La nuit est déjà tombée, la neige a recouvert la rue, les
montagnes et le ciel. C’est la fin d’une journée triste, morne, sans sens comme
il en a tant existé dans la vie de Steve. Il a passé sa journée à écrire, puis
à aller regarder le feu brûler dans l’âtre, crépiter joyeusement, lui rappelant
les flammes, supprimant toute pensée pendant un moment pour, brusquement,
retourner écrire. Il n’a rien mangé, il ne mange d’ailleurs jamais. Pourtant,
sur la table, entourée d’un tas impressionnant de feuille de papiers, de divers
essais et de torchons mille fois chiffonnés, trône une assiette. Elle contient
un repas normal, fait de pommes de terre bouillies, d’un peu de ragoût, de
quelques petits pois, le tout servi avec une magnifique tranche de steak recouverte
d’une sauce aux morilles à l’aspect succulent. L’odeur qui s’en échappe vous
fait saliver, votre faim s’éveille, vous voulez manger. Mais, pour Steve,
l’assiette reste à sa place, à portée de main, simplement ignorée, comme si
elle n’en valait pas la peine, malgré son alléchant contenu.
Lui se tient les tempes, un crayon dans une main, les ongles enfoncés
profondément dans la chair pour l’autre. Il a des débuts de sanglots, puis
refoule tout en lui pour présenter une figure grave, la figure de tous les
jours, celle qu’il doit porter pour ne pas se révéler. L’étreinte se relâche,
la tête est figée, immobile et recouverte des ombres en mouvement, seul indice
de la faible présence du bougeoir et de son contenu bientôt entièrement fondu.
Déjà, en effet, la lumière pâle qui traverse la fenêtre ainsi que celle, plus
vivace, du doux foyer, a remplacé la bougie dans l’éclairage de la scène. Il
fait froid. Dans un ultime effort, Steve se redresse, laissant tomber au sol le
fameux crayon mâchonné pour, silencieusement, se couler jusqu’à la chambre à
côté. Le feu crépite encore un moment, puis s’éteint. La nuit a, encore une
fois, vaincu la vie, du moins jusqu’au matin.
La scène, muette, s’est déroulée dans une petite maison, à l’aspect délabré, en
lisière de forêt. Le toit est crevé en plusieurs endroits, la réserve de bois
est vide, soit volée soit épuisée, la cheminée ne semble, et ce depuis des
temps immémoriaux, n’avoir jamais plus lâché la moindre volute de fumée. Tout y
est mort, tout y est calme. Parfois, un ours s’aventure proche de la ruine, de
son pas lourd. Rien ne laisse présager de la présence de Steve, ni lumière, ni
son, ni fumée. La masure, comme son propriétaire, se tait. Sur une pierre, au
bout du reste de l’ancienne barrière, sont gravé les lettres composant un nom.
Mais vous aurez beau vous approcher, ausculter, mesurer, lire et relire mille
fois, jamais vous ne pourriez déchiffrer l’inscription.
Mais, ce qui est intéressant, ce soir, ce qui change de toutes les nuits
passées auparavant et qui ont vu tant de fois la maison enveloppée par la
noirceur traître, c’est l’approche de ces deux êtres.
Ils sont fiévreux, malades. Leurs vêtements, transformé en lambeaux pleins de
boue, ne les protègent pas du froid intense régnant en ces lieux. Ils
grelottent, ils gémissent. Un peu plus tôt, ils se sont vu refuser
l’hospitalité et ont bien crut mourir au pied d’un grand rocher, seule pierre
tombale à laquelle ont droit les mendiants et les miséreux. Mais ils se sont
bien vite remis à marcher, dans l’espoir d’un foyer, ou d’une âme
bienveillante. Quand ils eurent aperçu la vieille et mystérieuse bâtisse de
Steve, ils y virent un refuge abandonné.
Ils, ce sont Louis et sa fille, la jeune et innocente Azalée. Projeté dans la
plus profonde misère par le refus du père d’exécuter un homme, ils se sont vus
déchus par ceux-là même qui se disaient leurs amis. Dépités, la mort dans
l’âme, ils s’étaient mis à marcher, comme le font les autres, avant de crever.
Triste destinée, mais partagée par tant qu’il ne vaut même plus la peine d’y
penser, seulement de regretter.
Au moins, cette nuit-là, la chance ne les a pas abandonnés. Du moins, c’est ce
qu’ils croient. Le tas de pierre qui s’élève à leurs yeux est perçu comme un
paradis terrestre. L’idée même de ne plus avoir à subir l’assaut du vent et des
bourrasques impitoyables du blizzard réchauffe leur cœur. Le père est le
premier à pousser la porte. Elle n’offre aucune résistance et s’ouvre dans un
gémissement lugubre. Une cloche retentit, au loin, avec la même sonorité que le
glas. Bien que cela terrorise le mendiant, il s’aventure plus avant, dans le
noir, pour sa fille, pour son ultime trésor.
L’atmosphère est chaude, le mobilier, bien qu’à moitié défoncé et éparpillé au
sol, comme après une tornade, est bien fourni et contraste étrangement avec
l’aspect extérieur de la maison. La fille observe les murs, elle y voit des
tableaux, des peintures… Là, un vase brisé, ici des fleurs fanées, asséchées.
Ses yeux, soudain, s’éclairent. Elle aperçoit le repas, l’assiette. Elle se
sent revivre, elle hume à pleins poumons l’odeur enivrante de la nourriture.
Quelque chose en elle vient de se déverrouiller. Cette demeure la libère, comme
si elle allait lui donner une nouvelle vie, effacer son passé. Mais une
pression sur son épaule la fait sursauter. C’est Louis, c’est le père qui
s’inquiète de voir le lieu sûrement habité. Mais, après bien des hésitations,
après avoir scruté le regard de son enfant, après avoir aperçut, au coin des
yeux, la lueur d’espoir que nourrissait cette âme si jeune, après en avoir eut
le cœur brisé, après cela seulement il se résolut à emmener sa fille vers
l’objet de ses envies. Mais à peine arrivés, à peine la fourchette soulevée, un
bruit puissant émane de la pièce à côté. En une seconde, la salle se fige. La
douce chaleur devient glacée, la peur se saisit des nouveaux arrivants, la
lumière s’appauvri. Un pas lourd retenti. Il martèle le sol d’une fureur à
peine contenue, au même rythme que les cœurs terrorisés qui s’emballent de se
voir ainsi menacés d’exil et de reprendre leur voyage. Les pas cessent, la
porte de la chambre s’entre-ouvre, laissant passer Steve, fulminant, rageant,
le regard rempli d’une haine démoniaque. Mais, à la vue de Louis et d’Azalée,
ses yeux reprennent un éclat humain, ses muscles se détendent, sa respiration
reprend. La métamorphose en est si complète que le père effrayé trouve tout de
même la force de dire :
- Monsieur, croyez bien que nous ne vous voulons pas de mal et que nous ne
sommes pas des voleurs. Nous nous en allons à l’instant.
Et la parole, suivie du geste, voit se diriger les deux parents vers la porte.
- Je… Restez, je vous en supplie.
Cela est dit sur un ton triste, perturbé. Cela est dit par le Steve qui,
continuant sur sa pensée, va barrer le chemin autant à la fille qu’au père pour
ajouter :
- Vous êtes fatigué, je le vois. Restez, je vous en conjure. Ici, il n’y a ni
vent, ni froidure. Ma maison est la vôtre pour autant que vous le vouliez, et
je serais content de vous offrir à manger, si vous le souhaitez.
D’un mouvement rapide, il court à la table, soulève l’assiette et l’amène
devant Louis tout en ajoutant :
- N’ayez pas peur, moi non plus je ne vous veux pas de mal. Les visites sont
rares, et vous ne me paraissez pas de mauvais bougres. Acceptez mon
hospitalité, cela vous changera de tous les tourments dont sont ornés vos
fronts.
Puis, en se baissant vers la petite :
- Mange, n’aie craintes. Je suis un ami. Dehors, c’est la mort qui t’attend,
alors qu’ici, c’est la vie.
Louis, étonné et surpris de tant de dévouement, ne sais que dire. Il veut
d’abord s’enfuir, puis, regardant sa fille, levant les yeux vers ce jeune homme
à l’allure si gentille à présent, il se jette dans ses bras, comme le ferait
n’importe qui qui, après plusieurs mois d’errance, aperçoit enfin, dans le
dernier endroit où il aurait put espérer la trouver, de la bonté. D’émotion, il
pleure, et l’autre pleure avec lui. Ils s’enlacent un moment puis, les estomacs
gargouillant, ils se dirigent ensemble vers la table. Steve, soudain pris d’une
joie inexprimable, se met à voler de sa chambre à la table et de la table à la
chambre, rapportant à chaque fois un plat, constituant rapidement un festin
digne de ce nom. Et, voyant que les deux se régalent, il les laisse à leur
repas, s’en retournant dans sa pièce, sans avaler une miette, avec juste la
promesse de se retrouver le lendemain matin. Sans plus se méfier, Azalée et son
père mangent, se régalant de ces mets dont les plus grands cuisiniers ont le
secret, puis, tranquillement, ferment les yeux pour s’endormir paisiblement,
dans une paix intérieure perdue il y a longtemps de cela. Le reste de la nuit
passe paisiblement.
Le matin arrive, suivi de près par un soleil éclatant de
joie et beauté, d’un astre lumineux qui arrose généreusement de ses rayons la
petite chaumière. À l’intérieur, Azalée, réveillée par ce merveilleux
phénomène, ouvre les yeux. Le bleu de ceux-ci se confondent soudain avec le
ciel, ce dont Azalée, en riant, s’émerveille. La neige a fondu, le vent semble
avoir fuit. Elle aperçoit, par la fenêtre, des champs de fleurs, des gerbes de
roses, des tulipes, des jonquilles et de nombreuses plantes plus jolies les
unes que les autres. Des oiseaux égaient l’azur de leur sol majestueux ou
loufoque, sérieux et droit, ou insouciant et au parcours sinueux. Seul le
mobilier toujours épars de la pièce rappelle le mauvais temps d’hier. En voyant
une pareille scène de désolation, au milieu de tant de bonheur, elle se met à
plaindre leur hôte et, regardant du côté de son père et s’apercevant de son
sommeil, se met au devoir de tout ranger. Elle commence par relever les
tableaux, ramasser les morceaux de vase. Elle remet les fleurs fanées dans leur
pot en se promettant d’aller en cueillir d’autre, dehors. Soudain, son regard
se pose sur la table. La montagne de feuille s’y trouve toujours, comme
narguant toute forme d’ordre. Courageusement, elle s’en approche et se saisit
de la première du tas, la plus proche. À peine l’a t’elle saisit qu’un puissant
et formidable « NON ! » retentit, immédiatement suivi de « Lâche ça,
entends-tu, lâche ça tout de suite ! ». Steve est là, les yeux injecté de sang
et le regard méchant. La douce Azalée plie devant tant de colère et, aussitôt,
se met à pleurer. Aussi subitement que la dernière fois, l’étrange homme change
de visage, devenant aimable, attentionné. Il s’agenouille devant la fillette
couchée à ses pieds et qui sanglote pour, piteusement, lui dire :
- Excuse-moi, je n’aurais pas dût m’emporter… Je suis désolé. »
Elle le regarde, le scrute du regard pour s’assurer de sa sincérité. Il la fixe
à nouveau, le visage plein de repentir, pour ajouter :
- Ces feuillets sont à moi, c’est tout ce à quoi je tiens. Tout ce qui est ici
t’appartiens, mais ne touches pas à mes écrits, c’est interdit. Allons, relève
la tête, tu ne pouvais pas savoir, et puis… J’ai été trop dur. Tu me pardonne ?
Elle lui fait un léger signe de la tête, encore légèrement effrayée malgré la
bonhomie de Steve. Celui-ci, pour changer de sujet et lui faire retrouver le
sourire, se mit à rire pour dire :
- C’est toi qui a si bien arrangé ma maison ? Elle devrait t’en être bien
reconnaissante, je ne l’ai jamais encore vue aussi belle. C’est gentil de ta
part, je t’en remercie.
