La salle était plongée dans l’obscurité. Pas un son, hormis le balancement régulier de l’horloge, ne se faisait entendre. Le lieu froid semblait dépourvu de vie, empli de vide.
En plein jour, un visiteur, par exemple quelque noble venu soumettre une requête au roi, aurait constaté un incessant grouillement de courtisans au pied du trône, les uns assis sur un siège au capiton moelleux, les autres adossés négligemment contre une fine sculpture ou même contre une peinture exquise. Il se serait avancé en s’enfonçant dans un voluptueux tapis blanc, le tachant au passage, et finalement se serait agenouillé devant le monarque, captivé par les gemmes de la taille d’un poing incrustées dans le trône et intimidé par la prestance de celui-ci.
Mais le jour ne s’était pas encore levé et nul n’aurait pu apprécier à leur juste valeur toutes les splendeurs qui cohabitaient en cette vaste pièce. Malgré cela, un individu trônait, le dos droit mais la tête baissée, la respiration régulière de quelqu’un qui s’est endormi. Bientôt, à l’approche de l’aube, le corps de Todrick K’Rahsco fut secoué de quelques frissons, s’éleva un léger gémissement et enfin un premier œil s’ouvrit, suivi de l’autre. Au début, le roi ne reconnut pas l’endroit où il se trouvait : après tout, c’était la première fois qu’il s’asseyait sur le trône. Il éternua une fois, deux fois, le temps de reprendre ses esprits. Il soupira : quelle stupide idée avait-il eue de passer la nuit dans une pièce aussi inhospitalière, aussi glaciale ? Caressant l’accotoir, il se souvint de sa fascination pour les gemmes. Quel idiot ! Ce n’étaient pas des pierres précieuses, aussi belles soient-elles, qui allaient réchauffer son corps et son cœur.
Un maigre sourire éloigna un instant l’ombre sur son visage. Si l’un de ces stupides nobles l’avait entendu penser, il n’en serait pas revenu : quoi ? Le roi Todrick K’Rahsco, le Vautour, aurait un cœur ? Eh bien oui, messires les nobles, n’en déplaise à vos certitudes, n’en déplaise à vos convictions hâtives, j’ai bien un cœur, et sans doute moins dur que ne l’est le vôtre. Vous méprisez les pauvres, vous leur crachez dessus et les humiliez en permanence. Quant à moi, c’est vous que je méprise, misérables insectes désormais soumis à ma seule volonté, à l’instar de Mederick T’Nataus. Vous me haïssez ouvertement mais vous ne pouvez agir, comme les pauvres à votre encontre. Et un jour viendra, un jour viendra où l’ordre sera bouleversé, où votre arrogance sera foulée au pied et votre fortune dispersée aux quatre vents par la tempête. Ce jour-là, je serai prêt.
Ce jour-là, je vous porterai le coup de grâce.
* * *
Un rayon de lumière vint chatouiller l’œil d’Arandir le Fabuleux, couché sur le dos, divers ouvrages reposant sur son torse. Le barde soupira, se dressa sur son séant, s’étira et, enfin, se leva. Les volets étaient grands ouverts, ce qui lui permit de se rendre compte que le soleil cheminait déjà relativement haut dans le ciel. Cytise et Therk devaient déjà être partis pour le quartier noble à la recherche de quelque auteur à questionner. Arandir n’en sentit pas moins une présence dans la chambre. Se retournant, il vit que l’assassin, nettoyant sa nouvelle dague, était revenu. Pour une fois, le barde fut soulagé de l’absence du guerrier, qui aurait sans nul doute invectivé Fadamar avant de tenter de lui broyer le crâne avec son monstrueux fléau. Le saluant d’un signe de tête, le Fabuleux alla chercher auprès du tenancier de quoi se restaurer, puis s’installa en face de l’assassin pour déjeuner avec lui. Celui-ci, une fois rassasié, le regard toujours penché sur sa dague, prit la parole.
« Connais-tu quelqu’un qui maîtrise la même magie que toi ?
Arandir écarquilla les yeux : bien sûr que non ! Il avait toujours été le seul à manipuler cette magie unique, inconnue. Soudain, il se souvint de sa première incursion dans la Lumière de cendres, de cette sensation qu’il avait eue de reconnaître des traces de cette même magie.
- Ta question m’intrigue,
Assassin peu prodigue,
Mais surtout m’embarrasse.
Je suis pris dans la nasse
De simples impressions…
Cette personne existe
Mais je n’ai pas de piste
Sur son nom ou surnom.
- Je vois. Cela n’aura pas été inutile.
- Est-ce ta volonté
De partager nos dés ?
