La journée avait été éprouvante, et c’est la tête basse que Mederick sillonnait les rues du quartier nobiliaire à la recherche de la Hache brisée. La nuit venait de tomber, la pluie glaciale lui cinglait le visage, la fatigue le faisait trébucher régulièrement, ses pensées le dévoraient peu à peu, et pourtant il poursuivait sa route.
Il se croyait dans un de ses cauchemars, courant pour éviter une vague immense qui menaçait de le submerger à chaque instant ; ou cherchant la sortie d’un manoir peu à peu empli de ténèbres, lesquelles dévoraient au fur et à mesure chaque salle du bâtiment. Mais ces cauchemars le rattrapaient, prenaient bien trop souvent le dessus sur la réalité ; cela en devenait dangereux. Il secoua d’une façon qu’il aurait voulue vigoureuse sa tête : il avait encore des choses à faire, cette nuit, des personnes à trouver.
Il s’écroula presque en poussant la porte de la taverne ; il préféra considérer que c’était à cause du sol boueux et glissant. Il y avait relativement peu de monde dans la taverne ; ainsi, il trouva sans difficulté les trois mercenaires, attablés au même endroit que la fois précédente. Tous trois l’avaient remarqué, mais ils l’ignoraient, poursuivant une discussion animée, une assiette de viande et une carafe devant eux. Mederick se rapprocha d’eux, prit une chaise et s’assit péniblement à la même table, écoutant leurs paroles.
« Es-tu sûr de ce que tu avances ?
- Cytise, j’en suis sûr
Et cela me rassure.
Son corps n’a pas subi
De terribles blessures,
Mais des visions impures
Ont vaincu son esprit.
Ainsi l’invocation
N’est pas le bon filon.
- Vous avez entendu, messire. Qu’en pensez-vous ?
- J’aurais tendance à approuver votre barde.
- Vraiment ? Pourtant, c’était la piste la plus tentante. Pourquoi une telle assurance ?
- Comme vous l’avez sûrement constaté, le corps de mon ami est indemne. Hors l’invocation, selon le nécromancien, s’attaque directement au corps de la victime et le réduit en charpie.
- Nous avons suivi le même raisonnement.
Therk, resté silencieux depuis l’arrivée du noble, prit alors la parole.
- Eh bien, vous ne nous avez toujours pas éclairé sur la raison de votre venue dans ce lieu de pauvres. Vous semblez épuisé, vos yeux sont lourds de cernes et reflètent une lassitude qui effraie même un combattant comme moi.
Par un formidable effort de volonté, le Vampire le fixa dans les yeux.
- Je vais parfaitement bien. Le château est en deuil, et je dois organiser les préparatifs pour la cérémonie d’enterrement, qui aura lieu dans deux jours, conformément à la tradition.
- Et pour ma question ?
- Répondez d’abord à la mienne : avez-vous nui à Kjeld V’Fohs de quelque façon que ce soit ?
C’est Cytise qui répondit.
- Nous n’avons nui à personne aujourd’hui, hormis, effectivement, à l’orgueil du nécromancien. Pourquoi ?
Mederick ignora la question. « Exactement comme je le soupçonnais... Kjeld, que me caches-tu ? » Soudain, il repensa à l’état dans lequel se trouvait le nécromancien lorsqu’il était allé le voir. Serait-il possible que... ? Non, il serait déjà mort à l’heure qu’il est.
- Très bien. Cependant, je vous demanderais de ne plus le déranger.
- Dommage... J’ai toujours voulu savoir ce que donnerait un duel entre un magicien et un guerrier.
- Votre naïveté est impressionnante, mercenaire.
Therk éclata de rire, et un mince sourire se dessina sur le visage de ses compagnons.
- Comme vous nous sous-estimez ! L’arrogance dont vous, les nobles, faites preuve, causera votre perte un jour ou l’autre. Et m’est avis que ce jour se rapproche...
- Que voulez-vous dire ?
Therk se remit à considérer avec une attention soutenue la viande chaude qui trônait au milieu de la table. Il en proposa à Arandir, qui s’empressa d’accepter. Cytise poursuivit d’un ton plus sec.
- Vous êtes ici chez nous et, si nous tolérons votre présence, ce n’est pas pour être importunés par une multitude de questions. C’est d’accord, nous nous tiendrons à l’écart de nécromancien. Est-ce tout ?
- Non, pas tout à fait. Connaissez-vous un certain Lametrouble ?
Therk intervint immédiatement.
- Fadamar ? C’est un vieil ami ! Si tant est qu’il puisse considérer quelqu’un comme un ami...
Arandir approuva d’un léger hochement de tête, tandis que Cytise les regardait tous les deux avec des yeux ronds. Le barde lui adressa un léger geste, signifiant qu’ils lui expliqueraient plus tard. La jeune fille se tut et laissa le guerrier mener la conversation.
- Cela tombe bien : je voudrais que vous le retrouviez. J’ai à lui parler.
- Je sais où il se trouve actuellement. Ce n’est pas très loin d’ici. Voudriez-vous le voir maintenant ?
- Est-ce possible ? Ce serait parfait.
- Bien sûr, nous réclamerons un dédommagement pour le dérangement. »
Pour toute réponse, Mederick se leva, tirant sur ses membres douloureux. Therk salua ses deux amis puis sortit, le noble à sa suite.
Ils marchaient en silence, le guerrier devant, le noble peinant derrière et vacillant à chacun de ses pas. C’était comme un soleil et une ombre, l’un rayonnant d’assurance, l’autre tremblotant de fièvre, comme si la lumière venant triomphalement en tête ne faisait au final qu’engendrer la noirceur. Durant tout le trajet, seul le bruit des bottes s’enfonçant dans la boue se fit entendre, un bruit de succion, écoeurant. Cela sembla durer une éternité à Mederick, à bout de ressources mentales, et du même coup physiquement épuisé.
Therk finit par entrer dans un minuscule établissement à l’enseigne illisible. La lumière était presque absente du lieu, provenant en tout et pour tout d’une seule chandelle, posée sur le comptoir. A une table se trouvait assise la seule personne de la salle. Le mercenaire s’avança vers elle avec un large sourire.
« Si tu savais comme ça me fait plaisir de te revoir, Fadamar ! Comment vont les affaires ?
