Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

     C’est à l’aube que Fadamar avait réveillé Cytise. L’assassin devait s’être levé déjà quelques heures auparavant, car il avait trouvé deux chevaux qui l’attendaient à la sortie de la Hache brisée. La jeune femme, encore à moitié endormie, n’avait pas protesté et, une heure plus tard, elle quittait la cité des Merveilles à petit trot en compagnie de l’assassin.

Le voyage serait long mais, à son soulagement, elle vit que le ciel dégagé ne leur promettait pas de pluie.

     Cytise n’avait jamais quitté la ville et elle ne connaissait que les bâtiments serrés et oppressants, les ruelles sinistres et la surpopulation. Bien sûr, ses compagnons lui avaient narré quelques-unes de leurs aventures ; tels qu’elle les connaissait, ils devaient en avoir inventé une part non négligeable. C’est pourquoi le silence monotone de l’assassin ne la gênait pas. Les yeux grands ouverts, elle découvrait, chevauchant sur une route commerciale majeure, toute la végétation qu’elle n’avait jamais vue. Régulièrement elle était attirée par ces vastes forêts de chênes qui bordaient la route, mystérieuses et attirantes, ou bien par ces prés plantés d’innombrables melletiers aux petits fruits jaunes et ronds. Au loin, de temps à autre, s’élevait un mince filet de fumée qui trahissait la présence d’un village, loin au-delà des prés qui frissonnaient sous la caresse du vent. Elle connaissait déjà un bon nombre de minéraux et de végétaux, car elle s’en servait fréquemment pour composer ses potions ; mais jamais elle n’avait vu la plupart à l’état naturel, et elle s’étonnait de chaque nouvelle découverte chamarrée, quand il ne s’agissait pas des merveilles rapportées d’autres royaumes qu’elle apercevait dans les caravanes de marchands lourdement protégées que Fadamar et elle croisaient de temps en temps.

     La présence de tous ces gardes inquiéta d’abord Cytise. Après tout, ils n’étaient que deux à voyager, et il devait y avoir bon nombre de brigands dans les territoires qui les attendaient. Mais pour une raison inconnue, elle se sentait en sécurité aux côtés de Fadamar. Sa présence, bien que froide et silencieuse, semblait la recouvrir d’une cape qui la protègerait des difficultés qu’elle rencontrerait. Therk lui avait affirmé qu’il était spécial, unique ; eh bien désormais, Cytise était tout à fait prête à le croire.

     Pourtant, elle ne parvenait pas à l’apprécier. Les mots de son ami, la veille, ne l’avaient aucunement convaincue. L’assassin n’avait aucune considération pour ceux qui l’entouraient et n’était digne d’aucune confiance. Elle songea que ses sentiments étaient paradoxaux : elle se sentait en sécurité, mais ne le croyait pas. Et cependant, elle voyageait en ce moment-même seule avec lui, livrée à ses caprices – si toutefois elle n’avait pas le dessus sur lui en cas de combat singulier. Cytise redressa la tête avec fierté : il ne fallait pas la sous-estimer. Elle serait tout-à-fait à même de se débarrasser de cet homme si cela devenait nécessaire.

     Rassurée par une pensée qu’elle s’imaginait vraisemblable, elle se remit à observer le paysage.

 

* * *

 

« Etrange, vraiment étrange. »

     Alrick N’Drof releva la tête et ôta ses doigts de la lunette. Ses visions se précisaient de plus en plus, si toutefois il était possible de dire cela à propos d’images provenant d’un monde en perpétuel mouvement. Depuis qu’il avait lu dans l’avenir – ou plutôt, dans un avenir potentiel – que le Roi avait survécu, il n’avait eu de cesse de scruter le passé pour comprendre ce qui lui avait échappé. Il n’avait détaché ses yeux de la lunette que pour les poser sur une boule de cristal dans laquelle il ne parvenait pas à démêler l’inextricable.

