Cher ami,
J'ai reçu cet après-midi une enveloppe avec ton adresse, ton écriture, ainsi qu'un de tes timbres à colombe dont tu disais être tombé à court voilà deux mois.
Elle contenait une montre à gousset en cuivre d'un diamètre mesuré de quatre point huit centimètres pour une épaisseur d'un point deux centimètre, sans remontoir ni molette de réglage.
Je n'ai pas ouvert le couvercle. je l'ai remise dans l'enveloppe que j'ai déposée dans un tiroir désormais fermé à clé. Faute d'explications je suppute un coup de tes fameux démons dont tu me rabats les oreilles, et j'ai pris le parti de ne rien toucher.
Tu me diras, dans ta prochaine lettre, ce qu'il en est et ce que tes vignes deviennent.
Amitiés,
Prélin
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Cher ami,
Comment vas-tu ? As-tu reçu mes dernières lettres ? Je m'inquiète sans doute pour rien mais, réponds-moi dès que possible.
Amitié,
Prélin
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Cher ami,
Je ne sais pas ce que tu deviens. Faute de réponse de ta part, je me retrouve à me morfondre comme en ma jeunesse. J'ai l'habitude de voir les gens partir. C'est de ne pas savoir qui me travaille.
Ton silence m'a fait céder. J'ai tourné dans mon bureau comme un animal en cage. J'avais besoin de savoir. J'ai fini par rouvrir le tiroir. J'en ai sorti la montre et je suis forcé d'admettre désormais que tes démons existent.
Si ce n'était même qu'une excuse, je t'écris cette lettre pour te demander conseil, ou pour te renseigner sur cet étrange objet.
La montre est en cuivre. Tu m'avais dit quelque chose sur le cuivre, comme quoi ça représentait la guerre ou quelque chose comme ça. Tout se rapportait toujours à la guerre avec toi, de toute façon. Je me suis rendu compte que, sur les bordures de l'anneau, le métal était oxydé. Aussi, en passant le doigt, j'ai noté des défauts, des bosses, des éraflures sur le boîtier. Il n'y a, je crois l'avoir déjà noté, pas de mécanisme. Ni remontoir ni molette. Ce que je n'avais pas noté, par contre, était l'absence de de crochet pour une chaîne.
La montre ne tiquait pas. Comme si elle était cassée. Je l'ai secouée, mais il n'y a eu aucun bruit.
Je l'ai ouverte.
C'est là que j'ai su que tes démons existent, mais revenons à mon inventaire. En ouvrant le couvercle j'ai tout de suite réalisé deux choses. La première était qu'il n'y avait pas d'aiguilles. Ni grande ni petite, ni même les coches. La surface était d'un blanc laiteux et le verre, usé et terni. La seconde chose que j'ai remarqué était que la montre n'était pas à l'heure. Elle retardait, ou retarde, de dix-sept minutes sur ma propre montre bracelet, qui est accordée sur l'heure de la météo et de la gare.
Tu connais ma diligence. J'ai fouillé l'enveloppe sans rien trouver d'autre. Alors j'ai pris sur moi de démonter la montre.
Le plus facile a été de retirer le verre, mais cela n'a servi à rien. J'a alors ouvert le boîtier à l'arrière avec un couteau et j'ai pu voir le mécanisme. De ce que je peux en dire, c'est une mécanique classique. Il y a bien des vis pour démonter plus avant, il y en a même des tas, mais je n'ai pas trouvé utile d'aller jusque-là. Surtout parce que je ne saurais pas la remonter.
Voilà.
J'ai remis la montre dans le tiroir. Tu m'as averti d'innombrables fois de ne jamais se risquer dans ces histoires, et je me dis qu'il n'est pas trop tard pour suivre ton conseil.
Il serait dommage de finir cette lettre ici, sans te parler d'autres choses plus légères. Par exemple, je suis retourné au lac ce matin. J'ai tiré ma ligne malgré l'air frais, j'ai écouté le clapotis de l'eau sur les pierres. Ça m'amuse de jouer le vieux papy à la retraite que les enfants sur leurs vélos se jurent qu'ils ne vont jamais devenir. Je n'ai rien attrapé, mais j'ai pu profiter de laisser vaquer mon esprit. Je n'avais plus pris ce loisir depuis longtemps. Dire qu'on croyait que l'âge nous donnerait le temps de vivre, loin du stress des dossiers et des appels constants. J'ai l'impression de ne pas avoir gagné au change.