Fadamar Lametrouble acquiesça de la tête. Il cessa un moment tout mouvement, le temps de réfléchir et de faire un choix, puis il reprit.
- Le Hasard vous a mis sur ma route une fois de plus, je vais donc effectivement vous aider. Je trouverai cette personne.
- Serait-elle impliquée
Dans cette affaire étrange ?
Est-ce le meurtrier
A rouler dans la fange ?
- Peut-être. Je crois la connaître. Quoi qu’il en soit, ne vous mettez pas sur son chemin. Pas même toi, Fabuleux.
Sur ces mots, l’assassin se leva dans un grincement de chaîne, imité par un Arandir songeur. Ils avaient beaucoup à faire aujourd’hui, notamment Fadamar. Ils quittèrent l’auberge et partirent ensemble en direction de la Lumière de cendres.
* * *
Cytise et Therk avaient toutes les peines du monde à obtenir l’autorisation de pénétrer dans le quartier noble. La première fois qu’ils étaient venus, c’était en compagnie du capitaine de la Garde sombre, et ce dernier leur avait fait occulter la myriade de gardes qui constituaient comme un cordon sanitaire entre ce quartier et les zones miséreuses. A la simple vue des mercenaires, dont l’allure et la tenue dénotaient en un lieu si luxueux, une bonne dizaine d’hommes avaient levé leurs arbalètes pour faire obstacle. Annah avait beau brandir sous leur nez le médaillon que Mederick leur avait confié et Therk les fixer d’un air furieux, ils ne bougeaient pas d’un pouce.
Il eût été vain de forcer le passage : leurs cadavres s’effondreraient criblés de carreaux en un clin d’œil. La solution ne pouvait venir que d’un habitant du quartier riche, mais les mercenaires ne connaissaient que Mederick T’Nataus, Markvart K’Thraus et Kjeld V’Fohs ; qui plus est, ce dernier ne les portait pas dans son cœur. Par dépit, ils attendirent sur place jusqu’à ce que le soleil arrive à son zénith, puis ils rebroussèrent chemin et, maussades, entreprirent de regagner la Hache brisée pour discuter avec Arandir de la conduite à tenir.
* * *
Au même moment, le Fabuleux et Lametrouble atteignaient la herse d’entrée de la Lumière de cendres. Les gardes se souvenaient de l’élocution si particulière du barde et le laissèrent entrer sans question – Fadamar ne posa pas plus de problème, Arandir se portant garant de lui. Ils entrèrent ensemble dans le château puis, avec un hochement de tête, se séparèrent.
La présence d’Arandir n’avait eu pour objet que de permettre à l’assassin de pénétrer dans la Lumière de cendres. Le barde, lui, n’avait pas grand-chose à y faire. Un livre sous le bras, il se mit à arpenter au hasard les couloirs au sol brillant, s’attirant quelques regards curieux de la part des domestiques, et prêta une attention soutenue aux sculptures qui dressaient régulièrement leurs visages abîmés. Parfois en grès, plus rarement en marbre, elles représentaient les grands noms du royaume, les nobles qui avaient marqué leur temps par leurs colères légendaires, leurs conquêtes, leurs réalisations, parfois leur trahison. Arandir en connaissait d’ailleurs la plupart, car presque tous étaient ses contemporains. Puis il constata, au fil de ses pas, que certaines statues ne représentaient que des marchands, les plus riches ou ceux qui avaient rapporté des merveilles d’autres mondes, et il se surprit même à en reconnaître un, qu’il avait croisé quelques années plus tôt : Benamen l’excentrique, un jeune homme basané aux yeux rieurs qui n’avait eu de cesse d’essayer de lui vendre vases, tapis, chapeaux… Il avait la vigueur des jeunes commerçants, ceux qui ont parcouru le monde entier et vu l’invisible et l’impossible, et Arandir était reparti avec un foulard chamarré sans trop savoir pourquoi.
Ces souvenirs entraînèrent un déclic dans son esprit : oui, Benamen était jeune, plus encore que lui. Comment pouvait-il avoir son visage déjà sculpté en ce lieu ? Arandir savait que le négociant était déjà venu proposer ses produits aux nobles dans la Lumière de cendres ; aurait-il posé à ce moment-là ? Pourtant, il n’était pas si connu… Soudain saisi d’un doute, le barde examina une nouvelle fois les autres statues, puis fronça les sourcils. Tous les visages étaient ceux d’hommes jeunes ou, au pire, dans la force de l’âge ; pas de vieillard. Etait-ce pour préserver l’orgueil des personnes sculptées ?
