Lorsque la lumière du jour nouveau vint baigner sa face, Alrick N’Drof ouvrit des yeux fatigués, soulignés de profondes cernes. Ses membres semblaient n’avoir pris aucun repos tant ils le lançaient, et ses deux doigts cassés tremblaient tout seuls, comme terrifiés. Terrifiés, parce qu’ils craignaient subir de nouveau la tornade dévastatrice de la Perception.
De fait, la magie blanche n’avait laissé cette nuit aucun répit à Alrick. Elle l’avait assailli par rafales, ne lui laissant jamais le temps de s’endormir. Il avait eu l’impression d’arpenter des territoires d’une blancheur monotone sur des milliers de kilomètres, accablé de figures et de visions sans queue ni tête, pris dans le cyclone vengeur des énergies qu’il avait trop manipulées ces derniers jours.
De l’avis d’Alrick, la Perception était dotée d’une véritable personnalité, ombrageuse et tumultueuse. Chaque manipulation de celle-ci s’accompagnait en fait d’un contrat tacite : elle lui ouvrait les portes du temps, et le devin s’engageait en échange à ce pas en abuser. Il était donc, en théorie, forcément gagnant. Mais il eut été présomptueux d’affirmer qu’Alrick pouvait soumettre la Perception à sa volonté. C’est elle qui acceptait de se laisser utiliser et qui posait les limites, mais aussi elle qui pouvait briser le devin à sa guise. Autrement dit, le manipulateur n’était pas celui qui croyait l’être, et peu de mages l’avaient réellement compris…
Qui plus est, à la différence des autres magies, la Perception pouvait se manifester sans avoir été convoquée, et Alrick la soupçonnait d’avoir voulu châtier le devin pour son arrogance. Toute la nuit, il avait lutté contre la folle envie d’emprunter des sentiers secrets aux senteurs délicieuses, ou de quitter un instant la voie blanche et morne pour grimper sur un talus et contempler indéfiniment le tournoiement d’images enchanteresses… Il avait survécu là où n’importe quel autre devin aurait succombé.
C’est donc un Alrick encore frissonnant, épuisé mais infiniment soulagé, qui s’étira dans son lit avant de se rendormir aussitôt.
* * *
C’est au petit matin, après une longue mais paisible chevauchée, que Fadamar Lametrouble et Cytise gravirent enfin le sentier étroit et escarpé menant au Dard de l’Abeille, où Mederick T’Nataus avait préféré s’établir en lieu et place de son propre château.
Pendant qu’ils se rapprochaient, la jeune femme ne put s’empêcher de s’extasier sur la rude majesté d’une forteresse bâtie paradoxalement sans le moindre souci d’esthétisme. Des murs gris aussi hauts qu’intimidants, des tours carrées et austères percées de meurtrières qui vomissaient la nuit, un donjon qui s’élevait au-dessus même des remparts pour toiser la campagne environnante et dont les créneaux usés par le temps s’enracinaient pourtant obstinément à la pierre… Une armée entière n’aurait pu prendre le Dard d’assaut. Et quand bien même elle aurait inexplicablement réussi à parcourir entièrement le sentier, elle se serait heurtée à une herse de fer grinçante et grimaçante, doublée d’une autre encore plus menaçante. Le Dard de l’Abeille, correctement défendu, devait s’avérer inexpugnable.
Pour l’heure, seuls quelques hommes d’armes arpentaient nonchalamment le chemin de ronde, et la venue de deux étrangers ne sembla guère les troubler. Cytise et Fadamar purent donc chevaucher jusqu’aux herses sans problème, et celles-ci s’ouvrirent sitôt que Mederick fut au courant de leur présence.
Le capitaine des gardes se chargea de les conduire au noble. Il leur fit traverser la cour centrale, que seuls animaient quelques hommes jouant aux dés et un palefrenier à qui il confia les deux chevaux, avant de les faire pénétrer dans le donjon, que Cytise trouva encore plus impressionnant de près. Etonnamment, le sol à l’intérieur était recouvert d’un parquet verni, et les murs s’ornaient de multiples tableaux représentant nombre de paysages ensoleillés, notamment des forêts variées fourmillant de détails. D’une certaine façon, contrairement à l’apparence de froide majesté du château, la jeune mercenaire avait l’impression, au fil des couloirs que leur guide leur faisait emprunter, de traverser des bois humbles et chaleureux. Elle pouvait presque sentir l’odeur des copeaux d’un chêne fraîchement coupé à chaque porte franchie, et lorsqu’on lui fit gravir un escalier, elle crut grimper sur les branches d’un arbre accueillant.
Elle ne fut tirée de cette agréable rêverie que lorsque le capitaine des gardes les fit entrer dans une pièce aux couleurs encore plus chatoyantes et où se dressait fièrement un petit pommier, toutes feuilles tournées vers la lumière qui transperçait une immense fenêtre. Devant cet arbre à la présence à la fois logique et saugrenue, trônait un Mederick aux doigts crispés sur les accotoirs. Posée sur ses genoux, Cytise pouvait voir la lame bleue de feu Thorlof L’Fyls scintiller doucement, et même… bourdonner ? Alors qu’elle la contemplait, la voix anxieuse du noble la fit sursauter.
« Que venez-vous faire ici ?
La jeune femme attendit quelques secondes puis, constatant que Fadamar ne faisait pas mine de répondre, elle se lança.
- Eh bien, nous venons…
- Deux choses qui se rejoignent.
Alors, l’assassin s’était finalement décidé. Très bien, elle le laisserait mener la conversation. De toute façon, elle avait un mauvais pressentiment.
- D’une part, vous aviez une dette envers moi. Je vous avais donné une chance de la rembourser aisément et vous ne l’avez pas saisie.
Mederick garda les yeux fixes un moment, comme s’il n’avait pas compris la phrase. Mais son ton suintait le mépris lorsqu’il répliqua.
- Et depuis quand un noble tel que moi aurait-il des obligations vis-à-vis d’un vulgaire larbin ?
Fadamar frémit de colère, mais ce n’est pas cela qui inquiéta Cytise. ‘Il a changé. Il y a quelque chose dans son regard, de la fièvre… Fais attention à ce que tu dis, assassin. Nous ne sommes pas en position de force.’ De fait, elle entendit le capitaine chuchoter des instructions dans son dos et d’autres gardes entrèrent. Heureusement, Lametrouble ne paraissait pas d’humeur suicidaire.
- D’autre part, nous venons pour l’enquête que vous nous avez confiée.
Le noble se redressa, les yeux brûlants.
- Vous avez du nouveau ?
- Oui.
- Alors, qui ? Comment ? Avez-vous déjà éliminé le criminel ? Je vous ordonne de le faire ! Immédiatement !
