Vois-tu cette ville, voyageur ? On l’appelle la Cité des Seigneurs, ou encore la Cité des Merveilles. Ah, quelles terribles merveilles cet endroit nous fait admirer !
Mais tu as l’air estomaqué de découvrir ce monde, un monde qui n’est pas le tien ; rassure-toi, très vite il te sera familier ; laisse-moi te renseigner pour l’instant.
Vois-tu ce château fortifié qui se dresse, imposant et majestueux, au centre de la ville ? On le nomme la Lumière de cendres ; ce nom en dit long sur les événements qui s’y déroulent, et sur son aspect extérieur : ce château qui dispense, de ses plus hautes tours, la lumière sur le reste de la ville, est quant à lui noir comme la suie, comme le plumage d’un corbeau de malheur. Tu crois que je vois des ténèbres là où il n’y en a pas ? Naïf ! Partout où le noir domine, domine aussi le mal ; tu comprendras, par la suite, lorsque tu auras vécu ce monde.
Je t’invite désormais à t’intéresser au reste de la ville. As-tu remarqué ce petit quartier éblouissant au nord de la Lumière de cendres ? C’est là que résident les marchands les plus riches, les notables ou les nobles ayant perdu la faveur du roi ; car nous sommes en monarchie. Etrange régime qui favorise si peu d’individus au détriment d’un si grand nombre tout en permettant les plus fantastiques réalisations, pourvu que le roi soit digne de l’être ; mais nous ne sommes que d’humbles spectateurs, contentons-nous donc de contempler plutôt que de commenter.
Remarque, tout autour du quartier riche, à l’est, au sud et à l’ouest du château, la misère qui règne, une misère sombre, sale et sordide, où se soumettent les pauvres - et quels pauvres ! Même de si loin, tu peux apercevoir les ruines et les taudis dans lesquels ils vivent ; même de si loin, tu peux les deviner se résignant, forcément, à leur sort tragique. Tends bien l’oreille : tu arriveras peut-être à entendre leur désespoir silencieux, leurs suppliques muettes.
Ah ! Je parle trop, je te l’ai déjà dit. Maintenant, je me tais. Laisse-toi immerger dans ce monde, dans le monde ; je t’y abandonne, seul. Sois fort.
Dans une ruelle similaire à tant d’autres ruelles des quartiers pauvres, c’est-à-dire obscure, humide, boueuse, puante - et tellement triste - deux hommes faisaient face à un troisième. Les vêtements misérables portés par les premiers étaient ridicules sur eux tant leur maintien et leur allure dénonçaient clairement leur appartenance à l’aristocratie ; à l’inverse, l’autre paraissait vraiment dans son élément. Son visage, exposé, se révélait relativement commun ; ses yeux, marron foncé, étaient au diapason d’une chevelure sombre et désordonnée, quoique pas très longue ; même le teint mat de sa peau ne parvenait pas à éclairer sa face relativement propre. Bien qu’il ne fut pas plus grand que les autres et malgré son origine sociale modeste, il semblait dominer par sa prestance ses interlocuteurs. Il était équipé du strict minimum pour le lieu à risque où il se trouvait ; de toute façon, ici, le risque, c’était lui. Ainsi, une dague effilée et parfaitement aiguisée se réchauffait dans un fourreau noir, fourreau qui frottait contre le long manteau de l’assassin. La seule autre chose qui frappait l’observateur au premier aperçu de l’homme était son pendentif : une pièce de cuivre, attachée par une petite chaîne de fer, qui reposait sur sa poitrine et s’agitait au moindre mouvement, émettant alors un léger grincement. C’était cette silhouette, un visage sombre engoncé dans des vêtements plus sombres encore, qui était en train de parler.
“Gardez votre salive, je n’ai pas besoin de raison pour tuer. C’est mon métier.
- Très bien, j’apprécie cette discrétion.
Celui qui venait de prendre la parole avait à peu près la même taille que l’assassin, mais était nettement plus pâle. Malgré ses paroles sûres, ses doigts crispés et son visage, presque blanc, révélaient un malaise constant, un profond tourment. Son compagnon, très grand, plus beau avec ses cheveux blonds et son visage bronzé, plus musclé et tout aussi raffiné, arborait au contraire un sourire serein. Ce fut lui qui poursuivit.