Un courant d’air vint le faire frissonner. Il ne faisait plus aussi chaud que tout à l’heure, en ce couloir. Arandir regarda autour de lui. Les domestiques avaient disparu, occupés à d’autres tâches, peut-être parce que cette partie du château était moins fréquentée. Le Fabuleux devait atteindre l’assassin à la bibliothèque, mais il avait encore du temps. Cédant à la curiosité, il se dirigea vers l’origine du souffle de vent.
Fadamar Lametrouble parcourait les innombrables allées du château d’un pas vif. Il n’était jamais venu ici, mais son instinct d’assassin ne l’abandonnait nulle part. Il se dirigeait au hasard, l’œil acéré, la démarche sûre, n’ayant comme seule certitude que la nécessité de descendre. Son expérience lui avait appris que les criminels n’étaient que rarement logés dans des lieux aérés et éclairés, et Nathan devait se trouver dans quelque cachot lugubre.
Il marcha plus d’une heure sans se décourager ni se laisser distraire par le vernis de la place, entièrement tourné vers son objectif. Sa ténacité finit par payer : il découvrit enfin un escalier en colimaçon, dissimulé dans un coin sombre d’une pièce isolée, qui le mena à un couloir étroit aux murs râpeux, peu éclairé. A partir de là, il progressa avec circonspection, s’attendant à tout moment à rencontrer un garde. Ces précautions s’avérèrent vaines, car personne ne se dressa sur son chemin, de telle sorte qu’il atteignit les cachots sans problème. C’était un endroit exigu, une longue allée en terre battue à l’odeur écœurante – déjections, excréments, cadavres, le tout dans un espace confiné –, et de chaque côté de celle-ci se succédaient d’innombrables geôles. La plupart n’étaient peuplées que d’un seul individu et des squelettes, voire des corps décomposés, des précédents détenus, mais certaines recelaient des dizaines de personnes. L’arrivée de Fadamar provoqua un concert de lamentations, de gémissements et de suppliques, qui le dérouta. Ces gens-là méritaient-ils d’être libérés ? Si oui, avait-il le temps de le faire ?
La réponse s’imposa mécaniquement à lui : c’est le Hasard qui déciderait. Détachant la pièce de sa chaîne, il entama son entreprise. Une bonne heure plus tard, il s’arrêta devant la dernière cellule et lança la pièce machinalement. Le Hasard lui indiqua la clémence et, pour la énième fois, il crocheta la serrure. Ceci fait, il s’apprêtait à partir lorsqu’une voix familière, bien qu’affaiblie, s’éleva dans son dos.
« Eh, Fadamar…
Dans sa fastidieuse entreprise de libération, l’assassin en était venu à oublier son objectif premier. Se retournant, il vit que le petit homme avait souffert de ses quelques jours d’emprisonnement : il se tenait encore plus voûté qu’avant, avait maigri – même ses bubons semblaient avoir fondus – et, surtout, ses yeux ne pétillaient plus.
- Nathan.
- Pas fâché de revoir ta tête ! J’aurais préféré une jolie naïade, mais il faut croire que mon vilain corps ne mérite pas mieux qu’une face d’assassin sans émotion.
- Pourquoi t’ont-ils jeté ici ?
- Pour débarrasser le monde d’un vieux radoteur, à coup sûr ! Ou bien pour autre chose.
Il était évident que le sourire amer de Nathan en révélait bien moins que ce que le petit homme savait réellement.
- Autre chose de primordial, même. Mais tu sais, ça ne l’est pas plus que le geste que tu viens de faire. Pour toi, comme pour moi. Et je suis content de pouvoir encore t’appeler Fadamar.
- Sois plus clair.
- Tu as lancé la pièce, mon ami. Et qu’aurais-tu fait si elle m’avait condamné ? »
Lametrouble n’eut pas à répondre car, au moment même où Nathan achevait sa question, une étincelle de surprise s’alluma dans ses yeux. L’assassin se retourna en un éclair, dague au poing, et il eut tout juste le temps de voir des énergies blanches de dissiper. On l’avait probablement espionné depuis le début. Il avait été imprudent en acceptant l’absence de gardes et en prenant le temps de libérer certains prisonniers ; mais cette imprudence pouvait le servir. Empoignant l’herboriste par le bras, il se mêla aux misérables et amorça avec eux la montée vers la sortie.
En haut les attendaient quatre gardes et un homme de haute stature, aux longs cheveux bruns et aux yeux doux. Etrangement, ils laissaient les prisonniers s’enfuir et s’égayer dans les couloirs du château – si tant est que leurs forces restantes le leur permissent. Ceux-ci marchaient comme des zombies, le regard hagard, éblouis par la vive lumière qui régnait dans la pièce et hébétés pas la redécouverte d’une condition qu’ils avaient perdu tout espoir de retrouver. Fadamar soupçonnait qu’ils ne la garderaient pas bien longtemps.
