"Il est inutile de perdre du temps, monsieur Delomme. Nous n'aurons qu'une seule question à vous poser. Et nous la pensons suffisamment claire, même pour vous.
"Que s'est-il passé après l'Apocalypse ?
"Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants ?
"Un peu de sérieux. Nous ne sommes pas dans un conte de fées.
"La question est suffisamment claire. Que s'est-il passé après l'Apocalypse ?
"Et puis qu'est-ce qui te dis que tu n'es pas dans un conte de fées ? Ou non, mieux que ça : peut-être es-tu en train de rêver ! Le rêve dans le rêve dans le rêve. Le rêve de l'un dans la tête de l'autre. C'est très bon, ça, très bon !
"Monsieur Delomme...
"Monsieur Delomme...
"L'esprit de l'un dans les pensées de l'autre... Imagine un peu, imagine juste un peu, juste suffisamment ce qui se trouve dans l'esprit de...
"Assez !
"Assez monsieur Delomme. Vous auriez bien tort de nous énerver. Nous sommes très patients. Mais le corollaire de la patience est l'exigence. Nous vous savons intelligent, et ce n'est pas en...
"... l'esprit de ton ami, plein de surprises, de cris, de douleurs peut-être. Des regrets ? Oui, des regrets, comme ceux qui s'écoulent le long des parois des grottes sous-marine, dans les creux des lacs, des larmes que l'on abandonne les soirs éteints. À la pleine Lune, pense-t-on, les douleurs s'effacent plus vite, comme si le noir n'était qu'un pansement, qu'il suffisait à tourner la page, et à oublier les billes d'azur de...
"Assez ! Taisez-vous ! Répondez à la question ! Qu'est-ce qu'il s'est passé après l'Apocalypse ? !
"S'il vous plaît, répondez. Nous avons tout notre temps pour vous écouter, nous sommes patients et jusqu'ici compréhensifs. Nous avons une grande estime envers vos qualités. Ne nous prenez pas pour qui nous ne sommes pas. Répondez simplement à la question.
"Je me souviens d'avoir vu des traces, des traces quelque part sur la plage. Tu sais, cette plage de galets de la côte de grès, celle qui, derrière la lande sablée, vient s'échouer brutalement, comme poussée par la mer.
"Où ? De quel endroit parlez-vous ?
"Pouvez-vous entre un peu plus précis dans la localisation ?
"Il y a une colline assez haute qui couvre la vue d'herbe rase et marque la distance en son sommet d'une croix, en bois, plantée il y a des millénaires sans doute par un voyageur au temps où la mer encore n'atteignait pas la côte, et de l'autre côté juste la plage, avec ses galets si doux sous les pieds, et les traces trouvées sur ces galets. Je dois te parler des tracés. Ils disent des mots, les tracés.
"Quelles traces ?
"S'agissait-il d'une sorte de langage ? L'alphabet latin ? Un autre alphabet, plus ancien ?
"Tout alphabet est ancien, tu sais. Tout alphabet est inscrit dans le coeur de chaque homme, comme la signification entière de l'univers, identique en tout point de la planète, une même langue aux déliés gravés à la craie - on trouve beaucoup de craies, sur cette côte, elle chute en bloc compact et il n'y a a plus qu'à tailler, tailler pour dériver de longs bâtons lisses, si blancs, si blancs, seulement, je n'ai jamais vu une telle blancheur ! Une blancheur qui permet de tracer très précisément les lignes de mots et de sens que tous peuvent comprendre, ces tracés ancestraux, et moi-même je les ai en moi et je peux les lire. Cette nuit-là, j'ai réussi à les lire.
"Que disaient-ils ?
"Le passage d'un bâteau, peut-être ? Nous avons quelques indices à propos du passage d'un bâteau.
"Car c'était la nuit, je ne crois pas te l'avoir dit, ça. La nuit la plus pure. Il y a toujours eu ces nuits pures après l'Apocalypse, comme si la Terre enfin s'était lavée de toutes les saletés qui l'encombraient, d'un seul coup, un retournement, cela suffit parfois pour s'imposer une nouvelle existence. Et cette nuit-là était bien nette. On voyait la Lune seule. La pleine Lune. Tu te souviens de la pleine Lune, n'est-ce pas ?
"Répondez à la question ! Que disaient-ils, ces tracés ?
"Cela nous aiderait sans doute si vous nous indiquiez le lieu exact. Nous pourrions nous rendre sur place, tous les trois.
"Quelques heures plus tard, appuyé sur la croix de la colline, je regardais la dernière vague surgir et engloutir la plage de galets pour ne laisser que les récifs les plus hauts en surface, rasant les vaguelettes, heurtant encore le ressac, et les tracés durent s'effacer sous les secousses d'eau. L'eau est si froide, là-bas ! Si froide. Tu t'es déjà baigné sur cette plage ?
"Les tracés. Revenez aux tracés.
"Monsieur Delomme, nous vous prions de revenir aux tracés.
"Si je ne cessais pas d'être interrompu, je pourrais peut-être y revenir aux tracés ! Qui est-ce qui raconte, hein ? C'est moi où c'est toi ? Bon. Alors les tracés. L'eau était froide sous la Lune, j'hésitais à me baigner, je n'ai jamais vraiment aimé me baigner, mais l'eau froide en un sens m'attirait. Ça remue, ça stimule. L'eau froide entre dans nos veines et s'intensifie. Je mettais un pied d'abord, puis le second. Elle était bien froide, si froide... Tu ne te serais pas baigné, toi, j'en suis certain. Mais je n'avais pas le choix, et c'est là que j'ai vu les tracés, quelque part à mi-chemin de l'eau, juste avant la marée, des signes préhistoriques encore garnis de l'odeur de la poussière blanche que forme la craie pulvérulente quand on l'écrase sous le pied, cette odeur à la fois intense et lointaine, comme l'intensité ne vient pas de suite, elle attend pour s'insinuer, pour surprendre le fond de la gorge, t'étreindre, comme une fraîcheur ancienne ; toutes les craies ont ce poids ancien en elles, toutes, y compris celles qui, encore jeunes, se forment le long des côtes en de longues mâtures reliées à la côté par un ponton de terre, qui a l'air si fragile. Elles viennent juste de pousser alors mais déjà portent en elles cette merveilleuse odeur. Et sais-tu qu'il suffit d'en briser un éclat, juste un éclat, avec l'éminence du pouce - le Mont de Venus - pour obtenir ce bâton lisse qui te servira à laisser tes tracés ?
