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     Lorsque Mederick T’Nataus se réveilla, il se sentit pour la première fois depuis longtemps reposé. Reposé et apaisé. Oh, bien sûr, les vicissitudes de l’existence ne tarderaient pas à l’accabler. Cependant, pour le moment, ce n’était pas le cas.

     Il n’eut pas besoin de tourner la tête vers la fenêtre pour deviner que l’aube était radieuse. Une douce lumière caressait son visage, pendant qu’une légère brise se faufilait à travers les interstices de la fenêtre pour venir chatouiller ses narines. Le noble s’éleva, s’étira puis s’approcha de celle-ci, l’ouvrit en grand et s’y accouda. Du lieu où il était, il pouvait contempler tout le quartier sud. La lumière illuminant les sales et massives bâtisses, alors merveilleux palais et suites extraordinaires, réveillait délicatement leurs habitants, à l’instar d’une mère bienveillante. Une nouvelle journée commençait pour eux, une nouvelle vie, peut-être, après la mort du roi. Plus belle, plus heureuse ? Mederick aurait voulu le croire, mais il ne connaissait que trop bien Todrick K’Rahsco pour se leurrer ainsi. Cependant, pour une fois, il ne voulait plus penser à la politique ; pour une fois, ses traits se détendirent complètement ; pour une fois, il se mit à rêver, murmurant les paroles d’une comptine dont l’origine s’était perdue dans les limbes du temps et qu’il aimait à chantonner quand, enfant, il se promenait dans le bois aux renards.

"Regarde le renard perché sur la rosée

Et contemple le vent défiler sur la plaine !

Mais enveloppe-toi de la plus chaude laine

Avant de les rejoindre, heureux et apaisé.

 

Regarde le hibou perché sur le vieux chêne

Et contemple la pluie caresser les feuillages !

Mais ne reste pas seul, entoure-toi de pages

Avant de les rejoindre, amusé et amène.

 

Regarde l'ours blanc perché sur le sommet..."

     Il ne se souvenait plus de la suite mais, aujourd'hui, cela n'avait plus d'importance. Les derniers mots prononcés, il se tint immobile, inflexible figure dans un monde en plein changement, statue inébranlable au milieu de personnages de cire. Quelques minutes, une éternité, se déroulèrent ainsi, dans un calme anormal. La réalité s’abattit de nouveau sur ses épaules quand il entendit des coups sur sa porte.

« Messire, il est temps. La cérémonie d’enterrement va bientôt commencer.

- Bien. J’arrive. »

     Il laissa s’éloigner les pas avant de s’approcher de sa penderie. Choisirait-il le noir, couleur du deuil, ou le blanc, couleur de la nouveauté ? La question méritait d’être posée…

 

* * *

 

     C’est en chantonnant joyeusement qu’Arandir réveilla les membres de la compagnie. Les réactions face à cette débauche de bonne humeur furent variées : Therk empoigna un livre épais qui traînait non loin et le projeta sur le barde, lequel esquiva avec brio au grand dam du guerrier ; Cytise lui décocha un sourire amusé, quoique ensommeillé ; quant à Fadamar, il bondit sur ses pieds, sa main droite s’apprêtant déjà à dégainer la dague qu’il n’avait plus. De telles réactions n’empêchèrent pas Arandir d’ouvrir d’un geste brusque la fenêtre de la chambre, aveuglant ainsi les autres, et de lancer avec entrain.

« Quelle journée radieuse !

Et sans doute parfaite

Pour mener notre enquête

A une fin heureuse !

- La tienne sera tragique si tu ne la boucles pas, barde !

     Jetant un regard à un Therk fulminant, Arandir jugea plus prudent de s’éloigner un moment. Ce qu’il fit prestement en prétendant aller chercher le petit-déjeuner.

- C’est ça, déguerpis, ça vaut mieux !

     Comme le guerrier, imitant Fadamar, allait se rallonger, la voix cristalline de Cytise s’éleva.

- Que faisons-nous, aujourd’hui ?

- Quoi, que faisons-nous ? On s’enferme ici et on épluche ces bouquins.

     Tout en lui répondant, Therk s’était tourné vers elle. Ce qu’il lut dans ses yeux lui fit pousser un soupir de résignation.

- Bon, bon… Dis-moi ce que tu as derrière la tête.

     C’est non sans lancer un regard méfiant à l’assassin qu’elle répliqua.

- Eh bien, j’avais pensé faire provision d’objets. J’ai bien peur que ceux que j’ai sur moi datent trop pour être stables et efficaces en cas de besoin.