« Allez, la dernière. »

     Le vieux noble plia puis déplia de nouveau ses doigts aux articulations douloureuses, et posa une nouvelle fois ses deux mains sur la sphère transparente. En de telles circonstances, après avoir manipulé la Perception aussi fréquemment en un si court laps de temps, il eut été téméraire de faire encore usage de la lunette. Il devrait donc se contenter des visions certes moins fiables de la boule de cristal, mais aussi bien moins dangereuses.

     Les énergies se mirent à souffler violemment à l’intérieur de celle-ci, comme un ouragan miniature. Alrick tentait de calmer les éléments, de disperser leur fureur dans l’intégralité de la sphère pour l’apaiser. Bientôt, la tempête se fit brise et, sous les yeux écarquillés du devin, des images dansèrent. Rompu par l’habitude, il imposa sans attendre sa volonté à la Perception, orientant celle-ci vers le banquet qui avait vu la supposée mort du Roi. Des marionnettes blanches s’agitaient frénétiquement et se renvoyaient l’une à l’autre des borborygmes incompréhensibles. Alrick laissa la scène défiler en accéléré jusqu’au moment où la Perception s’imprégna d’un très léger hâle argenté qui aurait été imperceptible pour un néophyte, et qui troublait le devin depuis qu’il avait décelé son existence. Il avait déjà vaguement entendu parler d’une magie exceptionnellement rare qui se manifestait sous cette couleur, mais il était incapable de s’en souvenir.

     Ce n’était pas tout : la scène, ralentie par le devin qui tirait sur les énergies perceptives de toute la force de ses doigts au supplice, vira au bleu pâle. Les silhouettes changèrent de couleur et, bientôt, le bleu submergea l’argenté. Alrick relâcha légèrement son étreinte sur la Perception car ce passage ne l’intéressait pas : il s’agissait du moment où le nécromancien, Kjeld V’Fohs, avait fait appel aux souvenirs des morts. La couleur s’estompa rapidement et les silhouettes commencèrent à disparaître elles-aussi, teintées de nouveau d’argenté. Cependant, elles valsaient si rapidement que lorsque cette dernière couleur disparut à son tour, il était impossible de déterminer leur nombre. Ce, d’autant plus que le devin avait désormais toutes les peines du monde à contenir la magie ; la Perception, redevenue blanche, se mit à rugir, cognant contre les parois de la sphère comme un animal en cage. Mais Alrick, malgré la véhémence de la magie prisonnière, maintenait son emprise. Il fallait qu’il en soit sûr. Ses doigts se tordaient sous l’afflux de puissance, son corps tout entier gémissait, mais il continuait de faire défiler le passé. Il sentit un de ses doigts craquer, puis un deuxième sur l’autre main ; il ne céda pas. Enfin apparut la vision qu’il attendait si ardemment : la magie s’imprégna d’un vert familier, le vert de l’Illusion. Et cette fois-ci, le doute n’était plus permis : une unique marionnette se dressait dans la sphère.

     Alrick retira aussitôt ses mains, trop conscient de son imprudence et de la chance qu’il avait eue de ne pas avoir vu son corps subir le même sort que ses doigts. Il contempla, soulagé et conforté dans ses visions précédentes, la Perception bouillonner encore pendant une dizaine de minutes avant de se calmer et, de plus en plus pâle, se fondre enfin dans l’air. Quelle magie pouvait être plus fourbe que celle qui vous offre une infinité de connaissances et qui cependant vous brise lorsque vous tentez de seulement en emporter une bribe ?

     L’Illusion, peut-être. Cette magie qu’il avait vue apparaître et envahir la boule de cristal un bref instant ; une magie d’un vert intense. Pourtant, personne n’avait manipulé celle-ci pendant le banquet ; et puis aucun illusionniste de se trouvait de toute façon à table. Apparemment, c’était donc après le repas que quelqu’un avait fait usage de l’Illusion, et cette personne était alors seule – si toutefois sa vision n’avait pas menti. Qui pouvait-ce être ?