Dès que celui qui dirigeait les gardes l’aperçut, il leur donna un ordre bref et l’assassin se retrouva rapidement encerclé et mené à l’écart, Nathan sur ses talons. Il ne tenta pas de se battre ou de fuir : il n’aurait eu aucune chance de quitter une Lumière de cendres en alerte. C’est pourquoi, la main caressant la garde de sa dague, il attendit que l’homme lui adresse la parole.
« Bien le bonjour, ombre ! Je me nomme Arwed P’Ytès, noble à la cour du roi et arpenteur des blancs rivages de la Perception.
- Vous me surveilliez.
- C’est exact. Voyez-vous, mon estimé mais défunt confrère, Ghendes Jhan, avait empêtré de ses rets le bougon marchand que vous venez d’extraire de l’oubli. Or, il enquêtait sur le surprenant trépas de notre bienveillant monarque et soupçonnait une sombre créature connue sous le sobriquet de l’Arme de chair.
Arwed fixa alors intensément Fadamar, qui ne cilla pas. Mais sa pratique régulière de la Perception avait aiguisé ses sens, et le noble décela l’ombre presque imperceptible qui passa une seconde sur le masque de l’assassin. Puis il sourit chaleureusement.
- Mais, naturellement, vous n’êtes pas cet être haï et recherché. Et, naturellement, vous ne voudrez pas mettre la dague qui vous est si précieuse au service de notre quête de justice.
La main de Fadamar se crispa sur sa lame, mais son ton était neutre et son regard impassible lorsqu’il répondit.
- Le Hasard vous a mis sur ma route. Je veux que Nathan soit libéré et que ma solde soit à la hauteur de la difficulté de la tâche.
Le sourire du devin s’élargit encore.
- Qu’il en soit ainsi ! Le bougon marchand peut partir. Cependant, savez-vous que vous avez condamné les brebis galeuses que vous venez de relâcher ?
- C’est le Hasard qui les a condamnées. »
S’il s’était retourné, Fadamar aurait pu lire dans les yeux du petit herboriste toute la tristesse du monde.
* * *
Lorsque finalement Cytise et Therk atteignirent la Hache brisée, ils furent surpris de ne pas y retrouver Arandir, qui était supposé y rester toute la journée. Cependant, la faim les tenaillait et, peu inquiets pour leur ami, ils se mirent rapidement à table, commandant un plat de lentilles et de la bière. Ils mangèrent sans un mot, tout concentrés sur leur repas et réfléchissant à la suite de à donner leur enquête, et ce n’est que quand ils eurent tous les deux fini que Therk prit la parole.
« Bon, ben on n’a pas été très efficace aujourd’hui, hein ?
- C’est le moins qu’on puisse dire.
- On n’aurait pas dû perdre tout ce temps.
- Non.
Therk, un peu étonné de l’apathie inhabituelle de sa partenaire, tenta de capter son regard, mais ses yeux restaient baissés, et il remarqua qu’elle se mordillait la lèvre. Etonné, il reprit.
- Tiens, c’est plutôt rare que tu n’oses pas me demander quelque chose.
La jeune fille releva la tête. Ses traits trahissaient une appréhension que Poingtonnerre ne lui avait jamais vu manifester.
- Eh, que t’arrive-t-il, Cytise ? Suis-je devenu soudain si terrifiant ?
- Non, ce n’est pas toi. C’est… c’est cet assassin.
- Fadamar ?
Elle hocha la tête. Therk haussa un sourcil.
- Que t’a donc fait faire ce vieux forban ?
- Rien, rien du tout. C’est…
Cytise hésita un instant, puis reprit avec plus de détermination.
- Parle-moi de lui. De lui et de toi. Et d’Arandir. De vous tous. J’ai l’impression d’être une aveugle, de ne plus rien savoir. Pourquoi est-il ton ami ? Comment Arandir le connaît-il ?
- Tu sais, ça a peu d’importance. Tout ça, c’est du passé.
- Je suis votre partenaire !
Elle avait presque crié cette dernière phrase, mais ce n’était pas par désespoir. Ses yeux brûlaient d’un sentiment aigu d’injustice, et Therk, soudain, sentit la culpabilité se déverser en lui. C’est vrai, elle était leur partenaire. Deux ans déjà qu’elle les avait rejoints, elle, la petite alchimiste timide qu’ils avaient rencontré au cours d’une mission. A l’époque, Arandir et lui travaillaient sur un contrat d’assassinat, et il leur avait fallu se prémunir contre la magie – ou, du moins, se préparer à en affronter avec des chances raisonnables de succès. Sans Fadamar, qui les avait quittés un peu plus tôt et dont les herbes étranges leur manquaient, ce genre de tâche devenait plus ardu. C’est cette jeune fille, à peine sortie de l’adolescence, qui leur avait permis de triompher ; et plutôt que de leur faire payer le prix de ses produits, elle les avait imploré de lui permettre de se joindre à eux. Ils n’avaient pas eu le cœur de refuser et Cytise leur avait donné raison, s’endurcissant rapidement et faisant montre d’une volonté incroyable.