- Je vois. Je t’accompagne, je n’ai pas envie de te savoir seule par les temps qui courent.

- Tu t’inquiètes trop, je me débrouillerai.

- Je l’accompagnerai.

     C’est dans un bel ensemble que les visages respectifs de Cytise et de Therk se tournèrent vers celui qui venait de prononcer ces mots, Fadamar Lametrouble. Sentant les deux mercenaires sceptiques, il crut bon de se justifier.

- Comme vous pouvez le constater, je n’ai plus d’arme sur moi. De plus, je dois effectuer quelques achats chez un herboriste, Nathan. Autant en profiter pour l’accompagner et aller chercher ses… objets.

     Le message était clair : vous me faites des cachotteries, soit ; moi, je vous fais confiance. Cytise ressentit un léger sentiment de culpabilité, qui s’effaça aussitôt qu’elle eût plongé ses yeux marron dans le regard d’acier de l’assassin. C’est le moment que choisit Arandir pour revenir, les bras chargés de pain et de margarine. Cytise reprit alors.

- Très bien, j’irai avec lui. On essaiera de rentrer assez vite, pour vous aider dans votre tâche palpitante.

- C’est ça, ouais… Soyez prudents. »

     Therk tourna la tête vers le barde, lequel lui lança un sourire qui n’aurait pas pu être plus éclatant. La journée promettait d’être longue…

 

* * *

 

     Dans la vaste cour intérieure de la Lumière de cendres, l’agitation régnait. Mederick tentait tant bien que mal de convaincre les nobles de s’aligner en rangs derrière le carrosse, mais ceux-ci ne pouvaient s’empêcher de railler leurs rivaux et certains semblaient même prêts à en venir aux mains. C’était sans compter la présence de ceux qui n’avaient pas été conviés, mais qui se tenaient en suffisamment haute estime pour considérer que leur place était dans la suite royale. Les écuyers, pullulant comme des insectes, ne cessaient de se faire houspiller et réprimander. Une file presque ininterrompue de messages se dirigeait vers Mederick, avant de repartir en direction du château avec leurs nouveaux ordres. En effet, le Vampire devait régler les derniers détails de la décoration et s’occuper du banquet qui suivrait le défilé. Il profita d’un rare moment de répit pour héler un grand gaillard aux cheveux noirs.

« Eh, capitaine K’Thraus ! Vos hommes sont-ils prêts ?

- Ils le sont toujours, messire !

- Très bien. Vous vous occuperez personnellement de la protection de messire K’Rahsco.

- Sa majesté sera en sécurité. »

« Sa majesté »… Un instant, Therk frissonna : le Vautour était-il réellement le nouveau monarque ? De tous, c’était bien le seul qui pouvait espérer être encore plus haï que le roi assassiné. Mais il allait falloir faire avec ; de toute façon, mieux valait Todrick K’Rahsco au pouvoir qu’Olaf N’Maiz. Mederick et Thorlof étaient décidément intervenus à temps. Thorlof…

 

      Un mort pour un mort. De quoi ce noble se plaint-il ? Du meurtre de son ami ? Allons, il a tué celui d’un autre, ce n’est que justice. De sa solitude ? Que voilà une idée intéressante, voyageur ! Oui, peut-être est-ce de sa solitude que ce pauvre bougre se plaint. J’aurais presque pitié de lui si, là encore, il n’avait pas causé lui-même la solitude d’un autre homme.

     L’a-t-il vraiment causée, me demandes-tu ? Je vois que tu commences à comprendre et à poser les bonnes questions. La solitude serait-elle le lot de tout homme, son inévitable destin ? Je te laisse regarder, observer, contempler de nouveau ce monde. Car toi seul est capable de trouver la réponse qui te convient, celle que tu as vécue. Celle que tu vivras.

 

     A dix heures, le lourd pont-levis s’abaissa en grinçant, effaçant ainsi le dernier rempart entre les deux assemblées. La première, à l’intérieur des fortifications, se mettait lentement en marche. Venaient en tête deux Gardes sombres montés sur des étalons à la robe couleur de nuit ; les suivait le carrosse transportant le cercueil, tiré par deux chevaux de la même couleur que les précédents, et entouré de quatre autres Gardes sombres. Ensuite, côte à côte, le nouveau roi, Todrick K’Rahsco, et le capitaine K’Thraus, allaient. Enfin chevauchaient en rangs de quatre les autres nobles importants, une vingtaine, juchés sur des étalons bais ou alezans, et vêtus de toutes les couleurs : bleu, rouge, jaune… Mederick faisait partie des rares habillés en noir, signe de deuil non pas pour la mort du précédent roi, mais pour l’avènement du nouveau. De toute façon, le meurtre n’avait ému personne, bien au contraire, et la noblesse faisait bien peu de cas du trépas d’un tel monarque.