- Le Hasard a été clément ces derniers temps.
- Et j’ai l’impression qu’il en sera de même aujourd’hui ! Ce cher noble dit vouloir te parler. Tu le connais ?
- Oui.
- Très bien. Eh, sire T’Nataus, venez donc vous asseoir, si vous pouvez traîner votre corps jusqu’ici ! »
Mederick lui jeta un regard de gratitude, malgré la moquerie teintant ses propos, puis s’avança et s’assit en face de l’assassin. Il fixa Therk, qui comprit qu’il était indésirable dans la conversation. Ce qui lui était de toute évidence complètement égal, puisqu’il prit place à son tour. Résigné, et pas en état de contester la présence du guerrier, le Vampire parla.
« J’ai été satisfait de ta dernière prestation.
Seul un silence lui répondit. Il poursuivit.
- Je fais donc une nouvelle fois appel à tes services. Ta cible s’appelle Ghendes Jhan, c’est l’enquêteur officiel du château.
- Je le connais.
- Bien. Demain, je serai ici à la même heure pour te récompenser. Tu n’as qu’une seule journée.
- C’est solliciter rudement le Hasard.
- Tu auras ce que tu désires.
- Parfait. »
Mederick quitta le bâtiment. Il n’aspirait qu’à dormir, mais il devait encore lutter contre la fatigue : il lui restait encore quelque chose à faire, cette nuit.
Le Vampire arriva à l’aube au Dard de l’Abeille, parvenant à peine à rester en selle. Sa main était pourtant toujours crispée sur la longe par laquelle il contrôlait le cheval portant le corps de Thorlof. Dans le dos de Mederick étaient fixées les deux étranges lames de son ami, étincelant dans le pâle soleil du matin. Il se redressa, puis promena son regard.
Le Dard de l’Abeille avait été la demeure de Thorlof ; elle avait reçu ce nom à cause de sa position géographique : située en hauteur, elle semblait s’enfoncer dans la terre comme un dard s’enfonçant d’un coup sec dans la peau. Comme taillée à la serpe, la demeure était loin d’être belle, mais Thorlof n’avait jamais considéré comme important son aspect esthétique ; en revanche, sa position la rendait presque inexpugnable, la seule entrée étant au bout d’un sentier très pentu et en relativement mauvais état. Ce n’était que la première fois que Mederick l’empruntait seul, du moins seul encore en vie dans ce monde, alors qu’il connaissait Thorlof depuis déjà une bonne quinzaine d’années.
Le pont-levis était abaissé, la herse levée ; le Vampire pénétra donc sans problème dans la cour centrale. Le silence presque morbide qui régnait accentua l’inquiétude provoquée par cette absence totale de défense. Mettant pied à terre, il mena les bêtes à l’écurie, vides, puis fit descendre le corps de son ami et, le soutenant, se dirigea vers le donjon. La herse était là aussi levée, mais ce n’est pas cela qui effraya Mederick : une insupportable odeur de pourriture et de chair brûlée l’assaillit lorsqu’il pénétra dans le bâtiment. Instinctivement, il lâcha le cadavre pour plaquer ses mains sur son nez, le cœur soulevé par ces effluves de provenance inconnue. Arrachant une partie de son manteau, il s’en couvrit le nez, puis redressa délicatement le corps de Thorlof, qui n’avait toujours pas commencé à se décomposer. Il décida d’avancer.
Il eut beau passer toute la matinée à fouiller le château, il ne parvint pas à trouver les cadavres d’où devait émaner cette odeur. Enfin, il finit par découvrir une pièce dans laquelle l’odeur était insoutenable et dont les murs étaient comme noircis par des flammes qui s’y seraient élevées. Mederick ne put s’empêcher de vomir, malgré sa protection. Il allait s’en aller, lorsqu’il se rendit compte que ce qu’il venait de régurgiter ne reposait pas sur le sol, mais se répandait sur quelque chose d’invisible. N’osant pas y croire, il pénétra de nouveau dans la petite salle et lança de petits coups de pied en l’air. Ce qu’il redoutait se révéla bien réel quand ses pieds touchèrent quelque chose de mou, qui dégagea alors une odeur de décomposition avancée. Reculant lentement, les yeux agrandis par l’horreur, Mederick se détourna et partit, le corps de Thorlof toujours appuyé contre lui.
Il l’amena dans un petit jardin intérieur secret, situé tout en haut du donjon, un lieu dont son ami lui avait souvent parlé. Là, il reposerait en paix, s’il était possible pour quelqu’un comme lui de le faire. La terre y était meuble, l’eau de la fontaine pure, les fleurs épanouies : c’était comme un petit paradis resté à l’abri des terribles événements qui s’étaient déroulés ici. Mederick déshabilla Thorlof, puis le lava dans l’eau qui, étrangement, ne noircit pas. Il fut étonné de voir que le corps semblait luire doucement, plus lumineux que lorsqu’il n’était pas encore inanimé. Une fois cela fait, il lui repassa les mêmes habits, se reprochant de ne pas avoir pensé à prendre des vêtements propres dans sa précipitation. « Mon ami, excuse-moi d’utiliser ton bien le plus précieux ainsi, mais ces armes qui ont bercé ta vie te berceront dans ta mort. » Ainsi le Vampire détacha les armes toujours scintillantes qui avaient appartenu à Thorlof et se mit à creuser la terre avec elles. Ce labeur lui prit plus d’une heure, car les lames étaient fines ; mais finalement, il parvint à creuser un trou assez grand et, sur une dernière pensée d’adieu, il y déposa le corps de son ami. Il plaça à ses côtés une première lame puis, hésitant, décida de conserver l’autre : il la porterait en mémoire et en l’honneur de Thorlof, vaincu perfidement. Après avoir comblé le trou, il quitta le jardin.
Une heure plus tard, en début d’après-midi, il chevauchait en direction de la capitale.
***
Halvor L’Gellaus était en proie à une agitation certaine. En effet, Ghendes Jhan allait bientôt annoncer aux nobles réunis quel serait le successeur du roi assassiné. Bref, dans maintenant quelques minutes, Halvor connaîtrait le nom de celui qui deviendrait son ennemi juré.