Effectivement, il avait gardé quelques secrets, d’un commun accord avec Arandir. A l’époque, ce n’avait pas grande importance. On ne vit pas dans le passé. Mais aujourd’hui, la situation était différente. Fadamar avait réintégré le groupe ; surtout, la fin était proche. Therk le sentait : les temps changeaient, le monde se transformait. Le danger guettait, partout, et il pouvait le foudroyer le lendemain ou le surlendemain. L’époque des cachotteries était révolue. Cytise avait raison.
- Très bien, Cytise. Je vais te parler de tes compagnons de route. Je ne connais pas du tout d’eux, car chacun a des secrets qui ne doivent pas être dévoilés. Je vais te dire ce que je sais.
Et le récit commença.
Lorsqu’il avait quitté le village où il avait tout perdu, longtemps auparavant, il avait suivi le jeune assassin à la pièce sans trop savoir pourquoi, traînant derrière lui le lourd fléau à deux mains de son paternel. Il recherchait peut-être une nouvelle compagnie que celle de ces villageois qu’il haïssait tant désormais ; ou bien, peut-être était-ce la soif d’aventure qui l’avait poussé. Toujours est-il que Fadamar n’opposa jamais la moindre objection et, peu à peu, Therk en était venu à apprécier sa compagnie silencieuse.
Ils avaient grandi ensemble sur les routes, survivant comme ils pouvaient en accomplissant diverses commissions pour les voyageurs ou les villageois qu’ils croisaient. Dès qu’il eut un peu plus de force, Therk se mit à s’entraîner régulièrement avec son fléau, sous le regard impassible de Fadamar, qui semblait avoir un don inné dans le maniement des lames légères et la furtivité. C’est bien simple : lors des rares duels qui les opposaient à l’époque, Therk avait toujours le dessous. Ce n’est que bien des années plus tard, lorsqu’il fut définitivement un homme, qu’il prit l’avantage.
Finalement, après avoir erré des années dans la campagne ou dans des petites villes, ils avaient atteint la capitale du royaume. C’est là qu’ils se séparèrent pour la première fois. En effet, si Fadamar s’adapta immédiatement à la vie urbaine, dont l’atmosphère corrompue et oppressante seyait si bien à ses talents, Therk ne put la supporter très longtemps. Pour lui, ce fut un déchirement de quitter son compagnon de route, qui avait pourtant été l’assassin de ses parents ; et peut-être que Fadamar en avait été affecté aussi, car il lui serra la main pour la seule et unique fois de sa vie, avant de se détourner et de disparaître dans le dédale de ruelles glauques.
Therk avait repris la route seul, le cœur lourd d’être pour la toute première fois de sa vie sans compagnie. Il avait alors relégué sa solitude derrière le travail et l’argent. Bien vite, il s’était fait connaître en tant que mercenaire sous le surnom de Poingtonnerre – c’est son arme massive qui en était la source. Il accompagnait et protégeait des caravanes et des marchands le long des routes, et il aurait sans doute été prêt à quitter le royaume, qui n’avait à ses yeux plus aucun intérêt, s’il n’avait pas fait la connaissance un soir, dans la joyeuse et vaste taverne d’une ville-frontière, d’un jeune barde étonnant. Le mercenaire avait d’abord été fasciné, comme toute l’assemblée, par la pureté de ses chants et la mélodie de ses rimes, et dès que le barde s’était tu, Therk lui avait offert une tournée et s’était attablé avec lui pour discuter. Il n’avait pas appris grand-chose, car son interlocuteur restait bien mystérieux derrière ses sourires charmeurs. Mais le Fabuleux – c’était le surnom qu’il se donnait volontiers –, comme tous les jeunes hommes, avait un rêve : celui de déclamer à la cour du Roi, dans la cité des Merveilles. Amusé, Therk s’était laissé enthousiasmer par le projet et en vint même à oublier la détestable impression que lui avait laissée la sombre ville puisqu’il proposa au jeune barde de l’emmener avec lui. C’est ainsi qu’ils avaient pris la route ensemble et, quelques années plus tard, Therk faisait son retour dans la cité des Seigneurs.