     De l’autre côté du pont-levis, s’apprêtant à acclamer le nouveau roi, étaient massés tous les pauvres venus par curiosité ou par oisiveté, et espérant naïvement profiter de la générosité de la classe supérieure. Contenant cette folle foule, les soldats demeuraient fermes, le regard dur, prêts à intervenir à l’épée s’il le fallait pour empêcher que la cérémonie dégénère. Ils formaient un cordon qui dessinait le chemin qu’emprunterait le cortège : contournant la Lumière de cendres par l’est, il se dirigerait vers le quartier nord et parcourrait celui-ci, avant de regagner l’entrée principale en contournant de nouveau le château, cette fois-ci par l’ouest.

 

     Mederick pouvait entendre les pépiements innombrables de la foule, s’extasiant, acclamant ou sifflant le convoi. Il ne lui jeta pas un regard : si ces gens-là étaient si pauvres, il ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes. Il y avait toujours moyen d’obtenir titres et terres avec un peu de détermination. Ghendes Jhan par exemple, venait d’une simple famille de tisserands. Halvor L’Gellaus, l’ami de feu Olaf N’Maiz, avait lui aussi des origines humbles, d’après ce que Mederick avait pu glaner comme informations sur lui. Cette pensée en amena une autre : il ne savait finalement que bien peu de choses sur le blond ami d’Olaf, alors que celui-ci s’était élevé au rang de grand seigneur. Il allait falloir corriger cette négligence, l’influence d’Olaf sur Halvor ne pouvant qu’avoir été forte. Mais rien ne pressait…

     Et puis, Thorlof occupait tout son esprit. La veille, il avait vu, sous le bras d’un mercenaire, un gros volume consacré à l’Illusion. Etait-ce là la véritable cause de la mort de Thorlof ? La piste était ô combien tentante, au vu de ce qu’il avait de son côté découvert au Dard de l’abeille. Tous ces corps brûlés et décomposés, pourrissant dans une toute petite pièce, dissimulés sous un voile d’invisibilité. Pourtant, Mederick n’avait jamais entendu parler d’une magie qui serait incolore, encore moins permanente, alors que, de toute évidence, cela existait. Il songea que toutes ces lacunes dans ses informations lui seraient fatales un jour ou l’autre.

     En réalité, malgré les apparences, il ne voyait plus très clair. Ses yeux, sans cesse brouillés par la fatigue ou voilés par la tristesse, déformaient le monde qu’il percevait : les pauvres prenaient l’apparence de hyènes prêtes à se repaître de sa chair, et les nobles celles d’assassins en manteau noir, arborant un rictus sadique. Il n’avait plus de pilier auquel se raccrocher quand une nouvelle vague hallucinatoire le submergeait, plus d’ami avec qui partager ses craintes les plus profondes. Mais que pouvait-il craindre désormais ? Maintenant que Thorlof était mort, Mederick T’Nataus n’aspirait plus qu’à le rejoindre dans l’au-delà. Il l’aurait volontiers fait, s’il ne lui restait pas la mission que lui avait confié Thorlof de toute éternité : garantir le maintien du régime lorsque la fameuse tempête s’abattrait sur lui.

 

     A la tête des nobles chevauchaient Todrick K’Rahsco et le capitaine K’Thraus. Le premier avait décidé d’arborer une mine suffisante, se doutant bien que personne ne croirait à la présence de tristesse sur son visage. Très satisfait de la situation, le Vautour ne pouvait cependant pas omettre de se poser la question de savoir pourquoi il avait été choisi, lui, pour régner. L’écriture du testament était bien celle du roi, nul doute là-dessus. Mais, si l’arrogance de Todrick atteignait des sommets et lui permettait de considérer comme tout à fait normale cette nomination, le courtisan ne pouvait s’empêcher de s’étonner. Le Roi savait bien que Todrick était au mieux mal vu, au pire haï ; que cette accession au pouvoir engendrerait des contestations, voire des révoltes ; que le royaume sombrerait probablement dans la guerre civile. Enfin, ce n’était pas encore le cas, mais la situation pouvait s’enflammer rapidement, il le sentait. C’est pourquoi il avait rappelé à l’ordre tous ses sujets dès sa désignation, et c’est pourquoi il maintenait depuis une poigne de fer sur les affaires du royaume. De ce point de vue là, la perte de Ghendes Jhan avait été précieuse : Todrick ne pouvait se permettre, comme le faisait le Roi, de déléguer une partie de ses pouvoirs à un proche, encore moins à un roturier. Néanmoins, il lui fallait une personne de confiance, une personne qui se désintéresserait de la politique et qui le suivrait jusqu’au bout. Il avait d’abord pensé au visionnaire, Alrick N’Drof, dont les compétences auraient pu lui être précieuses ; mais il savait celui-ci trop indépendant, donc dangereux. Alors ses pensées s’étaient tournées vers celui qui chevauchait en ce moment même à con côté, le capitaine Markvart K’Thraus.