La veille, il était allé annoncer la nouvelle de la mort d’Olaf à sa femme, Mélodie. Il avait tenu à le faire lui-même, ayant grandi avec son ami et aimant sa compagne de façon dévouée. Lorsqu’il était arrivé dans le château des N’Maiz, il ne savait comment s’y prendre ; mais il avait suffi à la femme d’Olaf de voir son visage pour comprendre le malheur qui s’était déroulé. Etonnamment, elle n’avait pas semblé particulièrement surprise, comme si elle s’était déjà résignée à cette mort. Halvor le lui avait fait remarquer, et elle avait répondu que son époux l’avait prévenue que ce voyage en ville serait peut-être son dernier.
Halvor avait passé la journée avec elle, essayant de combler la solitude qui s’était abattue brutalement sur son cœur, et qui n’était nullement atténuée par la myriade de serviteurs qui tournaient autour d’elle, tels des moustiques inopportuns. Elle était belle, tout le monde s’accordait dessus : ses yeux marrons ne faisaient que répondre à une chevelure d’un brun tellement foncé qu’il semblait noir, et ceux qui avaient la chance de voir son visage illuminé par un sourire la comparaient à l’astre lunaire. Peu d’hommes restaient indifférents face à elle ; Halvor, pourtant, faisait partie de ceux-là. Peut-être était-ce la raison pour laquelle Mélodie avait toujours apprécié sa compagnie.
Au moment où Halvor allait prendre congé, elle l’avait prié de la suivre et l’avait mené dans le petit bureau d’Olaf. Là, elle y avait pris une lettre soigneusement scellée et la lui avait remise, en lui demandant de ne la lire qu’une fois rentré à la Lumière de cendres. Il le lui avait promis d’un air grave, et c’est alors qu’elle s’était mise à pleurer doucement, ses yeux marron brillant à la lumière des lampes. Halvor l’avait serrée dans ses bras, lui caressant doucement les cheveux pour l’apaiser, avant de partir pour le château royal. Lorsqu’il s’était retourné sur sa selle, il l’avait vue sur les remparts, droite, entourée de deux gardes du corps. Il avait cru apercevoir l’ombre d’un sourire sur son visage, le sourire d’une personne confiante. Il ne lui faillirait pas.
Il n’avait pas attendu le jour suivant pour lire la lettre, même s’il était fort tard à son arrivée. Tout de suite, il s’était assis à son bureau, avait allumé un chandelier et, après avoir délicatement ouvert l’enveloppe, s’était penché dessus avec attention. Il l’avait lue et relue une bonne dizaine de fois, et s’en souvenait encore dans ses moindres détails.
« Ami,
Si tu lis cette lettre, c’est parce que ma femme a accompli ma volonté. Je suis mort, mais même mort je veux te parler, rire encore avec toi. Hélas, la Faucheuse est bien trop forte pour cela, et je dois me contenter de ces écrits. Tant pis, je sais que tu me pardonneras, tu es le seul à l’avoir jamais fait. J’ai donc échoué dans mon entreprise, ces deux enfants du diable m’ont empêché de mener mon projet à terme. Ils sont forts, Halvor, tu dois t’en méfier. Mais, pour l’instant, ils te sous-estiment. Lorsqu’ils se rendront compte de leur erreur, il sera déjà trop tard.
Mon ami, s’il y a une seule chose que tu peux encore faire pour moi, c’est poursuivre ma noble cause afin que ma vie n’ait pas été entièrement vaine. J’ai eu des alliés ; ils sont désormais les tiens. Partout tu les trouveras, que tu ailles au nord, au sud, à l’est et à l’ouest. Ils sont faibles, mais n’attendent qu’une poigne de fer pour les guider. Tu dois être leur étendard. Tu dois leur donner une chance.
Mélodie sait tout de moi, je sais qu’elle t’apprécie. Console-la, mais surtout écoute-là, car elle est forte, plus que je ne l’étais moi-même. Elle te guidera dans ta quête, tu peux lui faire une confiance absolue (et je sais que tu n’y manqueras pas).
Halvor, notre projet est noble ; je t’en prie, n’échoue pas comme je l’ai fait.
Adieu. »
Halvor secoua la tête, se morigénant : il devait cesser de penser au passé et s’apprêter à affronter l’avenir. Il se passa la main dans ses cheveux blonds, signe évident de nervosité, avant de promener son regard autour de lui. Ils étaient tous là : Kjeld V’Fohs, le sage nécromancien, qui ne semblait aucunement troublé par l’événement ; Todrick K’Rahsco, affichant sur son visage de rapace un sourire suffisant ; Alrik N’Drof, le visionnaire, qui connaissait probablement déjà le nom du successeur ; Jari B’Rauts, le guerrier, un important prétendant au trône ; et puis une assemblée d’autres nobles de moindre importance, dont certains magiciens. Comme il contemplait ceux-ci, il vit ce maudit Mederick T’Nataus arriver, l’air à la fois hagard et effrayé. Etrange, qu’il dévoile ainsi des sentiments en plein jour, d’autant plus qu’il n’était pas homme à essayer d’attirer l’attention. Non, il était comme lui, un homme de l’ombre. Pourtant, la mort de Thorlof L’Fyls et celle d’Olaf N’Maiz avaient forcé les deux nobles à s’exposer davantage, à prendre les devants. Cela aurait peut-être suffi à rendre Mederick sympathique aux yeux d’Halvor, s’il n’avait pas été l’instigateur de l’assassinat d’Olaf, comme il le soupçonnait. Bien sûr, rien n’était prouvé ; Olaf avait été retrouvé un poignard planté dans le cœur, et il semblait se l’être enfoncé de lui-même... Mais cela n’avait pas de sens. Halvor le connaissait suffisamment pour savoir que son ami abhorrait l’idée même de suicide. C’est pourquoi il avait demandé à Ghendes Jhan d’enquêter sur ce qu’il savait pouvoir appeler un meurtre. C’est justement ce dernier qui avait la parole, lisant le testament du roi. Il arrivait enfin à la partie la plus intéressante.