Autre chose. La Suzanne, celle aux fleurs, tu sais, m'a présenté sa nièce venue l'aider pour sa vente de charité. Elle s'appelle Amandine et elle a ce petit air rêveur, derrière son sourire, qui te ferait jurer qu'elle a commis un crime. Suzanne m'a dit qu'elle cherchait surtout le grand amour, et je ne sais pas bien si c'est une manière de dire. Je te laisse juger.
Dans tous les cas, cette Amandine m'a quand même trouvé une jolie statuette en bois de frêne un peu petite que j'hésite à présent à t'envoyer. Pour le moment, elle va décorer mon salon. Olivier s'est plaint que je l'encombre ainsi, mais je n'ai aucun remords à donner à ma maison des allures plus anciennes et poussiéreuses encore qu'elle n'en a déjà l'air.
Et puis, il y a l'attente. Je perds un peu goût à tout, à force de me poser des questions. J'attends tes lettres. Je passe et repasse par la poste demander des nouvelles. J'ai l'impression de t'avoir abandonné
Amitiés,
Prélin
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Cher ami,
J'ai attrapé un poisson avant-hier. Je ne savais même pas bien quoi en faire, alors je l'ai laissé dans mon baquet et je suis allé voir Olivier au restaurant lui demander s'il en voulait. Le temps que je revienne, le poisson n'était plus là. Il a dû réussir à sauter dans le lac. Il était petit de toute façon.
Je suis monté dans les vignes voir les frères Raymond. Ils m'ont proposé du vin, et je n'ai pas eu le coeur de dire non. Ça leur a fait plaisir d'avoir ma visite. Je m'attendais à ce qu'on se quitte en vingt minutes, vu qu'ils travaillent, mais nous avons passé la journée sur leur terrasse. Apparemment ils ont des projets immobiliers. Ils ne changeront jamais.
La nièce de la Suzanne est toujours au village. J'ai été étonné en apprenant cela.
En rentrant chez moi je me suis installé dans mon vieux canapé, je m'y suis enfoncé jusqu'à ce que mon dos rechigne à bouger, trop bien calé, et j'ai sorti ma pipe. Un jour, avant ma mort, je saurai la bourrer correctement. J'ai fait craquer une allumette, j'ai fermé les yeux un moment puis j'ai salué le démon, sans même être encore sûr qu'il soit là.
Tu vois la porte du salon qui mène au couloir, juste avant la cuisine ? La grosse porte bien épaisse, médiévale. Le démon est là, juché dessus, en équilibre sur le tranchant. Ce dont tu ne te rappelles sans doute pas, c'est qu'il n'y a qu'une trentaine de centimètres entre le haut de la porte et le plafond. J'ai mesuré, avec mon mètre-ruban. Trente-sept centimètres. Le démon fait probablement dans les un mètre trente, peut-être un peu plus. Malgré la lumière de l'après-midi, il semble dans l'ombre. Sa fourrure est d'un rouge sombre, comme une lune sanglante. Ses yeux sont ceux d'un animal. Il n'arrête pas de balancer sa queue touffue.
Tant que je ne lui parle pas, il ne me parle pas. Il est juste là et je peux l'ignorer à loisir. Si je me lève, si j'éteins ma pipe, il s'en va. Comme un phénomène naturel, contrôlable.
Ne m'en veux pas, mais je me suis mis à lui poser des questions.
À toi de me dire si quoi que ce soit de tout ça fait sens. Si tu es encore en disposition de me répondre. Il te connaît, et il m'a dit que tu ne me répondrais plus. Que je devais m'y faire. Que je ne pouvais « plus rien pour toi ». La réalité qu'ont pris tes histoires a quelque chose d'effrayant, mais il semble entendre que t'y connais assez pour échapper aux périls quetu as si longtemps sous-entendu dans notre correspondance.
Alors je lui ai demandé pour la montre. Et la première chose qu'il m'a dit était que je devais la « garder ». Il a utilisé ce terme précis, volontairement, pour un double sens qu'il m'a lui-même expliqué. Il veut que je m'en méfie et que je m'assure que la montre ne fasse rien. Mais il veut aussi que je m'en soucie et que je m'assure qu'il ne lui arrive rien. « Garde la montre », « garde la montre », c'est ce qu'il répète sans cesse.