Cette fois, la jeune fille arrête ses pleurs et, heureuse de se voir ainsi
récompensée de son labeur, s’amuse à faire l’inventaire de ce qui reste à
faire, au grand amusement de Steve qui l’observe faire, comme un enfant qui
apprend la leçon. Arrêtant finalement Azalée dans son jeu, il lui demande de
l’attendre là, jusqu’à ce qu’il revienne pour apporter le déjeuner. Après quoi
il s’empare de la montagne de papier pour, avec un éclat de jalousie bien trop
visible, les emporter de son côté. Dans son mouvement, une feuille tombe à
terre, sans qu’il ne s’en rende compte. Azalée la voit et hésite. Lui faut-il
percer le mystère et répondre à sa curiosité, ou l’ignorer pour ne pas risque
de se retrouver à nouveau exposée à la colère de l’hôte. Cette dernière pensée,
et la proximité de sa terreur, suffit à la faire reculer. Elle reste là, figée
et se contente d’observer la blanche page de loin, avec peur et envie. Mais
Steve revient. Il voit la page et le visage de la fille. Un éclair lui
rembrunit le visage, donnant à sa face un aspect bestial, mais rien de plus. Il
ramasse la feuille, avec énormément de douceur, scrutant les réactions
d’Azalée, puis, se retire. À ce moment, la petite entend de sourds battements
comme celui de pierre tombant du ciel et s’écrasant. Mais ce n’est que son cœur
qui, sans qu’elle ne s’en doute, avait redoublé d’ardeur.
Son père, enfin, se réveille. Il aperçoit lui aussi les fleurs, le soleil et
les oiseaux, mais seul sa fille lui semble, en tant que spectacle, beau. Elle,
préférant ne rien dire de la scène passée, l’aide à se lever puis, avec des
signes de la main, lui indique sa pensée. Elle lui explique les projets de ce
début de journée, et l’invite à patienter. En vérité, il n’eurent pas à
attendre longtemps et Steve arrive rapidement avec un panier de fruit, du pain
et du miel. De son autre bras, il décharge bien des merveilles, comme des
biscuits, des pâtisseries et du gâteau à la pelle. Tout y respire la richesse
et le luxe, tout rend joyeux, heureux…
Les deux nouveaux, oubliant leurs soucis, mangent à pleine dent, trouvant bien
beau tant de choses, sans faire attention d’abord à Steve qui, nonchalamment,
les observe. Mais rapidement, Azalée et son parent, honteux de se comporter de
la sorte, arrêtent le festin et demande à leur hôte de s’y joindre. Celui-ci
répond évasivement par un « j’ai déjà mangé », en leur faisant signe de
continuer. Après le repas, tous sortent à l’extérieur, respirer l’ai frais,
observer la nature. Et, ce qui est normal pour Steve qui, d’ailleurs, reste
devant la porte, sans chercher à plus loin s’aventurer, ni Louis ni sa fille ne
cherchent à savoir où est passé la neige en plein hiver. Ils sont vivants,
contents d’être là, dans un endroit aussi charmant. Azalée, particulièrement,
n’en peut plus de donner la chasse aux papillons, de bondir au dessus des pâtés
de fleurs, de tourner avec les frelons. Son regard se pose sur Steve, elle
l’admire soudainement. D’abord, se dit-elle, parce qu’il est gentil, et
généreux. Mais peu à peu, elle le trouve charmant, et envoûtant. Pourtant,
s’insurge-t’elle, il est petit, et bien ténébreux. Trop triste, ajoute-t’elle,
avant d’observer tour-à-tour l’aspect cadavérique de l’être et ses cheveux,
laissé sauvage par une mauvaise négligence. Mais elle n’y peut rien, tout la
dépasse et elle s’abandonne. En un instant, elle a décidé que Steve deviendrait
son amant. La scène, visible pourtant, passe inaperçue de Louis qui, flânant,
ne se doute pas une seconde de toute la sombre machination projetée contre lui
et sa fille. Il s’émerveille, certes, mais il veut surtout remercier les dieux
pour lui avoir offert, au milieu de la tourment, un si bon abri et un si
généreux jeune homme. Le dévouement de celui-ci l’étonne, d’ailleurs. Mais, à
voir le visage défait par des rides de tristesse, les yeux renfoncés sous des
arcades proéminentes, signe de douleurs latentes, il ne doute pas que le passé
de cet être explique le présent.
Mais déjà, il pense à s’en aller.
Il s’en retourne contempler le paysage, lorsqu’il remarque
un objet blanc au sol, comme un gros caillou, banal pierre, mais qui attire
inexorablement son regard. Peu méfiant, il se baisse, et ramasse la chose.
Rapidement, il le relâche, il a reconnu le morceau d’os, il a aperçut le reste
du squelette, négligemment disloqué au sol. Sa tête lui tourne, il a
l’impression que le monde s’écroule autour de lui. Il sent soudain une
présence, lourde, oppressante. Il se retourne, mais ne voit rien, si ce n’est
un ciel gris sur lequel se découpent quelques gibets et cages supportant des
cadavres pourrissants. À nouveau, il ressent le regard se poser sur lui, on l’épie,
il en est certain. Alors, il se met à courir, dans un sens d’abord, puis à
l’opposé, sans chercher à comprendre. Il ne réfléchit plus, il se laisse
guider, sans pouvoir s’en empêcher, écrasant sans y regarder les crânes et les
os qui jonchent le sol. La présence se fait plus proche, la sensation d’être
épié, plus brûlante. Chaque seconde devient un calvaire, chaque petit instant
qui s’écoule voit Louis glisser de plus en plus vers une profonde folie. Le
brouillard l’a cerné, il est coincé. Il se sent enveloppé par la fine brume, il
veut s’en échapper, mais ne voit aucune issue. Il trébuche soudain et se
retrouve à genou devant le rocher à l’inscription. Seulement, à ce moment, les
lettres sont visibles, gravées en rouge sur la surface lisse de la pierre, formant
un long texte. Il veut le lire, mais un seul mot s’affiche dans son esprit, s’y
épanouissant comme un écho, comme un ordre impératif, amenant avec lui la peur
et l’angoisse : « Fuyez ».
Ses yeux s’ouvrent alors sur le jardin, il se relève et observe la roche, mais
elle est à nouveau usée et illisible. Il cherche trace du brouillard, mais seul
le soleil à la beauté éclatante lui répond, soutenu par le chant mélodieux des
oiseaux. Il se retourne mais tombe nez-à-nez avec Steve qui, le regard froid, le
visage à peine déridé d’un faible et maigre sourire plus forcé que désiré, lui
demande :
- Que s’est-il passé ? Qu’avez-vous vu ?
Louis le regarde, se demandant s’il rêvait encore, puis, devant l’insistance de
l’autre répond :
- Rien, je n’ai… rien vu.
Il se tait, il a compris que son mensonge n’a pas été accepté. Pourquoi a-t’il
caché la vérité d’ailleurs ? Il se le demande… Après tout, il a été reçus, il a
été nourri. Mais cet homme qui, une seconde plus tôt, l’a toisé d’un regard
sans vie ne lui inspire pas confiance, et puis, ce mot, ce terrible mot gravé
autant sur la pierre que sur son esprit… Non, rien ne peut le pousser à dire la
vérité. Peut-être doit-il vraiment fuir ? « Il est temps, se dit-il. »
Mais, à peine a-t’il terminé de raisonner que Steve, d’un ton plus amer que
jamais, s’écrie :
- Rentrez vite, la pluie revient. Courrez, je vais vous rejoindre, mais,
d’abord, j’ai une affaire à régler. Surtout, ne touchez à rien chez moi,
attendez mon retour !
Et, sur ces mots, il bondit pour, grâce à la lueur d’un éclair, disparaître
dans la soudainement épaisse végétation. Une goutte d’eau touche le bras
d’Azalée, suivie de sa sœur jumelle. Bientôt, d’autres les suivent, jusqu’à
former un dense rideaux de cordes. En bien trop peu de temps pour que ce soit
naturel, l’averse devient totale, animée de tout côtés par des éclairs furieux
déchirants les cieux. Le père et sa fille sont, heureusement, revenu dans la
maison et se contentent d’observer, non sans appréhension, le spectacle
merveilleux des éléments déchaînés. La jeune fille s’en fait, un moment, pour
le jeune garçon resté sous la pluie, et croit même l’apercevoir un moment,
forme diffuse sous la pluie battante, mais se résigne à attendre. Elle
n’aperçoit plus aucune trace des animaux ou des plantes qui paraissaient
auparavant, uniquement l’anarchie totale, incontrôlable, terrifiante,
magnifique…
La neige, finalement, se mets à tomber, et l’arrêt des pluies d’éclairs crée un
silence si complet qu’il réveille les deux effrayés. Un regard alentour apprend
au père que leur hôte n’est toujours pas rentré et il se rendort paisiblement,
fatigué d’une nuit plus qu’agitée, et ne fait pas attention à sa fille qui,
d’une allure lente et maladroite, se lève pour se mettre à marcher. Elle veut
savoir, elle veut comprendre. Longuement, elle a réfléchi à la situation, et,
de plus en plus, elle s’est sentie mal à l’aise. Une seule chose peut l’aider à
comprendre, un seul lieu renferme ce qu’elle veut savoir. Cet endroit, jusque
là inexploré n’est ni plus ni moins que cette chambre dont la porte semble
défier tout intrus, jalouse de ses secrets, éternelle retraite du jeune homme
qui les a accueilli. Azalée s’arrête soudain pour, craintivement, jeter un coup
d’œil en direction de la porte, s’attendant à tout moment à en voir surgir
Steve, les yeux en sang. Mais rien ne bouge ni ne fait de bruit. L’immobilité
seule lui répond. Elle veut reprendre son chemin vers la vérité, mais elle
hésite. Peut-elle se le permettre ? Est-ce une bonne idée ? Pourquoi ne pas
attendre sagement le moment de s’en aller. Elle comprend, au fond d’elle-même,
que le danger est caché à l’arrière de cette grande planche, elle sait qu’elle
y risque gros, mais la sensation de peur intense ne sait l’arrêter. Elle
reprend sa marche, plus résolue que jamais. Ce faisant, elle imagine des
raisons pour continuer : « Il faut que l’on mange, et c’est là d’où il sortait
tout ce qu’il nous a proposé. Et puis, il ne peut pas m’en vouloir, je ne ferai
que regarder… Et s’il a quelque chose à cacher, c’est que cela nous concerne,
et qu’il faut donc s’en instruire, et si… ».Elle s’arrête à nouveau : sa main
vient de rencontrer la poignée.
Le contact glacial avec l’acier refroidit ses ardeurs, mais pas suffisamment
pour l’arrêter et, avec une détermination frôlant la folie, elle commence à
tourner son poignet, entraînant avec tout le mécanisme. Son front est déjà
couvert de sueur, ses lèvres tremblent, sa main continue le mouvement fatal.
Elle croit voir à tout instant la porte s’ouvrir violemment et des monstruosités
plus terribles les unes que les autres surgir pour l’avaler, mais à chaque
fois, son esprit revient sur son geste encore inachevé. Elle veut alors s’en
empêcher, elle veut fuir ce lieu, fuir ces murs agressifs, fuir toutes chose !
Rien n’y fait, sa volonté a disparu et elle continue de tourner, lentement,
inexorablement. Déjà, elle s’agenouille, en pleurs, implorant tout les saints
qu’elle connaisse de la sauver du péril imminent, tout en continuant son geste
fatal. Encore un instant d’éternité, une seconde de vie, de désespoir et,
soudain, elle sent le mécanisme se bloquer et la porte s’ouvrir. D’instinct,
ses yeux se ferment. Le noir complet enveloppe son regard et elle se sent
faillir pour, finalement, s’évanouir…
Pendant tout ce temps, Louis, inconscient du danger, somnole tranquillement,
paisiblement. Il rêve même, d’un monde joyeux, d’un monde utopique. Mais tout
lui paraît bien flou, il n’arrive plus à distinguer les contours des objets, il
ne voit plus rien, sinon du rouge, du rouge intense, dégoulinant. Une
silhouette se dessine au milieu de son regard, une silhouette qui lui est
connue, mais impossible pourtant à reconnaître. Il veut bouger un bras, pour
l’attraper, mais rien ne répond. Il veut fermer les yeux, détourner le regard,
mais rien ne se passe. Une voix retentit alors :
- Je vous avais dit de ne toucher à rien…
Qui a dit ça ? Il ne s’en souvient pas.
