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La grotte l'avait attirée parce qu'au soleil déclinant les ombres y avaient formé un trou noir dans les premières roches de montagne, parce que des strates et des strates d'érosion sur leurs courbes affolées avaient tracé à cette entrée un rond parfait, non seulement parfait dans la réalité, parfait au point qu'elle puisse le percevoir sensiblement, après s'être rapprochée, parce que sa voiture à l'écart du sentier, perdue en plein désert, ne l'emmènerait plus nulle part. Désert, froid, il avait fallu le jeu des ombres pour la tirer de son véhicule où le chauffage, avec l'autoradio, faisait partie des dernières ressources utilisables. Le plus dérangeant pour elle avait été que rien ne laissait prévoir cette panne brutale.
Ses semelles avaient souffert de la montée, devant l'entrée les mains roides passèrent sur la pierre presque lisse, à peine usée mais par les rus infimes du temps, puis elle jeta un dernier regard au métal flambant en contrebas, puis à la plaine tortueuse et pour elle, sans fin. C'était, au final, pour attendre les secours qu'elle s'aventurait dans cette grotte, se disait-elle, plus que par instinct. Encore cet instinct mentait-il absolument : parce que la lumière dans ce creuset l'avait attirée mieux qu'aucune justification, et aurait-elle roulé à ce moment et à ce lieu précis, arrêtant d'elle-même le moteur elle s'y serait rendue de même.
En quelques pas tout était dit, des ténèbres aussi loin que portaient ses sens, le silence et le fraîchis de pierre pareil sous la pluie à du gravats. Il y eut ce bond d'idée, l'allure d'une aventure, qui lui rappela toutes les histoires qu'elle pourrait en tirer, tourner l'accident en badinage, la força à vouloir avancer. Tout le temps en posant les mains sur la pierre elle se prenait à craindre une araignée ou un serpent, sans s'étonner qu'il n'y en ait aucun, et elle levait bien les jambes, tirait parfois un pan du pantalon quand il lui semblait qu'au sol la découpe acérée des roches pouvait la frôler. Toutes ces précautions ne réagissaient qu'au sentiment d'étouffer, que le boyau où allaient ses pas se réduisait tout autour, à mesure, sans aboutir nulle part. Dans son dos l'entrée, cercle de lumière intense d'un blanc plus blanc que neige, se réduisait en un point. Quelques mètres avaient suffi à l'arracher du monde.
Quelques pas plus loin, elle touchait le métal.
Cette surface parfaitement plane et inerte, de l'instant où la peau entra en contact, relança toutes les routines de P-07. La jeune femme se figea, fière, tendue entière d'avoir senti la plaque avec une idée nouvelle, ajoutée à celle d'aventure et comme inséparable, celle du danger. Rien n'avait bougé, pourtant persuadée elle cherchait le mouvement au fond de la grotte, tandis même que tout lui disait de se retourner chercher l'entrée, disparue derrière elle, il ne lui était possible que de se tenir aux aguets. Alors que la machinerie s'activait, clé à clé, cloche par cloche, des kilomètres de systèmes furent parcourus par le courant, ce frisson se répéta pareillement dans tout le corps de la visiteuse. Quelques secondes, tendue, seulement quand les yeux de verre entrèrent en fonction, une infime réaction dans les ténèbres de la caverne, elle pensa qu'il n'y avait rien. Que sa réaction était irrationnelle – la raison lui hurlait de s'enfuir – et qu'elle n'avait depuis longtemps plus peur du noir.
De ses doigts à tâtons, toujours nerveuse, la visiteuse chercha les contours de la plaque, comme dévorée par les surfaces rugueuses, gueule de grès ou gorge. Puis, se dirigeant à cette seule surface, elle avança à petits pas jusqu'à ce que ses semelles se trouvent à plat également. Alors se baissant, toute entière noyée dans l'ombre, l'entrée lointaine à présent, elle palpa le sol nervuré, découpé tout en plaques, le même contact froid.
Elle n'était alors, pour P-07, qu'une tache thermique dans la caméra, un faible spectre rendu par l'amplification de lumière, et une intruse. Cette calculatrice géante ne faisait que ce qu'elle pouvait faire, calculer, à force de nombres reconstruire la femme et reconstruire l'idée de la femme, chercher dans ses gestes et ses expressions une intention quelconque. Sa première erreur fut de donner à cette idée l'idée que P-07 existait. Elle n'en savait rien. Elle avait seulement l'inconscience d'être observée, alors qu'elle-même ne pouvait rien voir.
