très bien. J’apprécie beaucoup la place que tu nous accordes.
- Je crois que j’ai besoin de vous pour comprendre le monde… Pour me comprendre moi-même… J’ai l’impression que vous détenez une vérité qui est en moi.
- Tu veux dire que cette simple vérité est en chacun de nous ?
Elle avait prononcé ces mots sur ce ton malicieux qu’il trouvait si charmant et qui faisait adorablement briller ses yeux. Elle le regardait, avec un sourie en coin sur ses lèvres. Ses cheveux avaient été liés en de petites tresses sauvageonnes dont les plus longues étaient maintenues derrière sa nuque par un petit foulard noué et des petites cordelettes de laine qui tombaient en s’entremêlant derrière son dos. Elle avait également pris l’habitude de se vêtir d’un pantalon un peu trop grand qui appartenait à Lonstroek avec une tunique en tissu léger qu’elle portait par-dessus et qui s’échancrait largement sur son buste fier. A nouveau, il se retint pour ne pas la prendre dans ses bras.
- Oui, je suis persuadé qu’en vous comprenant davantage je deviendrai ce Tout et cet Unique.
Elle ne le contredit pas. Au contraire, elle aussi avait cette même impression en serrant l’épée qui ne la quittait plus et en portant ce pantalon de Lonstroek. En prenant des allures plus masculines et le commandement d’une partie de son peuple, elle lisait davantage dans les yeux des hommes, et, en même temps qu’elle découvrait cette partie d’elle plus masculine, elle comprenait paradoxalement davantage sa féminité. Chacun se fixait en silence et communiquait ainsi ce que les mots ne parvenaient à dire. Reyv’avih ne souriait pas, ses traits semblaient au contraire infiniment contractés par toutes les émotions qu’il contenait tant bien que mal en lui. Il ouvrit la bouche sans parvenir à sortir le moindre son. Il la trouvait plus belle que jamais. Un début de malaise s’empara de la jeune femme.
- Tu voulais dire quelque chose ?
- Je me demande, débuta-t-il sans parvenir à formuler plus loin son idée.
- Oui, je t’écoute, l’encouragea-t-elle.
- Je me demande… s’il existe une chance que tu m’aimes un jour…
- Pourquoi dis-tu ça ?
- Parce que, moi, il semblerait que je t’aime depuis toujours !
Elle le regarda comme s’il s’agissait d’une première fois. On ne pouvait pas dire qu’il était beau, ni qu’il lui plaisait, mais sa voix contenait de tels accents de sincérité qu’elle en fut touchée. Bizarrement, aucun homme n’avait osé lui dire de telles paroles.
- Et… tu es le genre d’homme à se battre pour ses rêves ?
- Tu ne crois pas que nous nous sommes assez battus pour eux ?
- Peut-être en existe-t-il un autre qui en vaut vraiment la peine ?
- Je l’ignore. Et toi, tu en vois encore un ?
- Moi ? Tant qu’il y aura des hommes et des femmes libres de s’aimer pour mettre au monde un enfant, alors leur devoir devrait être de se battre pour rendre cet enfant et ce monde meilleur. Du moins, j’ai encore besoin de croire que ce rêve est possible….
Doucement, elle lui prit la main et la glissa sous le tissu de lin gris clair de sa tunique pour la poser sur son ventre. Le devin fut surpris par un tel geste si impudique et si intime à la fois. Elle le fixa intensément, avec des larmes au bord des yeux. Il aurait voulu la serrer contre lui, mais se retint une nouvelle fois, toujours pour ne pas forcer ses sentiments ou lui prêter des intentions qu’il n’avait pas. Pour rien au monde, il ne voulait la blesser ou l’effrayer, juste la protéger de tout son cœur. A son tour, une vague d’émotions le submergeait et des larmes commencèrent à lui monter aux yeux. Pourtant, l’un et l’autre se souriaient en même temps qu’ils pleuraient. Il y avait toujours en eux cette immense peine d’être encore vivants au milieu de ce peuple quasi-mort.
- Oui, je veux croire que ce rêve est possible, parce que j’attends un enfant de Lonstroek…
- C’est merveilleux, Vyréhel… Merveilleux. Je te promets de tout faire pour rendre ce monde meilleur pour lui. Et pour tous les enfants à naître ici. Oui, je te le promets et je ne vivrai plus que pour accomplir ce rêve !
- Et nous le bâtirons aussi pour qu’il soit le plus beau possible.
- Oui, nous donnerons naissance à un nouveau monde magnifique et nous serons tous ici la preuve qu’il est possible d’en faire exister un autre.
- Et tu sais quoi ? Le Mantra, on l’emmerdera !
- Tu as raison ! Plus jamais on s’emmerdera avec lui. On vivra. Et peu importe comment. Vivre, c’est déjà pas mal… et parfois mourir aussi…
Au loin, un chien aboya, suivi des cris d’enfants qui s’amusaient. Tous deux se regardèrent fixement pendant que leurs bruits s’éloignaient et que d’autres encore s’approchaient, tout aussi insouciants. La jeune femme s’approcha de Reyv’avih et posa sa tête contre sa poitrine en prenant son bras pour l’enrouler autour d’elle. Alors, tout doucement, presque en tremblant, il referma son autre main sur son visage pour l’envelopper tendrement. Derrière eux, le Monolithe blessé chantait toujours sa longue mélopée silencieuse et solitaire afin de sauver ce monde.
Fin