- Vous serez couvert de richesses une fois que vous aurez servi mon ami, et...
- Je ne sers qu’un seul maître : le Hasard. Lui seul décidera du sort de celui que vous m’avez désigné. Quant aux richesses, je veux cent pièces d’or.
- Vous êtes cher, mais on m’a dit que vous êtes le meilleur. Voilà un accompte de dix pièces ; vous aurez le reste lorsque nous apprendrons la mort de votre proie.
- De votre proie.
Au moment où l’assassin s’apprêtait à partir, le premier noble, tendu, reprit la parole.
- Puisque nous en sommes aux rumeurs, assassin, j’ai cru comprendre que l’on vous surnommait Lametrouble. Pourquoi ?
- Je vous l’ai déjà dit.”
Sans laisser à ses interlocuteurs le temps de réagir, Lametrouble disparut dans l’une des nombreuses ruines alentours dessinant les ruelles.
Mederick T’Nataus, puisque tel était le nom de l’homme tourmenté, se sentait coupable d’avoir accompli un tel acte, atroce mais nécessaire. La présence de son ami d’enfance, Thorlof L’Fyls, ajoutait à sa honte plutôt qu’elle ne le soulageait, car il lui faisait l’effet d’être le témoin de l’inhumanité de son geste, de sa propre cruauté. Non, ce n’était pas de la cruauté, mais de la nécessité. Le sort du royaume en dépendait ; mais méritait-il les sacrifices qu’on lui offrait ?
“Eh bien, ami, à quoi songes-tu comme cela ? Doutes-tu de cet homme ?
- Non, Thorlof, bien sûr que non, tu sais que tu as toute ma confiance. Cet homme-là sera parfait. Non, en fait, je réfléchissais juste à ce surnom, Lametrouble, et à ce qu’il a affirmé avant son départ : avoir pour seul maître le Hasard. Est-ce un pseudonyme ?
- Ah, tu te tortures trop l’esprit, comme à ton habitude ! Oublie cela et rentrons : il serait déplacé et suspect de ne pas se présenter au dîner.”
“Suspect”, encore un mot qui résonnait dans la tête de Mederick. Et son ami qui l’avait prononcé avec tant d’insouciance ! Alors qu’ils marchaient côte à côte, échangeant des propos légers au sujet de tir à l’arc, de tapisseries ou de jeunes filles, malgré le remords qui le grignotait de l’intérieur, le “Vampire”, comme on surnommait Mederick à la Cour en raison de son teint livide, élaborait déjà ses prochaines manœuvres, en même temps horrifié de sa capacité à faire le mal.
L’assassin, leste et aérien, semblait planer dans les rues et, éthéré, traverser les murs plutôt que de prendre les portes. S’orientant avec une facilité déconcertante dans l’incroyable entremêlement de passages, d’impasses, de palissades et de personnes, ces dernières semblant faire corps avec l’environnement, il ne mit qu’une quinzaine de minutes à quitter le quartier est, appelé par dérision le “quartier nobiliaire”, puisque c’était là que les nobles venaient le plus volontiers pour recruter des mercenaires.
La limite entre ce quartier et celui du sud, nommé le “palace des pauvres”, était marquée : les habitations disposées pêle-mêle comme si on avait renversé un jeu de construction sans y faire attention tranchaient avec la relative organisation de la zone sud. En effet, autrefois, ce lieu avait été occupé par des nobles ; nul pauvre ne connaissait la raison de leur départ, mais quoi qu’il en soit, aucune incertitude n’avait participé aux constructions : les rues - car c’étaient bien des rues et non plus des ruelles - étaient parallèles ou perpendiculaires les unes par rapport aux autres, et certaines étaient même pavées. Les maisons, plus grandes, bien plus vastes, encadraient les passages de façon à peu près régulière. Là, on pouvait même apercevoir le soleil, chose quasiment impossible à l’est et à l’ouest, où l’obscurité omniprésente repoussait la lumière. Plus d’espace signifiait également moins d’odeurs ; odeurs de cuisson, de déjections, de sueur, de sang, de mort enfin, qui pouvaient rendre, combinées au resserrement des bâtisses et à la chaleur latente, même pendant l’hiver, l’air étouffant ou simplement irrespirable ; certains en mouraient. Bien sûr, malgré ces indéniables avantages sur les autres quartiers, le luxe n’était pas de mise : les fantastiques habitations étaient délabrées et surpeuplées, les rues creusées, ce qui formait parfois des marécages miniatures, et couvertes d’immondices, les vols ou meurtres légion, la loi du plus fort évidemment la seule règle ; mais tout de même, ce quartier demeurait plus “vivable” que les autres. Surtout, c’était là que Lametrouble avait ses fournisseurs.