"Les tracés...
"Nous y voilà.
"Les hommes préhistoriques - je parle des premiers hommes, de ceux qui ne se savaient encore appartenir à l'espèce, mais déjà ils avaient en eux tous les langages, comme celui de la plage de galets, et auraient su déchiffrer aussi bien que moi ce message de la fin des temps - les hommes préhistoriques avaient bien compris comment tailler les craies pour permettre de tracer ces bâtons qui étaient le tout premier langage de signes, la toute première façon d'exprimer la pensée en symboles abstraits. Ils avaient déjà compris, dans leur éternité primordiale, que la dentelure flanquée permettait d'arrondir les déliés, de varier les formes, de ne plus se limiter au seul trait pour en arriver à la courbe ; et en un sens il y a un certain vertige à se dire que la courbe n'a été découverte qu'après le trait, qu'elle est déjà cette première tentative de spiritualisation de la roche, de transformation du minéral en raison, et au début j'ai bien cru que ces traces à la craie avaient été laissées par des hommes préhistoriques, mais il y avait l'odeur, la fameuse odeur lointaine, qui ne reste que peu, et en tout cas pas des millénaires. Je frôlais de ma main les symboles, chaque empreinte, tentant de les faire miennes.
"Est-ce que ça a seulement à voir avec l'Apocalypse ?
"Nous sommes sur la bonne voie...
"Je devais batailler contre l'eau, l'eau rampante, visqueuse ici, visqueuse des algues qu'elle ramène de la lagune croupie derrière la colline à la croix. Croupie depuis si longtemps. La croix était peut-être, en réalité, un signal de danger. Une façon d'exprimer au passant, depuis les hauteurs, qu'au-delà les lieux sont hostiles, et je suis certain que cette lagune dont je vous parle, celle qui ramène sur les pures plages de galets les algues accaparantes, a toujours été hostile. Prends l'homme de l'éternité primordiale, déjà à son époque il y avait dans ce fjord délaissé, dans cette mare, dans ce marais sans vie, des dangers innombrables. Ce n'était pas les mêmes, non, pas les mêmes, en aucun cas ; quoique, crois-tu qu'il existe encore dans ces eaux sales les gardiens marécageux des ténèbres, les poulpes aux cent visages, les crabes à coque d'acier, qui naissent de la boue même et suintent du jus dégoulinant des fleurs de lotus dont ils se délectent ? Crois-tu seulement qu'en ces lieux l'homme préhistorique n'évitait pas de chercher refuge, même poursuivi par un tigre, ou un buffle, et même le tigre et le buffle savaient mieux qu'à faire qu'aller s'égarer dans les lianes plongeant à même la potion de savant fou bouillonnante, jaillissante, ballonnée de fièvres tropicales ; qu'à peine il avait vu la croix, postée au sommet de la colline, en un temps où elle ne signifiait bien rien d'autre que cette sorte d'avertissement primitif, il faisait demi-tour et s'asseyait là, sur la rive, sur l'épaisseur d'un épais rocher de grès dont il dégageait la mousse, dubitatif, perplexe devant le sens du signe qu'il distinguait à peine devant lui malgré les rayons de la Lune, mais sachant avec certitude qu'au-delà de la colline, précisément de cette colline haute de trois mille toises qu'il aurait mis moins peu de temps à escalader, se tenait un danger mortel, et assis sur son grès, les deux mains posées paumes vers le haut sur ses cuisses, il examinait de loin les rainures de cette croix des hommes, les curieuses stries horizontales, noirâtres, rougeâtres, que la lumière d'une Lune fraîche venait éclairer doucement, au lent cheminement du nuage qui s'écartait des rayons, ces stries apparaissaient gouttelantes, graisseuses, perleuses à mesure qu'elles se déplaçaient le long des bras de la croix, le long des bras de l'homme crucifié dont le visage défiguré marquait la nuit d'horreur.
"Les tracés ! Revenez aux tracés, tout de suite ! Assez du charabia !
"Nous craignons que ces inventions préhistoriques n'aient pas grande relation avec l'affaire qui nous occupe. Nous vous serions gré de revenir aux tracés. Si vous nous dites ce qu'ils signifient, vos dires pourrons corroborer le...
"Du charabia ! Les peurs ancestrales de ceux-là mêmes qui t'ont enfanté : du charabia ! Mais dis-moi que tu n'as jamais ressenti cette peur, cette peur intense d'avoir face à toi le plus grand danger et de ne pas pouvoir l'apprivoiser ! Dis-moi que tu n'as jamais vécu vraiment le serrement qui t'étouffe à la gorge, l'imbrication des pensées en une seule et même signification : Ici commence l'Enfer. Voilà ce qu'ils disent, tes idiots de tracés, de notre monde, du pendu de la croix sur la colline avant les marais. Voilà ce qu'ils disent, et tu penses que ce n'est que du charabia, alors que toi aussi tu as déjà eu un jour cette certitude qu'il te faudra affronter la Mort ?
"L'Enfer... L'Enfer... Alors c'est ça qu'ils disent ?
"Nous devons vous avouer que cette réponse nous perturbe un peu. N'y avait-il rien d'autre ? D'après les relevés, l'inscription prenait plusieurs lignes. Nous nous étions attendu à quelque chose de plus...
"Qu'est-ce que tu crois ? Que j'avais le temps de tout lire tes stupides signes ? Qu'est-ce que tu crois, hein ? Ils me poursuivaient, ces sauvages, et j'entendais leurs hurlements, et je les vis apparaître devant le pendu qu'ils masquaient et lacéraient de leurs couteaux osseux.