     S’il n’avait observé l’avenir à travers sa lunette, Alrick aurait été bien en peine d’avancer une hypothèse. Mais il l’avait observé et y avait vu le Roi, bien vivant. Du coup, il fallait envisager la possibilité que le Roi lui-même pût manipuler les énergies vertes. Néanmoins, tous les nobles avaient pu contempler le corps du monarque avant son enterrement, et la blessure à la gorge qui l’avait condamné. Pour un devin à l’esprit aussi aiguisé qu’Alrick N’Drof, la conclusion s’imposait : le Roi avait simulé sa mort. Restait à résoudre deux questions : comment et dans quel but ?

     Alrick sonna un domestique à l’aide d’une petite cloche en bronze et lui demanda d’avertir Kjeld V’Fohs qu’il le rencontrerait dans une heure. Le nécromancien était un puits de savoir, et quand bien même il ne saurait rien personnellement, les défunts éclaireraient peut-être ce mystère.

     En attendant, il fallait faire quelque chose de ces deux doigts brisés.

 

* * *

 

     Les deux mercenaires respirèrent un grand coup quand ils émergèrent enfin de l’atmosphère étouffante et confinée du quartier nobiliaire où ils logeaient. Le soleil brillait haut dans le ciel et, pour la énième fois, Arandir entendit Therk se plaindre de l’effet néfaste de la transpiration sur la bonne tenue de l’arme. Le barde ne lui prêta aucune attention, tout essoufflé qu’il était par sa marche et concentré sur ses pensées. Les jours défilaient et, jusqu’à présent, l’enquête que leur avait confiée Mederick T’Nataus n’avançait pas.

     Ou peu. Ils avaient envoyé Cytise sur une piste intéressante et désormais c’était à eux de découvrir. Quoi, il n’en savait rien ; mais ils devaient essayer, et chacun avait sa petite idée sur la façon d’avancer. Arandir épongea les gouttes de sueur qui perlaient sur son front et jeta un regard à Therk. Malgré ses bougonnements, son œil brillait du même éclat que le jour de leur rencontre – le feu de la détermination.

     Ce furent des Gardes sombres qui les accueillirent cette fois-ci au pont-levis – un quatuor de guerriers imposants dans leurs armures noires bordées de blanc. Ils devaient suffoquer, dans leur carapace d’acier, mais leur vigilance ne paraissait pas affectée. Ils les laissèrent entrer à la vue du médaillon que Mederick avait remis aux mercenaires, tout en leur expliquant cependant que le nouveau roi, Todrick K’Rahsco, qui s’était toujours défié de T’Nataus donc de ceux qui travaillaient pour lui, exigeait désormais que chacun d’eux soit surveillé par un garde. Après avoir râlé pour la forme, Therk accepta son chaperon avec mauvaise grâce, avant de lui demander de le mener à son capitaine. C’est dans la cour centrale que les deux mercenaires se séparèrent en se souhaitant bonne chance.

 

     Therk suivit le garde sombre, qui prit la direction de la tour située à l’angle sud-ouest de la cour de la Lumière de cendres. La boue sèche craquait sous ses pieds pendant qu’il avançait en observant le bâtiment d’allure piteuse : plusieurs pierres descellées jonchaient le sol et une moisissure jaunâtre s’agrippait aux murs ; il n’aurait pas été étonnant qu’elle obstruât aussi les meurtrières, mais Therk ne pouvait les voir d’ici. Même les créneaux, là-haut, avaient chuté lourdement et avaient vraisemblablement dénudé le sommet de la tour. La porte s’avéra tout aussi misérable, tenant encore miraculeusement debout ; un bélier serait superflu pour l’enfoncer, un puissant coup de fléau la réduirait en miettes. Therk appréhenda l’état de l’escalier.

     A son grand étonnement, les marches se révélèrent en parfaite état, de même que les murs intérieurs. Après tout, il valait mieux cela que l’inverse, du moins en temps de paix. L’ascension lui parut interminable et c’est après avoir gravi six étages que finalement, le garde sombre lui désigna une porte en bois très sobre, d’allure bien plus robuste que la précédente. Il frappa à la porte mais, comme une voix ferme et féminine l’enjoignait d’entrer, il hésita un instant, avant de demander au garde sombre resté impassible s’il s’agissait bien du lieu où se trouvait le capitaine K’Thraus.

