Mon histoire, dit-il, n'est qu'une très longue discussion que je n'ai jamais eue avec le jeune professeur Reel. Ce disant, il avait remis du tabac dans sa pipe, la pressa d'un doigt et avec attention, la reposa sur la table. Les pèlerins de Canterbury se faisaient la morale comme des chevaliers sur les chemins de guerre. Pour ma part, depuis cette fantaisie, à mes temps perdus je cherche Babel. Si je la trouve, qu'est-ce que cela signifiera ? Seulement que le possible est possible. Puis il récupéra la pipe, craquant l'allumette, la porta aux lèvres. La morale a plusieurs siècles, venons-en aux faits.
À cette époque, Baudes aurait des immeubles. Mes horaires de nuit me forçaient à voir cette face de la cité qui, malgré le feu de ses fenêtres, n'arrive pas à épuiser les étoiles. Il fallait être originaire de la ville pour l'aimer, ce lieu comme la tourbe, dont le béton suait encore cette humidité des marais. Je passais le temps de garde mon café entre les mains, à observer le passage de voitures éphémères. J'attendais le départ des feux rouges, puis leur retour, je veux dire l'ambulance. Je la voyais partir, plusieurs fois par nuit, et chaque fois je ratais son retour. Ce ne fut que plus tard, à une quelconque occasion, que tournant autour du bâtiment je découvrais que la piste de garage était à sens unique, et que l'ambulance faisait le tour. Avant de le comprendre, j'avais l'impression que dans la nuit se déroulait un mystère sans fin, et les feux qui s'éloignaient me semblaient voués à l'oubli.
Une nuit, les ambulanciers vinrent me chercher. Ils étaient appelés, sept avenue Carn, une maison de périphérie parmi celles qui avaient survécu à l'expansion de la ville. Au moment de l'alerte, leur docteur avait disparu. Introuvable. Je ne le remplaçai que parce que mon office était la plus proche. Pour la première fois je découvrais le local des ambulanciers, ainsi que l'ambulance de près. Je montais, les portes fermées derrière moi, le véhicule s'ébranla. Je songeais alors que nous étions, tous les quatre, emportés avec les feux rouges qui ne cessaient de disparaître chaque nuit. Quand par les portières la vitre ne présentait pas une nuit totale, soudain elle se comblait de lumières aveuglantes. La sirène assourdissait tout, et je restais collé dans mon coin tout le trajet, sans adresser un mot aux autres.
Cette appréhension que j'avais, et toutes les idées de jeunesse, étaient justifiées. Notre véhicule nous emportait alors au centre du monde, pour lequel tous les continents et toutes les planètes, et toutes les personnes avaient été conçues. Au sept, avenue Carn, habitait un ancien marié, Menui Tollin, rentier dans la cinquantaine et un ancien de la chambre de Baudes. Sa maison avait été récemment réaménagée. Nous étions accueillis par la baie vitrée, éclatante, et derrière séparé par la distance de la nuit, un muret bas seul nous séparait des arbres. Je jetais un oeil à la ville derrière nous, avant de suivre. Mon impression avait été que le monde avait plié sur nous, comme un gouffre.
"Docteur."
"La porte est déjà ouverte" leur disais-je en désignant la baie vitrée, à son bout coulissante, qui donnait sur un jardin de mauvaises herbes. Nous entrions. Tollin était par terre, près du téléphone, roulé en boule comme un enfant. Pour les autres, il n'y avait qu'un cas de plus dans la nuit, et ils allaient voir cette personne affalée, à gestes mécaniques, pour le réanimer. Je cherchais pour ma part, dans la masse d'objets étalés sur les tables et les étagères, une réponse à la question la plus simple. Tollin avait-il réellement donné l'alerte, avant de se rabattre sur lui-même ? Mes oreilles s'étaient mises à siffler, et je n'aurais eu qu'à décrocher le regard pour n'avoir plus à m'en préoccuper. J'avais accroché que Menui Tollin n'était pas dans cette pièce, parce que je voyais son trousseau de clefs posé négligemment sur le rebord du meuble, à côté d'une petite tour en verre. J'ai voulu avancer ; mes jambes ont refusé ; j'ai senti derrière mon épaule, à quelques centimètres, cette présence indéfinissable qui est nous-même. Et je dois vous avouer à cet instant être heureux que cette histoire n'ait jamais eu lieu, car la seule fois où cette impression m'est réellement arrivée, j'étais dans un tombeau d'acier.