Là-bas, Arandir ne trouva pas ce qu’il était venu chercher : la gloire de chanter à la Lumière de cendres. Il se fit vite une renommée parmi les citadins les plus humbles, mais jamais celle-ci ne parvint jusqu’aux nobles – ou, si elle le fit, elle laissa indifférents les grands du royaume. Quant à Therk, pour qui la ville était rendue plus supportable par la présence du jeune barde, il avait retrouvé son ancien compagnon de voyage aisément, car Fadamar s’était taillé une redoutable réputation sous le surnom de Lametrouble. L’assassin avait élu domicile dans un tout petit établissement du quartier est, la Rose noire. Leurs retrouvailles se firent sans effusions, mais Arandir lui révéla plus tard qu’il avait senti une profonde émotion dans l’air, entre eux. C’est ainsi qu’ils furent tous les trois réunis dans la cité des Merveilles et, pendant plusieurs années, la vie suivit son cours, rude mais belle. Therk amassait un petit pécule, Arandir déclamait et Fadamar assassinait.
Un jour, Fadamar revint à la Rose noire avec une jeune fille aux yeux bleu pâle, qu’il présenta comme son apprentie. Il ajouta que le Hasard lui demandait de s’écarter de Therk et Arandir un moment, et c’est de bonne grâce qu’ils quittèrent l’établissement, arrachant à l’assassin la promesse qu’ils pourraient l’y retrouver tous les soirs, mais uniquement en cas de grande nécessité. Et le temps fila. Therk augmenta son pécule, Arandir accrut sa gloire, et Fadamar disparut.
Trois ans passèrent avant que les trois compagnons ne fussent de nouveau réunis. Le mercenaire et le barde avaient respecté le souhait de leur ami, et c’est ce dernier qui vint finalement les rejoindre. Le soir où il le fit, il arborait une mine si défaite, des traits si tirés, une démarche si fatiguée que ni Therk ni Arandir ne lui posèrent de question. Le dîner et la soirée s’étaient passés en silence. Le lendemain, Fadamar leur annonça que le Hasard lui avait fait comprendre qu’il était né pour la solitude, et qu’il ne reviendrait donc pas dans leur petit groupe ; mais que s’ils le cherchaient, ils le trouveraient tous les soirs à la Rose noire, comme avant.
Therk et Arandir, en amis, acceptèrent sa décision. Et la vie avait continué, lassante et triste, pleine de regrets, jusqu’à ce qu’ils obtiennent la fameuse mission d’assassinat de magicien et qu’ils rencontrent Cytise. Depuis lors, ils avaient laissé l’assassin à sa solitude.
- Voilà, tu connais tout ce que je sais – ou presque. Et cette histoire réveille des souvenirs heureux… La vie était belle, à l’époque, quand notre trio parcourait les rues avec assurance. Et tu aurais dû voir Arandir être adulé par son public !
- Il y a quelque chose que je ne comprends toujours pas.
- Quoi donc ?
- Comment peux-tu qualifier d’ami un homme qui, si j’ai bien compris, n’a jamais fait montre d’affection pour toi, et qui écoutait une pièce de monnaie plutôt que ses compagnons ?
- Je me suis souvent posé la question.
Therk se redressa et, détachant le fléau de son dos, le posa délicatement sur la table. Il le contempla un moment, songeur, puis releva la tête et reprit, les yeux perdus dans ses souvenirs.
- Cette arme-là est devenue pour moi un symbole. Le symbole de mon travail acharné pour rejoindre Fadamar dans la sphère d’invincibilité qui semblait l’entourer constamment. Dès que j’ai acquis suffisamment de force, je me suis entraîné sans cesse, et parfois il venait m’aider. Quand nous nous sommes séparés pour la première fois, j’étais devenu fort.
Cytise réfléchit un moment, puis hasarda une hypothèse.
- Assez fort pour vivre seul, donc…
- Assez fort pour mener la vie de mon choix. Je pouvais le suivre encore, mais il n’était plus l’idole que j’avais vénérée ; ou je pouvais partir seul, confiant. Et tu dis qu’il n’a jamais fait montre d’affection pour moi ?
- Je ne comprends pas.
Therk entendit l’aubergiste fermer les volets de bois. La nuit devait être en train de tomber, dehors, dans le quartier qu’il avait choisi d’habiter. Il ferma les yeux un instant, puis les rouvrit et les fixa sur la jeune femme.
- Comme tu l’as dit, Fadamar préfère écouter une pièce plutôt que l’avis de ses amis. Cela a toujours été le cas, du moins depuis que je l’ai connu gosse. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé avant, quel drame il a vécu, mais il a toujours été guidé par cette pièce, lié à elle. En somme, il n’a jamais eu à ma connaissance de libre-arbitre.