Cette montre, apparemment, mesurerait le temps universel. Elle mesurerait le passage du temps depuis que le temps existe : à l'instant où, dans l'univers, il y a eu du temps, la montre a commencé à tourner. Elle est destinée à tourner, très précisément, jusqu'à la fin des temps.
Il m'a demandé combien de temps s'était écoulé depuis que le temps existe. J'ai supposé un nombre, treize milliards d'années et des poussières. Il a secoué la tête : c'est le début de notre univers, pas du temps. J'aurais la réponse si je regardais la montre. Mais jusqu'à présent, tu le devines bien, je me suis gardé de le faire. Et honnêtement, que nous importe de savoir quand a commencé le temps ? La question elle-même n'a pas de sens. Nous sommes aujourd'hui et maintenant : cela me suffit.
Demain, je retournerai pêcher. Le temps s'annonce mauvais. Il pleuvra peut-être. Au pire je pourrai toujours aller m'abriter à une table ou à l'intérieur du restaurant. J'ai besoin de sortir, prendre l'air. D'entendre le clapotis de l'eau sur les rochers.
Je passerai par la poste, à tout hasard…
Amitiés,
Prélin
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Cher ami,
Quelles étranges créatures que tes démons. Ils n'ont, pour nous manipuler, besoin d'aucun argument, d'aucune logique ni d'aucun artifice. Au contraire, ils nous expliquent dans quel piège nous nous enfermons.
Dans mon cas, c'est tragiquement simple. Quand il est là, j'ai l'impression d'une présence familière. Je retrouve un ami, et je discute sans fin. J'ai l'impression de remplir un peu ce vide immense qui me torture ces derniers temps. Et alors même qu'il me presse de cesser ces lettres dont tout le monde me dit que plus personne ne les reçoit… cette insistance me pousse au contraire dans l'autre sens, à espérer encore.
Tu es devenu, bien malgré toi, l'appât avec lequel il se joue de moi sans peine, et je me laisse attraper désormais presque sans plus d'hésitation.
Qu'est-ce que tu avais dit, à ce sujet ? Le démon nous a piégé avant même qu'on ne le rencontre. Le piège était là avant notre naissance. Les gens qu'on rencontrerait, les expériences à vivre, tout un vaste plan pour nous façonner comme des animaux domestiques, pour nous rendre dociles et réceptifs à ses demandes. Puis le démon s'agace de nous voir ainsi dressés et fiers de porter la laisse.
Je discute avec lui sans fin de justice et de jurisprudence. Je retrouve avec lui nos disputes éternelles, tes idéaux contre mon expérience.
Amandine est venue me voir mercredi. Elle a été surprise de pouvoir causer avec moi des garçons du village. Elle n'en connaît presque aucun. En fait, je ne suis pas bien sûr qu'elle « voit les gens ». Elle a tout de suite retrouvé la statuette, et m'a souri. Et là, sur un coup de tête, je me suis décidé à lui montrer la montre.
Qu'est-ce que j'y peux ? Je suis vieux, je n'ai pas beaucoup de visite et c'est un secret assez lourd à porter. Je lui ai présenté ça comme une breloque quelconque, un petit secret de vieillard qui sent bon les histoires à rire entre amis, pour se moquer des antiquités. Je lui ai amené l'enveloppe au salon, puis j'en ai sorti la montre. Je la lui ai tendue encore fermée. Elle a été intimidée, mais elle l'a prise, et j'ai insisté pour qu'elle l'ouvre. Et là, peut-être par sagesse ou par trop de retenue, elle a préféré me la rendre.
« C'est une jolie montre, » qu'elle m'a dit. Tu sais, comme on fait avec les bébés. Je l'ai ouverte moi, et j'ai expliqué comme quoi la montre pouvait calculer le temps précis, universel, le temps absolu de l'univers. J'en ai peut-être trop fait. J'ai dû paraître ridicule. Mais à mon âge, qu'est-ce qu'on s'en soucie.
Mais elle a pris la chose au sérieux. Elle m'a demandé, avec curiosité, comment je savais que c'était le temps précis.