« Dis-moi, capitaine, vers qui va ta loyauté ?

     Markvart répondit sans sourciller et sans le regarder.

- Vers le roi.

- Vers moi, donc ?

- Oui, votre majesté.

- Bien. A partir de maintenant, je veux que tu me suives où que j’aille et que tu me protèges à tout instant.

- Qui commandera à la Garde sombre ?

- A toi de voir. Tu dois bien avoir un homme qui te semble digne de confiance. »

     Markvart K’Thraus allait répliquer, mais un bref regard vers Todrick lui suffit pour comprendre que la conversation était close. Il serra les rênes dans ses mains : son roi venait de le démettre de son poste en quelques mots, pour en faire un vulgaire garde du corps. Travail de mercenaire, pas de noble de haut rang ! Un bref instant, le sang lui monta au visage, opérant un contraste saisissant avec sa peau laiteuse.

     Ignorant cet événement, le cortège poursuivit sa route.

 

* * *

 

     Plus au sud, dans le palace des pauvres, un homme en manteau noir planait dans les rues désertées par ses habitants, suivi tant bien que mal par une jeune fille haletante. Parfois, il disparaissait de la vue de Cytise, avant de réapparaître quelques rues plus loin, le temps de jeter un coup d’œil agacé sur la mercenaire. Celle-ci ne parvenait pas à suivre la cadence imposée par l’assassin, et elle ne comprenait même pas comment il pouvait se déplacer aussi vite. Essoufflée, elle lui jetait un regard tantôt noir, tantôt suppliant pour qu’il daigne ralentir. Autant supplier un noble d’épargner un voleur…

     Fadamar Lametrouble, en effet, s’exaspérait de devoir attendre sans cesse ce fardeau, incapable de se faufiler aussi bien que lui dans les ruelles ou de tout simplement distinguer celles qu’il fallait emprunter. Malgré tout, il revenait régulièrement en arrière pour s’assurer qu’elle le suivait toujours ; en effet, si cette fille l’indifférait, il s’était plus ou moins engagé à la protéger auprès de Therk. Il lui avait suffi de parcourir quelques mètres pour regretter cette parole.

     Le soleil atteignait son zénith lorsque enfin Fadamar et Cytise parvinrent à l’échoppe de Nathan. Au moment où la jeune fille rejoignait l’assassin au détour d’une ruelle, celui-ci la poussa contre le mur en plaquant une main glaciale sur sa bouche. Il lui jeta un regard enneigé, à la suite duquel Annah se sentit obligée de hocher la tête. Alors seulement, il ôta sa main et chuchota quelques mots.

« Jette un œil. Discrètement.

     La mercenaire s’approcha, intriguée, et lança un regard sur ce qui devait être la boutique de l’herboriste. Deux gardes étaient placés de part et d’autre de la porte vermoulue qui marquait l’entrée de l’échoppe, devisant gaiement, tout en promenant régulièrement leurs regards sur les alentours. Revenant auprès de l’assassin, Cytise l’interrogea du regard. L’ignorant, Fadamar rebroussa chemin, entraînant à sa suite la jeune fille ; ce n’est que lorsqu’ils se furent éloignés de la scène qu’il répondit à sa question muette.

- Nathan n’est pas là.

- Ah oui ? Et pourquoi ne serait-il pas à l’intérieur, sous bonne garde ?

     Le mépris affiché dans la voix de l’assassin fit frissonner Cytise, tout en augmentant sa résolution de lui tenir tête.

- La fenêtre était fermée alors que le soleil est haut dans le ciel.

- Et ?

- Les plantes de Nathan sont sa propre vie.

