« Qui me dérange ?
- Mederick T’Nataus.
- Ah ? Eh bien, sois le bienvenu, Mederick.
Le prenant au mot, le Vampire poussa la porte. La chambre de Kjeld V’Fohs était étonnamment peu décorée. Hormis une petite bibliothèque pleine à craquer située contre la fenêtre, ce qui étouffait par ailleurs la lumière, elle ne comprenait qu’un bureau sur lequel était posé un paquet de parchemins jaunis par le temps, et deux grands lits ; sur l’un d’entre eux reposait le corps de Thorlof. Quelques énergies bleutées voletaient paresseusement au-dessus : leur rôle était d’empêcher la décomposition du cadavre. L’unique lampe à huile éclairant la pièce ajoutée au son régulier de la pluie battante rendaient l’atmosphère agréable, reposante.
Mederick faisait confiance au puissant mage pour découvrir ce qui avait tué son ami ; pour l’instant, Kjeld n’avait pas réussi à déterminer la magie utilisée, mais cela ne saurait tarder, il en était convaincu. Cependant, il craignait les motivations du nécromancien : ce dernier avait toujours fait preuve d’une extrême avidité et d’une soif de savoir allant jusqu’à la noyade, même s’il s’en était toujours sorti. C’est pourquoi Mederick venait le surveiller régulièrement, prétextant qu’il aimait observer celui qui avait été son ami depuis sa petite enfance. Bien sûr, Kjeld n’était pas dupe, mais cela lui importait peu ; au contraire, cela lui permettait de se distraire en cherchant à mettre mal à l’aise Mederick. Cela allait être le cas aujourd’hui.
- Et bien, quelle idée de sortir par un temps pareil ! Surtout pour aller dans un quartier pauvre...
Le Vampire tressaillit presque imperceptiblement. Il avait touché un point sensible.
- Je suis parfaitement d’accord avec vous. C’est pourquoi j’ai préféré aller me promener non loin de la demeure de feu sire N’Maiz ; son meurtre m’intrigue. Je me demande...
- Oui ?
- Je me demande si ce n’est pas Thorlof qui a commandité cela. Après tout, c’est entre eux qu’existait la plus grande animosité.
- Mais quand aurait-il fait cela ? Le jour du macabre dîner ? C’est relativement peu probable : il lui aurait fallu une raison, car il faut toujours à l’homme une raison pour faire quelque chose.
Mederick sourit tristement ; pendant plusieurs minutes, le silence régna, l’un étant plongé dans ses souvenirs, l’autre attendant sa réaction. Finalement, le Vampire reprit la parole.
- Vous ne le connaissez pas, sire V’Fohs, vraiment pas. Thorlof était quelqu’un de...spécial. D’unique. Oh oui, vous avez raison : il faut toujours à l’homme une raison pour faire quelque chose. Mais Thorlof n’était pas un homme.
- Je ne comprends pas.
- Oh, mais je ne vous demande pas de comprendre ; pensez-y juste. »
Sur ces mots, Mederick jeta un dernier regard empli d’affection sur le cadavre, puis sortit de la chambre du nécromancien, encore interdit.
« Etait-ce vraiment nécessaire de commencer sérieusement l’enquête aujourd’hui ?
Therk n’aimait pas la pluie ; en fait, il l’abhorrait. Les combats sont rendus bien trop hasardeux : on glisse sur la pierre ou la boue alourdit les jambes, les lames glissent et quittent les mains... Quelle importance d’être un grand combattant dans ces conditions ?
- Comme si nous allions devoir nous battre. Allons, calme-toi. Dis-toi que c’est une des rares missions distrayantes qui nous aient été confiées.
- Mouais. Je ne suis pas vraiment convaincu, mais bon, cela devrait être bien payé.
- Si nous parvenons à élucider le meurtre. »
Cytise prit la tête du groupe, devant Arandir et Therk, qui fermait la marche. Ils se dirigeaient tant bien que mal vers la Lumière de cendres, peinant contre le vent qu’ils avaient de face.