Et là, tu vas voir qu'elle m'a bien eu. Elle m'a dit qu'une montre pouvait être précise au millième de seconde, au millionième de seconde, autant de zéros que je voudrais. Mais au combientième de seconde fallait-il descendre pour être vraiment précis ? L'infini, probablement. Elle est allée plus loin : si cette montre est la mesure la plus précise du temps, comment savoir si elle est exacte ? Soit, c'est la plus précise, mais ça ne signifie pas pour autant qu'elle soit juste. Il peut manquer un ou deux micronième ici ou là, et personne ne s'en rendrait compte, surtout si elle sert de référence. Je suis resté tellement bête que ça a fini par de grands rires.
Elle a raison, tu sais. La mesure du temps n'est pas le temps. Cette montre n'est pas le temps, juste la mesure du temps. Une approximation, aussi précise que possible mais une approximation néanmoins.
Le démon, quand je lui ai posé la question, m'a juste dit : « garde la montre. »
Maintenant que j'y repense, quand il m'a dit ces mots, il m'a semblé… vulnérable ? Difficile à dire, pour une créature qui devrait me terroriser et qui me rassure. Je ne sais pas quoi penser, mais l'idée qu'il ait une faiblesse est un appât plus puissant encore.
Amitiés,
Prélin
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Cher ami,
Désolé de ne t'avoir pas écrit plus tôt. Même si, sans doute, cela ne fait pas grande différence. Peut-être que le temps… non, à dire vrai, peu importe ce qu'en pensent les autres, j'ai envie de continuer cette correspondance absolument. De me persuader que tu les reçois toujours, que tu les lis.
J'ai été pas mal occupé, des histoires de registre foncier, de vieux contacts à réveiller, de magouilles comme on en a l'habitude par ici. Et puis, pas mal de temps passé avec ma canne à pêche, au bord du lac, à songer à des tas de choses sans conséquence.
Le village s'est mis en tête de me faire sortir de chez moi. Un jour, ils ficheront le feu à ma maison. J'en rigole, mais je vois bien qu'ils s'inquiètent, et je m'inquiète aussi doublement.
Je m'inquiète du démon qui hante mon salon. Mais je m'inquiète aussi parce que lui-même s'ajoute aux autres voix pour me dire de sortir, de m'enfuir et de t'oublier. Il faudrait que je vive, comme si je ne l'avais pas déjà fait ces dernières décennies, il faudrait que j'aille photographier la campagne et aller manger chez les gens. Je passe mon temps, avec lui, à disputer le pour et le contre, à m'entêter et lui à se résigner, bon prince, face à mon tempérament. C'est bon de pouvoir avoir le dernier mot.
Avant de me laisser tranquille, il répète : « garde la montre. Garde-la. »
Dernière trouvaille pour me faire balader, on s'est mis en tête de m'acheter un vélo. Et c'est la petite Amandine qui est venue me l'apporter. J'ai déjà dû lui céder un jour où elle irait me montrer un chemin dans les champs, avec tout ce qu'il y a de sympathique et de très joli pour remplir une discussion. J'apprends tout doucement à me faire traiter en vieux et cela tout doucement me déplaît. Mais enfin, ça leur fait plaisir et puis, ils n'ont pas si tort.
Quant à la montre… je n'ai pas pris beaucoup de temps pour y repenser. En la regardant j'ai pu convenir qu'il faisait jour, mais qu'il aurait dû faire nuit, et j'ai commencé à dérégler toutes mes horloges en conséquence. Ça amuse mes visiteurs, un peu.
Je me suis fait la réflexion que ça n'a aucune importance, que la montre soit imprécise. Elle est déjà la plus précise possible, et même si elle déviait mettons d'un milliardième de seconde. Et alors ? Tout comme on corrige l'année tous les quatre ans, on peut corriger ce décalage. On sait que, tous les milliards d'année, il faut ajouter une seconde. Et voilà. La montre est à l'heure. Bien sûr, pour opérer cette correction, il faudrait être un démon, capable d'observer une telle différence. Ton démon a concédé que c'était une solution. Il a aussi suggéré que si une telle différence était observable, sur toute la durée du temps, alors il aurait suffi de corriger le mécanisme dès le départ, de sorte qu'une telle différence ne puisse pas se produire. En fait, une telle observation rendait même, dans un sens, une telle montre complètement inutile.
« Garde la montre. » Je me demande ce qu'il entend par là.