- Et ? »

     Fadamar ignora royalement la provocation de la mercenaire. Sans même se retourner, il partit vers le sud-ouest du palace des pauvres, où il connaissait un forgeron tout à fait correct. L’air effronté de Cytise se dégonfla en même temps qu’elle poussait un long soupir. Elle emboîta le pas de l’assassin.

     Une petite heure plus tard, après que Fadamar eut acheté une dague relativement bien équilibrée, les rôles s’étaient inversés : désormais, l’assassin suivait la mercenaire. Cytise le guida à son rythme, le faisant remonter vers le quartier est. L’ombre qu’elle sentait dans son dos l’oppressait plus qu’elle ne le voulait, et elle avait involontairement accéléré la cadence de ses pas pour s’en débarrasser et rejoindre ses deux compagnons le plus rapidement possible. Bientôt, Cytise emprunta une impasse obscure, très étroite, puis se faufila à travers une ouverture minuscule, au grand dam de Fadamar qui ne pouvait la suivre. La jeune fille se retourna, lui adressa un sourire satisfait, et se fondit dans l’ombre du bâtiment. L’assassin la regarda disparaître avec son impassibilité habituelle, s’assit sur un morceau de mur décroché d’une bâtisse quelconque et, empoignant sa pièce de cuivre, la serra pensivement.

     Cytise était soulagée de ne plus entendre dans son dos le grincement caractéristique de la chaîne de Lametrouble. Là, elle était dans son domaine, dans sa demeure. Elle dût ramper sur quelques mètres, se cogna deux ou trois fois contre une irrégularité de l’endroit, avant de finalement arriver à un espace plus large, mais tout aussi obscur. Alors, ses mouvements enfin libres, elle ouvrit sa bourse pour en sortir délicatement une fiole émettant une faible lueur. Elle avait conçu ce liquide lumineux elle-même, après de longs mois d’expérimentations. La brandissant, elle se dirigea vers ce qui avait été autrefois un manteau de cheminée, où trônait un vieux chandelier qu’elle alluma en laissant tomber une goutte de sa « liqueur de lumière », comme elle l’appelait, sur chacune de ses branches.

     Cet éclairage révéla le surprenant contenu de la pièce, digne de celui d’une chambre de devin : tout un assortiment d’alambics ainsi qu’un mortier et un pilon reposaient sur une table couverte de taches, brûlée, noircie ou même trouée par endroits. Plusieurs fioles vides reposaient sur un support apparemment instable, supposition que confirmait la présence des nombreux éclats de verre jonchant le sol. Adossées contre un mur, plusieurs étagères branlantes étaient recouvertes de récipients transparents remplis de poudres ou de liquides de différentes couleurs, à l’odeur nauséabonde. D’un coin de la pièce resté dans l’ombre s’élevait régulièrement un son rappelant celui d’une ébullition, qui aurait fait sursauter quiconque n’était pas habitué aux phénomènes inhabituels. Soulagée de voir son sanctuaire intact, Cytise approcha son ombre des étagères, passant en revue chacun des pots et son contenu. Parfois, elle en saisissait un, qu’elle allait déposer sur la table avant de reprendre son examen. Quelques minutes plus tard, elle avait fait son choix. Sortant de sa bourse les quelques fioles qu’elle portait sur elle constamment, elle hocha la tête : certaines avaient pris une teinte incertaine, garder voire utiliser de tels produits s’avérait dangereux. Elle se dirigea alors vers le coin le plus bruyant, où il apparaissait que le son provenait d’une énorme marmite emplie d’eau bouillonnante à la couleur indéfinissable. Cytise n’avait jamais su d’où provenait la chaleur qui permettait de garantir une telle température à cet endroit exact ; elle supposait que c’était le fait d’un magicien, mais aucune énergie n’apparaissait. Et puis, comment aurait-il fait pour maintenir indéfiniment sa magie ? De toute façon, si la mercenaire n’avait pas creusé la question, c’est qu’elle lui importait peu : ce phénomène lui permettait de pratiquer sa science, et cela suffisait. Elle déversa le contenu de ses fioles dans la marmite, contemplant les liquides colorés se mêler, tourbillonner puis se fondre dans le bouillonnement de l’eau. Elle revint alors vers la table, s’assit sur une chaise qui moisissait non loin, se mit à sélectionner soigneusement les récipients. Elle en choisit un premier et déversa une petite partie de son contenu, de gros grains jaunâtres sentant l’œuf pourri, dans le mortier, qu’elle mélangea bientôt avec une poudre pourpre ; puis elle se saisit du pilon pour écraser les grains et mêler les deux ingrédients, qui donnèrent naissance à une pâte orangée. Ensuite, elle versa celle-ci dans la chaudière d’un alambic, dans laquelle elle ajouta une petite quantité de l’eau grondante de la marmite. Ceci fait, il ne lui restait plus à attendre, puisqu’elle ne disposait pas du moyen de refroidir la vapeur orange qui s’élevait désormais dans le condenseur. Elle renouvela l’opération avec des ingrédients différents et se prépara ainsi à remplir quatre autres fioles. Enfin, non sans soupirer, Cytise éteignit le chandelier et se fraya un chemin jusqu’à l’assassin.