Évitant comme à son habitude l’artère centrale, la Voie magique, pour prendre des rues parallèles, ne cherchant pas outre mesure à se dissimuler aux regards des autres mais ne saluant personne, l’assassin parvint finalement à une boutique dont l’enseigne représentait deux feuilles, l’une noire et l’autre blanche, dont les pointes étaient opposées les unes aux autres : herbes cordiales ou mortelles. Sans la moindre hésitation, il entra.
“Triste sire que voilà ! Bienvenue, Fadamar !
Celui qui venait de prononcer ces mots était en train de cueillir délicatement quelques feuilles d’un tout petit arbuste au tronc gluant et mauve. Il n’avait même pas eu besoin de lever la tête pour reconnaître le nouvel arrivant ; d’ailleurs, il ne la redressait pas souvent, une délicate attention envers ses clients, car elle était effrayante de laideur : des années de recherches acharnées et d’éprouvants voyages lui avaient apporté de nombreuses cicatrices, et tous les tests qu’il avait pu réaliser sur lui-même pour découvrir les propriétés de différentes plantes lui avaient laissé le visage couvert de toutes sortes de bubons, parfois percés et ruisselants de pus. Mais Fadamar Lametrouble n’en avait cure.
- Que me proposes-tu ?
- Allons, tu ne salues même pas ton vieil ami Nathan ?
- Je n’ai d’ami...
- Que le hasard, oui, je sais, je connais la rengaine. Tu ne changeras jamais, n’est-ce pas ? Toujours seul, et détaché du monde. Au moins, tu ne feras pleurer personne lorsque tu mourras... Comme tout le monde, finalement, n’est-ce pas ? Bon, est-ce que le rapport mort/herbes s’est révélé avantageux cette fois-ci ?
- Tu as déjà fait mieux.
- Hmmm... Si ma vieille mémoire ne me trahit pas, chose qui ne saurait durer bien longtemps encore, je t’avais donné cinq Larmes gelées et deux feuilles de Somnimort, c’est exact ?
Pendant qu’il parlait, l’herboriste longeait des étagères sur lesquelles étaient disposées toutes sortes d’herbes, de champignons ou de potions multicolores, et parfois bouillonnantes malgré la température pas particulièrement élevée de la boutique. Un coin entier, le plus éclairé et le moins poussiéreux, accueillait une dizaine de petits arbustes, certains épineux, d’autres, plus rares, vénéneux. L’éclairage était dispensé par une lucarne qui permettait au soleil de prodiguer sa lumière aux plantes en question, une lampe à huile surplombant le comptoir, et un chandelier finement sculpté posé sur une petite bibliothèque à peu près vide, dont les rares ouvrages portaient tous sur l’herborisme. Tout en analysant d’un œil exercé chacune de ses marchandises, Nathan continuait à marmonner.
- Alors, où sont-elles ? J’étais sûr de les avoir mises ici... Leur efficacité me semblait élevée, je suis surpris qu’elles ne t’aient pas plus enthousiasmé, Fadamar. Combien en as-tu eu ?
- Sept.
Le petit homme stoppa ses recherches, puis redressa la tête.
- Eh bien, eh bien, où est le problème ? Sept feuilles pour sept morts, le compte y est.
- Faux : deux feuilles pour sept morts. Tes Larmes gelées se sont montrées sans effet. Pour le prix qu’elles m’ont coûté... Je suis déçu.
L’assassin avait pénétré plus profondément dans l’échoppe, observant ce qui constituerait peut-être ses prochains achats ; toutefois, s’il étudiait rapidement le contenu des étagères, c’était plus pour donner le change que pour véritablement faire un choix, sa connaissance des plantes étant assez approximative. Nathan se taisait, attendant patiemment que son client prenne sa décision. Finalement, Fadamar leva les yeux, se rapprocha de l’herboriste et, croisant son regard, fit d’une voix surprenamment basse :
- En fait, je recherche pour une fois quelque chose de vraiment spécial. Écoute-moi...”