"Qui ça ?
"Nous croyions que vous étiez seul sur la plage ?
"Croyez-vous ? Hé bien eux étaient là, dans la pénombre, et ils puaient cette vieille ombre luisante. Ils me narguaient en caressant le crâne du pauvre bougre éventré, et en m'injuriant de loin, et je sentais la chaleur monter au gré des vagues comme l'eau cinglait mes pieds.
"Arrêtez vos salades ! Vous mentez !
"Nous savons que vous avez eu tout le temps de lire cette inscription. Il n'y avait personne avec vous. Reprenez votre lecture.
"Reprendre quoi ? Qu'est-ce que tu crois, petit enquêteur imbécile ? Que tout vient d'un coup, qu'il n'y a pas plusieurs rounds avant l'assaut final ? Non, ils m'observaient de la colline et quand le premier d'entre eux six eut lancé sa sagaie, je plongeais dans l'eau bouillante, agrippant ma vie à travers les vagues, remontant le menton à contre-courant, et les premières balles partirent et effleurèrent l'eau en fontaines brutales. Je dus nager plusieurs mètres enfin pour gagner le premier abri. Où penses-tu que je me trouvais, alors ?
"Revenez en arrière, vous ne nous avez pas tout dit sur l'inscription.
"Nous comprenons parfaitement que vous ayez eu peur, monsieur Delomme. Il y a quelque chose sur cette inscription qui vous a fait fuir. Très bien. Il n'y a pas de honte ça. Revenez quelque pas en arrière. Que disaient précisément les traces ?
"La craie, hein ? Mais l'eau avait déjà effacée la craie, depuis longtemps, et les signes devenaient flous, et les rainures devenaient des crevasses, et la peur devenait cette panique immense comme je les entendais hurler en sauvages en dévalant la pente jusqu'aux galets. Souviens-toi seulement de la dernière fois que tu as entendu ces cris, le rapprochement de ces cris, les tessitures rauques du fin fond de la jungle, des hommes-tigres et les hommes-buffles à la fourrure sale. Tu t'en souviens, n'est-ce pas, dis-moi que tu t'en souviens ?
"Vous n'avez aucun droit de nous parler comme ça !
"Il s'agit de votre récit, monsieur Delomme. Il ne s'agit pas de nous.
"Crois-tu ? N'as-tu pas écouté mes mots premiers, sur ce qui sommeille en chacun, sur les émotions identiques et identiquement déchiffrables ? S'il s'agit de moi, il s'agit de toi, aussi. N'aurait-ce pas pu être toi, à surnager entre deux eaux, les mains serrées contre la mousse gluante du rocher de la grotte sous-marine ? N'était-ce pas toi qui marchait, pas à pas, vers le semblant de surface, alors qu'autour de toi l'écho parcourait les galeries depuis les contreforts de la colline, où ils se rassemblaient, de plus en plus nombreux, effrayés par le bouillonnement des vagues, hurlant des imprécations à ton encontre, espérant te tuer enfin un jour, parce qu'aujourd'hui tu as osé mettre le pied en Enfer alors que ce n'était pas ton moment, alors que tu n'as pas lu le premier les tracés, que tu as trompé le premier des passeurs ? J'aurais voulu t'y voir, toi, à tâtonner dans cette obscurité, trompé par les reflets des derniers échos de la Lune. La pleine Lune. Tu te souviens de la Pleine Lune, n'est-ce pas ?
"Ça ne vous regarde pas ! Revenez en arrière, revenez aux inscriptions.
"Nous savons que toute la clé de l'énigme est là. Dites-nous ce que vous avez lu alors.
"Comme s'il n'y avait qu'une seule réponse... Déjà avec leurs piétinements ils les effacent, tes traces. Il n'y avait plus rien quand j'y suis retourné, quand ils avaient disparu, qu'ils étaient retournés se terrer dans leurs marais visqueux, dans le marais visqueux qui les a engendré, ces démons.
"Vous y êtes retourné. C'est là que vous avez lu la suite de l'inscription ?
"Voilà qui est mieux, monsieur Delomme. Vous êtes retourné sur la plage et vous avez lu... ?
"Mais non, je n'ai rien lu, idiot ! Il n'y avait plus rien à lire. Je laissais glisser dans mes doigts la poussière de craie blanche souillée par l'eau sale, et quand je suis revenu les derniers mots s'évaporaient, en même temps que les cris, et en haut de la colline pourrissait la charogne. Ah ! Cette charogne, comme j'aurais aimé qu'il s'agisse de toi, avec tes grands airs, avec tes questions sans réponse, tes réponses sans questions, tes emportements ! La paix enfin, tu aurais eu, et moi avec. Je n'aurais pas eu à entendre sans cesse les mêmes questions. Et les tracés ? Et les tracés ? Et l'inscription ? Et l'inscription ? Pour qui tu me prends, pour un postier ? Je suis là pour délivrer des messages ? Le dernier facteur après l'Apocalypse ? C'est pour ça que tu me prends ?
"Il ne s'agit pas de ça...
"Monsieur Delomme, si nous vous avons froissé, nous vous présentons nos excuses. Mais je vous en prie, vous êtes le seul à savoir. Que s'est-il passé après l'Apocalypse ?
"De quelle Apocalypse parles-tu, mon frère ? Car il y en a tant, et si nous vivons tous la même nous ne la vivons pas de la même manière. Et moi c'est sur cette plage, assis sur ce gros rocher de grès à observer les dernières lueurs du sang coulant le long des muscles du mort en croix que pour la première fois j'ai ressenti l'appréhension de la fin, sans savoir jamais ce qui allait m'attendre, et en me persuadant qu'ils allaient revenir, ces fantômes armés de sagaies, revenir pour m'abattre, cette fois pour de bon, poussés par les ordres de leur fou de maître qui, pour ce que j'en sais, peut être à l'origine même de l'Apocalypse, n'est-ce pas ? Qu'en crois-tu ?