- Je n’ai touché à rien, répond-t-il, sûr de lui-même.
- En effet, mais regardez.
Il se sent d’un coup transporté, comme saisi au collet et amené de force en un
autre lieu. Il y flotte dans les airs, il voit de vieux murs, un canapé où dort
un vieil homme, une table, quelques tableaux puis une jeune fille qui s’avance
vers une porte. Il n’arrive pas à y reconnaître Azalée et la maison qu’il occupe,
il ne comprend pas.
- Elle doit être punie, reprend la sourde voix.
- Mais qui est-ce ?
- Ne vous en faites pas, vous ne la connaissez pas, vous ne l’avez jamais
connue. Vous allez vous réveillez maintenant, vous allez être Louis et vous
allez partir.
- Mais qui êtes-vous, vous ?
- Je ne suis plus rien, répond la voix, d’un ton sombre et ténébreux, je suis
une ombre, un cauchemar ! Vous allez vous réveillez maintenant, et partir, j’ai
dit.
Une affreuse douleur dans le dos se fait sentir. Le canapé n’est, il est vrai,
pas très confortable… Le père, un peu sonné, se lève alors et regarde par la
fenêtre. La neige est partout, recouvre tout. Il observe le reste des ruines où
il a passé la nuit, les quelques vestiges de ce qui fut peut-être une maison. Peu
lui importait en fait que ce tas de pierre eut put être habité ou pas, il y
avait trouvé refuge pour la nuit et avait réussi à se protéger de la neige
derrière un morceau de toit non encore tombé, il n’en demandait pas plus. Tout
de même, malgré lui, il eut une petite larme de mélancolie en apercevant la
seule porte encore debout, porte à la poignée d’acier et épargnée par les
flammes. Enfin, il se décide à quitter le refuge précaire et à s’en aller. Il
suit ce qui lui semble être une allée à l’extérieur et évite un gros rocher
pour, après un dernier regard vers son abri, reprendre son chemin.
Chapitre 2 :
La lune est haut dans le ciel, majestueuse, arrogante, faisant passer son éclat
au travers de la fine pluie qui s’abat contre la fenêtre, puis s’écoule
rapidement sur la surface lisse pour disparaître. Le feu crépite dans l’âtre,
éclairant la grande pièce au mobilier éparpillé, comme jeté à bas par une
tempête. Steve est à sa chaise, attablé, une plume à la main, son éternelle
plume. Les feuilles se sont à nouveau entassées, l’assiette a aussi été posée,
puis négligée, la chandelle comme régénérée tente encore une fois de faire
bénéficier de sa lumière à celui qu’elle sert, à Steve. Mais quelque chose a
changé. La résignation a quitté ces lieux, laissant le regard du jeune homme se
promener sur toute la salle, comme cherchant inlassablement quelque chose qu’y
ne s’y trouverais que dans son esprit. Par moment, il ose risquer un coup d’œil
vers sa chambre, mais détourne bien vite la tête, ne supportant d’en voir la
porte ouverte. Il se lève, fait le tour de la table et s’assoit. Sa main remue
la montagne de papier sans grande conviction, plus par inadvertance que par
volonté. Son front se plisse, ses sourcils se froncent, il se relève et se
dirige vers le foyer. La vue des flammes léchant le bois, détruisant les
brindilles, anéantissant toute trace de ses victimes semble, un moment, le
calmer. Il se détend, se relâche. Mais, à nouveau, il ne peut empêcher une
œillade en direction de son sanctuaire. La réaction est directe et violente.
D’un bond, il s’élance en direction de la porte, mais, finit par se retrouver
devant sa table après avoir tourné six fois en rond dans la pièce, comme perdu.
Il s’assied, le visage pâle, les yeux malade, le teint blême. Son bras
s’avance, il prend sa fourchette puis pique une pomme de terre. Alors qu’il
s’apprête à l’amener à sa bouche, il se met à crier, d’un cri terrible
effrayant, hallucinant de puissance. Les feuillets s’envolent, l’assiette est
projetée à l’autre bout de la pièce pour éclater contre le mur dans un immense
fracas. Le cri devient râle, le râle gémissement. Steve est maintenant à terre,
agenouillé au milieu de la salle, ne prêtant pas garde à la table renversée ou
aux débris multiples qui recouvrent le sol. Le râle, plaintif, devient un
murmure à peine audible.
Enfin, il se relève, droit comme une statue. Son regard est
devenu froid, non pas résigné mais plein d’une inhumaine résolution. D’un pas
ferme mais naturel, il se dirige vers la porte terrible pour, une fois arrivé,
terminer de l’ouvrir. Un soupir profond lui échappe, mais, bien vite, la
résolution reprend possession de son visage. Sans broncher, il s’avance au
travers de l’ouverture pour disparaître purement et simplement.
La salle est maintenant vide, et seule la pagaille régnante peut rappeler ce
qui s’y est passé. La porte s’est refermée sur son maître, un calme pesant a
envahit l’espace, une lourdeur mortelle se répand insidieusement dans chaque
coin de la masure. Enfin, après une éternité, l’ouverture se rouvre pour
laisser passage à Steve. Dans ses bras, un corps ravagé, dévasté, un squelette
putride, une dépouille horrible faite de lambeaux de chair dans lesquels les
vers pullulent encore, tombant sur le plancher en une masse infecte et répugnante.
Les yeux, cavés, ne sont plus que deux orbites vides à l’intérieur desquelles,
toutefois, s’est cachée une douleur affreuse, insupportable, infernale, dernier
reflet de l’atroce agonie de l’être brisé.
Steve dépose le corps sur le canapé, sans faire aucunement attention à son état
lamentable, puis s’agenouille à ses côtés :
- Tu n’aurais pas dût… commence-t-il, avant de s’interrompre pour, semble-t-il,
chercher les mots.
La pause dure un long moment durant lequel rien ne bouge, si ce n’est les
mouches et larves qui se repaissent en un bruissement infect du cadavre fétide.
- Petite, je te pardonne. Oui, je te pardonne, car tu es toi. Je vais effacer
ta faute, effacer tes souffrances et nous pourrons enfin apprendre à nous
connaître un peu… Tu apprendras à me connaître.
Ces derniers mots dits avec un accent peu engageant, il se relève et, après un
soupir, abaisse la main. En un instant, la chair reprend possession du corps,
la peau recouvre à nouveau l’ensemble et du sang se remets instantanément à
couler dans des veines d’une vivacité effarante. De l'image du cadavre ne reste
même pas les habitants. Azalée se réveille enfin. Son regard parcourt d’abord
la pièce, sans tout de suite la reconnaître, malgré un air de déjà-vu
saisissant, puis vient se poser sur le visage osseux de Steve. Doucement, un
peu effrayée et surtout désorientée, elle demande :
- Où suis-je ?
Il l’observe un instant, tantôt avec un regard conciliant, touchant, tantôt
avec un air fou, railleur. Soudain, il s’assied à ses côtés et approche sa
bouche de son oreille pour lui murmurer au creux de celle-ci :
- Tu es chez moi, tu es ici chez toi.
- Je ne comprends pas, je ne sais plus… enchaîne-t-elle, comme droguée.
- Ce n’est rien, tu vas bientôt reprendre tout tes esprits… Repose-toi encore
un moment, je reviendrais t’apporter à manger. Surtout, quoi qu’il arrive, ne
sort pas d’ici, veux-tu bien ? Ce ne serais pas raisonnable, je n’ai pas eut le
temps de régler certains problèmes…
- Mais où est mon père ? demande-t-elle, une larme à l’œil, cherchant par là un
refuge devant tout ce qui l’oppresse sur le moment, devant cet inconnu qui
l’entoure.
- Il est partit, il ne reviendra plus jamais, oublie-le. Tu es avec moi
désormais, tu n’as plus à avoir peur. Maintenant, dors. Je reviendrai.
Il se lève alors pour se diriger vers son sanctuaire dans lequel il ne tarde
pas à disparaître. Elle, exténuée au même point qu’après une vie de dur labeur
et de souffrance, se laisse bercer par une fatigue envahissante qui,
rapidement, la fait sombrer dans un profond sommeil. Dehors, la pluie est drue,
violente, vraiment très violente. Les gouttes s’écrasent sur les vitres au
travers desquelles le noir de la nuit ne permet pas de voir. Le son répétitif
de l’eau venant s’écraser sur la surface de verre semble accompagner le
flamboiement de l’âtre, avec ses hauts et ses bas, jouant une espèce de mélodie
à l’air morbide. L’atmosphère de la pièce est redevenue lourde et oppressante.
Avec Azalée, c’est le monde qui semble s’être endormi, d’un sommeil troublé de
cauchemars, dans une nuit de tourments.
Chapitre 3
À nouveau, une forme se meut au milieu du salon dévasté par les ans. Frêle, la
silhouette bouge très peu, paralysée par une peur sourde, par une angoisse
inconnue. Enfin, après bien des petits pas, Azalée, car il s’agit d’elle, se
laisse chuter dans le fond de l’immense canapé. Elle a bien regardé, il n’y a
aucun moyen de sortir. La porte semble impossible à mouvoir, comme bloquée par
une force maléfique, et la fenêtre reste indifférente à toute tentative d’ouverture,
s’amusant à laisser apercevoir au travers d’elle le monde qu’elle empêche
d’atteindre. Au fond, se dit-elle, ça ne fait rien. Il est vrai qu’elle ne sait
même pas pourquoi elle veut fuir, ni où elle compte vraiment aller. Parfois,
sans y faire tellement attention, elle jette un regard furtif vers la verrière,
toujours sans raison, bien qu’elle sache en elle-même qu’elle y cherche quelque
chose, quelque chose ou quelqu’un. Le souvenir de son père, omniprésent, lui
rend encore plus difficile son absence. Où a-t-il put bien aller ? Pourquoi
l’a-t-elle laissé ? Trop de question, trop de pourquoi, de comment…
Elle se met tout naturellement à pleurer, versant des larmes de rage au milieu
de l’inconnu qui l’obsède. Inconsciemment, son regard s’arrête encore une fois
sur la fameuse fenêtre et là, au milieu de la pluie, grâce à la lumière d’un
éclair, pendant un millième de seconde, elle l’aperçoit. En un rien de temps la
vision disparaît, engloutie par les flots, les trombes d’eau qui se précipitent
en furie sur la vitre glacée.
Il n’en faut pas plus pour qu’Azalée se lève et, l’esprit embrouillé par un
combat entre sa joie et sa peur, s’approche de la surface de verre. N’y
apercevant rien, elle va jusqu’à coller son visage contre la lisse surface, la
mouillant de ses pleurs, se lamentant de son malheur. Mais seul l’orage lui
répond, ténébreux, jaloux de ses secrets. Un temps incroyablement long s’écoule
alors et, à chaque seconde, Azalée perd un peu plus l’espoir de revoir son
père. Finalement, elle retire son visage de la baie vitrée et, avec tristesse,
se prépare à retourner livrer son esprit au sommeil. Mais son mouvement
s’arrête brusquement. Là, de l’autre côté du verre, au milieu de la tempête
terrible, elle voit le visage de Louis.
En un instant, elle aperçoit le teint pâle, blême de sa peau, l’incroyable
manque d’expression de sa bouche, les yeux vides de tout sentiments, sans
pupille mais qui semblent la fixer dans un mouvement malsain. Elle en reste
muette, interdite, laissant la vision de cauchemar disparaître sans broncher.