Mederick avait rugi ce dernier mot tout en bondissant du trône, la main crispée sur la poignée de l’épée. Une veine violacée saillait sur son front et ses yeux roulaient follement dans ses orbites. C’est seulement à cet instant que Cytise remarqua la crasse qui maculait son visage et sa mise, et cette pellicule semblait avoir aussi recouvert son esprit d’un voile de démence. Alors, la jeune femme eut peur de l’homme qui braillait devant eux, en gesticulant et en éructant de rage et, instinctivement, elle recula.
- Pas encore.
Cytise jeta un regard rapide à l’assassin. Bien qu’aux aguets, il demeurait impassible, ferme. Prudent. Une fois de plus, elle se félicita de l’avoir à ses côtés et remercia mentalement Therk de lui avoir demandé de veiller sur elle.
- Pas encore ? Pas encore ! Pourquoi ? Il est mort, mort, mort ! Comprenez-vous ce que cela signifie ? Ils sont tous morts, tous ! Thorlof, Mathilde, même les enfants, tous ! Bientôt moi ! Et comment ? Comment ? Tous brûlés et cachés, oui, dissimulés par une magie incolore. Incolore ? Incolore ! Et les gémissements ! Les âmes, les spectres… Ils crient vengeance… sans cesse ! Mort, mort, mort, crient-ils ! Et Thorlof… Sa lame… Contact ! Il me parle, il chuchote… mais je ne comprends pas. Que me dit-il ? Que me dis-tu, mon ami ? Que me dit ta lame, ton âme ?
Effrayée par ce déferlement de propos furieux et incohérents, Cytise avait fait un nouveau pas en arrière et, absolument terrifiée par cette folie, elle leva un bras et lâcha, comme pour se défendre ou se justifier.
- Mais justement, cette lame…
- Nous le ferons.
Fadamar lui avait agrippé le bras sans la regarder pour lui intimer de se taire, et la jeune femme, malgré sa panique, comprit l’urgence de ce contact. Elle n’essaya pas un seul instant de se dégager et plus encore, elle ne réprima qu’à grand-peine l’envie de se pelotonner contre l’assassin, si maître de lui-même.
- Nous vengerons Thorlof et sa famille.
Le noble cessa enfin ses moulinets frénétiques et, la bouche ouverte, posa un regard aussi enfiévré que dubitatif sur Lametrouble, comme pour le jauger, tout en ignorant Cytise au grand soulagement de celle-ci. Une minute interminable s’écoula, au bout de laquelle Mederick se laissa brutalement retomber sur le trône. Il semblait avoir en partie repris ses esprits lorsqu’il parla à nouveau.
- Bien. Il faut que ce soit fait le plus vite possible. Vous devez repartir tout de suite. Que ce soit fait le plus vite possible. Et ne revenez pas avant d’avoir tué. Le plus vite possible. »
Puis il les congédia de la main. Fadamar s’inclina pour le saluer, forçant Cytise à faire de même, et sortit de la pièce en l’entraînant à sa suite.
* * *
Arandir le Fabuleux et Therk Poingtonnerre n’avaient pas grand-chose à faire aujourd’hui, c’est pourquoi ils n’avaient pas prévu de se lever particulièrement tôt. Ils avaient obtenu toutes les informations qu’ils pouvaient, même si le barde continuait à éplucher divers ouvrages, et elles étaient bien maigres. Même le vieux Nathan, herboriste et ami – dans la mesure du possible – de Fadamar, ne leur avait pas appris grand-chose, sinon rien, et ils le soupçonnaient même de leur dissimuler des renseignements. En fait, il paraissait plus triste qu’épuisé – ce qui n’était pas peu dire – en sortant des cachots de la Lumière de cendres, et Arandir supposait que cela avait à voir avec les circonstances de sa libération. Mais Nathan restait muet.
Cependant, cette journée ne fut pas perdue pour les mercenaires. D’abord, ils furent réveillés par l’aubergiste, qui leur annonça que quelqu’un les attendait en bas. Ils avaient constaté qu’il s’agissait d’un homme envoyé par un noble – il refusait de dévoiler son nom – et qui avait un message à délivrer à Lametrouble. Lorsqu’il apprit que ce dernier ne se trouvait pas en ville, le messager leur confia la missive, l’air suspicieux, avant de repartir. Bien entendu, les mercenaires l’ouvrirent dès le départ de l’homme : elle provenait du nécromancien, Kjeld V’Fohs, qui annonçait avoir une mission à confier à Lametrouble, ‘comme convenu la veille’. Therk questionna Arandir du regard, lequel haussa les épaules : il n’en savait pas plus.
Et désormais, il y avait cette fille qui déjeunait avec eux. A dire vrai, ils avaient d’abord pris cette forme rabougrie et drapée dans une nuit sans étoiles ni lune pour un homme, et ce n’est que sa voix, grêle mais incontestablement féminine, qui les avait détrompés.
« J’ai besoin de renseignements.
Elle avait prononcé ces quelques mots calmement, ses yeux ancrés dans ceux de Therk et ignorant le barde. Le mercenaire laissa planer le silence un moment, puis répondit.
- Nous sommes déjà pris en ce moment. Revenez plus tard.
- Je n’ai plus le temps. Et puis…
- Et puis ?
- Je n’ai aucune envie de croiser Fadamar.
Therk se renversa sur sa chaise, surpris d’entendre le prénom de l’assassin. Celui-ci n’avait pas pour habitude de le crier à chaque coin de rue, bien au contraire. Le guerrier se tourna vers Arandir, qui haussa les épaules, et choisit d’ignorer cette mention.
- Ce pauvre vieux Fadamar gagnerait à être connu, j’en suis sûr. Bien. Vous m’intriguez, curieuse silhouette. Qui êtes-vous ?
- J’ignorais que les informateurs exigeaient de connaître le nom de leurs clients.
- Cela est inutile,
Car ton surnom rutile
Sur toutes les affiches
Et dans l’esprit des riches.
Therk sursauta tant l’intervention d’Arandir était inattendue, mais au doux son de ‘riche’, son intérêt crût encore. Lorsque le barde poursuivit, ses yeux se plissèrent de ruse.
- J’y crois dur comme fer,
Tu es l’Arme de chair.
- Intéressant, tout ça… J’ignorais que le plus fameux assassin de la Cité était une femme.
Leur interlocutrice n’avait pas même tressauté, mais une nervosité nouvelle agitait ses membres. Son regard, auparavant rivé sur Therk, se posa sur le barde, qui répondit par un large sourire. Elle le considéra longuement puis, relâchant sa tension, elle émit un petit rire doux, à mille lieues de sa voix aigrelette.
- Arandir et Therk, les deux compagnons de route. Vous êtes amusants, vraiment. Quel regard, messire Poingtonnerre ! Et quel gros fléau ! Mais il ne sera jamais d’aucune utilité contre moi.
Therk voulut répliquer, mais elle ne lui en laissa pas le temps.