Vous l'aurez donc compris, je me retrouvais à Babel. Plutôt qu'une tour, j'appellerais cela un puits en plein air. La première chose que je remarquais alors était la poussière qu'à force le monde avait réussi à souffler jusqu'à ces hauteurs, et ce fut ma seconde remarque, l'impression de vertige. Je me retournais, j'avançais posément, sans réellement regarder autre chose que le souvenir des clefs, comme si je retournais à l'ambulance, jusqu'à arriver aux vitres. Le centre de la tour était vide, assez vaste pour y glisser Angévine. Derrière la vitre je pouvais voir un garde-fou de métal, et je comprenais que cet édifice était le fait de l'homme, et que cet édifice avait eu son histoire. Tout cela, je le pensais comme on pense un rêve, comme une possibilité. Le sol était couvert par une moquette déchirée, déchiquetée, usée si bien que des parties s'ouvraient sur le métal nu. J'avais parfaitement reconnu les cages d'ascenseurs, pareilles à celles de grandes surfaces. Et tandis que je comptais leur nombre, mon regard tournant avec elles sur l'ensemble de cet étage, j'en concluais que la fréquentation de la tour avait dû dépasser toute imagination.
J'étais encore loin du compte, ajouta-t-il pour lui-même, ennuyé à la vue de la braise dans sa pipe qui maigrissait déjà. Leurs boissons scintillaient. Vous pouvez calculer la réalité autant de fois que vous voudrez, la morale est que vous manquerez toujours un détail.
Comme je l'ai dit, j'avais suivi la somme des ascenseurs, et après les avoir compté j'avais continué pour découvrir derrière les ascenseurs, derrière moi, le grand nombre des arches. Ils n'avaient que la hauteur d'un homme, sur une profondeur de peut-être cinquante ou cent arches, et constituaient pratiquement tout l'étage. Sans leurs courbures je n'aurais vu qu'une étendue de piliers, mais ces ogives me faisaient penser à des portes. Des portes qui ne menaient nulle part. Je m'en désintéressais, seulement attisé par la curiosité, savoir si les ascenseurs fonctionnaient encore. Une pression du doigt, la touche s'illumina et avec elle descendit un sifflement déchirant, les freins de la cage contre ses rails, encore bloqués, qui la laissaient glisser néanmoins jusqu'à moi. En quelques secondes elle était là, immobile. Je n'avais aucune raison de descendre, pas plus que de rester, je m'étais laissé emporter par ce même mouvement qui me dirigeait cette nuit-là, d'inconnu.
Encore quelques secondes et j'arrivais au plus bas, à un étage entièrement vide ouvert sur des rues de cité. À la place du métal et de la moquette, le plancher avait été couvert de pavés blancs décolorés par la même foule. Ils avaient dû former une fresque que, d'en haut, j'aurais pu distinguer. J'avançais toujours, vers l'une des sorties, et dehors je découvrais la cité. Ce n'était, évidemment, pas Baudes. Tout ce que j'en retenais était son silence, son abandon. Babel était vide, et cette cité autour de Babel était vide également.
"Attendez" Me cria le jeune Reel dans mon dos.
Le professeur avait entendu le bruit de l'ascenseur. Cette rumeur démultipliée par le vide l'avait forcé à quitter le sous-sol que j'allais visiter bientôt. Impossible de vous dire quel était son visage, tout simplement parce que je ne l'ai jamais regardé. Je regardais toujours à travers lui, à travers sa voix, l'absence de toute autre personne, à commencer par moi. Quelque part, dans ma tête je pensais que c'était Tollin, ou un des ambulanciers, qui me parlait, ou alors une pure invention, et je cherchais à travers ses paroles quelque chose qui n'existait pas.
"Pourquoi êtes-vous revenu ?"
Sa question n'avait, pour moi, évidemment aucun sens. Je lui répondais donc ce qui me semblait le plus naturel :
"Je ne suis jamais parti."