La prestation d’Arandir de la nuit dernière s’était révélée particulièrement instructive : elle avait mis en évidence l’hostilité latente qui pesait sur les agents du roi, et qui commençait à se manifester au grand jour depuis la mort de ce dernier. Plusieurs personnes qui logeaient à l’auberge leur avaient apporté quelques informations en venant les voir dans leur chambre même ; ils leur avaient révélé que les crimes commis sur les pauvres par la magie jaune avaient cessé, tandis que la magie mortelle et les armes continuaient à faire des ravages. Un indice maigre, certes, mais c’était déjà un immense pas en avant, qui ouvrait au moins deux possibilités aux mercenaires : il semblait y avoir deux coupables, indépendants les uns des autres. Et la magie jaune n’avait pas pour objectif la mort des pauvres. Du moins, elle n’en avait pas l’air. Alors, les nobles ? Ce qui pourrait éventuellement expliquer l’énigmatique trépas de Thorlof. C’est pour approfondir cette piste qu’ils traçaient leur chemin vers le château.
Ils arrivèrent en fin de matinée à l’entrée principale, une immense porte d’à peu près dix bons mètres de haut, protégée par deux robustes herses de fer, et accessible uniquement par un pont-levis de bois renforcé par des plaques de fer, qui permettait d’enjamber des douves verdâtres à la profondeur inconnue. Therk sortit de son manteau le médaillon qui lui avait été donné, puis le brandit sous le nez de celui qui semblait être le chef des gardes, lesquels regardaient le petit groupe débraillé avec mépris.
« Nous sommes envoyés par messire Mederick T’Nataus. Nous venons enquêter sur une mort.
- L’enquêteur officiel est déjà à l’intérieur. Vous pouvez partir : bientôt, nous saurons qui a assassiné notre monarque.
- Peu importe le roi
Car il ne nous échoît.
Nous cherchons un coupable,
Meurtrier lamentable.
- En paroles intelligibles, de quoi parles-tu ?
- Excusez notre compagnon, c’est un barde. En fait, nous venons pour la mort de messire Thorlof L’Fyls.
- Ah, lui ? Bah, ce n’était qu’un noble sans importance. Mais bon, si vous y tenez... Allez-y. »
Cytise eut le temps de voir que les gardes se jetaient des regards tristes, voire un peu angoissés, avant de pénétrer dans l’enceinte principale.
La Lumière de cendres était encore plus impressionnante observée de l’intérieur de ses sombres remparts. Le donjon se révélait semblable à un soleil doré, se reflétant dans la boue omniprésente - sur le sol, sur les murs, obstruant même certaines meurtrières - qui, paradoxalement, rendait la vision encore plus merveilleuse par le contraste des couleurs. Après être demeurés pétrifiés, éblouis par la beauté peu banale du lieu, les trois mercenaires entrèrent dans le donjon, bien plus enthousiastes qu’auparavant.
Ils étaient perdus. Cela faisait probablement plus d’une heure qu’ils erraient dans les couloirs grandioses du château, un peu honteux de tous les souiller de la boue maculant leurs chaussures, mais surtout passablement énervés par ce lieu pour le moins labyrinthique et, plus surprenant, désert. C’est donc totalement par hasard qu’ils arrivèrent à la salle où s’était déroulé le macabre repas, deux nuits auparavant. Au point où ils en étaient, et intrigués, ils y pénétrèrent. Alors, Arandir se figea.
« Impossible... Incroyable !
La magie que je sens...
Seul, j’en étais capable,
Oui, jusqu’à maintenant !
- Tu veux dire que... quelqu’un d’autre connaîtrait cette magie ?
- Quelqu’un d’autre qui aurait été à l’origine de la mort du roi ?