- Et le perspicace Fabuleux que l’on m’a tant vanté. L’esprit si vif, plus aiguisé qu’une lame. Plus dangereux aussi.
Arandir inclina joyeusement la tête pour la saluer, non sans ajouter.
- L’un n’empêche pas l’autre,
O ma future apôtre !
- N’exagérons rien. Bref, je sais tout de vous, et vous ne présentez pour moi aucun danger. Je connais vos amis, vos ennemis, vos relations. Et vous tenez à la petite Cytise, n’est-ce pas ?
Therk bondit de sa chaise pour agripper l’Arme de chair, mais celle-ci esquiva sans problème et se retrouva à côté d’Arandir, qui fronça les sourcils. Le guerrier rugit.
- Ne t’avise pas de la menacer, sale garce ! Jamais.
Ses poings se crispèrent, et il s’apprêtait à attaquer de nouveau quand le barde intervint.
- Dis-nous ce que tu veux.
Que fais-tu en ce lieu ?
- Très bien. Mercenaires, je m’excuse de ma maladresse. Je savais pourtant que l’un d’entre vous a le sang chaud.
Elle regagna sa place en frôlant au passage un Therk désorienté, qui secoua la tête de dépit avant de se rasseoir. Faisant preuve d’une délicatesse inattendue, elle attendit qu’il reprenne ses esprits avant de continuer.
- Bon. Vous vous demandez pourquoi je m’adresse à vous. C’est simple. Ma tête est mise à prix et la Garde sombre me recherche activement. Il m’est impossible d’accéder à la Lumière de cendres, et je sais qu’il s’y trame quelque chose. Un événement d’importance. Or, j’ai constaté que vous y aviez accès, vous.
- Il y en a d’autres. Pourquoi nous ?
- Parce que Fadamar vous fait confiance.
Nouveau silence. Les deux compagnons se questionnèrent du regard et Arandir cligna de l’œil. Therk hocha la tête et reprit.
- Je ne sais toujours pas ce que ce vieux forban vient faire dans cette histoire, mais j’ai la très forte impression qu’il va tous nous mettre dans la panade. Je suppose que tu ne nous diras pas d’où tu le connais ?
La forme secoua la tête négativement. Le mercenaire soupira.
- Bon. Alors je te dirai ce que nous savons, parce que je suppose de mon côté que Fadamar croyait en toi, pour t’avoir dévoilé tant de… choses. Mais il y a une condition.
- Je suis tout ouïe.
- Il y a un gros bonnet qui cherche à te joindre, au château. C’est le capitaine N’Mephe qui m’en a parlé.
L’Arme de chair croisa les bras et si les mercenaires avaient pu contempler son visage, ils l’auraient trouvé barré d’un rictus.
- Non ? Ce ne serait pas un certain roi, par hasard, un K’Rhasco ? Ou peut-être un K’Thraus ? Et ce ne serait pas pour me faire passer un quart d’heure peu enviable, non plus ?
Ce fut au tour de Therk de croiser les bras et de sourire.
- Effectivement, tu es plutôt mal informée. Non, il s’agit de messire B’Rauts. Et il aimerait bien – et ma bourse l’apprécierait aussi – que les autres nobles ne sachent pas qu’il désirerait recruter un régicide.
- Je n’ai pas tué le Roi. »
L’Arme de chair s’était levée, terrible, et de cette petit femme émanait une telle aura de rage froide que le sourire du guerrier se dessécha sur ses lèvres. Arandir s’était figé, plus sensible encore à ces ondes, et le temps sembla s’arrêter dans la Hache brisée. Peut-être l’aurait-il fait si la porte ne s’était pas ouverte violemment sur trois Gardes sombres, dont Therk reconnut immédiatement le chef : N’Mephe, la nouvelle capitaine de la Garde qui avait succédé à Markvart K’Thraus. Tous les deux échangèrent un regard, mais la première à réagir fut l’Arme de chair, qui disparut à l’étage avant même que ses poursuivants n’atteignent la table où elle se tenait quelques secondes plus tôt. Arandir et Therk, en vétérans, renversèrent la table et empruntèrent l’escalier à sa suite, se frayant un chemin parmi les rares clients de la soirée. Parvenus en haut, ils s’arrêtèrent et dégainèrent leurs armes – fléau et rapière.
Une nouvelle fois, le temps parut se figer. Les deux mercenaires attendaient l’assaut impassiblement ; Therk laissait balancer doucement le fléau qu’il tenait à deux mains, et Arandir, pour une fois, arborait un air sinistre. Au pied de l’escalier, les trois Gardes sombres jaugeaient leurs adversaires, lames au clair. La herse blanche de leur tunique reflétait la lueur pourtant faible des lampes à huile, comme si leur cœur bouillait peu à peu d’excitation à l’idée du combat à venir. Après tout, la Garde sombre n’avait que peu l’occasion de mettre ses talents à l’œuvre tant son incroyable réputation – qui avait dépassé les frontières du royaume – dissuadait les éventuels agresseurs. Les rares qui ne s’y étaient pas arrêtés étaient peu nombreux, et aucun n’aurait pu en témoigner aujourd’hui. Enfin, les Gardes avaient l’occasion de prouver leur compétence !
Alors qu’ils allaient attaquer, N’Mephe lança d’une voix glaciale.
« Otez-vous du passage.
- Hors de question.
- Pourquoi ? Vous ne lui devez rien.
- Mais elle me doit beaucoup.
Therk se détendit un peu et, rejetant son fléau derrière son épaule, persiffla.
- Je me demande bien pourquoi tu as remplacé Markvart.
N’Mephe lui adressa un regard dénué de toute expression en guise de réponse. Elle laissa filer quelques secondes puis, soudain, elle fit glisser une dague de sa manche pour la projeter instantanément sur le guerrier. Un éclair argenté plus tard, l’arme gisait sur une marche, déviée par la rapière d’Arandir.
- Dernier avertissement. Dégagez. »
Therk se remit en position d’attente, nerveux. Même après avoir survécu à une multitude d’escarmouches en tant que garde de caravane, dans sa jeunesse, il n’était jamais parvenu à aborder un combat sereinement. Il avait beau être sûr de sa force, il ne pouvait s’empêcher de songer au risque, à l’aléa qu’il ne maîtrisait pas – la goutte de sueur coulant dans l’œil, la pluie, le gel… Et en face ne se trouvaient pas de simples brigands, mais la Garde sombre. Qui s’apprêtait à s’élancer.