"Ce n'est pas l'origine de l'Apocalypse que nous voulons connaître.
"Non, l'origine n'a aucune importance. Nous souhaitons savoir ce qui se passe après.
"Après il y a le feu. Il s'alluma en force derrière la colline, et j'avisais les flammes ondoyantes qui habillaient le mort. On devait fêter un succès quelconque, en Enfer. Ils devaient s'amuser entre les lianes, faire jaillir les feux de Bengale pour embraser le ciel où le jour se levait. Le premier jour du premier jour. Un torrent dans la coulée. La falaise crayeuse s'effondra derrière moi, et quand elle se fut effondré le jour était là, et la poussière de craie formait comme une immense brume blanche dans la crique de galets où s'allumaient les premières lumières du premier jour. Les odeurs de calamars grillés me prirent aussitôt. Tu aimes le calamar grillé, n'est-ce pas ?
"Je ne vois pas ce que cela viens faire là, mais oui...
"Dites-nous ce que cela vient faire là.
"Moi j'adore ça, et peut-être pour les mêmes raisons que toi. J'ai des images à l'odeur, des images de repos sur les galets, au crépuscule, à la levée des nues depuis les flots calmes, et à côté ma grand-mère cuisait sur de petits bâtons les mollusques pêchés le matin même, par mes propres mains, je sens encore les tentacules se débattre entre mes doigts. Tu les sens, n'est-ce pas, les extrémités dodues de leur bras s'enserrant à l'annulaire, laissant d'infimes traces qui partent à l'eau ?
"Il y a quelque chose, oui.
"Tout ceux qui ont vécu sur cette plage, tous ceux qui y ont passé un été, une saison, un an, une vie, ont senti un jour les membres des mollusques s'agiter en masse, et l'odeur de leur cuisson. C'était avant, avant que l'Apocalypse ne vienne dérégler tout ça. Mais quelle Apocalypse ?
"Nous avions passé un été, le dernier été, avec Marie.
"Et pendant que je me réveillais dans la brume crayeuse, croyant revivre pour la dernière fois avant la mort - à moins que ce ne soit après ma mort - les pique-nique sacrés de la crique aux galets, Marie s'approcha de moi et me tendit le bâton où gisait, transpercé de part en part, la bête pêchée par ses mains. Ses propres mains.
"Vous avez vu Marie ?
"Oui, j'ai vu Marie. Juste après avoir lu les signes, juste avant l'assaut des bêtes sauvages ; elle déboula du flanc de la colline en poussant ses propres cris d'animaux, impatientes de se fondre dans ce nouveau monde par la simple force de l'imitation. Plus personne n'est sauf, après l'Apocalypse. Les bêtes ont repris le dessus. Mais nous pouvons encore attraper à main nue les bébés des calamars.
"Vous avez sauvé Marie, alors ?
"Mieux que ça, mon ami. Je l'ai ramené des Enfers ! Une fois dans mes bras elle m'a montré l'eau du doigt. Elle en sait, des choses, ta Marie. Elle sait par exemple que les bêtes ont peur de l'eau. Elles ont peur des vagues. Elles pensent que les vagues sont la matérialisation des esprits du vent qui soufflent les soirs de tempête, et font tomber les arbres et les fruits, et sont maléfiques et bénéfiques à la fois. Nous n'étions que la première nuit après l'Apocalypse, le jour ne s'était pas encore levé, elles ignoraient encore, ces bêtes, que le monde allait être à eux, qu'elles pourraient dompter eux-mêmes les esprits du vent, s'épargner ce charabia mystique, comme avant elles, bien des années avant elles, des millénaires avant elles, les hommes avaient fait, et avaient osé plonger dans l'eau pour s'échapper, pour retrouver la grotte sous-marine et nous nous abritâmes, Marie et moi.
"Marie connaissait la grotte depuis toute petite. Nous l'y emmenions quand nous passions les vacances dans la région. Nous campions sur les galets, et nous partions à l'aventure.
"Mais à l'époque la grotte n'était pas sous les flots, n'est-ce pas ? Elle s'écorchait encore en surface, tandis que cette nuit-là, à l'orée des temps, Marie me guidait à travers les eaux et me faisait oublier les feulements des carnivores en surface. Ici nous étions tranquilles. Elle sortit son corps de l'eau. Entre ses mains se trouvaient quelques uns des poissons qu'elle allait me cuire au petit matin, quand nous serons retourné sur la plage de galets, après la sûreté de la grotte.
"Pendant ce temps elle vous montrait la grotte, son royaume. Elle vous montrait les dessins qu'elle y a tracé sur les murs. Nous les avons retrouvé intacts, comme fraîchement dessinés. Des dessins précis. Des dessins d'architectes.
"Dès les premiers temps nous avons été des architectes. Nous avons cherché à faire de ce lieu notre lieu, à le séparer des marais hostiles derrière la colline, à indiquer à tous, y compris aux bêtes, qui bientôt comprendront aussi bien que nous le langage gravé, que ce lieu est à nous, intouché. Nous avons gravé sur les parois des grottes les emplacements de nos vie, avant de savoir y graver nos esprits.
"Elle a dessiné pour nous sa vie sous-marine, dans sa langue à elle. Une langue apprise dans ses livres de contes.