     Il n’était plus là.

 

* * *

 

     Cela faisait bientôt cinq heures qu’Ethan suivait la procession funèbre, qui avait terminé son parcours dans le quartier noble et longeait à présent le quartier ouest. Cinq heures qu’Ethan réclamait quelque aumône, cinq heures que sa demande était méprisée. Pourtant, il n’abandonnait pas, les yeux toujours brillants, la voix pleine d’espoir : que représentait pour ces gens si riches une simple pièce d’or ou d’argent ? Rien, sans doute ; alors, pourquoi rechigneraient-ils à s’en séparer ? Cela n’avait pas de sens. Formaté par cette pensée, l’esprit d’Ethan l’encourageait à poursuivre ses implorations, à crier de toutes ses forces pour réclamer une obole, à l’instar de tous les autres pauvres autour de lui. Hélas, bientôt il fut projeté en arrière de la foule comme une bande de ses semblables forçait le passage pour se rapprocher du cordon, en vain. Ethan allait repartir à la charge quand il sentit soudain un frémissement dans l’air, qui se colora lentement. Il se retourna : les énergies commençaient à apparaître, teintées de rouge. La magie mortelle, celle qui faisait tant de ravages ces temps-ci ! Eloi hurla sa peur avant de prendre ses jambes à son coup, priant pour échapper à ce fléau. Il n’avait pas parcouru trois mètres que son corps fut entouré par plusieurs rubans rougeoyants, lesquels se resserrèrent peu à peu. Ethan se débattit avec l’énergie du désespoir, en vain : comme prise dans un étau, sa cage thoracique fut broyée.

     D’innombrables cris jaillirent de la foule, complètement paniquée face à cette menace trop bien connue. Les pauvres s’égayèrent de tous côtés, les uns tentant de s’éloigner, les autres de se rapprocher des nobles afin de bénéficier de leur protection ou de se recroqueviller pour passer inaperçu. Les premiers furent, pour certains, passés au fil de l’épée par de mystérieux hommes en noir ; les autres, repoussés dédaigneusement par des nobles inquiets ou piétinés par les pauvres affolés. Soudain, la magie changea de cible : une lance rouge jaillit en direction de Todrick K’Rahsco. Avant qu’il eût pu faire quoi que ce soit, Markvart K’Thraus se dressa sur sa trajectoire, prêt à se sacrifier pour son seigneur et maître.

     Ce ne fut pas nécessaire : en un instant, l’ancien capitaine fut environné de ténèbres. Une seconde plus tard, il entendit un son similaire à celui d’un courant d’air : la magie mortelle venait de se dissiper en cognant dans le bouclier d’Abjuration. Lorsque celui-ci s’éclaircit, Markvart se rendit compte que tout avait cessé, la Destruction aussi bien que les massacres perpétrés par les inconnus. Alors, il entendit Todrick K’Rahsco rugir à l’intention de Mederick.

« N’avais-je pas demandé une procession sans accrocs ? Qui sont ces hommes ? Les a-t-on arrêtés ? Non, bien sûr : que faisaient les gardes ? Que faisais-tu, Mederick, quand je t’ai donné tes ordres ? Crois-moi, ton châtiment sera exemplaire.

     D’aussi près, Markvart pouvait voir la rage consumer les yeux noirs du roi, et ses tympans raisonnaient douloureusement après une telle cascade de violence. Lui qui avait toujours fui la cour et les banquets, il n’avait jamais vu Todrick dans un tel état. Cependant, lorsque ce dernier se tourna vers lui, il n’eut aucun mal à soutenir son regard.

- Désormais, achevons cette stupide cérémonie et rentrons au château. Un festin nous attend, si du moins ce noble inutile a obéi à un seul de mes ordres. »

     Lentement, le convoi se remit en branle, silencieux, cette fois.