Alors retentit un hurlement de douleur de l’autre côté de la taverne, à l’extérieur, puis de nombreux cris s’élevèrent tout autour. Un bref instant, les mercenaires entendirent le fracas de l’acier et des bruits de course tout autour du bâtiment. N’Mephe jura, clama un ordre et sortit de la Hache brisée, les deux Gardes sur ses talons, non sans jeter un regard mauvais aux mercenaires. Ceux-ci firent volte-face et gagnèrent en courant la chambre par la fenêtre de laquelle l’Arme de chair s’était échappée. Leurs yeux s’écarquillèrent à la vue du spectacle qui s’offrit alors à eux : un Garde sombre gisait dans la boue sèche, les yeux grands ouverts. Son corps avait été lardé de coups, percé en de multiples endroits par tout un assortiment de lames, et de sa gorge tailladée jaillissait le sang en gros bouillons. Autour de lui grouillait une bonne vingtaine de Gardes sombres – Therk n’en avait jamais vu autant en même temps. Il se rendit compte que l’épée du mort, tachée de sang, n’avait pas quitté ses doigts crispés, et une longue traînée de liquide rouge s’enfonçait dans l’obscurité d’une ruelle, d’où s’élevaient les exclamations de ses occupants démunis. L’Arme de chair avait été touchée, sans doute salement au vu de la quantité de sang qu’elle perdait.
Arandir et Therk virent N’Mephe arriver en courant, s’arrêter brusquement et observer le cadavre, bouche bée. Elle s’en approcha lentement, s’agenouilla à ses côtés puis, empoignant la dague dont le garde n’avait pas eu le temps de se servir, découpa dans la tunique la herse blanche, qu’elle serra dans son poing ganté. Lorsqu’elle se releva, elle n’émit aucun son – nul reproche ne fusa. Elle chuchota quelques mots à l’oreille d’un de ses hommes, puis disparut du champ de vision des mercenaires. Ceux-ci constatèrent que les Gardes sombres se scindaient en deux groupes : quatre d’entre eux empoignèrent le corps pour le rapporter au château, tandis que les autres partaient sur la trace de l’assassin.
Quand Arandir et Therk parvinrent enfin à se détourner de la scène, ce fut pour se retrouver nez à nez avec le capitaine N’Mephe, dont les yeux verts étincelaient de fureur. Elle ne lâcha que deux mots.
« Suivez-moi. »
Les mercenaires obtempérèrent.
* * *
Pour la deuxième fois de la journée, Alrick ouvrit les yeux, allongé sur son lit. Mais cette fois-ci, nulle lumière pour l’accueillir, nulle couleur pour l’égayer. A la place, du blanc, partout.
Le devin ne bougea pas, contemplant le ciel – ou peut-être la brume, ou les nuages. Ainsi, la Perception l’avait finalement capturé, pris au piège dans son monde. Il se redressa sur ses coudes et promena son regard à l’entour. Une immense plaine aux brins blancs bruissant sous un vent léger déployait son éternité et résumait à elle seule tout le paysage. Il n’apercevait ni montagnes polygonales, ni arbres et falaises biscornues, rien qu’une étendue plane et vide, parcourue de milliers de chemins aux graviers cotonneux. Le présent. Il se trouvait dans le présent. Alrick soupira de soulagement. Tout n’était pas perdu.
Il se leva enfin, pour constater qu’il reposait en fait sur un duvet de plumes immaculées, d’une douceur angélique. Il saisit l’une d’entre elles et l’observa, songeur, avant de baisser les yeux sur sa couche. Quelque chose n’allait pas. Les plumes ne se balançaient pas sous l’effet du vent. Lorsqu’il lâcha celle qu’il tenait entre ses mains, elle chuta comme une pierre, morte. Une nouvelle fois, ses yeux balayèrent l’horizon. Il connaissait bien le monde de la Perception, pour s’y être si souvent promené. Il chérissait les mystères que la magie lui révélait, les surprises constantes qui s’offraient à lui ; surtout, il admirait sa cohérence dans ses perpétuels changements.
Ce lieu-là n’était pas cohérent. S’il y avait suffisamment de vent pour faire plier les brins d’herbe, alors les plumes auraient dû s’envoler. Alrick observa ses deux mains : aucun de ses doigts ne paraissait brisé. Pourtant, quand il voulut plier un de ceux qui avaient subi la fureur de la magie perceptive, la veille, une onde de souffrance le fit grimacer. Manque de cohérence, encore.
Il n’y avait pas de doute : il avait bien été attiré dans le monde de la Perception. La blancheur du décor ne pouvait mentir. Ce lieu lui était trop similaire pour ne pas l’être. En même temps, il paraissait artificiellement créé, bien loin de la permanence fondamentale de la magie blanche – la permanence d’un monde à la fois immuable et tout en mouvement. Quelqu’un avait tenté de le convoquer ici, dans son propre univers perceptif. Quelqu’un de moins habile que lui, insuffisamment adroit pour que la magie se montre à lui dans toute sa perfection. Pourquoi l’avoir fait venir ?
Soudain, une figure se dessina non loin de lui, à quelques mètres à peine. Elle prit la forme d’un carré suspendu dans l’air, comme accroché sur un mur de vent. Intrigué, Alrick attendit un indice, mais le carré restait fixe, impassible. Tout autour, la plaine demeurait, pâle et infinie, et les chemins s’étaient mis à s’entre-dévorer comme des serpents voraces. Le devin, troublé, contempla la lutte jusqu’à ce qu’un des reptiles sinueux, plus long et plus puissant que les autres, finisse par les avaler tous, avant de redevenir un sentier scintillant. Le seul restant, avec ce carré qui faisait furieusement penser à Alrick à une porte. Qui l’attirait tout aussi furieusement.
Le choix qui lui était proposé paraissait clair. Le chemin serpentiforme ou la porte flottante. Et, une nouvelle fois, quelque chose clochait. Il se trouvait dans le présent, l’absence de relief le montrait bien ; or, le présent offrait une multitude de sentiers, pas deux seulement. De plus, cela ne pouvait pas n’être qu’une propriété de son propre monde de la Perception, la logique s’y opposait : il ne pouvait jamais y avoir que deux options. A moins…
A moins que le devin en question ne soit en fin de vie. A moins que la décision à prendre ne relève finalement que du choix entre la vie et la mort. Mais du choix de qui s’agissait-il ? Etait-ce véritablement celui d’Alrick, qui se trouvait en ce moment-même bien au chaud dans sa chambre, au troisième étage de la Lumière de cendres ? Oui, de toute évidence, car c’était bien à lui d’agir. Et cependant, il se trouvait bien dans le monde d’un autre devin. C’est cet autre devin qui voyait son présent se diviser en deux branches uniques. Peut-être était-ce à Alrick de choisir ; mais l’autre en subirait certainement les conséquences. D’une certaine façon, l’autre lui imposait de choisir à sa place.