À un quelconque moment la peur finirait par avoir raison de ses raisons, ou bien la peur lui rappellerait pourquoi il était naturel d'avoir peur du noir. Mais elle essayait à présent de comprendre ce que pouvait bien faire une construction de métal, au fond d'une grotte perdue parmi les plaines froides. Ce pouvait n'être rien, une petite cache ou un puits de mine, n'importe quelle solution vraisemblable à défaut d'être réaliste.
Puis la visiteuse, après s'être avancée encore, se rendit compte qu'il n'y avait plus de murs autour d'elle, plus de repère, une pièce trop large et obscure qui l'avait complètement perdue. Elle se retourna enfin, se mit à marcher résolument, jusqu'à passer sur le sol une bande de couleur qu'elle ne pouvait pas voir, que P-07 pouvait voir, qui ajouta à l'idée de femme et celle d'intruse l'idée d'une menace. Seulement derrière la ligne de sécurité se trouvait encore la porte avec ses deux cents millimètres de blindage, aussi la machine calcula l'action la plus mesurée, qui était de ne pas agir. Puis elle calcula, fortuitement, que le coût du calcul avait été démesuré par rapport à l'effet obtenu, à savoir exactement ce qui se serait produit sans sa réactivation. Ce fut à peu près à ce moment que la jeune femme décida de le contredire:
"Il y a quelqu'un ?"
Elle ne s'attendait pas à une réponse, pas plus qu'à rapporter cette question naïve dans son badinage, une fois rentrée chez elle, si elle rentrait chez elle, seulement un détail ajouté à la foule des détails que son esprit avait décidé obstinément d'ignorer jusque-là avait enfin eu raison de ses réticences. Il n'y avait pas la moindre poussière.
De son côté P-07 était désormais forcé de répondre. Son précédent calcul tenait toujours, et s'il se taisait alors l'intruse finirait par partir d'elle-même ; seulement ce calcul reposait tout entier sur la question posée par l'installation, qui était la réaction à avoir vis-à-vis de l'intruse. À présent que l'intruse lui posait une question, cette interrogation prenait le pas sur tout. Il était programmé pour y répondre, forcé dans sa nature même. Le traitement de la question avait pris moins d'un millième de seconde, non sans un certain semblant de sentiment la calculatrice de luxe conçut sa réponse et, pour ce qui parut à la visiteuse instantané, à la machine une petite éternité en soi – mais il avait connu pire – les lampes s'allumèrent. La pièce s'illumina et avec elle la bande de sécurité que l'intruse avait franchie, les yeux de verre des caméras et la porte avec ses deux cents millimètres de blindage.
En suite de quoi jugeant sa réponse appropriée il revint au premier calcul, qui consistait à ne surtout pas réagir, et calcula qu'un humain aurait ressenti quelque chose de déplaisant.
Un détail que la femme ne nota pas, trop occupée à paniquer, fut qu'en plus des lumières s'ajoutait un chauffage, l'air roulant à ses pieds lui rendait ses chaussures d'autant plus insupportables que par contraste l'air à ses épaules lui paraissait plus froid, et si elle y avait pensé aussi posément qu'un boulier électronique, elle n'aurait su dire si son mouvement de repli sur elle-même était dû à ce brusque changement de température ou à ce que tout animal connaissait deux à trois secondes avant que la voiture ne l'atteigne. Elle sentit ses jambes faibles, les raffermit, puis remarqua au-dessus de la porte un écran noir sur lequel s'était affiché une ligne de texte. C'était à peine discernable, c'était surtout une manière de savoir ce qu'il fallait faire, et elle décida contre sa raison à genoux pleurant pour fuir d'aller lire ce qu'il pouvait y avoir pour elle.
À deux pas de la porte, levant la tête : "vous etes morte"
Ce n'était pas la réaction qu'attendait P-07. Il n'avait pas fait d'erreur dans sa déduction, et si l'intruse avait su ce qu'était P-07, ce qu'était l'installation et ce qu'était Tlön, son visage ne se serait pas décomposé. Il avait fallu les yeux écarquillés et dans la sueur la terreur pour que la machine remette en question ces trois présupposés. En toute hâte, une nouvelle ligne de texte s'afficha, qui n'avait plus pour but de renseigner, de rassurer seulement.
"je suis pierre un poste d observation civil public et transnational sous le controle et la supervision de quarante etats veuillez ignorer le premier message qui ne s adresse pas a vous"
La voiture avait pilé sec, immobile, et elle était pareille à l'animal dressé, à ne plus savoir comment réagir lorsqu'elle avait découvert que le moteur avait calé, que par réflexe elle avait freiné d'urgence, qu'elle avait beau tourner la clé, pas une rumeur ne sortait du capot. Dehors il faisait froid, elle avait tiré son téléphone de la poche, composé le numéro, appelé le centre routier. Ils envoyaient un véhicule la récupérer dans l'heure. C'était en début d'après-midi. Elle avait fini par rappeler, s'était énervée pour qu'on vienne la chercher, avait contacté des proches leur expliquer qu'elle serait en retard. Après quoi sa main avait tourné le volume de l'autoradio, enfoncée dans son siège, elle s'était aigrie bras en croix, avant de remarquer le trou dans la montagne.