Inquiète, elle entend le pas maladroit de son père au travers des parois, elle
sent l’être se déplacer et, non sans appréhension, elle finit par se rendre
compte que la chose se rapproche de la porte. D’un bond, elle s’élance et, au moment
même où la poignée commence à bouger, elle la saisit et, de toute ses forces,
bloque l’entrée. La pression, d’abord un moment relâchée, devient de plus en
plus intense, et, petit à petit, Azalée se sent faiblir. Mais il lui faut
tenir, coûte que coûte. Au fond d’elle-même, elle est certaine que si cet être
entre, elle va périr. Alors, elle rassemble ce qui lui reste d’énergie, et, par
un effort surhumain, défend le passage dans un désespoir accompagné de nombreux
pleurs, de regrets intenses. Son âme entière s’insurge face à sa réaction, lui
rappelant que, si elle continue, elle voue son père à une mort certain au
milieu des éléments déchaînés ! Elle hésite, mais la pression sur la poignée
devient immense, plus puissante que jamais et elle laisse sa terreur l’emporter
pour, dans un ultime sursaut, retenir le morceau de fer. De l’autre côté, elle
entend une voix plaintive, au timbre disloqué, mais aisément reconnaissable,
celle de son père :
- Azalée, par pitié, ouvre-moi, je t’en prie, ne me laisse pas…Ils vont me
tuer...
- Va-t-en, murmure-t-elle entre deux sanglots.
- Azalée…
La voix cesse, la pression aussi. Elle s’écroule alors, épuisée de cette lutte,
épuisée de son combat contre elle-même. Seulement, et alors seulement, elle
comprend qu’elle vient de livrer au faucheur celui qui lui avait voué sa vie.
Une larme coulant de sa joue reflète l’image de Steve qui, debout au milieu du
salon, l’observe, un sourire de satisfaction lui défigurant la face. Doucement,
pour ne pas la brusquer, il s’approche d’Azalée et, sûr de lui, la prend par le
bras. Elle n’offre pas de résistance et se laisse emmener jusqu’à la chambre où
elle disparaît en compagnie du ténébreux personnage.
À peine ont-ils franchi le pas et refermé l’entrée de la chambre que la porte
de la maison s’ouvre dans un grand éclat. La pluie seule franchit le seuil
d’entrée et, aussi loin que porte le regard, il n’y trace de l’individu venu
plutôt. Le vent s’engouffre dans la masure, faisant s’envoler les feuilles de
la table, soulevant la poussière de la pièce, éteignant le feu, sifflant dans
le silence comme le hurlement d'une âme trahie.
Chapitre 4:
Qui n’as jamais imaginé la mort ? Belle, poignante, pathétique ou carrément
horrible, elle nous apparaît sous bien des formes, mais celle que voit maintenant
Azalée est vide, froide et noire, à tel point qu’on en viendrait à l’imaginer
comme un royaume sur lequel la nuit a vaincu le soleil qui, désormais, ne
pourrait plus revenir chaque jour soutenir la vie et l’espoir, abandonnant à la
peur et au chaos toute vie. La jeune fille sent pourtant sous ses pieds, sous
ses genoux et son corps affalé, une surface solide, mais ses mains ont beau
fouiller, elles ne trouvent rien sinon un vide toujours plus pesant, plus
oppressant. Parler dès lors de peur n’a plus de sens, car rien ne semble
exister dans ce monde maudit, dans ce monde sans sens, sans fondement, nu
jusque dans la raison d’être…
- Ne t’inquiète pas, je vais veiller sur toi.
C’est la voix de Steve, une voix déformée qui se veut chaleureuse et accueillante,
mais qui, comme tout le rien alentour, est creuse, dépouillée de ses
sentiments. Comme elle ne répond rien, il reprend :
- Je suis avec toi, nous allons pouvoir être ensemble désormais. Viens, je vais
te montrer ta chambre.
À peine a-t-il prononcé ces paroles qu’un faisceau de lumière envahit l’espace
et vient se jeter sur elle. La clarté, bien loin de l’aveugler, ne lui rend que
plus présent le sentiment de froid et de vide des lieux. Un moment, elle espère
que le rayonnement si soudainement apparu va lui permettre d’observer
l’endroit, mais elle se rend vite compte qu’il n’en est rien et elle doit se
contenter de suivre le passage qui lui est fait au milieu de la nuit.
Alors, devant ses yeux, se découvre soudain un majestueux lit, fait de soie, de
broderie et de magnifiques édredons. Des pierres précieuses ont été serties
tout autour du sommier et une couverture d’or aussi resplendissante et soyeuse
que les plus parfaits tissus qu’eussent put souhaiter des dieux recouvrent un
matelas dont la couleur invite au repos paisible et serein. Juste à côté de
tant de richesses, une grande porte suspendue au-dessus du même vide de lumière
sur lequel Azalée a jusqu’ici marché. Point de plafond et point de murs.
Derrière elle, la voix s’élève à nouveau :
- Est-ce que ça te plaît ? Je sais que c’est bien peu, mais avec le temps, nous
pourrons t’offrir une chambre qui soit vraiment digne de toi. En attendant, je
te propose d’aller visiter la penderie.
Sans chercher à comprendre, elle suit Steve jusqu’à la grande porte, tout en
remarquant ses changements. Il est toujours le même être squelettique, mais son
regard est plus dur, plus sûr et ne cherche plus à dissimuler l’étincelle de
haine qui les fait dès lors pétiller d’un feu mauvais. Une grande cape s’étale
sur ses épaules et un magnifique vêtement brodé d’or et de diamant habille son
corps. Enfin, sur sa tête, une couronne plutôt simple, dont l’aspect mat amène
à douter qu’elle soit faite d’or ou d’une quelconque matière précieuse.
- Voilà.
Elle sort de ses observations et fait un pas en avant, dépassant le seuil de
l’imposante ouverture maintenant faite et où Steve, d’un geste très peu
équivoque, l’invite à entrer. Un petit cri s’échappe de ses lèvres. Devant elle
et à perte de vue s’étend un véritable champ d’habit en tout genre, du plus
loqueteux au plus splendide et somptueux. Son regard s’arrête sur une robe
qu’aucune reine du monde n’aura un jour l’occasion d’admirer et, aussitôt, elle
passe à la suivante, encore plus belle, encore plus impressionnante. Bientôt,
elle finit par oublier la présence de Steve et se met à fureter dans un monde
de merveilles, rêve de porter l’une des splendeurs qui s’y trouve et, épuisée,
revient vers le jeune homme, sans faire attention à son air maléfique.
- Tout cela est si joli. Dit-elle alors.
- Tout cela est à toi. Se contente-t-il de répondre.
La surprise la submerge un moment, puis les questions s’enchaînent
d’elles-mêmes, dans sa tête : Pourquoi ? Comment ? Par quel prodige ? Est-ce un
rêve ? La voyant hésitante, Steve se met à tout lui expliquer :
- Azalée, ma chère, très chère Azalée. Ceci n’est qu’un faible échantillon de
tout ce que tu trouvera en ma demeure. Je vais progressivement t’amener à
contempler ton futur royaume, un royaume dont, j’en suis sûr, tu acceptera de
partager le pouvoir avec moi. Et si ce n’est pas le cas, sache que tu pourras
te contenter de vivre ici et je m’assurerai que jamais tu ne manque de rien.
Désormais, tu es mon impératrice, et je me fais fort de satisfaire tes moindres
désirs. Plus rien ne te retiens dans l’autre monde, et il est bien moins
accueillant que celui que je veux t’offrir. Ce soir, au souper, il va falloir
que tu me dise si oui ou non tu veux rester à mes côtés.
Avant qu’elle n’aie le temps de répondre quoi que ce soit, il reprend :
- Surtout, s’il se passe quoi que ce soit d’étrange, d’anormal ou qui
t’effraie, appelle-moi. N’hésite pas, car j’ai un ennemi en ces lieux. Il ne
peut rien te faire, mais il peut te parler et je suis le seul à pouvoir le
faire fuir. S’il vient, ferme tes oreilles avec tes mains et appelle-moi.
Maintenant, je vais te laisser. Je viens te chercher au crépuscule. D’ici-là,
essaie de trouver une robe qui te plaise, car je doute que tu souhaite rester
dans ces guenilles qui conviennent bien mal à une personne pour qui j’ai tant
d’estime.
Au dernier mot, il claque des doigts et, à la façon d’une vision, s’évapore
pour ne laisser derrière lui qu’un grand sablier dont les grains se mettent
immédiatement en mouvement. Azalée, elle, reste là, abasourdie par ce qu’elle
vient d’entendre. L’idée qu’il ne puisse y avoir de crépuscule dans ce monde
sans soleil lui traverse l’esprit, mais, bien vite, c’est la terreur de
l’inconnu qui la saisit, l’étreint et la presse comme une orange pour en tirer
toute la force, toute la vie.
Enfin, quand le sablier s’est presque entièrement vidé, elle revient à elle et
se rend compte, presque instinctivement, que l’échéance est bientôt arrivée.
Elle saute et traverse l’entrée de la penderie comme une furie, un peu
déconcertée de devoir chercher une robe dans un endroit qui ne lui dit, pour
une personne qui ne lui dit rien afin d’aller dans un lieu qu’elle n’a
certainement jamais vu et qu’elle ne voit pas comment atteindre. Toutefois,
elle se met à essayer une robe, puis une autre. Une jupe lui plaît, mais son
choix change pour un magnifique ensemble. D’une main, elle rejette le tout pour
se jeter sur une robe blanche. Presque contente de son choix, consciente en
tout cas qu’elle n’a pas envie de plus chercher, elle pense malgré elle aux bijoux
qu’il lui faudrait peut-être porter. Aussitôt est-elle comme transportée devant
une immense glace reflétant son image, seule chose contenant de la vie au
milieu du reste, et un ensemble de tiroir et de coffres regorgeant de pierres,
de colliers et de bagues, d’anneau et de bracelet, allant de l’objet en cuivre
jusqu’au plus pur saphir. Il lui faut plus de deux heures pour sortir ce qui
lui plaît des caprices des coffres, boîtes et tiroirs. Un dernier coup d’œil
dans le miroir et elle se sent prête, ou tout du moins habillée, car, au fond,
elle en vient à espérer que le gros sablier ne videra jamais son contenu avant
au moins quelques années. Espoir futile, car il ne reste peut-être que pour
trois ou deux minutes de grains. C’est alors qu’une petite voix, triste,
gentille, humble, se fait entendre à l’oreille d’Azalée :
- Bonjour…
Elle sursaute, mais ne voit rien et alors qu’elle croit simplement avoir
craqué, la voix reprend :
- Bonjour…
Elle pâlit. Que répondre, faut-il répondre, quelle horreur encore se cache dans
ces lieux ? Pourquoi elle ?
- Tu ne veux pas parler ?
Fini les questions, le vide se fait dans son esprit. De grosses gouttes de
sueurs se mettent à perler sur son front, ses mains tremblent… Soudain, dans un
éclair, les paroles de Steve lui reviennent à l’esprit et elle veut l’appeler à
l’aide, mais son cri meurt en silence dans le fond de sa gorge sèche.
- N’aie pas peur, je ne te veux pas de mal.
Mais qui cela peut-il être ? D’où, comment ? Après des hésitations, elle se
décide enfin à répondre, tout en jetant son regard un peu partout, espérant
trouver la source de sa folie :
- Je n’ai pas peur.
- Tant mieux, lui répond l’autre, car ainsi, nous pourrons parler.
- Je ne peux pas, rétorque-t-elle d’une voix timide et faible, les bras repliés
pour se protéger d’un danger imaginaire…
- Qui l’a dit ?
- Je…
- Ce n’est pas grave. Si tu ne peux discuter, alors contente-toi de m’écouter,
cela fait si longtemps que je n’ai put parler à quiconque… Après, nous verrons
bien. Cela te dit-il ou me refuseras-tu ce petit plaisir ?
Devant la douceur de la voix, la peur animant Azalée retombe, elle cesse son
manège et, décidant d’un coup de s’appuyer sur ce son salvateur, commence sa
foule de questions :
- Dis-moi: où sommes-nous, que fais-je ici, pourquoi tout est si clair,
pourquoi n’y a t’il pas de sol, pourquoi ne puis-je te voir et d’abord où es-tu
?
- Allons, du calme, nous avons encore un peu de temps, à ce que je vois de ton
sablier…
Elle arrête de gesticuler et, avant qu’elle ne puisse reprendre plus lentement
son interrogatoire, l’autre continue :
- Nous sommes ici nulle part, à vrai dire. Ce lieu n’existe pas et je ne
saurais t’expliquer simplement comment tu peux ne pas exister toi non plus… De
toute manière, cela me dépasse un peu. La lumière qui nous entoure est
simplement la base du monde que tu habite en ce moment et sert donc de support
au reste. De plus, sans lumière, tu ne pourrais admirer toutes ces robes aux
multiples couleurs, n’est-ce pas ? La lumière a donc tout simplement été jugée
indispensable à l’élaboration de cet endroit…
- Mais alors, qui es-tu, et comment faisons-nous pour… Pourquoi sommes-nous
ici, demanda-t-elle, manquant de s’embrouiller.