Non, c’était idiot. Personne de sensé ne mettrait sa vie entre les mains de quelqu’un qui ne le connaît pas – ou du moins, qui n’a pas encore deviné qui il est. D’un autre côté, bien des personnes n’étaient justement pas sensées. De toute façon, peu importaient les motivations du mystérieux magicien qui l’avait amené ici. Si, elles importaient. Elles ne pouvaient qu’être malveillantes. Ce choix pouvait être fatal à Alrick, et celui-ci n’avait aucun indice pour l’éclairer. Il abhorrait le hasard, comme tout scientifique qui se respecte. Pas comme les soi-disant poètes aux élancements fiévreux…
Les poètes ? Mais oui ! Qui pouvait lui en vouloir suffisamment pour l’attirer dans un tel piège ? Arwed P’Ytès, bien sûr. Le devin aigri, qui dissimulait sa rancœur derrière ses mots fleuris. Celui qui attendait patiemment que le vieil Alrick succombe définitivement aux sirènes de la Perception, pour enfin être considéré comme le maître ; celui qu’Alrick méprisait cordialement. Ce ne pouvait qu’être lui.
Le vent se mit à souffler plus fort, faisant chanceler le devin. Mauvais signe. Il se sentait extrêmement faible, son corps prêt à s’envoler pour errer à jamais dans les immensités désertiques de la Perception. Seule la force de son esprit résistait encore, mais il ne savait pour combien de temps encore, tant ses récentes excursions lui avaient déjà coûté. Il fallait agir, choisir. Mais pas une des voies que lui imposait son adversaire, non ; incommensurablement plus puissant, Alrick allait tracer la sienne. Il n’était plus qu’une petite lueur blanche lorsqu’il tenta de couper à travers la plaine et qu’il se heurta à un mur.
Le choc faillit déliter définitivement son corps, mais Alrick parvint à réprimer la douleur en tendant toute sa volonté dans ce but. Il tressauta, trembla, expira presque, survécut. Le vent ballottait son frêle corps comme une plume, et c’est peut-être cette pensée qui sauva le devin. Après tout, les plumes ne volaient pas, dans ce monde. Quelle dérision ! Il avait failli périr de façon incohérente, lui qui se moquait tant de la faiblesse de son rival, de l’imperfection de son univers. Une soudaine panique l’envahit.
Arwed avait incontestablement progressé. Il n’aurait pas dû pouvoir emprisonner ainsi Alrick, le forcer à choisir parmi des options qu’il lui aurait imposées. Et quand bien même il l’aurait pu, jamais le vieux devin n’aurait dû souffrir autant dès sa première tentative d’évasion. En somme, Arwed avait posé des règles du jeu qu’Alrick ne pouvait pas contourner. Et le temps pour parvenir à la victoire lui était compté. Le poète avait choisi le meilleur moment pour tendre son piège.
Non, c’était impossible. Arwed ne pouvait s’être autant amélioré. Il était trop arrogant pour cela, trop impatient. Son esprit rancunier ne pouvait lui laisser assez de latitude, ce monde inachevé le prouvait. Le poète tentait de le jouer, de dissimuler son inaptitude derrière un tour de passe-passe. Une violente rafale vint projeter Alrick contre un mur, et une nouvelle fois la souffrance irradia dans tout son être, le laissant s’écraser au sol. Ne pas perdre conscience, ne pas perdre conscience… Mais oui !
Plus qu’à sa volonté, c’est à la solution qui venait de s’imposer à lui qu’Alrick dut son salut. Et elle lui était venue grâce à ce deuxième choc. Il eut le temps de songer à l’ironie de la chose, avant de se relever et d’emprunter le sentier, sans l’ombre d’une hésitation.
Alors qu’il marchait sur le large chemin qui serpentait sous ses pieds, Alrick se rassura. C’était bien par un artifice qu’Arwed avait tenté de le tuer, un artifice de bas étage. Il avait voulu jouer sur la fatigue actuelle du vieux devin. Il avait profité de son sommeil pour tisser ses rets, pour reproduire un lieu où Alrick se trouvait déjà. Le reste n’était que décor en carton-pâte ; cela avait l’apparence de la Perception, mais ni sa profondeur, ni son omniscience. En un mot : cette création était limitée. Le vent l’avait trahi. Il avait fait comprendre à Alrick que ce carré flottant dans l’air n’était pas une porte, mais bien une fenêtre par où le vent s’engouffrait. La fenêtre de la chambre où il demeurait, dans la Lumière de cendres. Arwed avait tenté d’abuser de ses sens et de le pousser au suicide.
Il avait beau sentir ses forces décliner de plus en plus sous les incessants assauts du vent, Alrick savait que le duel était terminé. Au bout de ce chemin, il trouverait Arwed qui, ignorant que le stratagème dans lequel il avait mis tout son art avait échoué, ne pourrait se défendre. Il avait cru pouvoir jouer la victoire à pile ou face grâce à sa ruse, seule possibilité pour lui de triompher du plus puissant devin du royaume.
Alrick n’avait pas même laissé retomber la pièce.
* * *
L’Arme de chair avalait les ruelles du quartier nobiliaire à toute vitesse, esquivant le nombre impressionnant d’habitants de la zone, qui ne ressentaient qu’un courant d’air à son passage. Les bâtiments défilaient sous ses yeux, leurs formes floues se penchant sur elle comme pour contempler cette humaine intrigante. Les énergies sur lesquelles l’Arme marchait se teintaient d’argenté et la portaient sans effort, se relayant sous les pieds experts de leur manipulatrice. Du sang coulait d’une blessure au flanc et allait traverser les énergies pour tacher le sol craquelé, piste obligeamment laissée à ses poursuivants.
Elle n’avait pas pu mener le combat comme elle l’aurait voulu, tant les Gardes sombres étaient innombrables. Elle n’avait pas pu tourner tout autour de sa victime en la tuant à petit feu, apparaissant pour lancer une arme et filant aussitôt après sur les énergies argentées. Elle avait dû aller vite, se dépêtrer des rets tendus par cette nouvelle et problématique capitaine, mais même lardé de coups, son adversaire était parvenu à plonger sa lame dans son flanc. L’élite du royaume méritait sa réputation. L’Arme de chair grimaça de douleur.
Elle perdait trop de sang. Déjà elle avait du mal à manipuler les rubans de magie, ses pieds ripaient et il s’en fallait de peu pour que toute couleur argentée disparût. Elle avait beaucoup d’avance sur ses poursuivants mais sa piste était visible et si elle perdait le contrôle de la magie à ce moment, elle savait qu’elle s’écroulerait sur le sol en attendant la mort. La véritable mort, la mort physique.