"Nous avons passé les dernières heures de la nuit, juste après la poursuite, après les cris de bêtes, à se raconter nos propres contes. Les siens étaient si nombreux, pleins de merveilles, que j'en oubliais mes savants fous et mes enfers. Elle me parlait de comtés anciens préservés de l'Apocalypse par la barrière de roches, quelque part au milieu de la savane ; elle me parlait des ombres des vieux fantômes en sarabande qui aimaient danser sur la lande et la saluait chaque fois qu'elle y passait à la recherche des mûriers, et ils guidaient sa main, écartaient les épines, déjouaient les pièges des lianes, gonflaient les fruits. Elle me parlait des derniers échos qui lui parvenaient de la dernière côte, et qu'elle se réfugiait dans son royaume quand passait le dernier bateau pour ne jamais avoir à quitter la plage de galet, et le goût des fritures au crépuscule. Au-delà de la brume elle me montrait l'épouvantail qu'elle avait habillé d'un vieux manteau troué, d'un large chapeau, trouvés tous deux dans les reliefs d'un esquif abandonné entre les rochers, depuis bien trop longtemps sans doute, bien avant que nous soyons ici, et qu'elle avait enduit de poix, pour éloigner de son odeur forte, les bêtes sauvages des alentours. Alors que la nuit n'était pas encore tout à fait fini, elle prit ma main et me fit grimper la colline, apprécier les éclats de l'herbe entre mes orteils et calibrer l'effort, le souffle, pour parvenir en haut. Le mannequin au ventre bourré de paille fraîche, me sourit. Elle me tendit la flamme. J'allumais le brasier. La poupée flamba et laissant se répandre son parfum douceâtre d'amandier. Par ses gestes elle m'invita à m'asseoir. Nous nous sommes allongés au hasard des blocs de grès de la vaste lande, entre deux mousses, pour regarder se lever le soleil dans le creux percé de l'embranchement crayeux de la grande falaise, et la blancheur éclatait. Elle m'a dit que c'est toi qui lui avait montré ce miracle.
"À une heure précise le soleil vient creuser la roche, et le scintillement des rayons sur la blancheur de la craie forme de nouvelles couleurs. Les couleurs du premier jour après l'Apocalypse.
"Est-ce vrai que tu ne l'as jamais vraiment laissé s'enfuir ?
"Nous tenions trop à elle.
"Et pourtant il y eut la grotte.
"La grotte, nous ne l'avons découvert que très tard. Bien des années après nos premiers séjours sur la côte. Elle avait dû y passer toutes ses nuits, toutes ces nuits où nous la croyons endormie dans la tente à côté de la nôtre. Nous n'entendions pas son plongeon au petit matin, ni ses petits pas sur les galets, même si parfois la trace éphémère de ses orteils disparaissait sur la berge à notre réveil. Quand elle s'est enfuie pour de bon nous n'avons pas su où chercher.
"Il y avait pourtant la grotte.
"Nous vous l'avons dit, la grotte, nous ne l'avons connu que bien tard. Nous ne savions pas tout ce qu'elle comptait pour elle. Nous n'avons voulu voir que l'absence, et la fin d'un monde. Tous ces tracés aux murs désespérants qui alimentent l'effroi. Mais vous devez bien savoir de quoi nous voulons parler ? Ces tracés, vous les avez senti vous aussi, n'est-ce pas.
"Chacun son Apocalypse.
"Nous déjeunions tôt et elle paraissait tellement en forme. Les petites billes bleues de ses yeux luisaient autant qu'au soir. Jamais il n'aurait été possible de croire qu'elle avait passé la nuit à habiller de craie les parois d'une grotte à peine visible. Elle a en fait son territoire, son dernier territoire avant l'Apocalypse. Elle y construisait ses châteaux, ses douves, ses donjons, et les habitants des terres qu'elle façonnait depuis son esprit. Ses dessins répondaient aux masques de tigre et de buffle gravés à l'ocre par des hommes préhistoriques. Elle complétait l'histoire sur les parois. Elle réinventait le sens. Les bêtes ne pouvaient pas entrer dans le gigantesque château. Elle avait tracé une Pleine Lune comme en souvenir des contes lycanthropiques.
"L'heure où les hommes se changent en bêtes. Nous y sommes.
"Quand nous les vîmes, la première fois, les dessins m'effrayèrent. Nous la pensions folle.
"S'il y a bien autre chose dans l'esprit d'un enfant que les horreurs de l'adulte, ses histoires de contes de fées nous parlent à tous, ne crois-tu pas ? Ne crois-tu pas que tu aurais pu y croire avant ? Avant que l'Apocalypse ne survienne et fasse émerger enfin les royaumes de Marie, au-delà de la colline, pour de bon. Elle m'expliqua que tout se trouvait là-bas, derrière l'épouvantail, après les marais des morts, dans l'enceinte close du dernier château fort qui formait comme une anse le long de la côte, avec ses murailles pareilles aux falaises intraitables. Ils se trouvaient tous là, les fantômes de son esprit : ils avaient quitté la lande et lui avaient laissé des traces, à travers les vallées, en une série de croix habillée des mêmes manteaux. Ils étaient apparus à la faveur de l'Apocalypse. Ils étaient les premiers des derniers hommes. Elle devait les rejoindre. À mon réveil déjà, elle était partie. Je ne me retournais pas pour lui laisser grande ouverte la porte des contes.
"Puisque vous êtes la dernière personne à avoir vu Marie vivante, pouvons-nous vous poser une dernière question ?
"Allez-y.
"Qui y avait-il d'écrit sur le rocher avant que la mer ne l'efface ?
""Bon voyage." Je lisais ces mots en dégustant les mollusques grillés, mes pieds nus roulant les galets. Ils avaient le goût de ma grand-mère.
Les confins - Les tracés après l'Apocalypse
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- Écrit par Mr. Petch
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C'est la seconde fois que j'essaie de lire ce texte, et la seconde fois que je bloque au même endroit.
Donc trois remarques.
La première, j'ai mis un tout petit peu de temps pour comprendre qui parlait.
Au départ, il est clair que c'est un interrogatoire. On a donc bien deux personnages et on n'a aucun mal à comprendre ensuite qu'il y en a trois. Mais :
--> "Et puis qu'est-ce qui te dis que tu n'es pas dans un conte de fées ?"
Ici c'est en fait l'interrogé qui parle, mais deux choses induisent en erreur. Le "tu" laisse supposer qu'on ne s'adresse qu'à une personne, ce qui est logique pour le personnage (il s'adresse à un seul des deux autres) mais perd le lecteur pour qui il faudrait un "vous2. La seconde chose est le "et puis" qui relance le second interrogateur, et qui fait penser que ça fait toujours partie de la séquence "questions".