Cytise foudroya Therk du regard ; décidément, il ne changerait jamais. De l’argent à la clef, et il occultait toute la dimension mystérieuse des propos du barde. Puisque ceci ne l’intéressait pas, elle ne partagerait pas la cupidité du guerrier.
- De toute façon, nous ne sommes pas payés pour lui. Partons. »
Rebroussant chemin, elle entraîna ses deux compagnons à sa suite, à leur grand dam. Le pénible voyage reprit, les mercenaires ne prenant même plus la peine d’admirer les grandes fresques peintes le long des corridors ou les statues des nobles les plus renommés. Car ils frissonnaient dans ce lieu majestueux qui tombait en ruines, sinon physiquement, du moins dans l’esprit de tous. Ils tremblaient de froid, gelés par les nombreux courants d’air, mais aussi de peur, une peur sourde et invisible qui les prenait à la gorge, la peur que l’on ressent avant de périr, glacé d’effroi. Une peur inexplicable. Les violents soubresauts précédant la mort. N’en pouvant plus de cette ambiance oppressante, Therk eut l’idée de maugréer.
« Tu sais, nous serions sûrement grassement payés si nous trouvions la cause de la mort du roi.
- Ah oui ? Rappelle-moi ce que nous a dit le sergent, à l’entrée du château ?
- Tu te laisserais arrêter par l’enquêteur soi-disant officiel ? Tout le monde dit de lui que c’est un imbécile, obnubilé par la gloire de résoudre des énigmes - ce qu’il fait fort mal, soit dit en passant.
- Peut-être que, pour sa profession, il est mauvais. Mais nous-mêmes ne sommes que des combattants...
- Fadaises ! On ne trouve pas plus perspicaces que vous deux dans toute la ville ! »
Cytise et Arandir se regardèrent, puis sourirent, gênés par la confiance de leur ami. Ils poursuivirent leur périple, cette fois réchauffés par les paroles échangées.
Ah, l’amitié ! Y a-t-il quelque chose de plus précieux dans ce monde ? Pour l’instant, il semble que non, tant cette dernière resplendit dans les cœurs en proie aux ténèbres. Admire leur complicité, leur assurance, leur joie : peux-tu en dire autant ? Non, pas vraiment, n’est-ce pas ? Mais quelle beauté ! Qu’elle semble déplacée dans ce monde où ne semble régner que la laideur ! Si déplacée que ce dernier ne peut la tolérer...
Mais regarde ! Ils ont enfin trouvé l’endroit qu’ils cherchaient ! Est-ce par cette nouvelle chaleur qui animait leur cœur ? Qui sait, ce château est tellement étrange...
Presque aucune lumière ne filtrait sous la porte ; pourtant c’était bien elle, ils le sentaient. Ils frappèrent. La voix qui s’était déjà élevée tout à l’heure leur répondit. Ils entrèrent discrètement.
Kjeld était penché au-dessus du cadavre, le tournant, le retournant, le palpant partout pour la énième fois. Quelques grommellements se faisaient de temps en temps entendre comme son impuissance l’horripilait. Il ne comprenait pas deux choses, or il détestait ne pas comprendre quelque chose. L’arrivée des trois compagnons lui permit de déchaîner sa frustration.
« Alors, messire T’Nataus m’envoie des détectives de pacotille censés réussir là où même moi, le plus puissant sorcier du royaume, j’échoue pour le moment ! Quelle confiance ! Allez, partez avant de vous ridiculiser devant moi !
- Cela risque d’être difficile de faire pire que vous...
Cytise n’avait pu s’empêcher de laisser siffler ces mots de sa bouche.
- Vous croyez ? Un guerrier, une fille et... et quoi, d’ailleurs ? Bah, qu’importe ! Si cela vous plaît de jouer les enquêteurs, parfait. Mais laissez-moi faire ce que j’ai à faire, et restez derrière. Je dirai à Mederick que vous avez fait votre travail et il vous paiera, si c’est ce qui vous inquiète.