Soudain, elle se demanda si cela valait le coup. Elle avait passé sa vie à fuir, puis à chasser, et désormais la traque recommençait. Son existence n’avait aucun sens. Ce n’était qu’une suite ininterrompue de meurtres froids dans un monde corrompu, une fuite en avant, mais sans espoir. Que lui restait-il ? Elle se souvenait avoir aimé, jadis ; la vie, alors, paraissait belle et prometteuse. Il y avait autre chose que la mort qui rythmait son quotidien, de la joie, du bonheur. De la compagnie. Puis, il y eut la désillusion, l’impression dévastatrice que l’amour dont elle avait cru être l’objet n’avait été qu’un mensonge. Elle se rappelait la déception immense, l’écroulement de tout son monde. « Mon âme est déjà prise », avait-il dit. Son âme ? Qu’en était-il de son cœur ? « Il n’y a pas de place en moi pour un tel fardeau. Il n’y en a jamais eu. » Une tromperie grotesque. Ensuite, la solitude.
Un sourire amer perça sur le visage de l’Arme de chair. Elle perdait son temps. Si elle devait survivre plutôt que vivre, soit. Elle y mettrait quand même toutes ses forces. Il était urgent de trouver un endroit où se reposer, et surtout un guérisseur. Mais si elle se rendait chez une connaissance, elle causerait à coup sûr sa perte, les Gardes sombres étant sur ses talons. Pourtant, Nathan aurait pu la soigner… Non, il ne fallait pas céder à une telle tentation. Alors, où ?
Elle se remémora les mots du mercenaire qu’elle venait de quitter. Jari B’Rauts, un des nobles les plus puissants du royaume, la recherchait pour des raisons différentes de celles du reste du monde. Il semblait avoir des aspirations pour elle. Sans doute la dissimulerait-il avec complaisance, du moins s’il conservait l’assurance de pouvoir l’utiliser plus tard. Néanmoins, peut-être changerait-il d’opinion en la voyant arriver vidée de son sang, le visage pâle et les yeux vitreux. Ce ne devait pas être l’idée qu’il se faisait d’un assassin compétent…
Plongée dans ses pensées, L’Arme posa le pied à côté d’une énergie. Immédiatement, elle perdit l’équilibre et s’écrasa contre le sol dur en réprimant un juron. En temps normal, elle se serait relevée immédiatement pour repartir de plus belle. Non, en temps normal, elle ne serait jamais tombée. Elle grimaça, plaqua sa main sur son flanc, la retira couverte de sang. Allez, relève-toi, tu n’as pas de temps à perdre. A quoi bon, tout cela est si vain… Non, n’abandonne pas ! Lui vit toujours. Tu n’as pas le droit de mourir maintenant ! Au prix d’un effort surhumain, elle se releva, courbée par la souffrance. Elle n’avait plus le choix : il lui fallait conserver ses dernières ressources pour passer le rideau de gardes protégeant le quartier noble.
Elle se mit en route tant bien que mal sous les yeux avides d’une foule de curieux, espérant avoir le temps de rallier la demeure de Jari B’Rauts.
* * *
Le Garde sombre du nom d’Osbern referma la porte de bois derrière eux. La capitaine N’Mephe, toujours aussi furieuse, piétina sans remords le tapis mauve qu’elle avait affirmé apprécier énormément à Therk lors de leur premier entretien, et celui-ci appréhendait la réaction de la capitaine. Elle alla s’asseoir à son bureau, saisit un crayon et une feuille et se mit à écrire frénétiquement pendant une bonne dizaine de minutes. Therk tenta bien de gagner le divan, mais elle le lui déconseilla vivement sans se retourner. C’est seulement à cet instant qu’il se rendit compte qu’Arandir et lui avaient ouvertement défié la Garde sombre, lui avaient même fait obstacle, alors qu’elle poursuivait un assassin recherché par toute la ville. Ils étaient passés pour des complices de l’Arme de chair – et, dans un certain sens, ce n’était pas tout à fait faux. Il songea au sort qui les attendait : allait-on les exécuter, ou simplement les emprisonner ? Quelles étaient leurs probabilités de forcer le passage, au pire ? Même avec Arandir à ses côtés, la fuite s’annonçait ardue… Et que penseraient Cytise et Fadamar quand ils seraient de retour à la Hache brisée ? Auraient-ils droit à un accueil musclé de la part des Gardes ? Non, il fallait faire confiance à Fadamar pour éviter le piège…
« Vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait ?
La question de N’Mephe vint mettre un terme à ses sombres pensées. Il tenta de l’humour.
- Je viens de m’en rendre compte, en fait.
Bizarrement, sa réponse n’arracha pas de sourire à son interlocutrice, qui se retourna enfin vers eux. Ses traits étaient tirés, comme si elle était épuisée ou extrêmement triste. Elle plaqua une main sur son visage, comme pour l’essuyer, et quand elle la retira, son regard était infiniment las.
- Je pourrais faire de vous ce que je veux. En défiant la Garde sombre, vous avez défié le roi. Vous avez insulté sa majesté K’Rahsco. Vous ne méritez rien de plus que la mort.
Elle se tut. Quand Therk osa enfin soutenir son regard, il remarqua que ses yeux étaient rouges. Avait-elle pleuré ?
- Et cependant, ce serait injuste. Si vous méritez la mort, quel châtiment devrais-je endurer pour ma faillite ? Car vous n’avez tué personne, vous… Moi, si. J’ai commis une erreur qui a été mortelle à un de mes hommes.
Elle détourna son visage, et elle se mit à murmurer, devant des mercenaires troublés.
- Ce n’était pas notre priorité que de traquer cet assassin. La Garde devait enquêter sur la nouvelle secte. L’Arme de chair importait peu au roi. Mais j’ai cru que ce serait divertissant, que mes hommes auraient enfin plus d’action que le simple entraînement quotidien. C’était pour eux…
Son ton se fit plus amer.
- Ils n’ont pas accepté ma nomination. La confiance que m’accordait Markvart n’a pas suffi à les convaincre. Se laisser diriger par une femme ? Allons donc ! Je devais leur prouver que je méritais ce poste.
‘Elle essaie de se justifier’, comprit alors Therk. ‘Elle ne nous reproche rien. Elle ne nous a fait venir ici que pour que nous l’écoutions, et que nous la comprenions. Que nous éprouvions de la compassion pour elle !’ Le mépris remplaça soudain l’inquiétude, inattendu en de telles circonstances. Quel capitaine se mettrait dans un tel état après un seul échec ? N’avait-elle donc aucune volonté, aucune détermination ?
- Markvart n’a perdu qu’un homme en je ne sais combien d’années – cinq, six ans ? Je ne suis là que depuis trois jours, et déjà j’ai le sang de la Garde sur mes mains. Et je devrais vous condamner, vous ? Je ne suis pas si méprisable.
- Si, vous l’êtes.
Aussi bien N’Mephe que le Fabuleux sursautèrent, et Therk sentit le regard de reproche que celui-ci lui lança peser sur lui. Il n’avait pu s’en empêcher, et désormais il n’avait plus le choix. S’il ne voulait pas que son insolence les condamne définitivement, il fallait qu’il continue.