Je parlais des paires parallèles en interactionisme et toussa (comme on dit) et ici est un bon exemple. Le "et puis" laisse entendre que, même si on a changé de tour de parole, on a une paire continuative, enchâssée à l'intérieur de la question. Ici le texte voudrait faire une rupture -- l'interrogé se fiche de la question, en apparence -- mais la structure laisse penser le contraire.
Seconde remarque : au bout d'un moment j'ai arrêté d'écouter l'interrogé.
L'Apocalypse a ce difficile équilibre à maintenir, où il y a beaucoup d'imagination et donc beaucoup de détails et de scènes qui, pendant un bon moment, n'ont pas forcément de cohérence, de logique. Ici, le côté "interrogatoire" maintient certainement l'intérêt du lecteur et à dire vrai j'attendais toujours l'intervention des deux autres personnages pour "savoir où on en est", sur quoi me concentrer. Même en sachant qu'ils font faux.
Ici aussi, la foule de détails forme au final un tableau assez cohérent. On nous parle d'une plage, de signes, de l'eau, de la craie... tout cela forme une certaine narration mais, à partir de la craie, j'ai commencé à décrocher :
--> "Tout alphabet est ancien, tu sais. Tout alphabet est inscrit dans le coeur de chaque homme, comme la signification entière de l'univers"
(Oui alors non...)
--> et c'est là que j'ai vu les tracés, quelque part à mi-chemin de l'eau, juste avant la marée, des signes préhistoriques encore garnis de l'odeur de la poussière blanche que forme la craie pulvérulente quand on l'écrase sous le pied, cette odeur à la fois intense et lointaine, comme l'intensité ne vient pas de suite, elle attend pour s'insinuer, pour surprendre le fond de la gorge, t'étreindre, comme une fraîcheur ancienne
C'est ici que mon premier décrochage a lieu. Je continue à lire, mais je ne cherche plus à comprendre. Je vois les tracés, je vois l'eau, la marée, mais ensuite... les "signes préhistoriques" semblent un changement de sujet, je ne comprends pas tout de suite qu'on parle toujours des tracés. On me parle de préhistoire et pour moi c'est déjà un tout autre thème. Puis on me parle de la craie et comme je n'ai pas fait le lien, pour moi on ne parle plus des tracés, et on ne parle même plus de préhistoire, du coup pour moi on a changé de sujet deux fois de suite.
Un détail formel est, à partir du "comme l'intensité"... où le verbe forme comme une seconde "période". Tu pourrais quasiment, avant l'intensité, mettre un double point. L'important est qu'il n'y a pas de transition, à mon avis, entre ces deux parties de la phrase. Ce n'est pas fluide.
Ma troisième remarque est bien sûr pour le passage où j'ai vraiment décroché.
--> Si je ne cessais pas d'être interrompu, je pourrais peut-être y revenir aux tracés !
Là je me remets à lire vraiment ce que dit l'interrogé.
--> Les hommes préhistoriques - je parle des premiers hommes, de ceux qui ne se savaient encore appartenir à l'espèce...
J'ai lu le paragraphe en détail, mais je me suis forcé. Comme avec un puzzle, on me donne des pièces et je ne sais pas quoi en faire.
--> Je devais batailler contre l'eau, l'eau rampante, visqueuse ici, visqueuse des algues qu'elle ramène de la lagune croupie derrière la colline à la croix.
Ici.
Ici précisément.
Le personnage me dit qu'il a dû batailler contre l'eau, et là je ne sais pas bien ce qui m'est passé dans la tête mais j'ai perdu tout intérêt. Il est possible que je n'aie tout simplement aucune sympathie pour le personnage, et du coup sa lutte avec l'eau me semble juste un nouveau contretemps qui ajoute à mon agacement. Une sorte de "mais meurs, mon gars, noie-toi, coule !"
Mais peut-être est-ce plus lié aux répliques des deux interrogateurs qui me disent "on y est", "cette fois c'est bon" et qui sous-entendent, pour moi lecteur, qu'il y a une information importante (au moins pour eux) dans ces 2-3 paragraphes que je suis en train de lire.
Seulement... ben je n'ai toujours pas d'indice pour rassembler les pièces. Et je n'ai même pas la vision des deux interrogateurs parce que ce qui les intéresse, c'est les signes, les tracés sur la plage... mais l'interrogé n'en parle pas ! Il tourne autour du pot. Et quand il me parle de sa noyade, soudain j'ai la réaction du méchant policier dans les films, je tape sur la table et je demande à mes collègues s'ils se paient ma tête.
Quelque part, paradoxalement, j'aurais sans doute continué à lire si, au contraire, les deux interrogateurs avaient continué à râler qu'on se fout de leur gueule. Ces deux personnages me servent de repère, je m'identifie à eux parce qu'ils ont, au fond, autant d'informations que moi (en apparence). Ils veulent savoir ce que je veux savoir.
Donc ils ont besoin d'avoir des réactions proches des miennes. Et s'ils sont frustrés par le manque d'information, alors c'est un signal "c'est normal s'il y a un manque d'information, c'est voulu, le texte fonctionne" et je vais continuer. Jusqu'à ce que la frustration soit trop forte, s'entend, mais voilà.
Voilà voilà voilà...
La première, j'ai mis un tout petit peu de temps pour comprendre qui parlait.
Au départ, il est clair que c'est un interrogatoire. On a donc bien deux personnages et on n'a aucun mal à comprendre ensuite qu'il y en a trois.
J'ai voulu tester ce mode de dialogue à trois. Mais c'est un peu un test pour voir si on peut faire comprendre au lecteur qu'il y a trois interlocuteurs dans la conversation, et la position de chaque interlocuteur l'un par rapport à l'autre.
Ceci étant, je pense que le texte peut fonctionner avec un seul interlocuteur. Je voulais ajouter à l'effet comique.
A te lire, j'ai quand même l'impression que ce jeu à trois est lisible, compréhensible. Mais je te rejoins sur le "et puis" qui est contradictoire.