Nathan tendit l’oreille puis, avec un hochement de tête, se dirigea vers le coin de verdure.
Sortant de la boutique délesté de la totalité de l’accompte qu’il avait reçu, mais plus riche de deux petits fruits jaunes à l’air appétissant, Lametrouble prit la direction de son deuxième fournisseur habituel, dont la forge donnait malheureusement directement sur la Voie magique, c’est-à-dire sur une rue régulièrement empruntée par presque tous les habitants du quartier. Son tenant, un certain Soran, justifiait son emplacement par le fait qu’il attirait plus de clients et qu’il se sentait protégé des dangers du quartier par, justement, la forte fréquentation. Même s’il n’aimait pas la foule, Fadamar savait que Soran était le meilleur armurier de la zone pauvre ; il lui avait acheté une dague voilà déjà plusieurs mois et sa lame était encore tout à fait intacte. Il fallait dire que l’assassin l’entretenait amoureusement et ne croisait que rarement le fer avec ses cibles, préférant frapper de dos ou pendant le sommeil, quand il ne se contentait pas d’empoisonner leurs aliments. Comme il arrivait quasiment à l’échoppe, un bruit inhabituel le poussa à ralentir ; discret, il avança prudemment jusqu’au coin de la rue du Chien errant, perpendiculaire à la Voie magique, puis jeta un regard.
Toute une foule se pressait à la devanture de la forge, s’agitant, piaillant, s’excitant. Pas besoin de se rapprocher davantage pour en connaître la raison : soit Soran avait péri, soit il avait disparu. Mais le tourbillonnement des flux de magie et leur couleur rouge intense ne laissaient planer aucun doute sur le funeste sort du forgeron.
Tiens, c’est seulement maintenant que tu le remarques ? Eh bien, voyageur, ton sens de l’observation est étonnamment peu développé, pour le baroudeur que tu parais être ! Bah ! Après tout, il est normal que cela te surprenne : as-tu déjà entendu parler de magie dans ton monde ? Dans les contes pour enfants, dans les propos incohérents de vieilles femmes à demi folles ? Ne sois pas si méprisant ; sache que les fables et les récits énigmatiques des anciens recèlent souvent plus de sagesse que les paroles des rois, des devins ou des prétendues élites. Oui, la magie existe, pour le meilleur, parfois, pour le pire, toujours ; elle modèle le monde et anime le coeur humain, elle détruit la vie pour la créer autre part, elle détermine l’avenir mais préserve le passé. Elle est en tout, elle est tout ; elle est, tout simplement.
Tu viens d’en avoir la preuve, avec ces rubans rouges voletant frénétiquement dans toutes les directions. Vois-tu, dans le monde, la magie est visible par tous ; mais ces flux que tu as pu contempler apparaissent la plupart du temps incolores, car ils ne sont que rarement manipulés. Ce mot t’étonne, n’est-ce pas ? Les grands magiciens du monde sont de grands manipulateurs : ils jouent avec ces bandes comme un marionnettiste tirerait les ficelles de ses pantins. Voilà l’explication générale ; le procédé est bien plus complexe, je te laisse le découvrir par toi-même. Sache juste que la couleur que prennent ces énergies - il s’agit du mot dédié - dépend du type de sortilège utilisé ; le rouge, symbolisant le sang, est par exemple la manifestation d’une magie mortelle...
“Tiens donc, quelle surprise ! Votre dernière visite remonte à bien longtemps, maître assassin ; mais je vois que vous avez gardé votre désagréable habitude d’arriver quelques minutes avant la disparition du soleil.
- Certes ; et puis, pour ta première remarque : je viens ici seulement quand je n’ai pas d’autre choix. Soran est mort.
- La tristesse me submerge.
- Je veux des informations, petit marchand. Demain, je serai là à la même heure ; sois présent : tu sais que sinon, je te traquerai jusqu’au bout du monde pour te briser.”
Sur ces mots, l’assassin quitta l’étal d’Ohran Thrixx, vendeur d’épices en tout genre de son état.