« Vous désiriez voir notre capitaine et je vous ai mené à lui. »

     La surprise de Therk à ces mots de l’empêcha pas de noter la pointe d’amertume qui imprégnait la voix du garde, ni d’ouvrir enfin la porte.

     Ses yeux suivirent un long tapis mauve qui se déroulait sur la pierre froide pour se poser sur le dossier d’un fauteuil capitonné où se trouvait assise une femme, penchée sur un bureau couvert de feuilles. Dans un coin de la pièce, un lit apparemment moelleux côtoyait un râtelier d’armes diverses, mais toutes de belle qualité – vues de loin, en tout cas. Contre le mur dépouillé s’appuyait une bibliothèque petite mais fournie. Au moment où Therk entrait, la femme lança.

« Veuillez éviter de salir le tapis, j’y tiens énormément.

     Puis elle se retourna et, fixant le mercenaire de ses yeux d’un vert sombre, ajouta.

- Osbern, tu peux nous laisser.

- Bien, capitaine.

     Therk entendit la porte se refermer derrière lui mais n’y prêta pas attention, captivé par le regard de son interlocutrice. Il lui paraissait briller de reflets dorés, scintillant plus encore que les bords argentés du manteau de fourrure qu’elle portait, et le contraste avec sa chevelure noire et courte était saisissant. Elle reprit.

- Tu dois être le mercenaire, Therk dit Poingtonnerre, n’est-ce pas ? Markvart m’a parlé de toi, et de tes compagnons. Mais je t’en prie, assieds-toi.

     Elle lui désigna un divan qui, placé à droite de la porte d’entrée, lui avait échappé. Therk s’assit confortablement. Décidément, cette pièce était à mille lieues du dépouillement de la petite maison où les avait amenés Markvart. La femme continua.

- Comme tu l’as deviné, Markvart K’Thraus a été nommé autre part. C’est lui qui m’a désignée. Je suis le capitaine N’Mephe de la Garde sombre. Je suppose que tu es venu chercher plus d’informations sur le noble L’Fyls.

     Therk acquiesça, décontenancé. Depuis le début, il n’avait pu placer un seul mot. Quand il tenta de prendre la parole, c’est N’Mephe qui poursuivit.

- Je serai très occupée ces temps-ci et j’aimerais donc expédier cette affaire au plus vite. C’est pourquoi je me suis déjà penchée sur la question. Bien sûr, c’est Markvart qui m’a renseignée. Voici ce que je sais sur les lames du noble. Ce n’est pas grand-chose, mais peut-être cela vous aidera-t-il. Elles ne sont efficaces que par paire et, dans ce cas, semblent vivre dans la main du porteur. Elles perdent de leur éclat quand elles sont séparées, comme s’il existait un lien entre elle – probablement un lien magique. Markvart a ajouté qu’un jour, L’Fyls lui avait dit qu’il pouvait manipuler n’importe quelle magie grâce à elles ; mais il n’a jamais fait usage d’autres énergies que les noires, celles de l’Abjuration. Faut-il le croire ? Quant au noble lui-même, Markvart a affirmé qu’il se montrait particulièrement loyal envers le Roi. Je pense que tu sais tout.

     Le mercenaire assimilait les informations au fur et à mesure, un peu dépité de leur pauvreté. De toute façon, il avait eu peu d’espoir en venant ici. Peut-être que Markvart K’Thraus se serait montré plus loquace, mais rien n’était moins sûr. Alors qu’il allait remercier le capitaine, elle reprit.

- Autre chose, qui n’a rien à voir. Connaissez-vous un assassin surnommé l’Arme de chair ?

     Soulagé de pouvoir enfin ouvrir la bouche, Therk répondit.