Cytise ne voyait pas où le mercenaire voulait en venir. Il ne faisait que conforter son opinion sur l’égocentrisme et le caractère borné de l’assassin. Therk lut tout ceci dans ses yeux et sourit.
- Fadamar est le plus précieux ami que l’on puisse avoir. Car, vois-tu, il m’a fait le don de ce que tout homme recherche ardemment, et dont lui-même a toujours été privé. Il m’a offert la liberté. »
Le feu crépitait dans la cheminée, mais ni Cytise ni Therk ne l’entendaient. L’une réfléchissait, l’autre rêvait ; et, un instant, ils furent tous deux loin, très loin de l’hostilité du monde dans lequel se forgeaient pourtant de si puissantes amitiés
– et de si tragiques destinées.
* * *
Dès que Todrick K’Rahsco se rendit compte, dans sa suite située au plus haut du donjon de la Lumière de cendres, de la tombée de la nuit, il ferma le cahier sur lequel il était penché puis, emportant avec lui un plan de la cité des Merveilles, il sortit, Markvart K’Thraus à ses côtés. C’était celui-ci qui lui avait permis d’acquérir un document aussi précieux, normalement réservé à la Garde sombre. L’ancien capitaine avait ainsi fait la preuve de sa loyauté, malgré l’animosité qu’il éprouvait à l’égard du nouveau roi et dont Todrick était bien conscient. De fait, les circonstances actuelles exigeaient que le Vautour puisse se fier à quelqu’un : la sauvegarde du royaume devait avoir la priorité sur les rancunes personnelles.
Et Markvart K’Thraus était un homme de confiance. Comme le roi descendait un escalier en colimaçon aux marches étroites, il se félicita de son choix. Contrairement à feu Ghendes Jan, l’agent personnel du défunt Roi, l’ancien capitaine n’avait aucune ambition politique ; il ne participait pas aux mesquines querelles des nobles et, son domaine ayant été rattaché au domaine royal, toute son attention était concentrée sur son seul devoir. Todrick ne l’avait jamais vu manier l’épée mais, selon les informations qu’il avait pu glaner de part et d’autre, Markvart était une véritable légende vivante au sein des gardes sombres. Et il n’avait même pas trente ans !
Oui, cet homme lui serait indispensable pour affronter la tempête et pour la tourner à son avantage. D’autant plus que les obstacles se multipliaient. D’abord, il y avait cette nouvelle – ou ancienne – magie, l’Invocation. Mais il n’en avait plus entendu parler depuis le fameux banquet qui avait vu la mort du Roi ; et puis aucun noble ne semblait avoir été attaqué. Quant à l’assassin du monarque, il courait toujours, sans pour autant troubler plus que cela Todrick.
Non, le plus inquiétant, c’était cette secte qui sévissait désormais dans la ville, et qui avait tenté de l’assassiner le jour même de son intronisation officielle. Vue la façon dont elle s’était manifestée pendant ka cérémonie d’enterrement, ce devait être elle qui avait aussi tué les forgerons et les commerçants dont avaient parlé N’Maiz et L’Gellaus au dîner. Or, le message avait été écrit par l’Arme de chair. Celle-ci faisait-elle partie de la secte ? Ce message aurait alors été un avertissement d’un cynisme effroyable…
Un autre élément déroutait Todrick. La secte se manifestait auparavant par des actes de petite envergure ; depuis la mort du Roi, elle n’hésitait plus à agir au grand jour. Or, de toute évidence, elle se souciait bien peu du peuple, puisqu’elle le passait allégrement au fil de l’épée et de la magie. La conclusion s’imposait : seul un noble pétri d’ambition, suffisamment puissant et charismatique pour monter une telle organisation, pouvait en tirer les ficelles. Certes, mais qui ? N’Maiz et L’Fyls morts, il ne restait plus guère que B’Rauts pour vouloir absolument prendre la tête du royaume. Le devin et le nécromancien n’en avaient que faire ; T’Nataus était banni et, de toute façon, peu populaire ; L’Gellaus n’avait ni poigne, ni courage ; et les autres nobles étaient insignifiants.
Au fil de sa réflexion, il atteignit finalement le rez-de-chaussée et bientôt se présenta la lourde porte d’entrée de la Lumière de cendres. Alors qu’il allait sortir dans la cour centrale, il entendit quelqu’un le héler. Se retournant, il constata qu’un noble aux cheveux roux s’approchait rapidement de lui. Markvart vint s’interposer, la main sur la garde de sa lame, entre Jari B’Rauts et le roi.
« Eh, doucement, sire K’Thraus ! Je viens en paix.
- Ce serait bien la première fois, Jari.