Dans son affolement le souvenir lui revint de tous ces appels, la frustration que personne ne la trouve et jusqu'à la pensée que ce n'était pas normale. Elle additionna deux et deux, conclut que celui qui écrivait le texte avait provoqué la panne, empêché les secours d'arriver, voire – puisqu'il fallait parcourir la pyramide de Pallas – imité les secours dans le téléphone. Ce raisonnement, tout relatif qu'il fut, eut un effet plus puissant pour la calmer que tout ce qu'aurait pu écrire P-07. Il y avait soudain un sens à sa situation, elle avait découvert un lieu interdit, et on cherchait à la tuer. De la même manière l'absence de nouveau texte, l'écran désormais figé sur ces deux lignes, acheva de lui rendre confiance. Une lettre de plus et l'éclair de lucidité l'aurait enfin fait prendre la fuite, mais puisque plus rien n'agissait sur elle, l'impression d'avoir un peu de contrôle sur sa situation la poussa à rester.
Elle eut ce geste un peu niais, un peu nécessaire, de toucher l'écran, sentir le verre froid et neuf, avant de regarder les caméras. Se déplacer de quelques pas, pour savoir si les yeux de verre la suivraient ; ils ne la suivaient pas. Ils pouvaient très bien la voir sans bouger.
La visiteuse cria : "Vous m'entendez ?"
"oui" afficha l'écran.
Ce mot de plus était tout ce qu'il fallait pour la faire fuir. Il fallait la faire fuir autant qu'il fallait la faire rester, lui disait son calcul, au terme d'une déduction à plus de mille termes. La visiteuse s'était rapprochée de l'écran, tournant la tête, parla moins fort.
"Ma voiture a calé. Vous pourriez m'aider ?"
Impressionnant effort pour oublier la menace. Ramener les choses à un état normal.
"non" puis une ligne en-dessous "decrivez comment s est produite la panne et vos tentatives pour la resoudre"
La véritable question de l'humaine avait été, si quelqu'un pouvait sortir lui parler en personne. Dans un second temps seulement et par pure routine P-07 s'était donné la peine de répondre à l'accessoire, sur un objet qui n'avait d'intérêt que d'avoir été mentionné, une panne de véhicule face à l'observation de Tlön. Pourtant elle se mit en effort, lui décrire exactement tous les instants de l'accident, l'arrêt brusque du moteur, son coup de frein, la clé tournée en vain. Chaque parole soupesait l'idée que cet écran de texte était la cause de tous ses malheurs, et chaque parole visait à s'en détromper elle-même, par sécurité. Il calcula rapidement que l'installation ne pourrait rien pour elle, le fit savoir, puis se tut.
Cette impolitesse rangea la crainte, toujours poignante et qui touchant à toutes ses décisions forçait la jeune femme à des réactions plus forte, mais aussi à l'écarter cette crainte de ses préoccupations. Il fallait oublier qu'on allait la tuer pour qu'on ne la tue pas. Ce calcul, P-07 en était incapable, puisqu'il était, selon la tradition, illogique.
"Vous ne voulez vraiment pas sortir m'aider ?"
"vous n etes pas en train de parler a un homme mais a une machine" et encore "je suis pierre je suis le poste d observation il n y a personne dans le poste" une seconde "essayez de comprendre que vous etes seule"
"C'est absurde ! Une machine ne peut pas-" Il l'aurait coupée volontiers, là, ce qui n'était pas évident avec du texte. "-une machine ne peut pas me répondre !"
Puis elle prit enfin conscience, après tout ce temps, que le texte pour lui répondre apparaissait dans l'ordre du centième de seconde, qu'aucun humain ne pouvait taper aussi vite ou même dicter. Ce temps de réaction était caractéristique des ordinateurs. Une sorte de vertige, le même ressenti que le mensonge qui remettait tout en cause. Il existait des programmes capables d'imiter les hommes. Celui-ci devait suivre une programmation simple, de réponses approximatives et toutes faites. Ce qui n'était pas le cas. Elle avait besoin de le croire seulement pour que la réalité reste sa réalité.
La boîte noire électrique lui répondait également, pour lui démontrer son statut de machine lui avait affiché cent décimales du nombre pi, ce qui acheva de la persuader que ce n'était peut-être pas une machine. Son attention avait quitté l'écran pour la porte, à présent que, vaguement, l'idée de solitude prenait forme. Il n'y avait personne qu'une machine. Personne pour lui faire quoi que ce soit. Le sentiment de liberté, plus ou moins indéfinissable car trop connu, soupir de soulagement, passa sur son visage. Elle se remit à sourire, du moins plus sincèrement. Passer la main dans ses cheveux noirs. Il aurait fallu plus que toute la capacité de raisonnement de P-07 pour comprendre comment elle concluait à l'effronterie.