Qu'est-ce qu'il a vraiment en tête…
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Cher ami,
Je suis un imbécile. J'ai retrouvé mon ancienne lettre parmi les papiers du bureau. J'aurais juré te l'avoir envoyé ! Mais non. Je t'avais oublié. Et je commence à croire que je pourrais t'oublier vraiment.
C'est devenu ma hantise. Comme si, à l'instant où je t'oublie, tu cesserais d'exister. C'est effrayant. J'ai l'impression, infantile, d'avoir ta vie dans un coin de la tête, comme une main tendue au-dessus du précipice, pour te retenir, et j'ai beau me dire que c'est absurde, il n'y a plus grand-chose d'absurde quand un démon hante ta maison.
Est-ce que c'est vrai… est-ce que les autres ont tort… Tout ce que je sais, tout ce que j'ai décidé, c'est que je ne t'abandonnerai pas.
Je continuerai de croire que tu reçois mes lettres, que tu les recevras un jour.
Nous nous sommes complètement trompés. À propos de la montre. Ou alors tu savais ? Depuis le départ ? Et tu n'as pas voulu me souffler la solution. Mais je réalise à présent ce qui aurait dû être une évidence. La montre. L'heure n'est pas la bonne. La montre est déréglée. La montre est déréglée, bon sang.
J'ai essayé d'en parler avec ton démon, mais je ne le trouve plus nulle part. Depuis que j'ai réalisé ça, c'est comme s'il avait disparu. Comme s'il n'avait été qu'un rêve. Je n'ai plus que la montre pour m'assurer que tout cela s'est bien produit un jour. Je l'ai sur le coin du bureau, je la garde dans ma poche, contre moi dans mon lit, je l'emporte partout. Je la serre dans mon poing comme on se raccroche à la mort, pour me sentir en vie, pour la chauffer avec ma paume. J'en viens à croire que j'en entends le tic-tac.
Mais enfin, si tu y réfléchis, c'était évident. Le temps est relatif. Il dépend d'où on se trouve, il dépend d'où on l'observe. Tu connais ces histoires mieux que moi mais, enfin, je sais qu'il est possible de ralentir le temps en augmentant la vitesse, ou quelque chose comme ça, et cela signifie qu'une montre ne peut pas indiquer de temps universel. Il n'y a pas de temps universel. Le temps. Est relatif.
Et pourtant, cette montre reproduit aussi précisément que possible le temps. Le temps a sa propre mécanique, relative ou non, sa propre logique, ses propres règles. Un démon, un être aussi puissant, a-t-il pu concevoir une montre capable de tenir compte de la relativité du temps ? Quel temps doit-il mesurer ? Que signifie un temps universel ? Que signifie le temps ?
Non. Non non non. En fait, toutes ces questions sont sans importance. Pour nous, au final, le bon sens suffit.
Il suffit de savoir que la montre est déréglée. Et, parce que le temps est relatif, on ne peut plus se contenter de corriger d'une seconde. Je commence à réaliser pourquoi il était nécessaire que la montre se dérègle. Elle ne fait qu'approximer, elle devait donc nécessairement, au fil du temps, produire une erreur. Et faute de pouvoir corriger, cette erreur en cause une autre. Puis une autre. Puis une autre.
Si ton fichu démon était encore là, il pourrait me dire ce que tout cela signifie. Pourquoi je dois garder cette montre. Pourquoi quelqu'un s'est amusé à créer un instrument de mesure universel, aussi précis, aussi puissant, si celui-ci devait nécessairement se dérégler.
Qu'est-ce que j'ai manqué ?
Je t'en prie. Juste cette fois. Réponds-moi. Dis-moi ce que j'ai manqué.
Amitiés.
Prélin
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Amandine est venue ce matin.
Elle m'a trouvé rajeuni. Elle trouve que sortir me fait du bien.
Elle a vu ma correspondance. Ça l'a fait rire. Elle m'a demandé à qui j'écrivais. À un ami, je ne sais pas. Tout cela date.
Elle m'a demandé si j'avais toujours la montre. Je n'arrive pas à la retrouver. Je ne m'en préoccupais plus. J'étais trop occupé avec la vente des immeubles.
Pendant que je fouillais mes affaires, elle m'a dit que la montre était importante. Et que je ne devais pas oublier mon ami.
Je me suis retourné. Elle n'était plus là.
Pareille à une erreur imprévisible dans l'écoulement immuable du temps.