- Non, enfin…

- Tant pis. Sachez juste que sa tête est fortement mise à prix par le roi. Et si vous parvenez à la rapporter vivante, messire B’Rauts m’a clairement fait comprendre qu’il se montrerait encore plus généreux – à condition que personne ne le sache. Je me suis dit que cela vous intéresserait. »

     ‘Et comment !’, songea Therk. Il avait déjà entendu parler de cet assassin, présumé meurtrier du Roi. Concentré à sa propre enquête, il avait délaissé cette annonce. Cependant, maintenant que l’enquêteur officiel avait péri, la voie s’ouvrait vers la fortune. Et Fadamar saurait certainement où trouver l’Arme de chair.

     N’Mephe se retourna alors pour se repencher sur son bureau, faisant comprendre à Therk que l’entretien était terminé. Le mercenaire se leva, contempla une dernière fois la silhouette sombre, puis sortit et, suivi d’Osbern, descendit les escaliers.

 

* * *

 

     C’est dans l’immense bibliothèque de la Lumière de cendres qu’Alrick N’Drof, deux doigts munis de petites attelles, et Kjeld V’Fohs le nécromancien se retrouvèrent. Ce dernier s’était montré curieux de connaître la raison de cette rencontre, mais pas assez pour quitter le lieu où il menait ses recherches sur l’Invocation. Depuis un moment, il ne quittait plus ses livres, obsédé par l’ancienne magie, avide de savoir. Alrick savait qu’il faisait régulièrement appel aux morts pour tenter de percer son mystère, au risque de leur laisser une porte d’entrée pour dévorer son âme. Le nécromancien avait toujours eu cette once de folie qui effrayait ses pairs mais qui, heureusement, restait généralement enfouie sous son calme et son arrogance.

     Néanmoins, il semblait sain d’esprit lorsqu’il se leva pour saluer Alrick. Le devin serra sa main sèche avec précaution, pour ne pas aggraver ses blessures aux doigts, ce qui lui valut une remarque intriguée de Kjeld. Les deux nobles s’assirent autour d’une table, puis Alrick lui narra ses expériences et ses visions. Ils restèrent silencieux un instant, puis le nécromancien reprit.

« Tout cela est intéressant, certes. Et pourquoi souhaitiez-vous me voir ?

- J’ai besoin de votre avis.

- Je vous écoute.

- Je pense que le Roi n’est pas mort. Non, en fait, j’en suis sûr.

     Alrick étudia attentivement le visage de Kjeld, le temps d’apercevoir une légère crispation de ses traits, avant qu’il ne réponde.

- Allons, cela n’a pas de sens. Vous avez pu observer son corps au moment de l’enterrement, tout comme chacun des nobles et moi-même. Et je ne crois pas l’avoir vu respirer.

- Il est plus facile de créer une marionnette inanimée que vivante.

- Et aussi ressemblante ? Non, je n’y crois pas. Décidément, vos visions sont de plus en plus floues.

     V’Fohs croisa les bras sur la table, un sourire amusé au coin des lèvres. Mais il en fallait plus pour démonter le devin.

- Peu importe que vous me croyiez ou non. En revanche, j’ai une question à vous poser : le Roi manipulait-il les énergies vertes ?

     Le nécromancien réfléchit un instant, comme plongé dans ses souvenirs, avant de répondre.

- Il y a longtemps, je me souviens, alors que nous avions un entretien discret ; qu’il avait abattu un assassin en en faisant usage, effectivement. Le pauvre bougre est mort de peur sous mes yeux. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir. Je vous rappelle que l’Illusion colore les énergies et que le Roi n’aurait pas pu, par conséquent, duper toute la cour.

     Alrick ne fit pas attention à cette dernière remarque.

- Et savez-vous s’il est possible que les énergies vertes perdent de leur couleur avec le temps, tout en conservant leurs effets ?

     Kjeld éclata de rire, mais le devin nota qu’il était forcé.

- Si des énergies incolores pouvaient influencer le monde, tout le monde le saurait !