« Je lègue le trône à mon plus dévoué serviteur et, oserais-je le dire, frère, j’ai nommé messire K’Rahsco... »
A ces mots, un concert de protestations s’éleva de tous côtés. Certains clamaient au scandale, dénonçant les atrocités commises par le Vautour, et crièrent à la falsification du document ; d’autres pensaient que le roi avait sans doute un fils, et que lui seul pourrait monter sur le trône ; d’autres encore hurlaient le nom de tel ou tel noble renommé, considérant qu’il était le seul digne d’une telle responsabilité. Kjeld et Alrik semblaient pensifs, Mederick furieux. Jari ne disait mot, pour une fois, ce qui présageait le pire... Quant à l’heureux élu, Todrick K’Rahsco, il se contentait de sourire plus largement. Voyant que Ghendes Jhan ne parvenait pas à reprendre la parole dans de telles circonstances, il se dirigea vers lui, lui murmura quelques mots à l’oreille, puis parla.
« Très chers nobles, je suis touché de votre approbation et de l’accueil chaleureux que vous faites à votre nouveau souverain ! Et si vous êtes honorés d’avoir désormais pour seigneur et maître un homme tel que moi, je suis moi-même honoré d’avoir été choisi par feu notre bien-aimé monarque...
Mederick ouvrit la bouche pour le couper, mais Todrick sembla tout à coup grandir ; ses yeux lancèrent des éclairs, et sa voix tonnait lorsqu’il reprit.
« Je ne tolèrerai aucune protestation ni aucun défi, ni la critique ni la désapprobation, et ceux qui se lèveront pour s’opposer à moi seront impitoyablement éliminés, qu’ils soient nobles ou hères. Aujourd’hui, je prends la tête du royaume. Ceux qui m’aideront seront récompensés, les autres seront bannis. Désormais, écoutons les autres clauses de ce testament. »
Alors que Ghendes Jhan se mettait à énumérer les autres legs moins importants du roi, Halvor L’Gellaus, de son côté, jaugeait le nouveau roi du regard. Lorsque l’assemblée se dissipa, il fut le dernier à partir.
***
Cela faisait bien plusieurs heures que Fadamar Lametrouble était assis sur le bas-côté de la Voie magique, devant la forge du décédé Soran. Personne ne s’était encore approprié le bâtiment car il était réputé maudit depuis deux nuits. En effet, non seulement le pauvre forgeron avait été assassiné par la magie, mais en plus certains affirmaient avoir entendu des cris s’élever dans la nuit et des formes fantomatiques organiser un sabbat dans la forge. Fadamar, pour bien connaître le monde de la nuit, savait qu’il ne s’agissait que d’assassins faisant leur travail, c’est pourquoi son visage montrait une indifférence totale à l’idée de se trouver ici. Pour passer le temps, il manipulait avec précaution la pièce rouillée attachée autour de son cou en observant les passants, en attendant que le bon - sa cible - arrive enfin.
Durant la matinée, il s’était renseigné sur les habitudes de Ghendes Jhan auprès de ses nombreux contacts. Cela lui avait coûté pas mal d’argent, mais il était finalement parvenu à reconstruire le parcours de sa proie au fil de la journée de façon relativement fiable. Il avait notamment appris qu’en fin d’après-midi, Ghendes avait coutume de se rendre dans une vaste taverne du quartier sud appelée le Magicien intrépide, et le chemin le plus rapide et le plus sûr de s’y rendre était la Voie magique. Certes, elle était fréquentée et donc désagréable, mais cela arrangeait aussi Fadamar puisqu’il en profiterait pour aller rendre une visite à Nathan et s’équiper un peu plus que d’habitude. Après tout, les temps devenaient réellement dangereux...
***
De leur côté, Cytise, Therk et Arandir avaient passé la matinée à faire le tour des tavernes pour savoir si le recrutement de jeunes pauvres avait toujours lieu. Apparemment, le mystérieux enrôleur avait désormais suffisamment de recrues : personne ne l’avait revu depuis le soir de la mort du roi. Les mercenaires avaient bien essayé de déterminer le nombre d’hommes qu’il était venu chercher, mais les tenanciers ne faisaient guère attention à ce genre de détails ; et puis, au milieu de la foule de leurs clients, qui aurait pu dire s’il avait emmené un ou dix hommes ? Lassés d’une quête physiquement éprouvante, il s’étaient posés dans leur taverne préférée, la Hache brisée. Autour d’une bière blonde d’excellente qualité, ils devisaient gaiement, quand soudain Cytise prit un ton plus sérieux.
« Dis-moi, Therk, hier soir, tu as dit au noble que tu connaissais l’assassin du nom de Fadamar.
- Ouais. Et ?
- Et tu as dit qu’il était un ami d’enfance. Pourtant, jamais tu ne m’as parlé de lui. Alors ?
- Alors, quoi ?
- Tu as menti, n’est-ce pas ?
Therk la regarda dans ses beaux yeux marron et il y lut sa détermination. La connaissant, elle ne le lâcherait pas sans avoir obtenu d’explication. Il soupira, puis répondit.
- Oui, j’ai menti.
Un long silence s’écoula, pendant lequel Therk fixait sa choppe de bière sans sembler la voir, absorbé qu’il était dans de lointaines pensées. Cytise, patiente, attendit qu’il reprenne.
- Oui et non, en fait. Je le connais depuis que je suis gamin, c’est vrai. Mais ce n’était pas un ami, oh non...
Sa voix se fit murmure.
- Quand j’étais môme, je vivais dans une petite ferme aux alentours de la grande ville. Cela, tu le sais. Mais j’ai dû partir un jour pour cette maudite capitale...
- Tes parents n’avaient plus assez de ressources, c’est ça ? C’est ce que tu m’as dit un jour.
- Oui, c’est ce que j’ai dit...
A nouveau le silence se fit autour de la table. Les yeux de Therk étaient secs, mais Cytise devinait que les larmes coulaient à flot dans son esprit. Arandir, lui, fixait d’un air compatissant le guerrier.
- Et je n’ai pas menti, non... J’ai juste omis une partie de la vérité. En réalité, mes parents possédaient la plus grande parcelle de terrain de tout le village. Ils travaillaient beaucoup, tu sais, beaucoup... Mais il y avait des envieux. Un jour, un gamin de mon âge est arrivé dans le village, seul. Il n’avait pas de nom, mais cherchait du travail. Tout de suite, les Ternar, la famille rivale de la mienne, l’embaucha. Personne ne savait pourquoi, et on ne le voyait jamais dans les travaux agricoles. Et puis, une nuit, alors que j’étais allé chercher de l’eau au puits dans la forêt...