- Pour qui nous prenez-vous ? Nous sommes des mercenaires, pas des voleurs. On nous a engagés pour une enquête, et nous avons bien l’intention de la mener.
- Vermine arrogante ! Que croyez-vous pouvoir faire ?
- Nous comptons étudier
Un cadavre étonnant,
Pour ensuite y trouver
Une piste de sang
Que nous pourrons suivre,
Ce, jusqu’à en être ivres.
- De toute façon, je n’ai pas le choix... Très bien, je vous laisse une dizaine de minutes. Puis je vous congédierai, par la force s’il le faut.
- Essaie voir...
- Merci bien, cela nous suffira amplement. Arandir ? »
Le barde s’approcha du lit funéraire. Il repéra tout de suite les yeux exorbités de Thorlof, ses traits figés en une sarabande de convulsions, sa bouche ouverte en un cri muet ; bref, ce que le magicien n’avait pas pu laisser échapper lors de son étude. Il était mort de terreur, cela semblait évident ; mais qu’est ce qui avait pu l’effrayer au point de le tuer ? Arandir se remémora leurs pérégrinations dans les couloirs lumineux du bâtiment ; il se souvint du froid qui les avait étreints, de la peur qui s’était insidieusement glissée en eux, et que seules leurs paroles avaient pu chasser. Il ne put s’empêcher de rapprocher les deux faits, quand bien même ce qu’ils avaient ressenti n’était peut-être qu’une illusion trop réelle de leurs esprits impressionnés. Le coupable se trouvait peut-être dans le château ; ou bien alors, c’était le château lui-même ? Arandir secoua la tête, chassant cette dernière ineptie de ses hypothèses, lesquelles demeuraient dramatiquement peu nombreuses. Il savait que l’invocation avait récemment frappé ; cette mort était-elle son œuvre également ? Mais il pouvait tout aussi bien s’agir d’une autre magie, comme la magie verte, l’illusion, ou encore la... nécromancie. Cependant, l’apparente frustration de V’Fohs permettait d’écarter cette dernière possibilité, du moins pour l’instant. Ces idée en tête, renonçant à une étude plus approfondie du cadavre, qui d’une part aurait pris énormément de temps, d’autre part se serait révélée vaine - il en était persuadé -, il se redressa et, faisant un signe à ses deux amis, sortit de la salle. Cytise remercia le nécromancien de sa patience, puis elle quitta la chambre, Therk sur ses talons.
* * *
Elle s’éleva rapidement dans l’air froid, aucunement ralentie par les trombes d’eau qui se déversaient dans la cour de la Lumière de cendres, jusqu’à la fenêtre qu’elle cherchait. Une bibliothèque l’obstruait en grande partie, mais qu’importe ? Elle pouvait quand même se faufiler dans la pièce, sans un son. Devant elle, deux corps, le vivant étant penché sur le mort. Le vivant, sa proie. Riant d’un rire sans joie, elle fondit sur lui.
* * *
A quelques lieues du château, l’Arme de chair se laissait guider par ses pas dans le quartier est, perdue dans un songe. Elle rêvait de la vie et de la mort ; d’ailleurs, elle venait de prodiguer cette dernière à ses trois malheureux adversaires. Puis elle se prit à penser à sa vie, une vie dénuée de saveur. Une survie. Qu’elle luttait pour conserver, tout comme ceux qu’elle avait abattus. Puis c’est à sa mort qu’elle songea ; jusqu’ici, elle avait toujours été la plus forte, et elle le serait encore longtemps. Son trépas n’était pas imaginable à cet instant. Pourtant, n’était-elle pas déjà morte ? En prenant la vie de tant de gens, en participant à des complots meurtriers, n’avait-elle pas plongé dans sa tombe, une tombe où étaient déjà enfouis tous ses sentiments ? Pour la première fois depuis son enfance, ses yeux reprirent une teinte vive, pour mieux laisser couler ses larmes.