Ici, le côté "interrogatoire" maintient certainement l'intérêt du lecteur et à dire vrai j'attendais toujours l'intervention des deux autres personnages pour "savoir où on en est", sur quoi me concentrer.
Tant mieux !
C'est ici que mon premier décrochage a lieu. Je continue à lire, mais je ne cherche plus à comprendre. Je vois les tracés, je vois l'eau, la marée, mais ensuite... les "signes préhistoriques" semblent un changement de sujet, je ne comprends pas tout de suite qu'on parle toujours des tracés. On me parle de préhistoire et pour moi c'est déjà un tout autre thème. Puis on me parle de la craie et comme je n'ai pas fait le lien, pour moi on ne parle plus des tracés, et on ne parle même plus de préhistoire, du coup pour moi on a changé de sujet deux fois de suite.
OK, je vois bien le problème. On ne fait pas tout de suite le liens entre "signes préhistoriques" et les tracés. Or, ce lien est essentiel, encore plus par la suite. Dans ma tête, le lien est évident entre des signes rupestres et les tracés dont parle le narrateur, comme une façon de lier le début des temps humains et cette fin des temps humains. A y réfléchir, peut-être que "rupestres" aurait été plus pertinent que "préhistoriques" en terme de vocabulaire, dans la mesure où c'est un mot qui renvoie à la préhistoire mais de façon moins explicite. Le mieux aurait été quelque chose comme : "ces signes rupestres" ou "ces signes d'allure rupestres" ou quelque chose comme ça.
J'ai lu le paragraphe en détail, mais je me suis forcé. Comme avec un puzzle, on me donne des pièces et je ne sais pas quoi en faire.
--> Je devais batailler contre l'eau, l'eau rampante, visqueuse ici, visqueuse des algues qu'elle ramène de la lagune croupie derrière la colline à la croix.
Ici.
Ici précisément.
Le personnage me dit qu'il a dû batailler contre l'eau, et là je ne sais pas bien ce qui m'est passé dans la tête mais j'ai perdu tout intérêt. Il est possible que je n'aie tout simplement aucune sympathie pour le personnage, et du coup sa lutte avec l'eau me semble juste un nouveau contretemps qui ajoute à mon agacement. Une sorte de "mais meurs, mon gars, noie-toi, coule !"
Mais peut-être est-ce plus lié aux répliques des deux interrogateurs qui me disent "on y est", "cette fois c'est bon" et qui sous-entendent, pour moi lecteur, qu'il y a une information importante (au moins pour eux) dans ces 2-3 paragraphes que je suis en train de lire.
Mouif... Dans ce que tu dis, je vois deux problèmes :
- le premier est un problème de vocabulaire : la présence de l'eau, du marais, n'est pas préparé. C'est en effet le moment où on entre un peu plus dans la psyché de l'interrogé, dans son monde à lui, et la transition n'est pas bonne. C'est au niveau du vocabulaire qu'il faudrait la travailler.
Notamment, à relire, je pense que le problème est dans ce passage que j'avais déjà identifié comme périlleux en écrivant :
Bon. Alors les tracés. L'eau était froide sous la Lune, j'hésitais à me baigner, je n'ai jamais vraiment aimé me baigner, mais l'eau froide en un sens m'attirait.
Le lien les tracés => l'eau n'a pas de raison réelle.
- le second est lié aux intéractions entre personnages. Tu me dis que le "nous y voilà" t'a induit en erreur. Dans mon esprit, il se rapporte au retour des "tracés" dans le récit de l'interrogé. Mais peut-être que l'approbation des deux interrogateurs arrive trop tôt, finalement.
**
Bon... Je crois que quelque chose commence à se dessiner pour améliorer les Confins... Par rapport au précédent, j'ai essayé ici de créer une meilleure dynamique entre les personnages, avec une évolution de leurs relations. Me reste à travailler cette histoire de vocabulaire (mais ça, c'est propre à l'Apocalypse, pas aux Confins) et surtout les interactions. Ma difficulté est de réussir à savoir où le lecteur se raccroche dans sa lecture : auprès de qui ? Ce qui est amusant, c'est que tu te sois raccroché aux interrogateurs alors que, dans mon esprit, c'est l'interrogé qui est censé attirer la sympathie, et donc l'identification. Comme quoi...
J'espère que la troisième fois sera la bonne.
En l’occurrence, tu as fait le choix d’un récit sous forme de dialogue. Le hic, c’est que les interventions des deux interrogateurs sont un peu trop sèches et scolaires. Certes, le contraste aide à mettre en valeur les envolées du vrai narrateur, mais on ne s’y intéresse pas vraiment. Et la plupart de leur question, on comprend qu’on n’aura pas vraiment la réponse parce que l’autre est littéralement parti dans ses pensées.
En fait, ça cloche dès la première phrase. Pour ma part, j’aurai commencé par la question et mis la paraphrase après. En procédant de la sorte, cela donne un côté très scolaire, avec des intentions très appuyées. Ensuite, je trouve le démarrage Conte de Fée-> Rêve- Esprit de l’autre-> Regrets etc. un peu tiré par les cheveux. Certes, il y a une certaine justification avec la fin, mais au démarrage, cela fait artificiel, d’autant plus que le principe d’enchainements d’idées de ton narrateur fonctionne pour la suite. Mais là, au démarrage, on a l’impression que c’est forcé.
Les interrogateurs fonctionnent, comme l’a dit notre renard, un peu comme les interrogations du lecteur, sauf que pour ma part, je me moque de la localisation, à la limite, je me moque de ce qui a été écrit sur les galets… Ce que je veux, c’est savoir où tu veux en venir. D’ailleurs, tes deux interrogateurs ont un côté très Dupont et Dupond, ce qui fait qu’ils n’ont pas vraiment de personnalité (limite on n’a aucun moyen de savoir lequel des deux parlent, or, justement cela aurait été intéressant). Tout au plus, on peut supposer qu’il y en a un qui domine l’autre et que le second ne fait que répéter ou atténuer la brutalité de l’autre.