- Je ne suis pas vraiment là, ou d’une toute autre manière que toi et si tu ne
peux m’apercevoir, c’est que mon corps, que je ne possède pas d’ailleurs, n’est
pas là. Bref, je ne suis, pour le moment du moins, qu’un esprit un peu perdu en
recherche de compagnie. Et toi, tu es là pour… Pour… Je ne sais pas trop, le
maître des lieux est un peu trop étrange pour que ce soit explicable.
- Que va-t-il m’arriver ?
- Et bien… Rien de grave j’espère… Je suis désolé d’avoir à te le dire, mais la
vie n’est pas toujours rose en ces lieux et j’ai vu bien des atrocités qui
m’ont bouleversé jusqu’au trèfond de l’âme. Pour le moment, il a l’air de bien
te traiter, mais avec lui, qui sait… Mais, dis-moi, qui es-tu en fait ?
- Je me nomme…
Elle s’arrête, car un regard sur le grand sablier lui a appris qu’il ne lui
reste pas de temps.
- Je dois m’enfuir, dit-elle en toute hâte.
- Ce me semble un choix raisonnable.
- Peux-tu m’aider ?
- Je peux oui, mais pour cela, il faut que j’en sache plus sur toi. Mais voilà
qu’il arrive… Voici ce que je te propose : Suis-le et dès que tu reviendras,
nous discuterons de cela, d’accord ?
- Oui, oui, bien sûr, je compte sur toi !
Mais alors qu’elle s’attend à entendre teinter une fois de plus la douce
mélodie de son nouvel ami, c’est une voix sombre, dur comme le roc qui lui
demande :
- Tu compte sur qui ? À qui parle-tu ?
Elle a juste le temps de promener son regard alentour pour se rendre compte que
sa chambre a disparu et qu’elle est à présent devant une immense table
recouverte d’une nappe d’un blanc à faire pâlir la neige la plus pure, éclairée
par deux chandeliers et une grande cheminée sur le côté que les plus beaux
châteaux pourraient encore longtemps jalouser. Devant elle, à moins de trois ou
quatre pas, se trouve Steve, l’air furieux et inquisiteur, le regard embrasé,
qui répète une nouvelle fois sa question :
- À qui parlais-tu ?
Étrange fait humain, loi universelle incontestée, devant le danger, la fillette
trouva une grande force en elle et suffisamment d’intelligence pour répondre
sans sourciller et d’un air assuré :
- À moi. Je me disais que je comptais sur moi pour être à la hauteur de tout
cela. Ces bijoux sont magnifiques et je ne peux qu’être immensément
reconnaissante.
Elle a dit cela rapidement, inventant au fur et à mesure, priant pour que la
chose ne paraisse pas étrange, mais, à son grand soulagement, le visage de son
interlocuteur s’illumine un instant et elle comprend que tout est passé en
bloc. Steve, en effet, heureux d’apprendre ainsi le contentement de son
invitée, remercie le ciel, la terre et les profondeurs des ténèbres d’avoir
donné à Azalée d’aussi bons sentiments. Cette dernière décide de continuer à le
bluffer en lui donnant l’impression d’être heureuse et contente de son sort à
ses côtés jusqu’à son retour dans sa chambre. « C’est le meilleur moyen », se
dit-elle tout bas.
Le repas pouvait commencer.
Elle se laisse asseoir à un bout de la table et lui alla de
l’autre côté, claque des doigts et, sur le champ, des plateaux se mettent à
voyager du noir jusqu’à eux, flottant plutôt drôlement au-dessus de ce qui est
sensé être le sol, se balançant de gauche à droite et de droite à gauche comme
ballottés par le vent. L’un d’eux, particulièrement intrépide, vient se placer
devant Azalée et s’ouvre pour lui faire découvrir un grand lot de fruits de
toutes sortes, allant de grosses pastèques jusqu’aux prunes et à d’autres
espèces plut petites et même certaines tout à fait inconnues sur notre beau
monde. Tournant sa tête à l’opposé, elle voit un autre plateau ouvert qui lui
propose un choix de salades, de viandes crues et séchées de toutes sortes dont
les couleurs attrayantes donnent l’eau à la bouche. Elle hésite un moment sur
la conduite à tenir, mais voyant Steve se servant à l’autre bout de la table,
elle se lève et se met à récolter dans les plats ce qui lui plait, amenant en
peu de temps une quantité de nourriture considérable dans sa petite assiette de
cristal qui se voit rapidement submergée. De plus, tout ses verres sont remplis
à raz-bord après le passage d’une quantité de bouteilles en file indienne
s’étant présentée chacune à leur tour. Apercevant cela, Steve éclate de rire
et, après un nouveau claquement de doigts, fait disparaître toute trace de
contenu dans le cristal. Son invitée ne peut que soupirer d’aise, se promettant
de contrôler par la suite ses choix. Au passage d’un plateau de viandes se composant
entre autre de steaks, filets mignon et entrecôtes, elle laisse soudainement,
dans un grand mouvement d'enthousiasme, tomber une bague à terre. Un peu gênée
de sa maladresse, elle se baisse pour la ramasser, ne faisant pas attention au
plateau qui passe et, à sa grande horreur, rencontre deux jambes. Elle les
touche, elle les tâte et, n’arrivant pas à les discerner, se recule dans un
mouvement d’effroi et de dégoût. Le plateau, quant à lui, continue son chemin
soutenu par son invisible porteur. Azalée jette un regard à Steve qui, sans
trop y faire attention, lui demande si le dîner lui plaît ou s’il lui faut
faire venir autre chose, tout en ajoutant de ne pas oublier de garder un peu de
place pour le dessert.
- Oui, bien sûr, murmure-t-elle, puis plus haut: non, tout va bien, c’est
excellent.
Malgré ces paroles, elle ne touche plus à rien, se contentant de regarder par
moment le jeune homme en face, et le reste du temps les plats devant elle.
L’autre, visiblement un peu contrarié de ce mouvement d’humeur, laisse faire,
d’un air un peu résigné et continue donc à manger seul sans prêter attention
aux regards étranges se posant sur lui en décidant que son invitée ne peut être
que légèrement souffrante et qu’elle irait mieux demain.
Mais Azalée ne s’intéresse qu’au gigot dans son assiette. Amusant ce gigot
d’ailleurs. Un petit coup d’œil aux petits poids ? Hum, ils ont l’air
croustillants… Et l’autre qui continue à manger comme si de rien n’était…
Tiens, cette pomme me semble très appétissante et…
La pensée s’arrête, subjuguée par l’horreur de ce qu’elle vient de voir. Plus
de pomme, plus de rôtie ni de petits poids, mais des larves grouillants dans un
suc baveux, des araignées velues et dodues tissant leurs toiles autour de
l’assiette ébréchée, des verres renversés déversant d’immondes horreurs
grouillantes… La nappe est tachée de multiples couleurs immondes et parsemées
de coupures et déchirures plus violentes les unes que les autres. En face, à la
place de Steve, une silhouette, une abomination, un monstre dont l’horreur n’a
d’égal que la sadicité du sourire qu’il affiche. Tout n'est plus qu'abject et
répugnant, et ce jusqu'à la chaise sur laquelle elle se trouve. Un battement de
paupières et tout redevient normal. Les flammes rougeoient normalement dans l’âtre,
Steve continue tranquillement et paisiblement son dîner, le ballets des
plateaux a cessé. Tout est calme, tout est tranquille sauf Azalée qui,
complètement retranchée sur son siège, les yeux révulsés d’horreur et de
dégoût, traumatisée par ce qu’elle vient de voir, tremblote en se mordillant
nerveusement le bout des doigts, tout en jetant des regards furtifs et inquiets
du côté du jeune homme qui l’a attirée en ces lieux maudits…
Ce dernier, étonné d’un tel comportement, arrête son repas, puis, après
plusieurs hésitations, se lève et, doucement, marche vers son invitée qui, d’un
mouvement instinctif de préservation, se resserre encore plus au point d’avoir
du mal à respirer. Il veut étendre sa main jusque sur son épaule, mais, au vu
de la réaction de panique qu'il provoque, arrête son geste et, le regard un peu
triste, commence à parler :
- Que se passe-t-il ?
Aucune réponse sinon de petits pleurs et gémissements.
- Voyons, parle-moi… Je t’en prie, je t’en supplie, dis-moi ce qui ne va pas.
Il est à genou, le regard pleins de larmes, mais rien n’y fait. Finalement, il
se relève et, doucement, murmure :
- Allons, retourne dans ta chambre. Là-bas, tu pourras te reposer. Dès que tu
te sentira prête, appelle-moi, et je viendrai te voir.
Sa voix est véritablement triste, pleine de compassion et surtout, remplie
d’une sourde inquiétude au point qu’un moment, juste avant de disparaître de la
salle, Azalée croit apercevoir quelque chose d’humain en lui…Mais déjà, c’est
le lit de flanelle incrusté de diamants. Elle se raidit encore un peu puis,
épuisée, s’effondre comme une masse dans les doux draps salvateurs pour pleurer
de tout son corps et de toute son âme, pleurer sa peur, pleurer pour ne plus
penser, pour oublier, pour ne plus être là, pour se sauver de l’enfer…
Chapitre 5 :
Plusieurs jours sont passés. Azalée, très doucement, progressivement, s’est
remise de ses émotions. Calmement, elle a réussit à surmonter sa panique et,
finalement, grâce à l’aide de son ami, s’est remise sur pied en se gardant bien
d’appeler à un quelconque moment Steve d’une manière ou d’une autre… Elle
pleure encore, mais plus doucement et de manière paisible, de larmes chaudes et
grosses comme autant de cœurs palpitant d’une envie de fuir un cauchemar qui ne
veut pas finir. Depuis qu’elle a retrouvé et son ami et l’usage de la parole,
les deux n’arrêtent pas de discuter :
- C’est donc à cela qu’il ressemble… dit à un moment Azalée.
- Je ne sais pas ce que tu as vu, mais ce ne doit être qu’une de ses nombreuses
formes. Il est très puissant, immensément puissant et cette puissance ne peut
que jalouser sa haine. Au moins, maintenant, tu sais à quoi t’en tenir…
- Je n’aurais jamais crut que…que… Comment dire ?
- Ne dis rien… il va sûrement te falloir du temps pour échapper aux souvenirs, mais
ceux-ci finissent un jour par disparaître, c’est une question de temps…
- Tu crois ?
- J’en suis sûr, mais, en attendant, Azalée, dis-moi : veux-tu toujours fuir ?
- Comment ose-tu me le demander ? Je ne veux que ça, oui, emporte-moi où tu
veux, maintenant, et je t’en serais infiniment reconnaissante ! Je ferais ce
que tu veux, ce que tu veux...
- Allons, du calme, je t’assure que je ne veux que ton bien et qu’à aucun
moment je ne souhaite te demander quoi que ce soit en retour.
- Alors tu vas m’aider ? supplie-t-elle d’un regard qu’eut envié un nouveau né
devant une gourmandise dont il est particulièrement friand.
- Oui, je vais t’aider. Mais d’abord, j’aimerais savoir pourquoi tu es là et
donc, pour cela, savoir ce qui t’es arrivé avant d’être là. Raconte-moi toute
l’histoire, d’accord ?
Elle accepte de la tête et commence son récit, le parsemant de nombreux « si
j’avais su » et « le fourbe »… Arrivé à l’orage, elle s’arrête, repensant à son
père, certainement mort à l’heure actuelle. Une grosse larme parcourt sa joue
pour tomber au travers du sol, dans le noir, dans l’inconnu.
- Tu l’aimais beaucoup, hein ?
- Oui…
- Et il t’aimait aussi énormément…
- …
- Ne t’en fais pas, rien ne dit qu’il soit mort.
Elle releva la tête dans un immense mouvement.
- Tu crois ? demande-t-elle, plein d’espoirs.