Quelques secondes plus tard, elle avait repris ses esprits, et se remémora les événements de la nuit précédente. Le décès incompréhensible d’Ohran Thrixx - qu’avait-il bien pu apprendre ? -, les trois hommes parfaitement entraînés et d’une loyauté sans faille, leur équipement luxueux. Et puis, cette cicatrice sur le front, représentant un soleil. Un soleil... Etait-ce une référence à la magie dorée dont avait parlé ce nécromancien, deux nuits auparavant ? Comme si cela ne suffisait pas, l’un d’entre eux saignait encore de cette blessure ; elle devait être récente, très récente. Elle datait d’un jour ou deux, trois tout au plus. Qu’est-ce que cela signifiait ? Ah, si seulement elle avait pu déterminer le nombre de ces guerriers de l’ombre ! Restait encore un indice, infime mais bien réel : deux d’entre eux ignoraient qu’elle pouvait parler, et elle soupçonnait le troisième de ne l’avoir su que dans l’échoppe de Soran, lorsqu’elle avait rencontré Thrixx. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : celui qui avait laissé périr le marchand d’épices était présent à ce dîner maudit, le soir où l’Arme de chair avait été présentée comme étant muette.
N’ayant aucune autre piste claire, l’ombre se dirigea vers la seule qu’on avait bien voulu lui proposer : l’échoppe d’un certain forgeron, assassiné magiquement deux jours plus tôt.
* * *
La surprise de Kjeld s’effaça bien vite devant son expérience : immédiatement, il entra en transe. S’élevant de son corps, il appela à lui les énergies qu’il maintenait au-dessus du cadavre de Thorlof afin d’en modeler une barrière d’ossements grinçants et caquetants, fragile mais provisoire. La bourrasque d’invocation avait pris la forme d’un essaim d’insectes ; elle heurta de plein fouet le mur, s’insinua dans ses failles, à peine affectée par ses morsures, et la fit rapidement éclater. V’Fohs était déjà prêt à répondre à l’attaque, des plus pernicieuses contre un nécromancien ; il rassembla les flux bleutés autour de sa bouche, puis souffla puissamment. Les insectes furent balayés sans même avoir eu le temps de grignoter son corps. Se regroupant, les énergies jaunes tourbillonnèrent sur un espace très limité ; il fallut bien plusieurs secondes à Kjeld pour comprendre où son agresseur voulait en venir. Un élémental ! Angoissé devant une forme aussi puissante, malgré son habitude des duels magiques, il ne sut dans l’instant quelle riposte choisir. Alors que la créature commençait à frapper son corps physique, le nécromancien choisit son sort le plus puissant : modelant à une vitesse ahurissante, pourtant encore trop lente à son goût, il organisa les énergies selon une forme humanoïde, livide, sans squelette. Profitant de l’inattention de l’élémental, occupé à réduire en charpie son corps, il hurla de toutes ses forces ; le son discordant qui déchira la bouche de sa création, une banshee, délita littéralement la créature jaune en filaments de magie amorphe, vaincue. L’invocation se retira mollement ; Kjeld aurait dû la poursuivre, mais, effondré par les efforts fournis, il ne le put. Sentant sa forme immatérielle être peu à peu écartelée, il s’empressa de regagner son corps mutilé. Il s’évanouit.
Lorsqu’il se réveilla, la nuit était tombée. Il tenta de bouger, mais cela ne fit que lui faire ressentir la souffrance de tout son être ; il gémit doucement.
« Eh bien, maître mage, qu’a-t-il bien pu vous arriver ? Je vous ai trouvé étendu sur le sol nu de votre chambre, blessé de façon critique.
- Ah ! Que ce soit toi, Mederick, qui m’ait retrouvé, est une heureuse circonstance. D’autres auraient pu profiter de mon état de faiblesse.