- Comment voulez-vous que des Gardes aussi prestigieux que les sombres respectent une capitaine qui s’apitoie sur son propre sort ? C’est au contraire dans de telles circonstances que l’on reconnaît la personne de poigne, celle qui mérite sa place. Bon sang, j’ai connu des dizaines de maîtres de caravanes, et pas un seul d’entre eux ne s’est épanché en larmes sous mes propres yeux ! Mais il y a pire que votre comportement pitoyable : ce sont les conséquences de celui-ci. Vous trahissez la confiance de K’Thraus.
N’Mephe le fixa sans rien dire, la bouche ouverte, ébahie. Dans son dos, Therk entendit les lèvres d’Arandir s’étirer légèrement en un sourire discret comme le barde l’approuvait. Cela rassura Therk : il ne devait pas avoir raté son intervention. Quand la capitaine reprit, il crut qu’il avait gagné.
- J’ignore si tu es un inconscient ou un fou, Poingtonnerre. Si j’avais conservé ma fureur de tout à l’heure, nul doute que tu serais étalé sur le sol en train de rendre ton sang, une épée plongée dans le ventre, en ce moment-même. Mais tu as raison, je ne vais pas me laisser abattre ainsi. Vous ne seriez pas venus si ce meurtre n’avait pas eu lieu, n’est-ce pas ? Eh bien, profitons-en ! Vous avez conscience que je vous ai dans ma ligne de mire, et cela devrait m’apporter quelques réponses inattendues. Il est hors de question que je vous relâche sans compensation.
Bon, la victoire n’était pas forcément acquise, tout compte fait. Cela dit, elle s’était si rapidement reprise en main que Therk songea un instant qu’elle avait peut-être joué la comédie. Quand bien même ce ne serait pas le cas, il l’avait sous-estimée un peu vite. Il osa.
- Et quelle serait cette compensation ?
- Oh, trois fois rien. Osbern, envoie chercher Sybèle. Elle doit se
trouver quelque part dans la salle de garde de la muraille nord, en
train de boire ou de se faire peloter, ou les deux en même temps.
Messieurs, vous pouvez vous asseoir. Nous attendrons ensemble.
Une bonne demi-heure plus tard, le Garde sombre fut de retour, traînant derrière lui une femme à l’âge indéterminé – Therk lui donnait plus de trente-cinq ans, mais il supposait que cette estimation était due à l’état déplorable dans lequel se trouvait la femme, qui devait être plus jeune. Elle portait une jupe mauve si défraîchie qu’elle paraissait rose, et elle tentait tant bien que mal de reboutonner sa chemise trop large, tâche rendue difficile par l’alcool qu’elle avait vraisemblablement ingurgité au vu de sa démarche titubante. Osbern, l’air agacé, la jeta sur le tapis comme un vieux chiffon, mais la femme parvint étrangement à amortir la chute. Elle se releva souplement, puis son visage quelconque s’orna d’un sourire.
- Vous m’avez demandée, capitaine ?
N’Mephe la dévisagea un court moment puis, secouant la tête de dépit, elle s’adressa aux mercenaires.
- Messieurs, je vous présente Sybèle. Sybèle, voici Therk Poingtonnerre et Arandir le Fabuleux.
- Oh, mais je le connais, le barde ! Il a une voix divine. Ces stupides nobles ne savent pas ce qu’ils ratent en restant cloîtrés dans le château.
Arandir inclina la tête en guise de remerciement, ravi, et Therk devina qu’il ne pourrait plus espérer aucun secours de son côté. La bougresse avait touché là une corde sensible. Il lança un coup d’œil interrogateur à N’Mephe.
- Sybèle va dorénavant vous suivre comme votre ombre et me rendre des comptes sur tous vos agissements. Elle sera mes yeux auprès de vous. Une objection ?
- Et comment ! On va devoir se traîner un poids derrière nous ? Pour le coup, nous n’aurons même pas la possibilité de mener efficacement l’enquête.
- A ce que je sais, vous n’avez pas été particulièrement efficaces depuis le début, de toute façon. Cela pourra difficilement être pire.
Ce persiflage ne lui était malheureusement pas inconnu : il y avait de la Cytise en elle. Soupirant, il était déjà prêt à abdiquer lorsque la capitaine ajouta.
- Et je doute que Sybèle vous ralentisse.
- Oh. »
Ce fut tout ce que Therk put répondre, résigné. Les mercenaires allaient abriter de leur plein gré une espionne au service de la Garde sombre, alors que celle-ci servait un roi qui ne tenait pas leur employeur, Mederick T’Nataus, dans son cœur. L’enquête s’annonçait désormais aussi ardue que tendue. Lorsqu’il descendit les escaliers aux côtés d’Osbern, il entendit Arandir et Sybèle discuter poésie.
N’en déplaise au capitaine N’Mephe, la situation antérieure pouvait définitivement être pire.
* * *
La nuit était tombée depuis déjà une ou deux heures lorsque Cytise et Fadamar aperçurent la cité des Seigneurs, vaste ensemble de bâtiments branlants agglomérés autour de la Lumière de cendres. De loin, elle paraissait presque belle, nonchalante dans sa construction, mystérieuse dans son obscurité, et les lueurs du château venaient se refléter sur les toits de la ville pour recouvrir celle-ci d’un manteau lumineux.
Cytise somnolait sur sa monture, bercée par le bruit de ses sabots sur la chaussée et par la brise nocturne, presqu’inconsciente de la présence discrète de l’assassin à ses côtés. Lametrouble n’avait pas dit un mot depuis leur départ du Dard de l’abeille. Il n’était pas dans sa nature de faire la conversation, certes, mais Cytise le trouvait plus pensif encore qu’à l’accoutumée, depuis la crise de démence du noble. Elle repensa à la scène : Fadamar et elle avaient échappé de justesse à la mort. Mederick T’Nataus n’était plus du tout le même que lorsqu’il leur avait confié leur mission, plusieurs jours plus tôt. C’était inévitable : son état de santé n’avait cessé de se dégrader. A chaque rencontre, il lui avait paru plus fatigué, plus las, plus désespéré. La folie avait été la suite logique de cette chute, mais il avait dû y avoir un élément déclencheur, quelque chose de plus fort que tout le reste.
Etait-ce la mort de son ami ? Il paraissait pourtant l’avoir surmontée, et ce dès le lendemain. Après tout, il avait dû être préparé depuis sa petite enfance à supporter les rigueurs de la vie de cour – parmi lesquelles le meurtre. Il devait savoir dissimuler sa tristesse derrière un masque d’impassibilité, afin de réagir plutôt que de se morfondre. Cela n’avait toutefois pas suffi. La démence avait fini par enrouler ses tentacules autour de son cerveau pour le maintenir captif au Dard de l’abeille, cette demeure par ailleurs si belle. Un instant, Cytise se demanda comment elle réagirait si Therk succombait des mains d’un ennemi invisible. Sans doute mieux que le noble, tant elle avait été habituée à la solitude avant de rencontrer les mercenaires. Et puis, il resterait toujours Arandir, pour l’aider à surmonter son chagrin. Et Fadamar.