- Oui, j’ai beaucoup de raisons de le croire, dit-il avec malice. Premièrement,
« Steve », car je continuerai à l’appeler ainsi, vu que c’est sous ce nom que
tu l’as connu, est bien capable d’avoir préféré une grande illusion au risque
de faire revenir ton père et tout ce qui pouvait déraper avec. De plus, il
n’avait aucun intérêt à le tuer, et je le connais assez pour savoir qu’il ne
fait pas grand chose sans intérêt. S’il veut quelque chose de toi, du reste, ton
père est un bon moyen de pression et il lui servira mieux vivant que mort… De
plus, j’ai une raison toute personnelle de croire qu’il est encore en vie,
finit-il sur un ton amusé.
- Que veux-tu dire ? demande-t-elle immédiatement.
Mais l’air reste sourd à sa question. C’est donc toujours un peu inquiète, mais
animée de l’espoir qu’elle termina le récit de son aventure sans toutefois
omettre de reposer plusieurs fois sa question sans jamais recevoir de réponse.
Pourquoi ne se demande-t-elle pas le pourquoi de ce silence ? Peut-être pour
s’assurer le soutien de son ami, peut-être parce que, au fond d’elle même, elle
pense que cet ami a imaginé ces raisons pour la rassurer… En tout cas, une
chose, pour elle, est sûre, c’est que cet être, cette chose avec laquelle elle
vient de discuter va l’aider et que cette chose est l’unique douée de
sentiments dans cet endroit lugubre. D'ailleurs, au fond, elle ne peut
s'empêcher de croire que, quoi que ce puisse être, cette voix l'aime... C’est
sur cette pensée qu’elle termine son histoire par :
- Et voilà, je me suis réveillée dans le noir et il m’a appelée.
- Je vois. Écoute : je ne sais pas pourquoi il a fait tout cela, mais je te
promets que je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour te sortir de cette
situation ! Surtout, prend patience et attend mon signal. Je viendrais te dire
si j’ai trouvé une solution en temps utile. Pour le moment, tu devrais
retourner le voir… Oui, je sais que tu ne veux pas, mais écoute : il ne doit se
douter de rien et j’ai besoin que tu l’occupe un instant. Surtout, ne t’étonne
pas de ce que tu verra et sois brave. Si tu réussi à l’occuper suffisamment
longtemps, je devrais trouver une solution à ton problème. Mais ne prend pas de
risques et promets-moi de te faire croire malade au premier instant où tu te
sens fléchir, car je ne veux pas qu’il t’arrive quoi que ce soit, d’accord ?
- D’accord, accorde-t-elle dans un soupir, commençant à mal augurer pour
l’avenir…
- Je ne serais pas long, promis. Fais attention à toi.
- Dis !
- Oui ?
- Merci…
- Non, de rien… C’est vraiment naturel, je t’assure. Je te dois au moins ça,
non de par sa barbarie, mais je te dois au moins ça. Une fois libre, tu pourras
enfin vraiment vivre, connaître le bonheur, t’amuser… C’est là mon unique
souhait car l’autre est bien trop grand. Je vais y aller maintenant. Sois
prudente. Tu vas me manquer...
- Sois prudent…
Mais déjà, elle le sait, il est partit. Quel est ce secret, ce fameux souhait «
bien trop grand » ? Elle se le demande et échafaude bien des hypothèses… D’abord
sa proposition d’aide et son quasi sacrifice pour cette action… Au fond, elle
ne peut s’empêcher de l’aimer un peu, elle aussi. « Au moins, en enfer,
aurais-je découvert quelqu’un digne d’affection… ». Sur ces mots, elle s’assied
sur son lit et, doucement, ferme les yeux pour se préparer à appeler son
bourreau.
Quelque chose a changé…Rapidement, elle rouvre ses paupières
et se rend tout de suite compte qu’elle n’est plus sur son lit, dans sa
chambre, mais assise sur une chaise de fourrure, à l’intérieur de ce qui semble
être une tente. Devant ce qui semble être son bureau, une plume d’oie à la
main, très affairé, Steve lui tourne le dos, semblant n’avoir même pas perçu sa
présence. Elle voit la plume tourbillonner, danser dans l’air d’une manière
gracieuse, comme une ballerine, jusqu’au moment où le mouvement s’arrête. Le
jeune homme se retourne, présentant son visage heureux, mais rempli d’une
immense fatigue, à son invitée.
- Tu t’es enfin remise de ton malaise ? lui demande-t-il à l’instant.
Elle ne sait quoi répondre, encore effrayée par cet être maléfique au sourire
si hypocritement doux et gentil.
- Tu ne veux vraiment pas me dire pourquoi tu t’es mise dans cet état ?
tente-t-il, avec un sourire sensé la mettre en confiance.
Mais elle reste muette. Dépité, mais non abattu, il se retourne, ramasse une
pile de feuille sur son bureau et les enferme dans son coffre, puis reviens à
Azalée. Cette dernière, bien que n’ayant pas bougé, observe fébrilement les
lieux, faisant tressauter ses pupilles d’un côté à l’autre de ses yeux. Point
de porte, point d’ouverture, des fourrures un peu partout et diverses armes et
boucliers un peu éparpillés, le tout dans un cafarnaeüm digne des plus grands
négligeants qui soient. Pourtant, une douce chaleur émane de chaque coin de
l’ensemble, amenant une torpeur bienfaisante.
- Es-tu prête à commencer la visite de notre royaume ?
Elle arrêt son manège et lève à lui ses yeux pleins de frayeur.
- Notre… royaume ? articule-t-elle difficilement.
- Je vois que tu es encore sous le choc. Allons, viens, je vais tout te
montrer, mais chaque chose en son temps, jusqu’à ce que tu sache exactement ce
que je compte t’offrir.
Elle se lève, il se met en route vers un pan de la tente, puis se retourne,
constatant qu’elle n’avance pas.
- Viens te dis-je, tu verra, il n’y a pas de quoi avoir peur.
Il étend la main vers elle en l’invitant à le suivre, elle refuse et se
contente d’avancer, se répétant sans cesse : « Il faut gagner du temps, gagner
du temps… ».
Sortis incompréhensiblement de la tente, les deux êtres se retrouvent au haut
d’une immense tour, sur un vaste balcon dominant le vide, donnant au regard une
impressionnante vue sur les terres alentours. Le tout eut put être merveilleux
et fascinant, si les terres en question, en contradiction avec les parois
reluisantes de la tour, n’étaient qu’un vaste ensemble de roches et rocs, de
champs arides où rien n’a dût pousser depuis des siècles, puant la mort et le
désespoir, sentant à mille lieux l’abandon et l’absence de toute vie. Par
moment, un arbre mort, à l’écorce noircie par une couche de sable si dense
qu’elle en a empêcher la disparition, momifiant cette preuve de vie avant
désolation, vient renier la lassitude de ces mornes landes et leur déchéance.
- Voici l’une des plus importantes parties de notre empire… commence Steve.
- C’est triste, ne peux s’empêcher de s’écrier la conscience d’Azalée.
À la grande horreur de cette dernière, son compagnon lui prend la main et,
tentant de la réconforter :
- Je sais que ce n’est pas beau à voir, qu’il n’y a là rien qui te plaise,
mais, avec le temps, ces déserts se couvriront d’une verdure luxuriante, les
peuples qui ont fuit reviendront s’installer et te vénéreront comme tu mérite
de l’être. D’un bout à l’autre de ce terrain, tu ne verra que merveilles et
enchantements. De ces bouts de bois momifiés que tu aperçois en ce moment vont
jaillir des arbres millénaires à l’ombre desquels les enfants viendront rire et
jouer. Leurs cris pourront venir jusqu’à nos oreilles et la joie que nous y
percevront nous remplira nous aussi d’une satisfaction complète et entière,
comme si nous aussi, nous jouiions et riions. Regarde attentivement, au fond
dans cette direction… mon désert fleuri et c’est bien grâce à toi ! Vois
l’herbe que tu fais pousser. Certes, il n’y a là encore qu’une touffe, mais ce
n’est qu’un début.
Et comme elle se tait :
- Tu sais, je soupçonne que ton malaise ne soit dût qu’à une peur panique de ce
qui t’arrive… Je suis presque content de ta disposition car, si je t’avais fait
venir plus tôt, tu aurais vu en ces terres des spectacles qui t’auraient bien
plus affligés. Tu sais, j’étais si malheureux avant ta venue…
Il plonge soudain son regard au fond de ses yeux que, très vite, elle détourne
:
- Nous en reparlerons un jour. Tiens, je sais ce qui pourrais te rendre le
sourire…
Elle se fixe, signe de son intérêt, poussant ainsi Steve plus avant.
- Voilà ce que je pense : tu dois être bien malheureuse de ne pouvoir voyager
en totale liberté dans ce royaume… Je te comprends. La liberté est un grand bien
et en être privé est monstrueux. Si tu me promets de ne pas retourner dans
l’endroit où nous étions précédemment, et qui est ma chambre, alors je
t’enseignerai à te déplacer dans ce monde. Veux-tu ?
Elle hésite. Évidemment, se déplacer de son propre chef sans se retrouver à
tout moment en un autre lieu serait agréable, mais elle préférerait rester
distante, le laisser parler et se contenter de répéter encore et toujours dans
sa tête que, bientôt, le cauchemar prendra fin. Mais d’un autre côté, elle comprend
que ce peut être là un avantage considérable pour son projet d’évasion…
- Alors, tu es d’accord, marché conclu ?
- D’accord… murmure-t-elle, encore en proie au doute.
- Bien. Alors écoute bien. C’est d’une simplicité enfantine, car je l’ai voulu
ainsi. Dès que tu veux aller quelque part, tu n’as qu’à y penser et, au fond de
toi, si tu as vraiment l’intention de t’y trouver, tu y seras. Ne cherche pas à
comprendre comment, mais c’est ainsi. Évidemment, tu ne peux encore te rendre
que dans les parties que je t’ai déjà montrées, mais tu en découvrira une foule
d’autres et, avec le temps, tu apprendra à créer les salles qui te plaisent. Je
tiens à te prévenir tout de suite, il n’y a pas de plan de cet endroit et donc
seules existent les salles où se trouve quelqu’un. Pour le reste, elles se
contentent de remplacer le lieu où tu te trouve déjà. Ah, encore une chose… Ce
monde assez étrange pour toi n’est pas le seul qui compose ton nouveau royaume.
Par après, je te montrerais ma forteresse de métal et la cité de sagesse. Ces
deux lieux sont les seuls que j’aie gardé après mon exil. Mais tout cela, c’est
une bien longue histoire qui me prendra au bas mots cinq ou six siècles à te
résumer…
Et le voilà qui éclate de rire, emportant, malgré elle, Azalée avec lui.
- Allons, fait un essai : va à la salle à manger et reviens me voir juste
après, d’accord ?
Elle ne sait pas pourquoi, mais sa peur l’a quittée et une soudaine gaieté l’a
remplacée. Pourquoi résister ? Une partie d’elle tente de remettre au-dessus le
souvenir de l’horreur, mais l’autre partie refuse tout de go et ajoute, en
argument définitif: que cela est conforme à tout ce qu’elle s’est projetée de
faire, c’est à dire occuper Steve pendant que son ami cherche à l’aider…
Finalement, c’est la sensation de bien être qui l’emporte et elle accepte
l’offre dans un petit sourire qui fait bondir celui de Steve plus loin qu’il
n’est humainement possible. Il se rattrape rapidement et, dans un petit rire,
appréciant de la voir s’amuser, lui dit :
- Allons, je fais le compte à rebours : trois… deux… un… et… top !