- Vous mentez. »

     Dans le lourd silence qui s’installa alors, on entendit la porte ornementée de la bibliothèque s’ouvrir, et un homme roux d’aspect misérable pénétra dans la pièce. Absorbé par ses pensées, il se dirigea directement vers le rayon de l’Illusion, sortir plusieurs ouvrages des étagères puis, titubant sous leur poids, alla les poser sur une table. Cependant, il ne les ouvrait pas ; il se contentait d’observer les couvertures d’un air songeur.

     Voyant là une ouverture pour briser le silence, le nécromancien le héla.

« Eh bien, n’est-ce pas là le mercenaire qui pensait s’avérer meilleur que moi ? Alors, barde, as-tu abandonné ton enquête ?

     Arandir releva la tête, semblant enfin remarquer les nobles. Il se leva pour venir à leur rencontre, s’inclina, puis répondit à Kjeld.

- C’est faux, nécromancien.

L’abandon n’est pas mien.

Et nous avançons même.

Connaissez-vous L’Pistrem ?

- Oui. Pourquoi ?

- C’est lui qui a écrit

Plusieurs de ces ouvrages.

Pour éclairer ces pages,

Il nous faut son avis.

- Malheureusement pour vous, il est mort il y a deux jours.

     Pour la énième fois, Alrick vit le nécromancien sourire largement et, pour la énième fois, il perça à jour le secret de ce sourire. Kjeld était de toute évidence satisfait de sa mort. Or Bertil L’Pistrem était un érudit spécialiste de l’Illusion, et il en savait sans doute énormément sur cette magie. Ce barde que connaissait Kjeld semblait suivre la même piste que la sienne et il lui faudrait discuter avec lui. Qui sait, peut-être aurait-il des choses à lui apprendre.

     Néanmoins, en attendant, il fallait encore qu’il demande quelque chose au nécromancien.

- Dites-moi, sire V’Fohs, j’ai une dernière question à vous poser. Avez-vous déjà entendu parler d’une magie argentée ?

     Cette fois-ci, c’est le tressaillement d’Arandir qui n’échappa pas au devin.

- Récemment, oui, grâce à mes recherches sur l’Invocation. Mais cela reste encore vague. J’ai juste compris que l’Invocation n’est pas une, mais double, et que la magie argentée en est une forme.

- Et quelles sont les autres ?

- Il n’y en a qu’une seule autre, mais je ne la connais pas encore.

     Il mentait une nouvelle fois. Alrick ne comprenait pas l’attitude du nécromancien. Il cherchait à dissimuler quelque chose, mais en face d’un devin aussi doué, c’était peine perdue. Décidément, il était resté à l’écart des jeux politiques trop longtemps. Poussant son avantage, Alrick insista.

- Et serait-il possible que vous invoquiez les esprits une nouvelle fois devant moi ?

- Non ! J’ai déjà abusé de la Nécromancie ces derniers temps, et les morts se font de plus en plus véhéments. En revanche, il me siérait que vous me laissiez à mes recherches maintenant. »

     Alrick se leva et salua le nécromancien, le remerciant de lui avoir accordé un peu de son temps. Il en avait appris plus qu’il ne l’avait espéré, et ses certitudes sortaient renforcées de cette entrevue. Mais il n’était pas encore temps de pousser ses conclusions à tête reposée. Un noble devait savoir tirer profit de toutes les opportunités qui se présentaient à lui, y compris les plus inattendues. Alrick avait beau se désintéresser de la politique, il suivait à merveille ce principe et ne comptait pas y faire exception ce jour-là. C’est pourquoi il fit signe au barde, qui était resté auprès d’eux, de le suivre jusque dans sa chambre. Intrigué, Arandir emboîta ses pas.