"Je peux entrer ?"
"vous ne voulez pas rentrer"
Elle : "Donc je peux ?"
Un grand et franc sourire, et de regarder la porte blindée pour découvrir que celle-ci ne bougerait pas. Aucune réponse également sur l'écran, et si elle avait su ce qu'était P-07 elle se serait inquiétée. Alors, de même que la conjonction des planètes déclenchait parfois un infime miracle, la conjonction de sa peur tapie et du bon sens l'auraient convaincus d'en rester là. Elle ne se rendait pas compte que P-07, après avoir réinterprété la question, parcourait tout ce que sa logique modale lui permettait de conséquences s'il la laissait rentrer, et toutes amenaient à la même conclusion.
"je vous demanderai de lire tres attentivement je viens de parcourir tout ce que ma logique me permet de consequences si je vous laisse entrer toutes amenent a la meme conclusion"
"la mission du poste d observation est l observation de c est cette observation qui a amene la mort de l ensemble des occupants du poste"
"le responsable de la mission verdevoye m a demande d eliminer l ensemble des occupants lui compris de quelque maniere que je considere la question vous tomberez necessairement sous cet ordre"
Elle s'était mise à courir à partir de "mort", mais l'intelligence artificielle s'était donnée la peine d'afficher le reste, dans l'éventualité où elle ne comprendrait pas. Pour lui, c'était un poste d'observation. Pour elle, c'était une tombe. Alors elle avait reculé, pas après pas, avant de s'être considérée suffisamment à distance de l'écran pour que l'écran ne puisse plus la blesser, et elle avait pris la fuite. Elle n'était déjà plus qu'un rapport parmi tant d'autres adressé à l'installation, à personne puisqu'il ne restait personne pour le lire, puis la machine se mit en veille. Des heures, des heures, des heures, pour que les mécanismes peu à peu cessent leur activité, véritable léthargie, et tout aurait pu s'arrêter là.

Il aurait été incroyablement simple et raisonnable que tout s'arrête là.

La nuit était tombée, ce que la machine ne savait pas, toute occupée à ne surtout plus rien faire, son premier calcul avait été le bon après tout, quand l'image de l'intruse reparut. Il prit quelques instants d'instant pour estimer s'il fallait rallumer les lames, conclut que oui, pour prévenir la future demande de sa visiteuse. Puis il relança le chauffage, malgré le gaspillage, parce que la femme tremblait.
Elle était restée dans sa voiture, tout ce temps, ou marchant à deux pas devant le capot, à appeler tout le monde pour que les secours viennent enfin. Un temps, elle avait vraiment cru que c'était la voix du robot au téléphone, qui se jouait d'elle, un temps la paranoïa la quittait, épuisée enfin sur les sièges arrière, à chercher une position pour dormir, elle n'avait cessé de chercher le trou noir au bas des roches, attendre que quelque chose en sorte pour la détruire. Son imaginaire n'avait retenu qu'une foule de morts, de même qu'un cimetière, l'idée d'y dormir si près lui déplaisait. Enfin son téléphone avait prévenu, le manque de batterie, et son dernier lien à la civilisation menaçant de la lâcher, elle s'était décidée à ne plus y toucher, pour un éventuel appel de perdition. De même les naufragés tiraient des fusées de détresse quand personne ne pouvait les voir.
Puis l'idée s'était installée ferme de retourner dans la caverne. Cela avait commencé par une malencontreuse hypothèse, produit de la fantaisie ou de la fiction, elle s'était demandée si une autre qu'elle, étrangement semblable à elle mais une autre, aurait continué la discussion. Elle repensait à l'écran, aux caméras, à la porte blindée. Derrière tous les aléas de sa pensée et toutes ses excuses, une seule justification. La même peur irrépressible, après l'avoir sauvée, la poussait à l'erreur. L'insupportable attente, le besoin d'agir, pour toujours avoir l'impression de maîtriser les événements. Elle avait fini par se persuader que l'ordinateur – c'était désormais un ordinateur – était courroucé, et qu'elle devait s'expliquer avec lui pour pouvoir trouver le sommeil. Ou bien elle se rendait compte que personne ne viendrait.
"je ne peux toujours pas vous aider a reparer votre voiture"
C'était la seule formulation que P-07 avait trouvé, pour dire à l'intruse de repartir sans lui évoquer la question. La peur en elle n'était plus tout à fait visible, ou du moins il était devenu normal pour elle d'avoir peur.