Therk serra les dents. Ne voulant pas poursuivre, il fit signe à Arandir de continuer à sa place.
- Depuis le sombre bois,
Therk vit se tortiller
Une épaisse fumée.
Affolé, en émoi,
Il courut vers sa ferme.
C’était elle, brûlée,
Et ses parents aimés,
Un poignard dans le derme,
Gisaient assassinés.
Et dans toutes ces flammes,
Il vit l’enfant infâme
Les bras ensanglantés...
- Ces chiens de Ternar l’avaient donc embauché et formé afin d’assassiner toute ma famille ! Bien sûr, la rage me prit et tout devint confus. Je crois me souvenir que je me suis rué vers l’arme dont mon père se servait lorsqu’il battait la campagne en tant que mercenaire, un énorme fléau d’armes. Seulement...
Therk serra les poings.
- Seulement, il était bien trop lourd pour moi ! Je me souviens encore avoir vu s’avancer vers moi le meurtrier... J’aurais voulu le voir sourire sadiquement ou ricaner, mais non : il était totalement impassible. C’est là que j’ai pensé que j’avais une chance de survivre. Je lui ai hurlé que mes parents étaient plus riches que les Ternar, que je le paierai encore plus cher pour qu’il tue ces hyènes ! Il s’est alors arrêté et... et je ne sais pas trop d’où il l’a sortie, mais il avait une pièce à la main. Je l’ai vu la lancer... Le temps semblait suspendu. Je fixais la pièce et je priais tous les saints du monde pour qu’elle me soit favorable. Ma vie dépendait d’une face, tu sais ! Et puis, elle est tombée dans sa paume. Il s’est penché, puis a relevé la tête, et a juste lâché ces quelques mots : « La roue du Hasard a tourné ». La suite, tu la devines.
- Une partie, certes. Je suppose qu’il a exterminé tous les Ternar ?
- Tous, sans exception. Même leur nouveau-né. Sans sembler y prendre ni du plaisir, ni du déplaisir. En fait, je n’ai jamais pu lire un sentiment sur son visage autre que de l’indifférence.
- Mais... après ? Comment est-il devenu ton ami ?
- Bah, nous en parlerons plus tard. Nous avons autre chose à faire. Et notre barde va s’impatienter si nous n’allons pas mettre en œuvre immédiatement son idée !
Therk sourit enfin et fit un clin d’œil à l’attention d’Arandir, qui se leva pour aller régler la note. Cytise en profita pour glisser une dernière question.
- Mais pourquoi ne jamais m’en avoir parlé ?
- Nous n’étions que trois à connaître cette histoire : Arandir, Fadamar et moi. Je pensais que c’était suffisant.
- Arandir... Un jour, tu devras tout me révéler, mon ami. »
Sur cette dernière parole, les deux mercenaires se levèrent et allèrent rejoindre le barde.
Il faisait chaud cet après-midi. Le soleil ne se montrait pas vraiment aux habitants du quartier nobiliaire, mais en tout cas il leur faisait bien sentir ses rayons ardents. La boue de la nuit d’hier avait déjà commencé à se craqueler et l’odeur était encore plus nauséabonde que d’habitude. Therk se sentait à l’étroit dans son armure de cuir mais, malgré les exclamations et les injonctions de Cytise, il refusa de l’enlever. « On ne sait jamais », maugréait-il sans cesse. Pour ne rien arranger, Arandir se prenait à chanter quelques couplets pour glorifier la majesté du soleil ; seule une intervention in extremis de Cytise lui permit d’éviter un coup de fléau dans le crâne.
Bref, tout allait pour le mieux dans le petit groupe pendant qu’il se dirigeait une nouvelle fois vers la Lumière de cendres. Ils eurent tout le mal du monde à pénétrer dans le château, une grande foule de personnes s’attroupant sur le pont-levis pour découvrir quel serait leur futur monarque. Finalement, ils parvinrent à entrer et trouvèrent même un domestique pour leur indiquer le chemin de la bibliothèque. L’atmosphère malsaine qui les avait marqués lors de leur première visite semblait s’être dissipée, et c’est sans aucune difficulté qu’ils trouvèrent l’immense pièce. Lorsqu’ils la découvrirent, un profond désespoir s’abattit sur Cytise et Therk, alors qu’Arandir exultait. Contenant une pulsion meurtrière, Therk balaya la salle du regard puis trébucha, comme pris de vertiges.
La masse de connaissance accumulée ici était sans aucune commune mesure avec une quelconque autre bibliothèque. Des centaines d’étagères recelaient d’innombrables ouvrages provenant des quatre coins du monde. Certains livres étaient reliés et superbement enluminés, d’autres n’étaient que de simples carnets de croquis, d’autres encore étaient tombés en poussière depuis des décennies. Dans un coin reposait un rouleau de cartes représentant certains bâtiments ou villes, ou parfois des lieux imaginaires. Disséminées à travers la salle, quelques tables et chaises croulaient encore sous de lourds volumes que leur dernier utilisateur n’avait pas pris la peine de ranger. De nombreuses lampes à huile illuminaient la pièce, faisant briller de mille feux certains livres en feuilles d’or. Résigné, Therk haussa les épaules et lança.
« Bon... On commence par où ? »
Plusieurs heures de recherches quasiment vaines plus tard, les trois compagnons montraient des signes de lassitude. Therk grommelait régulièrement des jurons à chaque échec, Cytise se mordillait les lèvres et soupirait sans cesse ; même les yeux du barde avaient perdu leur éclat initial. Au moment où il se détournait de l’étagère qu’il était en train d’inspecter, son regard se posa sur la couverture d’un des livres recouvrant l’une des tables de lecture : Des conséquences de l’illusion sur l’esprit humain. D’un bond, il s’assit sur une chaise et ouvrit l’ouvrage. Celui-ci était de couleur émeraude, comme il seyait à un ouvrage dédié à la magie verte ; par ailleurs, il comprenait un bon millier de pages, ce qui n’allait pas faciliter les recherches. Mais, tout à son excitation, Arandir feuilletait les pages fiévreusement sans s’en rendre compte et sans délicatesse, ce qui attira l’attention de ses amis qui bientôt furent derrière lui à pencher la tête pour parvenir à lire.