 

     Il le fut encore plus lorsqu’il découvrit la chambre du devin, encombré d’un bric-à-brac d’objets dont le barde se serait montré bien en peine de déterminer l’utilité. Le devin retira un bon nombre d’entre eux qui jonchaient son lit pour les poser par terre, puis proposa au barde de s’asseoir. Arandir attrapa distraitement un livre à portée de main et le feuilleta, sous le regard amusé d’Alrick. Puis ils se présentèrent l’un à l’autre et, finalement, le devin passa à l’essentiel. Il se renseigna sur la mission poursuivie par les mercenaires puis, considérant que les mots qu’il avait échangés avec Kjeld pourraient les aider, les lui répéta. Arandir le remercia et parut songeur un moment, mais le devin ne lui laissa pas organiser ses pensées et le questionna.

« Si je vous ai fait venir ici, ce n’est pas anodin. J’aimerais savoir ce que vous savez sur la magie argentée. Et ne mentez pas. »

     Arandir lui répondit qu’en tant que barde, il avait parcouru la campagne pendant de longues années et avait retenu des centaines de légendes paysannes. L’une d’entre elles faisait allusion à une mystérieuse magie éblouissante, plus éclatante que l’argent, et qui pouvait décupler les capacités de qui la manipulait. Certaines histoires révélaient qu’elle était la magie des dieux, mais les ancêtres des villages avaient coutume d’affirmer qu’il s’agissait d’une forme de la première magie elle-même, l’Invocation – ce qui revenait plus ou moins au même, tant la magie passait pour un être divin. Cependant, lui-même ne l’avait jamais vue à l’œuvre et donc doutait de la véracité de ces légendes.

     Alrick, en l’écoutant, n’avait eu de cesse de fixer son visage pour y chercher une trace de mensonge ou de tromperie, mais ses traits bougeaient si rapidement lorsque le barde s’animait qu’il aurait sans doute été impossible au devin de déterminer la véracité des mots d’Arandir. Il devrait se contenter de lui faire confiance, cette fois-ci. C’est sur cette dernière pensée qu’il le congédia.

 

     Une fois qu’il fut parti, Alrick se mit enfin à réfléchir à tout ce qu’il avait appris aujourd’hui et à mettre ses idées en ordre. D’une part, il était désormais convaincu de la survie du Roi, qui avait fait usage de l’Illusion pour bluffer tous les nobles. Qui plus est, le nécromancien avait voulu le forcer à admettre que la magie verte ne pouvait maintenir ses effets en redevenant incolore, ce qui signifiait que l’inverse était vrai. Et, d’un autre côté, Kjeld devait être de mèche dans cette mascarade, même si Alrick imaginait difficilement le nécromancien y avoir joué un rôle actif.

     D’autre part, il y avait cette histoire de magie argentée, que quelqu’un avait bel et bien manipulée le soir du banquet, à la fin de celui-ci. Ce ne pouvait être ni Kjeld ni Thorlof ni le Roi qui, eux, usaient d’autres magies. Il restait donc l’hypothèse des autres nobles présents – Mederick, Halvor, Jari, Olaf, Todrick – et de l’Arme de chair. Au souvenir de cette dernière, Alrick fronça un sourcil : le barde venait de lui dire que la magie argentée multipliait les capacités de celui qui la manipulait ; or, l’Arme de chair avait semblé glisser avec une facilité insolente sur le sol et apparaître comme par magie devant le Roi. Bien sûr, cela ne voulait peut-être rien dire, mais, en tant que devin, Alrick sentait instinctivement que cette piste était la bonne. Cependant, cela ne constituait pas vraiment un problème actuellement, plutôt une curiosité.

     Enfin, il y avait cet autre mensonge du nécromancien, qui affirmait ignorer quelle était la seconde forme que pouvait prendre l’Invocation. S’il le savait, pourquoi refusait-il de partager son savoir ? Soit pour se réserver la primeur de l’éclaircissement sur l’Invocation, mais il en doutait ; soit pour une raison autre, peut-être reliée à la mascarade organisée par le Roi. Là-dessus, il n’avait pas plus d’indices.

     Quoi qu’il en soit, il lui faudrait bien prévenir le roi K’Rahsco de ce qu’il avait appris, ne serait-ce que pour observer la façon dont le nouveau monarque gèrerait les premières réelles difficultés.