Pourtant, à la fin, tu leur rends une sensibilité, mais on n’arrive pas vraiment à savoir qui parle entre les deux. Ils forment une sortent de tout indifférent. Pour ce qui est du « suspense » sur les inscriptions de craies, je ne le trouve pas vraiment crédible. Au départ, je voyais le narrateur comme une sorte d’illuminé. Mais on comprend peu à peu qu’il suit sa logique (et c’est ici la grande réussite du texte). Seulement, certaines de ses interventions le rendent au contraire très lucides. Et plus le texte avance, et plus on sent une certaine hostilité contre les deux interrogateurs ; D’ailleurs, les rôles s’inversent presque sur la fin, car ce sont eux qui ont besoin de se justifier et d’expliquer.
Il y a une phrase qui m’a marquée parce que je ne l’avais pas compris (même si je sentais qu’elle était importante). C’est « Mais je n’avais pas le choix » quand il doit plonger dans l’eau. C’est là qu’on comprend que derrière ce qui parait être des élucubrations, il y a bien une logique, et, au final, une vraie histoire. Et cette histoire est en quelque sorte racontée à l’envers. Le point de départ de tout est Marie et les tracés n’ont d’importance qu’à la fin. C’est le lien avec les protagonistes, avec les tracés. L’autre point qu’on comprend, c’est qu’il y a toute une toile de fond qui se dessine (celle du monde de l’Apocalypse).
J’avoue que le lien entre les dessins préhistoriques et les tracés me paraissaient un peu fumeux. En fait, il prend son sens avec les dessins de Marie dans la grotte. De même, l’histoire du conte de fée du départ. Il y a ici comme une boucle qui se boucle au fil de la lecture et qui comble une partie de mon besoin de lecteur. En relisant le texte, j’ai cependant que le départ ne fonctionne pas car le rapport que tu induis au départ est trop tiré par les cheveux. Il donne l’impression que c’est l’auteur qui se fait plaisir à parler de rêve et de conte de fées…
Pour finir, je n’arrive pas à savoir si cette structure de dialogue à trois fonctionne. Pour ma part, pas vraiment sur la première moitié, parce que les interrogateurs sont trop passifs, limites agaçants. Certes, il y a un petit côté comiques, mais on doit parvenir au même résultat avec des interventions plus subtiles et nuancées. Disons qui leur conféreraient plus de personnalité. En fait, on te sent plus à l’aise avec le monologue.
Je dirais que la première moitié est plus belle au niveau stylistique, car très libre, avec des phrases pleine d’emphase (et parfois prodigieusement longue sans que cela nuise vraiment). La seconde parait plus maitrisée. Une toile de fond apparait, une histoire également et, surtout, l’apparition de Marie crée un vrai point de focal pour le lecteur qui lui faisait un peu défaut jusqu’à présent. Et surtout, nous avons davantage un dialogue en interaction. Et le fait que nous ne sachions plus vraiment qui parle est au contraire intéressant, car cela donne une sorte de réalité kaléidoscopique où chacun apporte un bout pour comprendre le tout.
En tout cas, ce récit comporte pas mal de défis et de morceaux de bravoure. Il me semble que tu es parvenu à l’essentiel, mais qu’il reste juste à réaliser quelques ajustements, à modifier un peu le dosage ci ou là pour que tu parviennes au résultat que tu souhaitais. Et c’est comme si ces quelques bricoles prenaient le dessus alors que, pour moi, 90% de ce qui est là est excellent. Ces 10% ne dérangent généralement pas, mais ici, compte tenu des enjeux que tu souhaites, ils pèsent plus qu’ils ne devraient.
Quelques réponses :
En fait, ça cloche dès la première phrase. Pour ma part, j’aurai commencé par la question et mis la paraphrase après. En procédant de la sorte, cela donne un côté très scolaire, avec des intentions très appuyées.
Je note... Au début le côté scolaire était volontaire : montrer dès le départ un enjeu du texte. Mais finalement, avec le reste du texte ça ne colle plus...
D’ailleurs, tes deux interrogateurs ont un côté très Dupont et Dupond, ce qui fait qu’ils n’ont pas vraiment de personnalité (limite on n’a aucun moyen de savoir lequel des deux parlent, or, justement cela aurait été intéressant). Tout au plus, on peut supposer qu’il y en a un qui domine l’autre et que le second ne fait que répéter ou atténuer la brutalité de l’autre.
J'ai un peu essayé de faire ça, et c'est pour ça aussi que sur la fin les deux interlocuteurs se fondent en un. En gros, il y a un qui est plus directif et brutal, l'autre plus doux mais qui ne pose jamais la question en face.
Ceci dit, comme dit plus haut, le doublage des interrogateurs était un test ; à refaire l'histoire je pense que je n'en garderais qu'un.
En relisant le texte, j’ai cependant que le départ ne fonctionne pas car le rapport que tu induis au départ est trop tiré par les cheveux. Il donne l’impression que c’est l’auteur qui se fait plaisir à parler de rêve et de conte de fées…
C'est juste... Et je vois ça comme un problème de vocabulaire. Il faudrait que dès le départ se crée un système de mots cohérents, et vraisemblable pour le lecteur.
Et c’est comme si ces quelques bricoles prenaient le dessus alors que, pour moi, 90% de ce qui est là est excellent. Ces 10% ne dérangent généralement pas, mais ici, compte tenu des enjeux que tu souhaites, ils pèsent plus qu’ils ne devraient.
Les derniers mètres sont les plus durs !
Ce que je retiens surtout de vos deux remarques, il y a trois choses à travailler sur ces dialogues des confins (oui, malheureusement, et sauf si ça vous saoule vraiment, je vais continuer la série ! ) :
- bien rajouter un enjeu (mais ça ça manque à tous mes textes, c'est sûrement le plus dur !!)
- les liens entre les motifs ne sont pas assez évidents, ou ne le sont pas dès le départ, même de façon abstraite, et on décroche
- être plus attentif aux interactions, et surtout à ma façon dont ces interactions renseignent le lecteur
Je crois que le dernier point est vraiment celui qui mérite le plus de travail.