- Vraiment ? Quoi qu’il en soit, je n’ai pas pu vous soigner. Vous en sentez-vous capable ?
- Oui. Mentalement, je suis en parfaite santé.
Devenant une nouvelle fois éthéré, Kjeld appela à lui les énergies encore présentes dans l’air ; délicatement, il les manipula pour créer un nouveau-né magique. Puis il tira avec une surprenante violence sur les fils qui le formaient, déroulant toute une vie. La création devint un enfant, l’enfant devint homme, l’homme devint vieillard, le vieillard devint squelette ; en même temps, le corps du nécromancien profitait de cette vitalité perdue. A la fin du sortilège, il était indemne. Kjeld le regagna.
- Impressionnant. Et maintenant, pouvez-vous répondre à ma question ?
- Oui, par un reproche. Ce sont ces mercenaires vénaux que tu as employés, contre mon avis. Alors que j’étais occupé à rechercher le moindre indice sur le corps de ton défunt ami - qui, soit dit en passant, est bien un homme, quoique tu puisses en penser -, ils sont entrés furtivement dans ma chambre et m’ont agressé. Je n’ai même pas eu l’opportunité de me défendre.
- Vraiment ? Ce que vous dites m’étonne, sire V’Fohs. Ces hommes m’ont fait très bonne impression. Ce ne sont pas des brutes sanguinaires.
- Peut-être pas sanguinaires, je te l’accorde. Mais ils m’ont volé quelques parchemins précieux pour ma propre enquête. Qui est aussi la tienne.
- Je vais remédier à cela, dès demain. Vous ne serez plus dérangé.
- Je t’en serais gré. »
Scrutant une dernière fois le nécromancien, Mederick sortit de sa chambre. Kjeld put enfin réfléchir à la confrontation de l’après-midi. Il était parvenu à vaincre l’invocateur ! Or, selon tous ses livres, c’était tout bonnement impossible. Un autre détail l’avait marqué : la magie dont il avait été la cible. Elle était jaune. Jaune, pas dorée. Quelque chose clochait. Soit cet invocateur n’en était pas vraiment un, et pratiquait une magie encore inconnue ; soit il ne maîtrisait l’invocation que partiellement, ce qui serait une nouvelle rassurante. Et plus il y pensait, plus Kjeld tendait vers cette hypothèse : en effet, il avait été attaqué par des formes typiques de l’ancienne magie, bien que moins puissantes. Désormais, il restait une seule chose à faire : localiser et capturer le mystérieux sorcier, tout en entretenant une atmosphère de crainte parmi les autres nobles afin qu’ils accèdent à ses désirs.
En tout cas, le nécromancien pensait désormais être sûr d’une chose : Thorlof n’avait pas péri par l’invocation.
Eh quoi ? Pensais-tu que ce magicien était un sage ? Allons, il aurait bien trop détonné au milieu des autres ! Avant de poursuivre, débarrasse toi de ta naïveté : chacun poursuit un but, jamais identique. Crois-tu pouvoir dire d’un individu qu’il est bon, d’un autre qu’il est mauvais ? Et tu le sais, oh oui, je le lis dans tes yeux... Tu es passé par là, aussi, n’est-ce pas ? Tu te croyais uniquement capable de faire le mal, alors que tu as peut-être sauvé ton monde... Ah, ne sois pas surpris si je donne l’impression de te connaître ; après tout, malgré leurs incommensurables différences, les hommes sont tous les mêmes. Est-ce malheureux ? Je ne le sais, mais cela permet de prévoir leurs actions ; avec plus ou moins de succès, comme tu le découvriras tôt ou tard en poursuivant ta contemplation...