« Magnifique ! Splendide !
Tout ce que nous cherchions,
Tout sur l’illusion !
Nous voilà moins candides !
Therk jeta un regard condescendant sur le barde pétillant, avant de lâcher, blasé.
- Ouais, enfin, nous le serons quand nous aurons lu les... mille deux cent pages du livre.
- Inutile de lire
Cet ouvrage en entier !
Pas besoin d’écouter
Les cent chants de la lyre
Pour connaître son son !
Nos informations
Tiennent en quelques lignes.
Le reste n’est que guigne.
- Si tu le dis...
- Tiens, tiens... Regardez ça.
Cytise referma le livre que tenait Arandir, malgré ses protestations, le posa sur le sol décoré de la salle, puis montra aux autres ce qu’elle avait vu. Sous l’ouvrage sur lequel était tombé le barde se trouvait une pile de livres portant tous sur la magie verte : De l’origine de l’illusion, Des conséquences de l’illusion sur celui qui la pratique, Explications sur la couleur de l’illusion, et autres titres évocateurs. La jeune fille reprit.
- Apparemment, nous avons été devancés. Mais qui pourrait s’intéresser d’aussi près à l’illusion. Le nécromancien ?
- Probable. Bon, on emporte tout ça, ou vous préférez passer la nuit ici ? »
A cette perspective désagréable, Cytise et Arandir se levèrent prestement et se chargèrent des lourds volumes, pendant que Therk empoignait les autres ouvrages intéressants qu’ils avaient trouvés au cours de l’après-midi, puis ils sortirent. Après quelques déconvenues dans le labyrinthe de couloirs du château, ils parvinrent finalement à la cour centrale.
Alors que les trois mercenaires atteignaient la herse de fer, un homme de haute stature se détacha des gardes et s’approcha d’eux d’un pas pressant. La cuirasse noire bordée d’argent qu’il portait révélait qu’il s’agissait du capitaine de la Garde du pont-levis, l’élite des soldats. Pendant qu’il s’avançait, Therk le détailla du regard : le visage extrêmement pâle de l’homme contrastait avec l’obscurité de sa mise et la noirceur de ses cheveux ; illuminé d’yeux bleu turquoise tout à fait fascinants qui accentuaient l’impression de jeunesse que lui conférait sa peau laiteuse, il aurait pu passer pour un adolescent inoffensif. Mais Therk, en vétéran, nota d’un œil appréciateur sa marche assurée et son fier maintien, tout en relevant l’équipement de l’homme : une épée bâtarde à la garde et au fourreau noirs, au pommeau argenté, battait son flanc droit, tandis qu’une dague apparemment classique dépassait de sa botte gauche. Sitôt parvenu à portée de voix, l’homme les héla d’une voix puissante.
« Hé, mercenaires ! Vous êtes bien ceux qui enquêtez sur le meurtre de messire L’Fyls ?
Ce disant, il s’était rapproché suffisamment pour ne plus hurler. Sans leur laisser le temps de répondre, il reprit.
- Oui, c’est bien vous. Je ne vous demanderai pas de m’accorder du temps, vous refuseriez, à en voir vos visages. Par conséquent, suivez-moi. C’est un ordre.
- Nous ne recevons pas d’ordres d’anonymes.
Therk s’était avancé et placé résolument en face de l’homme, une expression d’inflexibilité sur le visage. Lequel fronça un sourcil avant de reprendre.
- Je suis le capitaine K’Thraus de la Garde sombre. Je n’ai perdu qu’un garde en cinq ans, mes hommes ont fait avorter sept tentatives d’assassinat ; moi-même, je n’ai encore jamais perdu en combat singulier. Ne tente pas ta chance, guerrier.
Cytise et Arandir fixaient Therk, se préparant à intervenir à tout moment pour séparer les deux belligérants. Mais leur ami se contenta de sourire franchement, avant de déclarer d’un ton jovial.
- Tu me plais, toi ! Faudra que tu me montres ce que tu vaux, un de ces jours. Allez, mon gars, va. Nous te suivons. »
Là-dessus, K’Thraus se détourna puis franchit d’un pas rapide le pont-levis, avant de se diriger vers le quartier nord. Les mercenaires, finalement peu habitués au luxe, ne purent qu’admirer l’exquise architecture des demeures de la noblesse, souvent d’un blanc tellement pur qu’elles semblaient d’argent lorsque le soleil réchauffait leurs murs. Même les rues impeccablement pavées paraissaient immaculées, comme si une armée de serviteurs invisibles les nettoyait sans cesse, ou comme si une magie perceptive flottait dans l’air parfumé. Ils passèrent devant l’impasse de l’Emeraude, au bout de laquelle ils aperçurent une petite bâtisse aux murs faits de pierres précieuses et aux vitres du cristal le plus pur. « C’est ici que notre roi se retire quand il ne désire pas dormir au château », leur confia K’Thraus. Quelques centaines de mètres plus loin, tout au bout de la Voie noble - l’avenue principale du quartier -, ils s’arrêtèrent devant un imposant bâtiment de briques rouges qui jurait avec les propriétés alentour. Faisant environ neuf mètres de haut pour une trentaine de long et une vingtaine de large, la caserne avait un toit plat et crénelé ; cinq rangées de fenêtres, protégées de barreaux de fer, espacées de trois mètres les unes des autres constituaient l’éclairage et l’aération de lieu. Enfin, devant l’étroite porte de fer marquant l’entrée se tenaient deux gardes en armure équipés de longues lames, d’un écu et d’un arc, et sans doute de quelque dague. Ceux-ci inclinèrent légèrement la tête, K’Thraus leur rendit leur salut. Le capitaine laissa les trois mercenaires profiter de la vision du rude bâtiment, avant de repartir sur la droite et de prendre sur sa gauche la première ruelle parallèle à la Voie noble, la rue du Noble cœur. Il alla jusqu’au bout puis pénétra dans un petit bâtiment également en briques rouges, muni de trois fenêtres barrées. Ils entrèrent à sa suite.