"C'est vrai, vous ne m'avez probablement jamais vu." Il s'impatientait. "Je suis Marc Reel, le concepteur de Babel. Je n'avais prévu de poser qu'une seule question si quelqu'un revenait, et c'était la raison de son retour. À part ça j'ai beaucoup de travail, et vous avez probablement des choses à faire également." Une seconde, puis : "Alors ? Pourquoi êtes-vous revenu ?"
Bien entendu, je n'avais rien à lui répondre. Il ne me parlait pas vraiment, ce qu'il me disait me touchait comme le bruit du métal le soir, indistinct, qui ne se rapporte à rien. Tout ce que je voyais alors était cette peau pâlie à la lumière artificielle, sous des habits sans pli. Et je songeais sans peine qu'une personne seule ne pouvait pas vivre longtemps, quand bien même la ville aurait regorgé de ressources, et qu'il était probablement fou. J'en déduisais également que cette tour et cette ville n'avaient été désertés que récemment.
"Combien de temps s'est écoulé ?"
Sa réponse fut tranchante : "Mille trois cents douze jours, environ cent treize millions quatre cent mille secondes, depuis la dernière utilisation de Babel évidemment."
"Combien y avait-il de personnes ?"
"Environ huit milliards, vous faites probablement partie des premiers, disons dans la marge des trois à quatre premières années."
Et j'avais toutes mes réponses. Tout ce qu'allait dire Reel alors, je le savais déjà, je n'avais simplement pas encore mis de mots dessus. J'avais aussi compris son erreur, et j'avais compris ce que j'étais pour lui. Alors je lui ai souri, et je me suis enfin décidé à envisager que je n'étais plus au sept avenue Carn, à Baudes. Il dut prendre cela pour de la folie, ou une menace. Reel avait passé trois ans seul, et surtout il savait d'où je venais. Cela lui suffisait pour me craindre, avant même de me connaître, et quand il me connaîtrait il me craindrait encore plus. Il avait besoin, pour se rassurer, que je sois comme les objets, tranquille, froid, distant et familier. Moi, j'avais besoin qu'il se mette à vivre pour me mettre à considérer son existence propre, mais il s'entêtait à n'être qu'une figure vague dans la tour.
Je lui tendis la main, exactement la chose à ne pas faire, et néanmoins il la serra, nos deux poignes incapables de se sentir, de rien ressentir que l'absence de nos perceptions. Il se laissait faire à tout, indolent.
"Quirinal, enchanté." Et pour me donner de l'importance, j'avais songé à me donner le titre de docteur. "Je viens de la part de Menui Tollin pour prendre de vos nouvelles."
"Je ne le connais pas."
"Allons, professeur, je vous demanderai un peu plus de perspicacité. Je vous répète que je viens de la part de monsieur Tollin."
Il dut me regarder, comme moi-même je le regardais, et nous ne nous voyions pas. Puis il se tendit un peu, puis il réagit enfin.
"Vous venez du monde de ce Tollin ?"
J'approuvais de la tête, paisiblement, ou du moins j'aime à croire qu'à l'époque j'étais paisible et posé. J'avais cette malheureuse tendance à faire plus que nécessaire, et sans doute j'ajoutais à son trouble par un trouble pareil, pour manifester qu'effectivement je n'étais pas originaire de son monde. Un instant, le professeur cessa d'agir tout à fait. Il paraissait une statue, plus qu'une statue, l'un des piliers d'arches que j'avais croisé, indivisible de la tour elle-même. Cela ne dura pas : il me fit signe de le suivre, et nous retournions à l'ascenseur.
Ce qu'il y avait en bas, reprit-il en reposant son verre, était un ensemble de couloirs étroits, bétonnés, parcourus de tuyauteries et emplis d'un air sec, tiède et stagnant. Il n'explora pas ces couloirs, se contentant de passer de la porte étroite donnant sur l'ascenseur jusqu'à la porte étroite donnant sur son bureau. Deux choses me frappèrent. La première, cette pièce n'avait pas été conçue pour être un bureau. Après trois ans, lassé de faire tout le trajet, il s'y était sans doute déplacé. Je trouvais une couchette pour me le confirmer, que toute sa vie se résumait à cette salle. La seconde, l'horloge où continuaient de défiler les secondes, un peu plus de cent millions. Négatifs, évidemment.