 

* * *

 

     A l’est de la Lumière de cendres, à l’intérieur de la Hache brisée, l’ambiance était tout aussi morose. Dans leur chambre, un repas froid entre eux, Arandir et Therk tentaient chacun de percer les secrets de l’Illusion dans les ouvrages qu’ils avaient rapporté de la bibliothèque du château. Pour le moment, ils se perdaient dans les banalités et la description des plus puissants illusionnistes de leur temps, des renseignements certes utiles, mais bien moins que ce qu’ils espéraient y trouver.

     Arandir déchiffrait depuis quelques heures les petits caractères de L’origine de l’Illusion sans y trouver quoi que ce soit d’intéressant. A travers mille anecdotes racontées par un conteur que le Fabuleux trouvait, tout à fait objectivement, beaucoup moins bon que lui, l’auteur soutenait la thèse que l’Illusion était apparue avant l’Invocation, que cette dernière n’était justement qu’une manifestation de la magie verte. L’argument principal, à savoir le fait que l’Invocation, si elle était réellement ce que l’on racontait d’elle, n’aurait pas pu disparaître sans laisser de trace, amusait doucement Arandir à la lumière des événements récents. Le moins que l’on puisse dire, c’est que sa vivacité tranchait avec sa supposée disparition. Un autre argument soulevé pour soutenir cette vision de l’histoire de la magie était celui de dire que l’Illusion surpassait la Nécromancie en matière de puissance, ce qui allait à l’encontre du consensus général. En effet, elle aurait été, par ses visions terrifiantes et mortelles, la source d’inspiration pour le créateur des abominations de la Nécromancie, telles que les morts-vivants ou les aberrations. Cela restait à prouver de façon convaincante, certes, mais l’idée séduisait Arandir. Après tout, rien ne coûtait d’aller voir l’auteur de cet ouvrage, toujours en vie, pour entamer une discussion sur le sujet.

     De son côté, Therk se concentrait sur le livre le moins épais, Explications sur la couleur de l’Illusion. S’il n’espérait pas y trouver grand-chose, il donnait au moins l’impression au barde qu’il tentait de percer le mystère de la mort de Thorlof L’Fyls. En réalité, il ne cessait de penser à Fadamar, qui lui avait paru étrange lors de leur dernière rencontre avec leur employeur. Ce n’était pas tant la requête de celui-ci qui le gênait, même si le phénomène étonnait déjà en soi, que le trouble dans lequel se trouvait l’assassin. Therk connaissait son ami et voyait au-delà des apparences ; il savait que même Arandir n’avait pas décelé cette attitude. Qu’est-ce qui pouvait déranger un homme aussi imperméable au décor, aux personnages du monde ? Sûrement pas le danger, la réapparition de l’Invocation, non plus que le meurtre du roi. Non, la raison était autre, bien que sans aucun doute possible liée à tous ces événements. La résurgence de quelque chose de profondément enfoui dans son être.

     Mais quelle chose ?

 

     Alors qu’il se torturait l’esprit sur cette question, la porte s’ouvrit et la silhouette de Cytise se dressa sur le seuil. La jeune fille hocha la tête à l’attention des deux hommes avant de s’étendre par terre en prenant un livre au passage, sans un mot. Therk observa encore la porte une ou deux minutes, puis entama d’un ton de reproche.

« Eh bien, Cytise, où est Fadamar ?

     L’air las, elle répliqua.

- Je ne sais pas…

- Comment ça, tu ne sais pas ? Vous étiez censés être tous les deux ensemble.

- Tu ne vas pas quand même pas m’accuser de sa disparition !

- Je t’accuse de ne pas m’avoir écouté et de t’être promenée seule !

- Je suis grande, tu sais.

     Voyant que Therk s’apprêtait à la tancer vertement, Cytise se leva, croisa les bras et continua.

- Ecoute, je l’ai laissé dehors quand je suis entré dans mon atelier. Tu ne vas pas me reprocher de lui avoir dissimulé mes talents, j’espère ? A mon retour, point d’assassin. Et, pour tout te dire, j’étais plus heureuse que désolée.

     Le guerrier s’apaisa à peine. Cependant, sa colère changea de cible.

- Ce Lametrouble va m’entendre… Moi qui lui faisais confiance pour veiller sur toi.

- Je n’ai pas besoin de chaperon, je te l’ai déjà dit cent fois.