A l’intérieur, le mobilier était réduit à sa plus simple expression : une table, un banc et une chaise, tous en bois, ainsi qu’un petit bureau recouvert de feuilles bien ordonnées. Enfin, trois arbalètes fixées sur des tréteaux, chacune située en face d’une fenêtre, complétaient l’aménagement. De toute évidence, le confort n’était pas une priorité pour le capitaine de la Garde sombre.
« Mettez-vous à l’aise. »
Ce disant, il désigna le banc aux trois compagnons. Lui-même s’assit sur la chaise.
- Je vais essayer d’être bref. Thorlof était mon meilleur compagnon d’armes. Nous avions pris l’habitude de nous entraîner ensemble, dans cette même pièce. Jusque là, rien d’extraordinaire. En revanche, je l’ai plusieurs fois entendu parler à ses lames. D’ailleurs, avez-vous déjà vu à quoi elles ressemblent ?
Le ton de K’Thraus était celui de quelqu’un qui n’a pas pour habitude de perdre son temps. Therk se contenta donc de secouer la tête négativement.
- Vous devriez, elles sont inhabituelles. Bref, tout ça pour dire que ces lames ont quelque chose de spécial, de... vivant. Je ne peux pas jurer ne pas les avoir vues se tortiller dans ses mains lors de nos duels. Sans doute de la magie. Je n’ai jamais entendu ce qu’il leur confiait, cependant. Mais je peux vous certifier une chose : Thorlof était quelqu’un de parfaitement sain d’esprit.
Tous quatre restèrent muets quelques secondes, le temps d’assimiler pour les uns, de boire un verre d’eau pour l’autre. Dehors, une nuit étoilée tombait peu à peu, mais personne ne l’avait pour l’instant remarquée. Cytise reprit.
- Puisque vous parlez de magie... Messire L’Fyls manipulait-il une magie quelconque ?
K’Thraus répondit sans la moindre hésitation.
- Oui, bien sûr : l’abjuration, la magie protectrice. Très efficace pour un combattant hors pair comme lui, bien qu’il s’en servît peu.
- L’abjuration...
Cytise parut soudain songeuse. Arandir en profita pour prendre la suite.
- Intriguant capitaine,
Connaissez-vous larron
Maniant l’Illusion,
La magie de la scène ?
Cette fois-ci, K’Thraus prit le temps de réfléchir.
- Oui, j’en connais quelques-uns... Deux ou trois. Mais il s’en trouve sans doute plus dans ce quartier et dans la ville. Les magiciens aiment rester discrets, en général. Vous allez devoir chercher.
C’est à ce moment-là que la pénombre s’épaissit trop pour passer inaperçue. Cytise bondit sur ses jambes.
- Le rendez-vous ! Nous n’y serons jamais à temps !
Therk jura, puis lança un regard noir au capitaine. La condescendance qu’il y lut alors lui fit l’effet d’une douche froide.
- Eh bien, quoi ? Tu as quelque chose à nous dire ?
Pour toute réponse, K’Thraus se leva puis alla chercher sur son bureau une lettre qu’il jeta négligemment sur la table. Alors que les mercenaires se penchaient pour la lire, il prit la parole.
- J’ai reçu cette missive ce matin. Dans celle-ci, Messire Jan m’a ordonné d’envoyer deux hommes de la Garde sombre pour l’escorter, sur lesquels il aurait toute autorité. J’ai appris par d’autres contacts qu’il devait retrouver messire T’Nataus cet après-midi. Votre employeur est vraisemblablement déjà mort à l’heure qu’il est. En d’autres termes, je viens de vous sauver la vie.
Alors que Cytise et Arandir se regardaient, abasourdis, Therk balaya les propos de K’Thraus d’un geste de la main, avant de déclarer.
- Tu sais, cher capitaine, tu m’as tout l’air d’être un excellent guerrier doublé d’un bon capitaine. Mais tu commets une erreur : tu es orgueilleux. La réputation de tes hommes n’est plus à faire. Mais tu sous-estimes T’Nataus, et tu nous sous-estimes, nous. Nous verrons notre employeur ce soir, si nous nous hâtons. »
Sur ces mots, Therk se leva et sortit d’un pas vif, entraînant ses deux amis sur ses pas, lesquels eurent à peine le temps de bredouiller quelques remerciements pour les informations.
K’Thraus sortit au moment où les mercenaires disparaissaient au coin de la rue du Noble cœur. Un mince sourire planant sur son visage, il murmura.
« Toi aussi tu me plais, Therk Poingtonnerre. »
Puis il se détourna et rejoignit son bureau.
***
C’est en fin d’après-midi que Fadamar vit enfin arriver sa cible, l’enquêteur Ghendes Jan. En temps normal, il n’aurait eu aucun mal à faire son office, la foule de pauvres étant plutôt importante à cette heure-ci. Cependant, il constata que la tâche venait de devenir plusieurs fois plus ardue qu’il ne l’avait prévu. La raison en était simple : deux gardes en livrée noire l’escortaient, deux solides gaillards de la Garde sombre, dont l’insigne était une herse blanche dessinée à l’endroit du cœur, comme une protection contre les coups fatals. Un seul de ces hommes aurait suffi à laminer l’assassin en combat singulier...
Fadamar réfléchit quelques secondes puis il courut en direction de la taverne du Magicien intrépide, ourdissant pendant le trajet plusieurs plans. Pour une fois, il ne prit pas les petites ruelles parallèles, mais il poursuivit directement sur la Voie magique afin d’arriver le plus vite possible à l’établissement. Cinq ou six minutes plus tard, il prenait la rue des Sorciers maladroits et entrait dans le bâtiment dont l’insigne représentait plus ou moins un magicien faisant face à trois brigands. En pénétrant dans la taverne, il fut surpris de la voir moins peuplée que le matin. Apparemment, l’arrogant Ghendes Jan n’hésitait à préparer le terrain et à chasser les pauvres avant son arrivée. Impossible de frapper discrètement sa proie. Un autre rapide regard révéla à Fadamar que certains convives paraissaient moins éméchés qu’ils aurait dû l’être : des gardes ? Il réfléchit à toute allure, puis se dirigea vers le bar. Le tavernier, qui l’avait regardé approcher sans faire mine de lui adresser la parole, lui demanda finalement d’un ton affable.