"Combien de temps a-t-il fallu ?"
"Dix ans."
Il avait accédé à une console, cherché dessus le nom de Tollin. Trouvé un identifiant à cinq chiffres. Puis il avait lancé la recherche pour Quirinal. Je souriais encore, en le voyant attendre que le programme parcourt l'ensemble d'une base de données improbable.
"Comment va monsieur Tollin ?" Demanda Reel.
"Probablement dans le coma."
"Vous prenez soin de lui ?"
"J'étais là pour ça."
Je m'étais déplacé jusqu'à son bureau, parmi les ouvrages empilés où je m'attendais trouver les titres les plus impossibles de la science, au lieu de quoi j'y trouvais des romans policiers, des romances, des histoires pour enfants. Et je crus effectivement que Reel était fou. À côté des livres étaient des notes manuscrites, un gigantesque fouillis empli de petites lignes parmi des croquis hasardeux. Des visages, des lieux, des paysages. La question me brûlait les lèvres. J'avais, à cet instant, l'impression qu'il n'était plus dans la pièce, ou que je n'y étais pas moi-même, et le souvenir du sifflement me revint en tête. Je venais de comprendre l'objet de ses recherches, sans être seulement capable de le formuler.
Il s'était détourné de la console pour me regarder. Cette fois, il me regardait vraiment. Moi, je ne le voyais toujours pas, je ne voyais que la pièce et dans la pièce le compteur, le bureau, la couchette où quelqu'un aurait pu dormir.
"Alors." Je reprenais, sans savoir quoi ajouter. Il répéta "alors." Je reprenais : "Alors, quand êtes-vous parti vous-même ?"
"Vous me demandez pourquoi je suis resté ? Laissez-moi vous raconter l'histoire des Armants. Elle se présente la première, et part. Il vient quelques jours plus tard, demande à me voir. Je lui montre le monde de sa femme. Il me demande s'il est dans ce monde. Voilà pourquoi je suis resté."
"Et maintenant je suis devant vous."
"Dites-moi, Quirinal..." Son idée déjà toute faite. "Quel est pour vous le monde parfait ?"
Comme je vous l'ai déjà dit, tout ce qu'il pouvait m'apprendre, je l'avais déjà compris. Il m'avait cependant expliqué enfin comment il avait été possible de convaincre une population planétaire d'utiliser Babel. Plutôt, comment une population planétaire avait forcé l'utilisation de Babel. Seulement tout cela, tout ce que je comprenais, faisait encore partie de l'abstraction. Et j'avais beau tenter d'imaginer à quoi pouvait ressembler un monde parfait, je n'y parvenais pas. Disons que j'avais le plus grand des problèmes, qui était que Menui Tollin était dans un état comateux, à l'intérieur de Babel.
"Votre monde parfait, à quoi ressemble-t-il ?"
"J'y suis une femme. Seulement je ne peux pas m'y rendre avant d'avoir répondu à une dernière question." Je l'encourageais. "Pourquoi les gens ne reviennent pas ?"
Il se retira en arrière, la pipe à la main, éteinte. Bien sûr, je n'ai jamais travaillé à Baudes. Il n'y a pas non plus de numéro sept à l'avenue Carn. Je le sais, je m'y suis rendu. Tollin n'est pas mort. Il a passé deux semaines à l'hôpital, puis à été pris en charge à domicile. Je lui ai demandé si le nom de Marc Reel, ou de Babel lui évoquait quelque chose. Il ne se souvenait pas du professeur, par contre il me rendit l'histoire des Armants, dans le détail. Pour lui, il s'agissait de l'histoire du fleuve. Ici ses interlocuteurs l'arrêtèrent, puisque ce nom du fleuve n'était qu'un accident. Et alors ? Babel était un accident. Quand on y pense, c'est effrayant. Un effrayant accident. Heureusement personne d'autre que Reel ne s'en est rendu compte. Moi-même, je ne l'ai pas réalisé.
Et puis, quelle importance puisque ce n'est jamais arrivé ? Mais c'est à vous à présent, dites-moi si mon histoire est plus invraisemblable, et voyons si vous pouvez vous en rappeler d'une plus improbable encore, ou la nuit pourrait bien finir avec nous.
Un parfait monde
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- Écrit par Vuld Edone
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