Fadamar, vraiment ? Elle devait être bien fatiguée pour émettre une telle hypothèse ! Elle ne connaissait cet assassin que depuis peu, et ce qu’elle avait appris sur lui ne l’encourageait pas à penser ainsi. Avait-il jamais manifesté la moindre sympathie à son égard ? Bon, d’accord, son sang-froid leur avait sauvé la vie. Mais justement, la vie de l’assassin lui-même était en jeu à ce moment-là, ce qui justifiait son attitude. Et puis, il y avait sa promesse à Therk de la protéger. Deux bonnes raisons d’avoir agi comme il n’avait fait. Tout de même, ce contact… Cette main sur son bras…
Soudain, elle vit Fadamar passer à toute vitesse devant elle. Il avait lancé son cheval au galop, et bientôt sa forme sombre disparut dans la nuit noire. Inquiète, Cytise poussa sa monture à sa suite.
Il l’attendait à l’entrée de la ville, droit sur sa selle, et dans sa précipitation elle faillit le manquer. Elle tira trop brusquement sur les rênes, son cheval se cabra et elle tenta tant bien que mal d’amortir sa chute et de protéger sa tête. Son bras heurta violemment le sol, mais Cytise était trop légère pour que cela suffît à le lui briser. Elle n’en serra pas moins les dents de douleur, puis elle hurla à l’assassin, furieuse.
« Qu’est-ce qui t’a pris de partir comme ça ? Tu n’aurais pas pu me prévenir ?
- Je ne me doutais pas que tu serais encore plus lente à me suivre à cheval qu’à pied. »
Fadamar mit pied à terre, flatta l’encolure de sa monture, la prit par la bride puis, sans un regard un arrière, s’enfonça dans les ruelles nauséabondes. Cytise voulut rajouter quelque chose, avant de se rendre compte que c’était bien la première fois que l’assassin prenait la peine de lui lancer une pique, alors qu’il aurait tout aussi bien pu ne pas lui répondre. Cytise se tut donc, se releva en grimaçant, puis emboîta le pas à l’assassin.
Une bonne heure supplémentaire plus tard, ils atteignirent, fourbus, la Hache brisée, étonnamment animée. Alors que les habitants des quartiers pauvres sortaient désormais moins souvent, à cause de la recrudescence des meurtres, ils semblaient s’être donné rendez-vous dans cette auberge. L’aubergiste lança un clin d’œil à Cytise quand il la reconnut ; la jeune femme lui répondit par un sourire fatigué, puis elle suivit Fadamar à travers la foule, monta l’escalier et gagna la chambre que les mercenaires partageaient.
Elle y trouva l’assassin en conversation murmurée avec Therk, pendant qu’une femme qu’elle ne connaissait pas se prélassait sur son matelas. Elle était rousse et de taille moyenne, et aussi bien ses formes agréables que ses vêtements provocants auraient dû la classer immédiatement dans la catégorie des catins. La fatigue se mêlait à l’énervement lorsqu’elle lui lança.
« Qui es-tu ? Et où crois-tu être ?
L’autre s’étira lascivement, la considéra avec amusement de ses yeux bleu-gris, se leva avec une lenteur calculée, puis lui répondit en s’approchant d’elle.
- On m’appelle Sybèle. Alors c’est donc toi, la jolie Cytise dont mes compagnons m’ont tant parlé ?
Cytise faillit s’étrangler.
- Tes compagnons ?
- Mais oui, mes compagnons ! Tu les connais pourtant bien. Je parle bien entendu du Fabuleux et de Poingtonnerre. Ah, et aussi de Lametrouble, désormais, petite Cytise.
- Petite ?
Alors que la jeune femme, les poings serrés, allait répliquer violemment, Sybèle colla sa bouche contre la sienne et l’embrassa fougueusement, avant de s’écarter d’un bond malicieux en arrière, anticipant la réaction de la jeune mercenaire. Mais celle-ci, les yeux écarquillés, plaqua sa main sur sa bouche puis, verte de rage, tourna les talons et sortit en courant de la chambre, sous le regard interdit de Therk et vaguement amusé de l’assassin – ce que l’espionne releva avec satisfaction.
Alors que Cytise descendait l’escalier à toute vitesse, humiliée, elle entendit des éclats de voix s’élever de la chambre, sans doute Therk qui essayait d’égorger cette catin. ‘Pourvu qu’il y parvienne’, songea la jeune femme avec fureur. Il lui fallait quelqu’un de compréhensif, pour l’apaiser. Arandir n’étant pas en haut, il devait être dans la grand-salle, en train de se préparer à chanter. Un si large public ne se refusait pas. Elle traça sans trop de problème son chemin parmi les clients, qui s’écartèrent bien vite après l’échec cuisant et très douloureux du premier homme qui tenta de la peloter, et trouva effectivement le barde en train de préparer sa lyre. Arandir lui sourit dès qu’il la vit s’approcher et ne parut pas surpris lorsqu’elle se jeta dans ses bras. Il lui caressa doucement les cheveux en écoutant son histoire, lui chuchota quelques mots de consolation puis, d’un air navré, la repoussa gentiment en lui disant que le public attendait qu’il commence.
Cytise hocha la tête machinalement et s’éloigna de lui. Elle traversa la foule en sens inverse pour gagner le comptoir, et commanda une bière à l’aubergiste pour noyer son humiliation dedans. Therk l’avait parfaitement ignorée, Arandir n’avait pas eu de temps à lui consacrer, et ce alors qu’ils ne s’étaient pas vus depuis…
Depuis un jour, oui. Si peu. Alors qu’eux se connaissaient depuis si longtemps et qu’il y avait autrement plus important qu’une affaire de fierté bafouée à régler ces temps-ci. Cytise se morigéna, consciente qu’elle venait de se comporter comme une petite fille. Elle avait connu autrement pire, comme aventure. Quand elle se retourna pour contempler la foule, qui se pâmait sous la musique et les chants du Fabuleux, elle remarqua que Fadamar gagnait la sortie de l’auberge, et se demanda ce qu’il allait faire. Réfléchissant quelques secondes, elle se rendit compte qu’elle n’avait aucune envie de regagner la chambre où la rousse devait toujours se trouver, et elle ne se sentait pas d’humeur à écouter le barde ce soir-là. Elle se laissa donc glisser de son tabouret et sortit à la suite de l’assassin.
A peine eut-elle mis le nez dehors qu’elle ressentit une douleur très légère, avant de s’effondrer dans les bras de Fadamar.
« Tu es épuisée, idiote. »