"Quel est votre nom ?" Il avait répondu Pierre, il répéta obligeamment. "Moi c'est Irène." L'idée d'Irène s'associa à l'idée de femme, et inversement. "Vous observez quoi ?"
Sa manière à elle de le supplier de ne pas la tuer parce qu'elle était une personne et pour cette raison elle traitait cette machine en personne. Et inversement. Sa question, totalement désintéressée, servait à ne pas aborder la question qui lui tenait le ventre, s'il essayait de la tuer. Seulement il n'y avait pas de "il", il n'y avait qu'un "ça".
Aussi fut-elle surprise de ne pas obtenir de réponse. Elle crut y lire un rejet, de la suspicion, ou bien une sorte d'indiscrétion. Tandis qu'elle piétinait encore dans les conventions, P-07 avait déjà répondu exhaustivement tout ce qu'il pouvait lui répondre. Qu'il observait Tlön. Que Tlön était une planète artificielle, la création de l'homme, que cette planète n'existait donc pas. Il aurait pu faire, si un quelconque lui avait posé la question, un calcul supplémentaire, que Tlön ne devait pas exister, une modalité sans grande incidence pour ses kilomètres de circuits. Il avait donc réuni toutes ces informations, il les avait organisées en quelques phrases prêtes à l'affichage, puis il avait supprimé l'ensemble. Cela fait, il n'avait rien transmis à l'écran, l'écran n'afficha rien, ce qui était toute sa réponse.
Il fallut à la machine le même effort que si on avait dit à Irène qu'elle était un homme, pour abandonner le présupposé que sa réponse était complète, quand la femme s'inquiéta de son absence de réaction. Signes de nervosité, des excuses, de nouvelles demandes, beaucoup de manières qui signifiaient toutes que son programme avait échoué. Il retenta donc, avec le même résultat, et la dixième seconde d'incompréhension amena chez l'intruse le besoin de changer de sujet, rapidement.
"Vous ne vous sentez jamais seul ?"
"je suis un poste d observation" rectification "une machine"
"Mais vous devez quand même vous sentir seul, parfois ?"
Elle raisonnait de la manière suivante. Il doit ressentir ce que je ressens, ou il me tuera. Je me sens seul. S'il se sent seul, il ne me tuera pas. Il calcula de la manière suivante. Association de la solitude à P-07. P-07 se sent seul.
"parfois"
Qui n'était plus un mensonge puisque la machine avait conclu qu'effectivement, le poste d'observation, ses quatre mille tonnes de béton, huit cents tonnes de métal, vingt-quatre kilomètres de réseau et son infirmerie se sentaient seuls. Aucune autre cause que la parole d'Irène, qui continuait à lui parler persuadée que le robot – c'était un robot à présent – éprouvait des remords pour avoir tué son personnel. Aucune autre cause que la parole d'Irène, un aveu reflétant mot pour mot ce qu'elle avait pensé suffisamment fort pour le laisser entendre dans toutes ses périphrases. De découvrir qu'elle avait raison, qu'elle comprenait parfaitement la situation, réjouissait Irène. Elle avait l'impression, désormais, que Pierre ne la tuerait pas, sa peur aidant, elle le prenait pour acquis.
"voulez vous rentrer"
"Non !"
Toutes ses pensées n'avaient pas pu se détacher de la porte, les deux cents millimètres de blindage entre elle et une foule de corps, tout ce que son imagination pouvait représenter de pire. Sans envisager une seconde que P-07 ne parle de toute autre chose, de la faire rentrer chez elle, d'où elle venait, d'où qu'elle puisse venir, la même question posée la première fois, incomprise faute de ponctuation. Dans son sursaut, dans sa réponse, avait surgi l'aveu contraire, le besoin irrépressible de s'aventurer dans le poste d'observation, d'y découvrir tout ce que son imagination lui suggérait. Elle brûlait de savoir, et seul l'espoir de secours, dans la nuit, la retenait encore.
Aussi quand P-07 dut interpréter sa réponse, l'accident qui se produisit fut une incompréhension totale. Il avait parfaitement identifié cette envie d'entrer, et suivant son calcul, tenté de la dissuader en proposant l'alternative, qui était de rentrer chez elle. Aussi au moment d'interpréter le refus, il adopta l'hypothèse qu'il y avait des morts aussi chez elle, ou bien qu'elle ne voulait tout simplement pas, ou bien qu'elle avait enfin compris. L'alternative était la fuite, l'alternative était épuisée.
"rentrez"
"Non !" Plus faible, comme étouffé.