 

* * *

 

     La nuit avait fini d’étendre ses ailes sur la cité des Merveilles lorsque la dernière personne vint prendre sa place à la large table, copie presque conforme de celle située dans la salle des banquets de la Lumière de cendres. La lueur tremblotante des chandelles faisaient danser des ombres sur les visages des quatre conjurés et de leur maître, qui trônait au bout. Tout autour d’eux, dissimulés dans les recoins obscurs de la pièce, pullulaient des formes immobiles, semblables à des gargouilles de pierre. Cependant, de temps à autre l’un de ces êtres bougeait, détrompant l’observateur inattentif qui n’y aurait vu que des statues. La porte principale était close, de telle sorte que nul ne puisse s’échapper de la salle ou interférer dans la réunion. Le silence total s’écoulait telle de la poix, enveloppait les colonnes et empêtrait les mouvements, comme si l’atmosphère elle-même pouvait étouffer la vie et s’engouffrer dans les bronches de l’imprudent.

     Mais tous ceux qui se trouvaient là, dans cette pièce, ne trahiraient pas, jamais. Tous auraient suivi leur maître au bout du monde, fanatisés par ses propos et galvanisés par sa quête. Ils l’avaient divinisé et, si le monde ne reconnaissait pas encore sa majesté, il le ferait bientôt.

« Très bientôt, maître, les circonstances nous seront favorables.

- Que me rapportent mes fils, Arwed ?

- Jari B’Rauts œuvre déjà pour renverser l’usurpateur. Mederick T’Nataus est traumatisé et s’est recroquevillé dans son château ; il n’est plus qu’une coquille vide. Halvor L’Gellaus est lui aussi reparti de la capitale pour aller voir la femme de N’Maiz.

- Savons-nous pourquoi ?

- Cela aurait un rapport avec la mort d’Olaf. Todrick K’Rahsco a renforcé la sécurité de la Lumière de cendres et enquête sur nous par le biais de la Garde sombre. Quant à Alrick N’Drof, vos fils ne nous ont rien rapporté.

     Alors une autre forme prit la parole.

- J’ai des nouvelles au sujet d’Alrick. Il semble qu’il soit sur le point de nous causer des problèmes. Je le soupçonne de tout savoir de notre conjuration.

- C’est problématique. Et que suggères-tu, Kjeld ?

     Une voix féminine s’éleva.

- Que nous l’éliminions, bien sûr ! Arwed, ne nous as-tu pas dit que tu avais recruté un assassin ?

- Si.

- Alors envoie-le.

- Il est en ce moment-même inaccessible. Cependant…

     Il hésita un instant, puis reprit avec enthousiasme.

- Maître, si vous nous avez réunis autour de vous tels des papillons de nuit autour d’une lumière, c’est parce que vous estimiez nos humbles capacités supérieures à celles des simples lucioles. Aujourd’hui, je veux justifier cette confiance. Laissez mes frêles ailes voler seules à l’assaut de l’insecte !

     La poix submergea une nouvelle fois la table pendant plusieurs minutes. Puis le Roi la brisa.

- Je n’ai jamais douté de ton don, Arwed. Néanmoins, si tel est ton désir, le sort d’Alrick N’Drof t’appartient. Ne me déçois pas.

- Jamais, maître ! »

     Sous le capuchon, deux yeux brillèrent fiévreusement, fous de joie à l’idée de rendre service à leur dieu. Arwed P’Ytès tremblait d’excitation : il avait enfin la possibilité d’éliminer celui qu’il avait toujours jalousé en secret, le soi-disant maître de la Perception, et ce pour le maître ! La vie était décidément merveilleuse, et bientôt, très bientôt, le monde entier pourrait en profiter. Sous l’égide d’un dieu.

     Sous l’égide du Roi.

 

Dans les ténèbres, l’un des conjurés secoua la tête. Ils étaient sept au départ, aujourd’hui plus que cinq. Et, demain, ils ne seraient plus que quatre nobles.

Kjeld se demanda quand viendrait son tour.

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