« Puis-je faire quelque chose pour vous, messire ?
- Je veux une chambre pour cette nuit.
- J’ai bien peur, messire, que...
- Je paie d’avance, et je paie le double. Je veux une chambre qui ne donne pas sur la Voie magique.
- Très bien, messire. Jim va vous y mener. »
Fadamar sortit de sa bourse quelques pièces d’or qu’il déposa sur le bar, puis emboîta le pas au gringalet à qui le tavernier venait de donner ses instructions. Le gamin monta l’escalier grinçant, le mena le long d’un couloir interminable, avant d’arriver à une petite chambre poussiéreuse, dont le seul mobilier était un petit lit, une table et une chaise en bois. Sur une courbette, le garçon allait s’en aller, quand Fadamar le rappela.
« Attends, petit !
- Messire ?
Lametrouble décrocha la pièce de son cou, la lança, regarda la face sur laquelle elle était tombée, puis soupira de soulagement.
- Non, rien... Tu peux partir. »
Haussant les épaules, le gamin lui tourna le dos et redescendit.
Sans prêter attention aux meubles, Fadamar se dirigea directement vers la fenêtre. Elle était plutôt étroite, mais il pourrait y passer sans trop de problèmes. Elle donnait sur une ruelle couverte d’immondices, perpendiculaire à la Voie magique. Satisfait, il dégaina sa dague, vérifia qu’elle était bien affûtée - c’était toujours le cas - puis descendit attendre sa cible.
Il s’était trouvé une place un peu enfumée, à côté de la grande cheminée, et faisait mine de boire une bière - plutôt bonne, il devait l’admettre - quand le premier guerrier sombre entra, suivi de Ghendes Jan et de l’autre guerrier. Les deux gardes balayèrent la salle du regard, puis conduisirent le noble vers une table située contre un mur, afin d’avoir une vue sur l’ensemble des gens de la taverne. S’ils remarquèrent Lametrouble, ils ne le montrèrent pas. De toute façon, quel individu sain d’esprit pouvait s’opposer aux membres de la Garde sombre ?
Lorsqu’il vit où sa proie se plaçait, Fadamar étouffa un juron. Il s’en doutait déjà, mais il en avait désormais la confirmation : il ne pourrait pas l’assassiner dans la taverne même. Il fit semblant de boire la bière, qu’il vida en fait avec regret sur le parquet, et s’approcha du bar. Le tavernier, s’empressant de répondre aux exigences de son invité de marque, lui fit signe de passer sa commande auprès de son fils. L’assassin commanda à voix forte une autre bière puis, jetant un coup d’œil à la table du fond pour s’assurer que les guerriers ne faisaient pas attention à lui, glissa au gamin.
« Une pièce d’or si tu viens me trouver dehors quand ce noble se préparera à partir.
Une lueur de convoitise brilla dans les yeux du garçon. Elle s’intensifia encore quand Fadamar lui donna la pièce.
- Comptez sur moi, messire ! »
Alors Lametrouble prit son broc de bière, salua exagérément les convives comme un homme ivre l’aurait fait, puis sortit en titubant de la taverne. Une fois dehors, il fit rapidement le tour du bâtiment pour étudier d’un peu plus près la ruelle pleine d’ordures, néanmoins assez peuplée ; cela fait, il vint s’asseoir à l’entrée de la taverne et prit sa voix la plus éraillée pour quémander.
Une dizaine de minutes plus tard, sans doute une petite heure avant le coucher du soleil, le gamin vint le trouver pour l’informer du départ du noble. Fadamar le remercia d’une tape sur ses cheveux sales. Il dégaina discrètement sa dague, dissimula son bras armé dans son manteau, serra sa pièce dans son autre main, la gauche, et se plaça directement à la sortie de la taverne. Il entendit à travers la porte les gardes en armure se rapprocher, selon la même configuration que lors de leur entrée. Bien qu’extrêmement tendu, Lametrouble ne tremblait pas : des dizaines d’années de pratique intense de cet art dangereux qu’est l’assassinat avaient fait de lui un maître en la matière, peut-être le meilleur. Il ne prêta même pas attention aux regards curieux des passants, se demandant ce qu’attendait cet homme pour entrer dans la taverne, tout concentré qu’il était. Son décompte devait être parfait.
Au moment même où il vit s’ouvrir la porte d’une poussée, Fadamar entra à son tour. Il ignora le regard surpris du premier guerrier, qui avait à peine pu voir passer une ombre, et poignarda le cœur de Ghendes Jan à une vitesse telle que le second garde, derrière le noble, ne s’aperçut de rien. Quand l’enquêteur s’effondra, ses yeux grands ouverts emplis d’incompréhension, il crut vaguement entendre les cris des guerriers sombres ainsi que des bruits de poursuite et les grincements d’un escalier. Mais surtout, surtout, un son ne cessa de le hanter pendant toute sa courte agonie : le grincement tenace d’une chaîne rouillée.
Fadamar Lametrouble s’était mis à courir avant même que Ghendes Jan fasse mine de tomber, laissant ainsi sur place les gardes sous l’œil ébahi des convives. Il grimpa les marches quatre à quatre ; ce n’est qu’au moment où il atteignit le haut des escaliers qu’il entendit la poursuite se lancer. La cacophonie d’exclamations, de cris, de bruits de pas l’empêchait de deviner le nombre de ses poursuivants. Il décida donc de s’en tenir à son échappatoire prévu. Il courut jusqu’à sa chambre, bousculant deux ou trois personnes qui étaient sortis de la leur en entendant les cris, murmura un « Désolé, mon amie » plein de regrets lorsqu’il enfonça sa dague dans le bois un peu pourri qui composait la façade de la taverne donnant sur l’immonde ruelle, se faufila à travers l’ouverture... Le guerrier sombre qui parvint à sa chambre eut à peine le temps de voir Fadamar s’accrocher à sa longue dague pour se laisser chuter en douceur dans les ordures. Au moment où il toucha sol, Lametrouble vit sur sa gauche que le deuxième guerrier avait fait le tour et courait vers lui, lame au poing, bousculant les pauvres qui observaient le spectacle avec force commentaires. Il ne restait comme issue que la Voie magique. C’était bien suffisant.
L’assassin prit la fuite.