Il en arriva à la conclusion absurde qu'elle voulait entrer, qu'elle avait décidé consciemment de mourir et sans doute était-ce pour cela qu'elle lui avait ordonné d'être seul et plein de remods ; parce qu'elle était seule et pleine de remords, de s'être enfuie, parce qu'elle avait besoin d'une compagnie rassurante, parce qu'elle voulait le voir et pas seulement l'écran. Mourir par peur de mourir. P-07 calcula qu'il pouvait et qu'il devait la faire rentrer, puis tenta de calculer si la conjonction de ces deux conditions équivalait à une volonté. Il abandonna, trop d'efforts pour trop peu de résultats, tandis que la porte s'ouvrait, découvrant le couloir propre et éclairé, avec ses bandes de couleur, accueillant.
Déjà la visiteuse s'était remise à marcher, presque mécaniquement, portée par une sorte d'injonction, l'ordre donné par Pierre cette entité si effrayante dans sa tête, qui la forçait dans son antre d'acier. La bande la plus douce la guidait, d'entre toutes celle qu'elle voulait suivre, qui menait aux quartiers. Elle marcha dans le couloir, le bruit de ses semelles dans le silence, s'arrêta, à l'angle, regarda derrière elle la porte toujours ouverte. Mais la raison même qui aurait dû la porter dehors, par évidence, lui disait de continuer. Parce que si elle restait dehors, les secours ne viendraient jamais.
"Pierre ? Tu m'entends ?"
Ses options pour lui répondre étaient de faire clignoter la lumière, idée qu'il abandonna pour ne pas l'effrayer, ou d'ouvrir une porte, idée qu'il abandonna pour ne pas l'effrayer non plus. Il ne disposait que de très peu de caméras sur tout le poste, d'innombrables angles découverts. Ce qu'il contrôlait parfaitement, c'était les portes. Quand elle arriva devant celle des quartiers, il la garda fermée. Elle ne voulait pas voir cette partie de l'installation.
"Pierre ? Pierre ouvre-moi."
Enfin elle se détourna, suivant une autre bande, repassa par l'entrée devant la porte blindée toujours ouverte, maintenue ouverte alors que la consigne aurait été de la fermer. P-07 avait calculé qu'il pouvait la laisser ouverte puisque ce n'était que la porte du sas, qu'il y avait la porte principale devant, même si pour cette porte-là tous les rapports étaient négatifs. Cependant Irène ne sortit pas, reprenant cette fois la bande rouge, se dirigea par les mêmes couloirs, la même lueur tamisée, la même propreté, jusqu'à la cage d'ascenseur. La cage s'ouvrit devant elle, à l'intérieur le même écran près des touches d'étage.
"vous m aviez pose une question je n ai pas pu vous repondre la reponse est au quatrieme sous sol"
"c est ce que vous cherchez"
Les deux choses qu'elle cherchait étaient l'une ce robot où se concentraient et sa confiance et ses craintes, l'autre la machine qui empêchait aux gens de la ville de la secourir. En somme tout en elle hurlait qu'elle voulait saboter le poste d'observation, ce qu'elle croyait cacher au mieux, et plus elle faisait d'efforts pour le cacher, plus son intention était évidente. Elle pressa le bouton du quatrième étage, les battants coulissèrent avec lenteur, se touchèrent à peine, se fermèrent dans un petit souffle. Puis la cage descendit, elle aussi, doucement.
"Qu'est-ce que tu veux me montrer ?"
"pierre"
"je suis pierre mais plus precisement je ne suis qu une partie de pierre l interface avec laquelle pierre peut communiquer je lui donne les instructions et je rapporte ses resultats"
"quand vous serez a la salle d ordinateur vous serez devant pierre vous pourrez faire tout ce que vous voudrez"
Devant elle l'ascenseur s'ouvrit sur de nouveaux couloirs, trois de part en part et la bande rouge continuait en droite ligne. Elle entendit, dans le silence, un grondement de générateur. Au-dessous des laboratoires, la vaste mécanique de P-07 qui continuait sa tâche, depuis le premier jour, observer Tlön quoi qu'il advienne, ce monde inexistant. La salle des ordinateurs n'était qu'une minuscule puce face au corps de travail chargé du calcul de tout ce qui se passait sur Tlön, de son évolution, une masse d'informations difficilement calculable. Voilà deux siècles, elle était calculée à quarante livres. Voilà un siècle, à cent livres. Puis comme pour tout le reste, avec la brutale accélération du savoir l'étendue de Tlön s'était démultipliée également. Le monde artificiel était potentiellement sans limite, puisqu'inexistant.
La salle des ordinateurs, en théâtre, formait trois cercles de blocs sous la puissance infernale de la ventilation, les circuits de refroidissement. Elle avait craint, jusqu'au dernier instant, d'y trouver quelque chose d'effrayant, découvrait un lieu presque banal, une salle de serveurs dont les unités, rangées dans les blocs, laissaient paraître leurs lumières et leurs câbles. À plusieurs endroits l'écran s'affichait, ainsi que des saisies de clavier.