- Votre majesté est bien cruelle. Mais juste, je dois le reconnaître. Nous quittez-vous déjà ?
- Je vais me promener.
Le noble s’inclina.
- Eh bien, je vous souhaite donc une bonne soirée. Mais je vous conseille de rester à l’ombre de votre garde du corps : il n’y a pas que l’air de létal dans notre chère cité. Et surtout…
Il redressa la tête et fixa Todrick de son regard métallique.
- Surtout, profitez bien de votre trône pendant que vous le pouvez encore. »
Puis Jari se détourna et repartit dans les couloirs du château d’un pas décidé. Le Vautour, impassible, le regarda s’éloigner, réfléchissant à ses paroles. Puis il hocha la tête : la franchise insensée de cet homme le rendait lamentablement prévisible. Ce fou n’aurait jamais pris la peine de s’embarrasser de manœuvres complexes pour mener son projet à bien. Il était direct. Dangereux, certes, mais direct.
« Votre majesté, pourquoi ne pas le bannir de la cité lui aussi ?
Todrick tourna son regard vers K’Thraus. En bon homme de guerre, l’ancien capitaine, pragmatique, accordait plus d’importance aux dangers les plus réels et évidents qu’aux complots alambiqués et généralement sans succès. Et il avait raison : une ombre ne pouvait prendre le pouvoir. Un puissant, si, surtout s’il instaurait de nouvelles règles comme Jari le faisait. Or, ils n’étaient plus que deux à jouer pour la victoire finale, et celui qui réussirait à imposer sa stratégie l’emporterait. Alors le Vautour embrassa la ville du regard, contempla les lumières du Palace des pauvres, et répondit.
- Parce qu’il est plus facile de le surveiller ainsi. Et aussi…
Il inspira profondément, et sa voix était imprégnée d’une rare satisfaction lorsqu’il reprit.
- Parce que cette partie est palpitante. »
* * *
Arandir arriva au beau milieu d’une partie de cartes apparemment intense, alors que le soleil s’était couché depuis déjà un bon moment. Dans sa concentration, Therk ne se rendit pas compte de sa présence, et il dut attendre que Cytise le remarque pour définitivement entrer dans la chambre. Alors que le mercenaire grommelait dans son coin qu’il avait presque gagné la partie, la jeune femme harcela le barde de questions. Celui-ci lui raconta sa journée dans les grands lignes, ajoutant que Fadamar était en ce moment même à la Rose noire en train d’attendre T’Nataus qui, selon l’assassin, était censé venir. Quant à Cytise et Therk, ils se montrèrent penauds de leur inactivité aujourd’hui, mais Arandir les rassura en déclarant qu’il avait des doutes quant à l’intervention de l’Illusion dans la mort de Thorlof L’Fyls.
En effet, il était allé se renseigner auprès d’un abjurateur qu’il avait rencontré au château, et il avait appris qu’un excellent magicien pouvait aisément repousser n’importe quelle magie y compris l’Illusion, à l’exception peut-être de la Nécromancie. Or Markvart K’Thraus avait affirmé que Thorlof se révélait redoutable dans le combat sous toutes ses formes. Alors Therk intervint.
« Mais alors, si aucune magie ne sauraient être efficaces contre lui…
- Si toutefois les livres
Ne manquent pas de vivres…
- Ouais, ouais, admettons. Bref, comment aurait-il péri ? On ne va quand même pas repartir à zéro ?
Cytise hasarda une explication.
- Il aurait pu être pris par surprise.
- Mais il a eu le temps de voir la mort. Il aurait sans doute eu le temps de manipuler les énergies.
- Sans doute…
Ils réfléchirent un instant en silence. La solution qui s’imposait de prime abord semblait d’un seul coup moins certaine. Pourtant, cette piste demeurait la plus solide ; ce n’était juste plus la seule. Puis Arandir se souvint de l’information que leur avait donnée Markvart K’Thraus, à propos de l’étrangeté des lames de Thorlof. Le barde n’avait pas vu et ne voyait toujours pas le rapport avec la mort du noble, mais si le capitaine avait attiré leur attention dessus, ce devait être pour une bonne raison. Il fit part de sa réflexion à ses amis, qui acquiescèrent.
Et quand enfin ils virent Fadamar pénétrer à son tour dans la chambre et l’entendirent annoncer qu’il allait rendre visite à T’Nataus le lendemain, Therk fit d’un ton aussi amusé qu’implacable :
- Et je connais une certaine jeune femme qui aura le plaisir d’aller faire une promenade à la campagne avec un certain assassin. »
Cytise le fusilla du regard, Arandir esquissa un sourire. Fadamar alla se coucher.