Elle pense immédiatement à la cuisine, aux plateaux volants et à la grande
cheminée. Sa vision se brouille et, une seconde plus tard, elle se retrouve
devant la longue table nappée de blanc. Elle ne peut retenir un petit rire,
puis va inspecter les assiettes de cristal, observe longuement la cheminée,
pars innocemment à la recherche de murs… Mais soudain, elle se rappelle que
Steve l’attend. Se souvenant de ses possibles fureurs, elle ferme les yeux, se
concentre et se met à penser au balcon de la tour…
Chapitre 6 :
Quand elle les rouvre, c’est pour tomber nez-à-nez avec, bien en dessous
d’elle, une immense ville, une cité gigantesque, titanesque aux nombreux murs
plus larges qu’une armées et sur lesquels lesdites armées pourraient manœuvrer
sans difficulté, aux édifices colossaux et à l’architecture pourtant plus que
primaire… Plusieurs points d’eau semblent être la cause d’une grande végétation
dont une partie s’étend jusqu’au balcon où elle se trouve à l’instant. Au
milieu de tout cela, tels des fourmis, des centaines, des milliers ou des
millions de petits points noirs semblent s’animer dans un cortège de cris et de
hurlements. Un peu partout, en observant bien, peuvent s’apercevoir des gardes
noirs, recouverts de la tête au pieds d’armure, faisant plus de deux à trois
fois la taille des êtres grouillants autour et dont la plupart sont occupés à
fouetter avec une générosité sans égales la masse grouillant à ses pieds. Mais
ce n’est pas cela qui préoccupe le plus Azalée, mais la statue monumentale qui
orne le centre de tout. Non par sa taille, non par la perfection de sa découpe,
mais surtout parce qu’elle y reconnaît Steve, en armure, un fouet à la main et
le regard mauvais, tyrannique, regardant en despote et maître cette cité
d'esclaves. Elle va jusqu’à craindre qu’il ne se mette à bouger, puis se rend
compte qu’il n’y a en face d’elle que de la pierre. Toutefois, elle ferme à
nouveau les yeux, fouillant dans sa mémoire un lieu où se réfugier.
Mais lorsqu’elle se décide enfin à jeter un coup d’œil, elle reconnaît à
nouveau le balcon. Seulement, certaines choses ont changées. D’abord, il n’y a
plus ni ville, ni végétation, uniquement du désert. Ensuite, Steve se trouve
face à elle, un sourire au coin de l’œil. Avant qu’elle ne dise quoique ce
soit, lui, d’un air malicieux, tout en montrant bien qu’il plaisante, la
taquine :
- Alors, tu ne voulais plus revenir à moi ?
Mais elle ne répond pas et lui se rend compte qu’elle est retombée dans ses
sombres pensées…
- Ce n’est pas possible ? s’écrie-t-il, moitié furieux, moitié fou
d’inquiétude. Maintenant, cela devient trop grave ! Il faut, tu entends, il
faut me dire ce qui se passe ! Écoute-moi, je sais maintenant que tu ne cherche
plus à m’éviter ou à te réfugier… Tu es véritablement effrayée et il faut que
je sache par quoi , tu entends ? C’est crucial, tu dois me le dire, je t’en
prie, je t’en supplie.
Et comme elle se tait, il tombe à genou à ses pieds, s’accrochant à sa robe
tout en pleurant :
- Dis-moi ce qui se passe, je dois le savoir, je ne peux rien faire sinon…
Explique-moi, dis-moi tout.
Soudain touchée par ces pleurs et ces larmes, mais trop choquée pour pouvoir
articuler un mot, elle pose doucement sa main droite sur la tête du jeune homme
maintenant complètement écroulé à ses pieds, tandis que de l’autre, elle chasse
les gouttes tombant de ses yeux.
- Je ne peux rien faire… continue son compagnon dans une série de sursauts et
de sanglots.
Mais, à sa grande surprise, il se relève soudain dans un bond terrible, les
yeux injectés de sang, le visage déformé par la colère, les membres déchiquetés
par l’horreur, le corps horriblement mutilé, presque inhumain, pour s’écrier,
au milieu des coups de foudre et à la lueur des éclairs qui zèbrent
instantanément le ciel, illuminant l’orage d’une violence inouïe qui s’abat
soudain, pour hurler au milieu de la pluie dense et drue qui martèle le sol de
pierre comme une horde de chevaux en colère :
- C’est lui, hein ?, C’est lui ! Ne nie pas, je le sais, ah, petite peste !
Elle ne comprend pas, elle ne voit que ces yeux et ces yeux la fixe méchamment,
sadiquement…
- C’est lui et tu l’as écouté ! Je devrais te tuer sur le champs, oui, sur le
champs ! Ne t’avais-je pas ordonné de m’appeler s’il se montrait ? Ne
t’avais-je donc rien dit ? Cette petite chose veut contrecarrer mes projets,
ajoute-t-il, en desserrant l’étreinte mortelle qui venait de manquer de la
tuer. Ah oui ? Eh bien, je te réserve bien des surprises ! Ainsi tu voulais la
protéger…
Mais, alors qu’il finit sa phrase, il se retourne, voit Azalée qui, cherchant à
s’enfuir, à naïvement couru à l’autre bout du balcon, espérant ainsi échapper à
cette furie.
- Azalée…
Sa voix montre un immense étonnement, une surprise sans frontière, sincère.
L’orage a cessé, Steve a repris son apparence humaine, le balcon n’a même pas
gardé une goutte d’eau de l’averse passée, tout est redevenu normal. Mais quand
le jeune homme fait un pas vers elle en ajoutant en gémissant « Me diras-tu
donc ce qui se passe ? », Azalée rencontre son regard, ses yeux ne peuvent plus
le lâcher, son être entier est captivé par la puissance qui en émane. Car ce
n’est plus la petite lueur de rancœur, l’étincelle de haine qui l’anime
d’habitude, mais un fleuve de rage, un torrent de méchanceté pure, un océan de
haine qui se déverse dans une abîme sans fond de rage dans un grondement
diabolique, dans un tumulte à faire trembler les fondations des plus solides
âmes, et, tout au fond, dans un alcôve de ténèbres et de désolations, la mort
sous sa forme originelle.
Elle crie alors, de tout ses poumons, de tout son être et lui s’avance,
doucement, comme hésitant, mais tout en dardant sur elle son terrible regard.
Au dernier moment, la petite voix amie, rapidement, s’écrie :
- Vite, viens dans la chambre, j’ai trouvé un moyen !
Aussitôt, elle s’exécute, évitant de peu la charge terrible de Steve, dont elle
aperçoit juste la bouche qui tente d’émettre un son qu’elle n’entend pas. Déjà,
elle est dans sa chambre, mais le lit n’est plus qu’un vieux sommier jeté à
terre, dévoré par les mythes et infestés d’insectes de toutes sortes. Au milieu
de la pièce l’attend un être au visage elfique qui, sans lui laisser le temps
de souffler, lui crie :
- Suis-moi, j’ai trouvé la sortie.
- Le lit, répond-t-elle, encore choquée, se rendant à peine compte de
l'apparence de son ami qu'elle ne reconnait qu'à la voix.
- Pas le temps, viens, vite…
Ils se mettent à courir sur une raie de lumière puis sur une autre, passant
ainsi au milieu d’un réseau de traits de lumières alors que cette dernière
faiblit. Sans ralentir l’allure, l’elfe prend le temps de dire :
- Il est en colère, il va tout faire pour nous arrêter ! Je sais où est la
sortie, il faut me faire confiance et me suivre où que j’aille !
Mais déjà, devant eux, tel un immense titan, s’élève Steve qui, implorant et
ignorant l’elfe, s’adressant à Azalée, demande :
- Mais pourquoi fuis-tu ? Que compte-tu faire ?
- Ne l’écoute pas, ce n’est même pas lui… Cours !
Et elle continue à courir. Soudain, la lumière cesse, des parois apparaissent
sur le côtés, des parois de métal, ternes, froides.
- Viens, c’est par ici. S’écrie son partenaire sans lui laisser le temps
d’admirer l’endroit.
Ils tournent à gauche, à droite, à nouveau à droite. Derrière eux, un tumulte
de pas, de voix et de cliquetis de tout genre se fait entendre et commence à se
rapprocher. Ils redoublent d’allure, mais n’arrivent pas à le distancer.
Soudain, ils arrivent dans une immense pièce remplie de divers gigantesques
créatures métalliques endormies. Dans le fond, au travers des divers animaux,
apparaissent les étoiles. Mais Azalée n’a pas le temps de les observer bien
longtemps, car le bruit se rapproche encore, et cette fois de plusieurs côtés.
- Par là, cours par ce conduit, il te mènera là où il faut. Surtout ne t’arrête
pas ! hurle l’elfe qui, sans attendre de réponse, fonce vers une autre porte
d’où semble émaner les cris d’une meute de loups en colère.
Elle hésite une seconde puis se jette dans le conduit indiqué, sans réfléchir,
sans chercher à comprendre. Juste avant de quitter la salle, elle a aperçut ses
poursuivants, ensemble de monstres mi-humain mi-démon, de créatures plus
hideuses les unes que les autres, gesticulant et grouillant somme autant de
cafards. Elle n’y réfléchit même plus. Les mètres s’enchaînent dans sa course
éperdue et pas une seconde ne passe sans qu’elle ne se retourne dans la crainte
d’être suivie. Soudain, le sol se dérobe sous ses pieds et la voilà qui chute
dans le vide pour, finalement, se poser en douceur plusieurs mètres plus bas.
Devant elle, derrière elle, des dizaines de couloirs plongés dans le noir le
plus total. Elle ne sait plus que faire, plus par où aller. Au loin, se
répercutant sans doute sur les parois métalliques, les cris des créatures se
font entendre, de plus en plus distinctement. Elle va retomber dans les griffes
du monstre, attrapée par les sbires de ce dernier, c’est à présent inéluctable.
« Et mon ami qui s’est sacrifié en vain pour moi… » s’écrie-t-elle. « Non,
c’est bien trop injuste, nous ne pouvons échouer ici ! » et, immédiatement,
elle accompagne le geste à la parole en fonçant tête baissée dans un tunnel à
l’intérieur duquel le son semble moins fort. Elle se cogne aux murs, à des
marches que la nuit dissimule à sa vision, elle tombe à plusieurs reprises,
mais, à chaque fois, se relève, plus déterminée encore à survivre, à se battre
pour ne plus revoir ce monstre, cet horrible monstre, tout plutôt que de finir
entre ses mains, même mourir. À plusieurs reprises, elle manque de s’écraser
contre les parois quand le tunnel se met à tourner, mais, incessamment, elle
reprend la route, jusqu’à apercevoir, devant elle, de la lumière. Prise d’une
joie incontrôlable, elle fonce vers la liberté, sûre d’avoir échappé au
terribles pièges de l’endroit. Mais quand elle approche enfin de la sortie,
elle sent deux mains la happer et la ramener à terre, stoppant net son élan. La
voilà étendue au sol, au prise avec l’ennemi… La lumière, pourtant si proche,
semble soudain si lointaine… Elle veut crier, mais une des mains vient lui
couvrir la bouche. Un murmure se fait alors entendre :
- Surtout, ne bouge pas, ne dis rien, ne fait pas de bruit…
Elle l’a reconnu, elle se tait. À l’instant, une immense troupe de monstres
passe devant eux, effaçant au passage la lumière pour la restituer par après.
Azalée sent son cœur battre fortement dans sa poitrine, comme s’il voulait en
sortir, mais elle n’y fait pas attention, toute entière qu’elle est dans la
peur que quelqu’un les aies repéré. Des gouttes de sueurs perlent sur son
front, elle sent l’étreinte se resserrer, puis enfin la relâcher.
- C’est bon, ils ne nous ont pas vu.
- Comment m’as-tu retrouvée, s’exclame Azalée, trop heureuse d’être encore
vivante.
Mais son compagnon s’empresse de la calmer.
- Ce n’est pas fini, nous sommes proches de la sortie, mais
il faut te taire.
Et voyant qu’elle semble en meilleures dispositions :
- Très bien, suis-moi.
Il commence à lui faire faire marche arrière, la ramenant au travers des
couloirs noirs, lui montrant les embûches, les pièges et les tournants. Après
de silencieuses et longues minutes, ils débouchent sur la salle aux multiples
tunnels. Sans même prendre le temps d’observer, l’elfe s’engouffre dans l’un
d’eux, sans toutefois oublier de s’assurer que son amie le suive. Rapidement,
ils arrivent à une corniche qui longe un couloir aux dimensions colossales,
remplis d’une foules de créatures immondes et d’immenses chenilles au reflets
d’argent. Dans le ciel, plusieurs multitudes d’insectes géants bourdonnent et
s’agitent dans une grande valse rapide et magnifique.