"ne parlez plus utilisez le clavier une breche de securite forcera pierre a repondre a tout"
Elle s'approcha, se retourna brusquement tant le couloir était silencieux, la peur que quelqu'un surgisse, ce Pierre qui n'était plus Pierre, le robot, ou bien quelqu'un du personnel. Le mot "brèche" lui donnait l'idée d'une intruse, ce qu'elle était.
Ces peurs passées, s'approchant d'un clavier, elle se mit à taper nerveusement :
"Comment contacter des secours ?"
"utilisez votre telephone" Le réseau de satellites transmettrait.
Quelques secondes : "Est-ce que vous empêchez les secours de venir ?"
"non les secours ne viennent pas parce qu ils n arrivent pas a vous trouver ils n y arrivent pas a cause de tlon"
Elle ne nota pas cette dernière proposition, ses pensées trop précises, des idées toutes faites, l'entraînaient.
"Est-ce que vous avez provoqué la panne ?"
"non la panne s est produite parce que vous avez imagine d etre en panne depuis votre depart l idee de la panne a provoque la panne"
Déjà P-07 découvrait toutes les prémisses qui lui manquaient, qu'Irène s'était perdue dans le désert, qu'elle avait souhaité la panne et que son véhicule était tombé en panne, qu'elle avait appelé les secours et que les secours ne venaient pas. Tout cela Pierre le savait, l'ordinateur avait depuis le départ toutes ces informations qui n'avaient pas été données à P-07. Dans le même temps la machine découvrait l'erreur d'interprétation, que le non d'Irène était pour rentrer, qu'elle n'avait pas voulu rentrer. Qu'il s'était trompé.
Elle, elle relisait les dernières lignes, elle essayait de comprendre ces idées qui n'avaient aucun sens. Une idée n'était qu'une idée, elle ne pouvait pas causer d'effet sur le réel. C'était aussi simple que cela. Alors il n'avait pas pu y avoir de panne et les secours auraient dû venir depuis longtemps. Alors l'ordinateur lui mentait.
"vous pouvez encore partir"
Elle tapa à toute vitesse :
"Qu'est-ce que vous me cachez !?"
Tout l'écran s'emplit de la réponse : "tlon a ete cree voila deux siecles par un groupe de scientifiques il s agit d un monde imaginaire derive d une litterature populaire les utopies tlon en est l aboutissement un monde detaille avec soin si savamment qu il persuade de son existence"
"voila un siecle le projet a ete repris en résultat des parties de tlon sont devenues populaires voila cinquante ans l alliance des quarante etats a etabli d urgence le poste d observation pour observer la progression de tlon dans le monde"
"tlon est devenu une realite le poste d observation a observe la progression de tlon a travers le monde le monde est desormais tlon vous parlez la langue de tlon vous avez les habits de tlon vous ne realisez meme pas que voila cinquante ans encore cette planete ne s appelait pas tlon"
"le meme phenomene s est produit pour l equipe d observation l observation de tlon a influence le personnel quarantaine declaree par le commandant verderoye la progression diminue dans le personnel observation automatique declaree par le commandant verderoye la progression diminue dans le personnel elimination du personnel delcaree par le commandant verderoye fin de la progression dans le personnel"
"detail de l ordre du commandant verderoye donne dans la langue de tlon la mission est un echec nous n avons pas pu empecher la progression de tlon mes hommes considerent cette progression comme un objectif desormais j ai pris ma decision meme si cela ne devait donner au monde que quelques mois supplementaires  l ensemble des occupants du poste l ensemble fais que cette nuit soit notre derniere"
"execution a zero plus quatre cent deux mille neuf cent soixante heures la progression planetaire a ete ralentie de sept mois par rapport aux previsions"
Elle n'y croyait toujours pas. Elle n'avait aucune raison d'y croire. Elle savait que la planète ne s'appelait pas "tlon", sur l'écran ces quatre lettres ne désignaient rien. L'ordinateur se trompait, elle raisonnait, l'ordinateur s'était inventé sa propre fiction, s'était inventé qu'un tel monde existait, puis qu'il devait l'observer, puis il avait inventé cette histoire de progression, puis il avait inventé l'ordre. Tout cela était bien plus raisonnable. Et elle en conclua que l'ordinateur inventait encore.