     Cette fois-ci, Therk se leva et s’approcha de l’arrogante jeune fille, sous le regard vigilant d’Arandir. Il se pencha vers elle, la fixa intensément, avant de lui assener ses propos sans ciller.

- Cytise, tes piques constantes, ça va deux secondes, tu sais. Pas plus. Que crois-tu pouvoir faire si ceux qui s’amusent à assassiner les pauvres t’encerclent ? Que crois-tu pouvoir faire si une énergie rouge file sur toi, vive comme une étoile filante ? Tu te crois invulnérable ? De plus coriaces que toi ont péri, ma fille. La mort te tente peut-être, mais je ne la laisserai pas t’emporter, d’accord ? Tant que je vivrai, je veillerai sur toi. Même si c’est par barde ou assassin interposé.

     La jeune fille baissa les yeux, émue. Jamais Therk ne lui avait dévoilé son affection de façon si évidente. Elle sentit le flot de paroles se déverser dans son cœur, l’inonder de la douce sensation de compter pour quelqu’un. Un bref coup d’œil sur le sourire d’Arandir ne fit que renforcer cette sensation. D’une voix timide, elle reprit.

- Face à de telles menaces, qu’aurait pu faire quelqu’un comme Lametrouble ?

- Pas ‘quelqu’un comme’, Cytise. Fadamar est unique. Il pourrait te sortir de n’importe quelle situation. Crois en lui.

     Sur ces derniers mots, Therk, qui se sentit soudain très vieux, lui qui allait sur ses quarante-six ans, retourna à sa lecture. La jeune fille fit de même ; elle reprit son livre, le parcourut quelques minutes, leva la tête vers ses deux amis en murmurant un ‘merci’.

     Puis elle se replongea dans Les conséquences de l’Illusion sur celui qui la pratique.

 

* * *

 

     Le soir tombait. Un messager venait d’apporter à Mederick une enveloppe contenant un ordre écrit du roi. Le Vampire devait, dès ce soir, quitter la Lumière de cendres et regagner son propre château, à des lieues d’ici. Il ne pourrait revenir à la cour que sur demande de sa part, et acceptation de celle-ci par le roi. Autrement dit, son retour serait nécessairement entaché de honte.

     Pourtant, malgré sa haine pour le nouveau roi, Mederick avait exaucé la moindre de ses volontés. Sous prétexte d’un événement aussi inattendu qu’inexpliqué, Todrick l’avait banni comme un nobliau. Un acte aussi inexcusable qu’irréfléchi. En effet, Mederick constituait sans doute le seul soutien du roi à la cour, puisqu’il préférait la stabilité à tout changement, celle-ci fût-elle source d’injustice comme aujourd’hui. Les autres, au contraire, profiteraient de la moindre ouverture pour renverser Todrick et prendre sa place, hormis, peut-être, Kjeld et Alrick. Mais non, le roi avait préféré entretenir des années d’animosité en l’excluant.

     C’est avec regret et le sentiment d’un immense gâchis que Mederick traversa la cour, tenant son cheval préféré, Jendal, par la bride.

 

     Il atteignait la limite de la capitale, au nord, lorsqu’il entendit un faible grincement sur sa droite. Il dégaina la lame bleutée qui avait appartenu à Thorlof et, scrutant les ténèbres, s’apprêta à appeler la garde.

« Ne faites pas cela.

     Une silhouette se détacha à la lumière de la lampe brandie par Mederick. La reconnaissant, le noble hocha la tête et la suivit.

- Qu’y a-t-il, assassin ?

- J’ai besoin d’un renseignement.

- Lequel ?

- Où est Nathan ?

- Qui ?

     Mederick était sincèrement surpris. Jamais il n’avait entendu ce nom. Lorsque Fadamar ajouta qu’il était herboriste au palace des pauvres, il haussa les épaules.

- Je suis loin de connaître tous les colporteurs et les petites gens des quartiers. Comprend que je les fréquente rarement.

- Deux gardes étaient devant sa porte. Réfléchissez.

- Je t’ai dit que je n’en ai jamais entendu parler.

- Alors, renseignez-vous.

- Impossible. Je viens d’être banni de la capitale.

     Le ton de Fadamar ne changea pas ; pourtant, Mederick le ressentit encore plus menaçant que d’habitude lorsqu’il répliqua.

- Vous avez une dette envers moi. Remboursez-là ainsi.

     Sans attendre la réponse du noble, Lametrouble disparut dans la nuit. Seule dans ce monde de noirceur, une dernière parole flotta dans l’air.

- Vous savez où me trouver. »

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