Sans s’attarder sur ce prodigieux spectacle, l’elfe continue son chemin. À
plusieurs reprises, les insectes d’approchent, mais pas un seul ne semble les
remarquer. Enfin, après une longue et pénible heure de marche, d’autant plus
pénible à Azalée qu’elle n’a put s’empêcher de s’effrayer à chaque fois qu’un
des nuisibles volatile l’approchait, manquant de tomber à bien des reprises.
Enfin, ils peuvent retourner dans un petit conduit, laissant derrière eux le
couloir et les monstres. À un moment, l’elfe décide de s’arrêter et, d’une voix
remplie de joie, déclare :
- Nous voici arrivé !
Devant eux, le conduit se termine en une porte aux puissants verrous qui, à
première vue, semble infranchissable.
- Très bien, parfait, reprend l’elfe, tout se passe comme prévu. Maintenant, il
va falloir courir. Derrière cette porte se trouve un portail en forme d’ovale.
Il va falloir que tu rentre à l’intérieur aussi vite que tu le pourras. Si tu
l’atteint, tu seras sauvée.
- Mais toi… commence soudain Azalée, sentant un léger tremblement dans la voix
de son ami.
Le sourire de ce dernier s'éteint brusquement et il la regarde un long moment
dans les yeux, laissant un regard rempli de mélancolie, d’une douce tristesse
et d’une forte lueur d’amour percer jusqu’au tréfond de son âme, puis,
doucement, avec une peine difficilement dissimulée, répond :
- Ne t’en fais pas pour moi, je… Je m’en sortirais, tu verra…
Et, ce disant, il lui prend la main, le regard soudain fuyant, un peu de sueur
coulant sur son front et avant qu’elle ne puisse reprendre, il continue :
- Surtout, ne me regarde pas, veux-tu ? Fais… Fais ça pour moi… Il ne faudra
pas te retourner, jamais…
- Mais…
Il lui pose un doigt sur la bouche, lui intimant par là de s’arrêter.
- Tout va bien se passer, tu va retrouver ton père…
Et, après une hésitation :
- Tu ne m’oubliera pas trop vite, dis ?
Et il tombe en pleurs. Touchée, Azalée le relève gentiment.
- Non, commence-t-elle, je ne t’oublierais jamais, jamais.
Alors, comme attiré par une force incontrôlable, ils s’embrassent, longuement,
passionnément, dans une étreinte qu’aucun ne veut relâcher, sentant que, au
fond, ils étaient fait pour s'aimer. Finalement, après bien des pleurs, l’elfe
se ressaisit :
- Allons, c’est ta dernière épreuve. Toi… un seul pourra échapper à son
courroux. Ce doit être toi, tu entends… Je ne veux pas vivre sans toi, et
préfère mourir si cela peut te sauver. Tu courras, me le promets-tu ?
- Mais..
- Promets-moi.
Dans un petit mouvement de tête, elle acquiesce. Dans ses pensées, elle s’est
résignée, mais, pour la première fois, son cœur refuse de suivre son esprit.
Une larme, plus grosse que toutes les autres, tombe sur le sol et l’elfe
reprend soudain :
- À mon signal , tu fonces !
Et, sans attendre de réponse, il appuie sur la lourde porte avec sa main
droite, faisant purement et simplement disparaître celle-ci.
- Maintenant ! s’écrie-t-il de tout ses poumons.
Sans plus penser, Azalée se jette littéralement dans la salle, et, éblouie par
la lumière, elle n’en aperçois pas moins la grande ogive qu’elle doit atteindre
et se mets immédiatement à courir. Derrière elle, fusent des cris, des
hurlements et, parmi le tas, une voix particulièrement connue, celle de Steve :
- Non, Azalée, je t’en supplie, arrête-toi !
Soudain, une immense explosion la projette à terre violemment, sans toutefois
la blesser en quoi que ce soit. Rapidement, elle relève la tête, mais c’est
pour soudain se retrouver dans le silence le plus total. Doucement, elle se met
debout et, d’un pas boiteux de part sa soudaine fatigue, se dirige lentement
vers le portail.
- Vas-y, je le retiens, fonce, ne t’arrête pas !
C’est la voix de son amour, il est encore en vie. Elle se met donc à courir de
plus belle, oubliant tout son épuisement, négligeant ses membres fatigués,
recherchant au fond d’elle-même l’énergie pour avancer, négligeant aussi les
bruits de coups violents qui résonnent dans la pièce, se dévouant à la dernière
mission confiée par celui que, elle le sent, elle ne reverra jamais. Mais alors
qu’elle n’est plus qu’à moins d’un mètre du passage et s’apprête à sauter, elle
entend un corps s’écraser juste derrière et s’arrête.
- Maintenant, Azalée, ma chère, ma tendre, cesse donc ta folie et éloigne-toi
de ce portail…
C’est la voix de Steve, une voix qui lui semble agréable, attentive, d’une
gentillesse sans borne, mais qu’elle sait hypocrite. De toute manière, bien
loin d’écouter ce qu’il dit, elle ne pense qu’à son amour qui, certainement
mort pour elle, doit être allongé juste à côté d’elle. Peut-être est-il encore
vivant, peut-être peut-elle encore le sauver ? Son esprit lui dit de sauver sa
peau, mais son cœur, plus puissant, la pousse alors à se retourner pour
secourir celui qu'elle aime.
Mais sous ses yeux, c’est un spectacle des plus étrange qui l’attend. Steve est
en face d’elle, à plus de quatre mètres, et tout autour de lui, les murs sont
cabossés, le sol couvert de marques noirs ou même de trous béants. Tout a été
massacrés et de nombreux corps de créatures parsèment l’endroit. Mais, chez
certains monstres, le visage a été arraché, laissant apparaître une tête
d’homme maculée de sang. Ailleurs, ils sont empalés sur de longs pieux, à nu,
parfaitement humains. Mais Azalée n’en a cure. Elle, complètement absorbée par
ses pensées, ne peut soutirer son regard de son ami agonisant à ses pieds, lui
faisant signe de la main de s'en aller tout en répandant par terre un liquide
rouge et odorant. Son visage est plein d'une tendresse excessive, d'amour et
d'une résolution au dévouement qui retiennent le regard, découvrant l'âme de
l'être.
- Il faut revenir, commence Steve…
- Jamais ! s’écrie-t-elle, en larme
- Pourqu… veut continuer le jeune homme, avant d’être violemment projeté contre
un des longs pics par un rayon pourpre. Alors, dans un phénomène parfaitement
inexplicable, le corps implose, ne laissant aucune trace de son ancienne
présence, comme s’il n’avait jamais existé.
Mais Azalée ne s’occupe déjà plus que d’aider à relever son ami, pleurant à
chaude larme de le voir aussi gravement touché.
- Ce n’est rien, commence celui-ci avec une voix faible… Je vais m’en sortir,
ment-il en tentant un faible sourire.
Elle le soutient et le bras de son ami vient chercher prise sur son épaule.
Ainsi rassurée, elle se retourne vers le portail, tout en répondant :
- Nous avons réussi, nous allons nous en sortir ensemble.
- C’est ce que toi tu crois, petite idiote…
De frayeur, elle se retourne.
Devant elle, à sa grande horreur, se trouve son ami, sans une trace de
blessure, droit sur ses jambes, qui la regarde d’un œil mauvais.
- Que veux-tu dire ? s’exclame-t-elle, sans comprendre ce qui se passe.
- Je veux dire que le seul qui s’en sort ici, c’est moi… Mais tu aura
l’éternité pour comprendre… Les âmes errantes finissent toujours par trouver
une réponse à leur question. Ah, encore une chose… Je tiens juste à me montrer
enfin à toi comme chacun devrait me voir et comme tu te souviendra de moi !
Et, sous ses yeux, sa peau se craquèle pour, finalement, se déchirer dans un
bruit malsain et laisser place à une monstruosité qui, rapidement, prend forme.
Elle le reconnaît tout de suite, elle l’a déjà vu. Une fois en mangeant, une
autre alors qu’elle était sur le balcon… Dans un éclair de lucidité, surmontant
sa terreur, elle s’écrie :
- Mais alors, ça veut dire que…
- … Que tu as perdu, répond dans un rire satanique, railleur et machiavélique
l’immense démon, tout en la soulevant pour, avec férocité, la projeter dans le
portail.
Chapitre 7.
Sa chute n'a pas été longue, ni douloureuse. Elle est ressortie de la chambre.
La petite maison a bien changé depuis son départ. Le toit s’est écroulé, la
neige a envahi les lieux. Étrangement, elle ne se sent pas touchée par la
désolation ambiante, comme si tout cela n’avait plus d’importance. Elle avance
d’un pas, écrasant au passage des fleurs congelées, mortes depuis des années.
Elle se retourne, et, sans trop de surprise, s’aperçois que la porte n’est plus
là, si l’on excepte certains restes pouvant encore rappeler son antique
présence. Comme un fantôme, elle s’avance jusqu’au canapé qu’elle aperçoit, un peu
plus loin et, avec une sensation de malaise inattendue, se penche par dessus le
dossier. Il est bien là, la bouche ouverte, encore marqué par les affres de la
mort, suppliant mais figé pour l’éternité comme la preuve d’une injustice. Elle
voudrait pleurer, mais rien ne coule de ses yeux. Un doute lui parcourt le
corps et elle se mets à observer ses mains. Là où auraient dût se trouver deux
gracieuses petites menottes, il n’y a plus que des doigts squelettiques, aussi
morts que le cadavre de son père. Incompréhensiblement résignée, elle se met à
marcher, ne sachant où elle va aller, comprenant instinctivement que c’est là
tout son destin désormais. Elle tente une dernière fois de verser une larme,
mais, finalement, s’apercevant que tout espoir est perdu, s’éloigne
définitivement d’une masure qu’elle ne devait plus jamais revoir, pour un lieu
qui n’existe pas. Dans son esprit ravagé par le son du glas, un seul mot
résonne encore : fantôme.
Épilogue :
La nuit est déjà tombée, la neige a recouvert la rue, les montagnes et le ciel.
C’est la fin d’une journée triste, morne, sans sens comme il en a tant existé
dans la vie de Steve. Il a passé sa journée à écrire, puis à aller regarder le
feu brûler dans l’âtre, crépiter joyeusement, lui rappelant les flammes, supprimant
toute pensée pendant un moment pour, brusquement, retourner écrire. Il n’a rien
mangé, il ne mange d’ailleurs jamais. Pourtant, sur la table, entourée d’un tas
impressionnant de feuille de papiers, de divers essais et de torchons mille
fois chiffonnés, trône une assiette. Elle contient un repas normal, fait de
pommes de terre bouillies, d’un peu de ragoût, de quelques petits pois, le tout
servi avec une magnifique tranche de steak recouvert d’une sauce aux morilles à
l’aspect succulent. L’odeur qui s’en échappe vous fait saliver, votre faim
s’éveille, vous voulez manger. Mais, pour Steve, l’assiette reste à sa place, à
portée de main, simplement ignorée, comme si elle n’en valait pas la peine,
malgré son alléchant contenu.
Lui se tient les tempes, un crayon dans une main, les ongles enfoncés
profondément dans la chair pour l’autre. Il a des débuts de sanglots, puis
refoule tout en lui pour présenter une figure grave, la figure de tous les
jours, celle qu’il doit porter pour ne pas se révéler. L’étreinte se relâche,
la tête est figée, immobile et recouverte des ombres en mouvement, seul indice
de la faible présence du bougeoir et de son contenu bientôt entièrement fondu.
Déjà, en effet, la lumière pâle qui traverse la fenêtre ainsi que celle, plus vivace,
du doux foyer, a remplacé la bougie dans l’éclairage de la scène. Il fait
froid. Soudain, il laisse tomber la feuille sur laquelle il s’acharne depuis
des heures, laissant apercevoir ce qui se retrouve sur toutes les autres, la
seule chose qui l’aie jamais intéressé, le visage d’une femme, déjà oubliée…
- Tu ne réussira pas à chaque fois, elle reviendra…
- Je la chasserais à nouveau.
Steve, ce monologue terminé, se soulève douloureusement et, dans une grande
lassitude, va se couler dans sa chambre. Cette dernière nuit, il le sait, la
mort a vaincu la vie…