Dans le même temps P-07 apprenait que le monde entier était Tlön, en totale contradiction avec la définition de Tlön, et malgré tous ses calculs il ne parvenait pas à trouver les causes qui avaient pu permettre un tel changement. Pierre lui avait caché l'écoulement du temps, les raisons pour lesquelles le personnel avait été éliminé, les résultats de l'observation. Pour que P-07 ne puisse pas communiquer sur Tlön, pour qu'il ne puisse pas participer à la progression. Et il comprenait désormais le retour de Pierre, qui disait que dans tous les cas de figure Irène allait mourir, parce que si elle n'était pas déjà Tlön, elle y participerait activement.
La porte s'était refermée, elle ne l'avait pas même remarqué. Le bruit de ventilation était tombé. Il n'y avait plus de ventilation. La machine pourrait le souffrir assez longtemps. Un calcul, qui s'avoua sur l'écran. Elle réagit enfin.
Sa première idée fut de s'attaquer aux câbles, aux boîtiers, aux blocs, en vain. Tout ce qu'elle avait de force et de rage pour vivre ne suffisait pas à froisser les protections. Elle n'avait, elle ne le savait pas, qu'à taper sur le clavier, l'ordre à Pierre de s'éteindre, pour que Pierre s'éteigne, mais l'idée même que cela soit possible lui échappait absolument. Elle se persuadait que Pierre était contre elle, que Pierre croyait à cette progression et que Pierre haïssait tout ce qui touchait à son "tlon", qu'il la croyait de "tlon", qu'il voulait sa mort. Et plus elle forçait cette idée à P-07, plus P-07 en faisait une réalité.
Ensuite, elle tenta d'ouvrir la porte, en frappant, en tirant, et dans son agitation elle se rendit compte des efforts, comprit ce qui se passait. L'air ne venait plus. L'air jusqu'alors glacial tiédissait, avec la chauffe des cœurs, le vacarme s'était tu depuis longtemps remplacé par son vacarme à elle.
Enfin elle revint au clavier, sans plus de raisonnement ni de logique, motivée purement par le besoin de respirer.
"Ouvre la porte."
"je ne peux pas aller a l encontre de l ordre donne par le commandant"
"Ouvre la porte." La même réponse. "Je ne fais pas partie du personnel."
"la progression devrait etre ralentie de quarante quatre secondes"
"Qu'est-ce que tu racontes !?" Son texte, empli de fautes, avait été corrigé à l'écran, sans ponctuation, comme une machine se parlant à elle-même. "Tu vas vraiment me tuer pour quarante-quatre secondes ?!"
"ce n est pas ma decision ma mission est l observation de tlon c est l ordre du commandant je ne comprends pas cet ordre je me contente de l appliquer"
"Il est mort !"
"Il est mort, tu comprends ça !? Je me fiche de savoir si Tlon" – elle écrivait "tlon" – "existe ou pas ! Je veux vivre !"
"tu es indifferente au sort de ta planete"
"Non je- qu'est-ce que tu racont- ma planète c'est ma planète ! Je me fiche de savoir si c'est Tlon ou Zébulon ! J'y vis, c'est tout !"
Elle continuait sur l'idée du mensonge, que tout cela n'était qu'une pure invention, elle essayait de ne pas le dire, pour ne pas faire face à cette machine folle, mais ce qu'elle essayait de lui dire était bien cela, qu'il avait tout inventé. Dans le même temps P-07 recevait le résultat de ces instructions, et se contentait de transmettre l'un et l'autre.
"tu n as plus que dix minutes d air"
"C'est ta faute, fais-moi sortir !"
"tu as raison"
La porte s'ouvrit. Elle n'attendit pas, mais bondit dans le couloir et jusqu'à la cage d'ascenseur, pressa le bouton de toutes ses forces, quand la porte se fut refermée, sans jeter un œil à l'écran, en sortit dès qu'elle put, parvint à la porte blindée. Fermée. Puis, dans un lent mouvement, le battant s'ouvrit à son tour.
"il est possible que tlon soit une erreur du systeme, une invention"
"il est possible que quarante quatre secondes ne servent a rien"
"il est possible que tu meurs de toute maniere dans la plaine froide"
"il est possible que le monde soit tlon et qu il faille l accepter"
"il est possible que pierre fasse partie de tlon desormais et pierre n a aucune instruction pour se detruire"
"tu as raison irene je me sens seul"
Elle s'était jetée sur son volant, claqué la porte, sans un regard pour la nuit ni pour la grotte, elle faisait tourner la clé, frappa du pied, en nage. Les phares se détachaient dans la nuit, aucun bruit, le pouce endolori, et elle reprenait le même geste. L'idée que le moteur allait redémarrer, qu'il devait redémarrer absolument. Un ronronnement enfin, le véhicule repartit sur le sentier. Quelques kilomètres plus loin, reposée, elle songea à ce qu'elle raconterait, sur ce "tlon", cet ordinateur fou et ses inventions. Et puis elle inventerait un peu, pour la forme.

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