L’Arme de chair pénétra une nouvelle fois dans l’échoppe de Soran, alors qu’une nuit sans lune régnait dehors. Elle aurait dû ne rien voir, mais sa vie d’assassin lui avait permis de développer une sorte de nyctalopie, encore imparfaite. Cela suffisait à se repérer ou à trouver les éléments pas trop petits, tels que les dagues ou les parchemins. Au rez-de-chaussée, le cadavre avait disparu, ainsi que les armes qui l’avaient percé ; seules demeuraient les traces de sang, que l’Arme de chair put sentir sous ses pieds. Balayant la large pièce du regard, elle ne trouva rien de particulier. Il n’y avait pas de traces de lutte, ni de panique, pas le moindre objet intéressant ; de toute façon, les pseudo enquêteurs devaient déjà s’en être saisis. Il lui faudrait être plus maligne ; mais cela, elle en avait désormais l’habitude.
Elle se retrouva à l’étage. Là aussi, rien de spécial, comme elle s’y attendait. C’est en entrant dans la chambre qu’elle découvrit l’enveloppe, délicatement laissée sur le lit du forgeron à son attention. Elle datait forcément de cette nuit. S’en emparant nonchalamment, en remarquant tout de même au passage qu’elle était marquée d’un sceau représentant un soleil, l’Arme de chair sortit du bâtiment.
* * *
« Ainsi, je conclus naturellement que notre roi bien-aimé a péri des mains de l’assassin connu sous le pseudonyme de l’Arme de chair. Je demande donc de procéder à l’arrestation de cet individu, afin de le faire passer en jugement. »
L’assemblée des nobles se leva de table suite à ces paroles de Ghendes Jhan, l’enquêteur officiel de la cour. Sa démonstration avait été d’une extrême simplicité, convaincante pour la plupart, mais justement trop simple pour quelques-uns. Selon Mederick, il y avait une contradiction dans l’acte supposé de l’Arme de chair : elle allait être payée, probablement grassement, par le roi lui-même. Pourquoi aurait-elle voulu l’assassiner à ce moment ? Cela n’avait pas de sens ; alors, l’aurait-elle fait par folie ? Certains, comme Jari B’Rauts, Todrick K’Rahsco et - de façon plus surprenante - Kjeld V’Fohs, avaient témoigné en ce sens. Mais s’il y avait quelqu’un de fou dans cette salle, ce soir-là, c’était bien le roi, pas l’assassin.
« Eh bien, messire T’Nataus, je vous sens songeur. Pensiez-vous à m’engager pour élucider le meurtre de votre ami ?
- Il va de soi que non, considérée la tendance que vous avez à suivre toutes les chimères que l’on vous propose.
- Que me reprochez-vous, au juste ? De ne pas m’étendre sur les causes somme toute évidentes de la mort du roi ?
- Non. Plutôt de justement considérer comme évidentes ces causes. Mais peu importe, j’ai à réfléchir. Laissez-moi.
Comme Mederick faisait mine de s’en aller, Ghendes reprit.
- Combien me paierez-vous ?
- Je vous demande pardon ?
L’enquêteur esquissa un sourire, un sourire carnassier.
- Allons, ne faites pas l’innocent. Vous savez bien que messire Halvor L’Gellaus m’a chargé de trouver l’assassin de son ami, comment s’appelle-t-il, déjà ? Ah, oui ! Olaf N’Maiz.
- Sire N’Maiz ? Je ne comprends pas : tout le monde sait qu’il s’est lui-même planté une lame dans le cœur. Quel assassin illusoire recherchez-vous donc ? L’assassin d’un suicidé... Est-ce un autre de vos artifices pour étendre votre aura de gloire ?
- L’artifice n’est pas mien, messire. Mais très bien ; je vais effectivement vous laisser, maintenant. Profitez-en pour réfléchir, et apportez-moi votre réponse demain. Bonne nuit, mon cher. »
Ghendes s’inclina puis, sur un clin d’œil perfide, se détourna. Mederick, désormais seul dans la salle à manger, laissa son corps chuter sur une chaise, épuisé.
Il fallait qu’il retrouve Lametrouble.