Eh, voyageur ! Pourquoi poursuis-tu ton chemin alors que la route est gelée et glissante, alors que la nuit tombe ? Tu n’as donc pas peur de mourir de froid, les doigts gourds et les lèvres gercées ? Si, bien sûr que tu as peur, tout le monde a peur de la mort, tout le monde, oui... Mais tu n’aspires plus qu’à cela, n’est-ce pas ? Allons, cela ne peut-il pas attendre quelque temps ? Entends-moi, arrête-toi : je peux peut-être quelque chose pour toi, qui sait ? Tu crois être le plus malheureux des hommes ; orgueil ! Entre, entre contempler le malheur du monde, ose observer la souffrance des autres, et ose encore te lamenter sur ton sort après cette vision d’horreur ; ou reste à méditer dans cette auberge chaleureuse, celle qui accueille les accablés, ceux qui se sont égarés sur le chemin de la vie, ceux qui ont pris un sentier de traverse menant tout droit au trépas.
Pour cela, voyageur, il te faut du courage : t’en reste-t-il ? Es-tu encore assez brave pour affronter ce que je veux te montrer ? L’as-tu jamais été ? Ah, j’aperçois une lueur farouche se réveiller brusquement et se mettre, volontaire et indignée, à danser dans tes yeux ; bien, tu m’as l’air déterminé : serait-ce la vie qui reprend le dessus ? Pour combien de temps, toi seul pourras nous le dire, toi seul pourras le décider. Un pas, lent, un autre, lourd : tu as dû réaliser un bien long voyage ; enfin, tu en atteins le terme, quel que soit ton choix. Arrivé ici, tu n’aspires plus à rien ; parvenu ici, la vie ne t’apporte plus rien ; elle ne fait que t’éroder, te déliter, te désintégrer.
Ah, ignore ces derniers propos ! Ce ne sont que les fariboles d’un être qui n’a fait que rêver sa vie plutôt que de vivre ses rêves ; oublie-les, leur vérité est trop douloureuse pour les hommes contraints de l’entendre. Elle les détruit un petit peu plus en soufflant sur la maigre flamme de l’espoir, qui tente de subsister tant bien que mal ; parfois avec succès. Je ne suis pas là pour te juger ou te tester, oh non - de quel droit le ferais-je ? Je ne peux guère faire plus qu’apporter un peu de chaleur dans tes membres, un peu de réconfort dans ton cœur, un peu d’apaisement à ton âme. Je parle, je parle, et toi tu attends sur le pas de la porte pour entrer - entre, je t’en prie. Laisse-toi inonder par la douce chaleur du feu de cheminée, par l’alléchante odeur du faisan à la broche. Prends place, n’hésite pas ; comme tu peux le constater, il y a encore des tables libres, malgré tous les autres convives. Comment ? Tu ne les entends pas ? Ah, ne t’en étonne pas : ils appartiennent à d’autres mondes, à d’autres époques. Qu’importe ? Je te tiendrai compagnie dans ce lieu immortel. Mon âge ? Question indiscrète, voyageur ; et puis, cela ne t’avancerait à rien de le savoir. Sache juste que j’ai toujours existé, comme l’humanité a toujours existé. Qui se serait occupé des errants en mon absence ?
Je lis dans tes yeux que tu ne me crois pas ; tant pis, il ne pouvait finalement pas en être autrement. Mais je vois aussi que tu demeures méfiant ; allons, ôte ton manteau et dévoile la lourde épée à double tranchant qui te bat le flanc. De quoi as-tu peur ? Allez, prends cette chope de bière et trinquons ensemble ! Non ? Alors, ton courage n’a tenu que quelques minutes ? Réveille ta fierté, guerrier ! Redeviens un homme ! Chasse l’animal craintif qui a pris le dessus, traque-le jusqu’aux tréfonds de ton âme s’il le faut, mais vaincs-le, définitivement ! Trinque !
Enfin ! Parlé-je à un homme, désormais ? À une loque humaine, me dis-tu ? Peut-être... ou peut-être pas. Car, des lambeaux de ton âme, je te donne la possibilité de faire un habit soyeux ; es-tu intéressé ? Une raison ? Pourquoi te faut-il une raison ? Pourquoi faut-il toujours à l’homme une raison pour faire quelque chose ? Mais mes paroles t’ennuient et te lassent, et déjà je te vois disposé à repartir dans l’obscurité enneigée de la mort. Soit, je ne te poserai donc qu’une dernière question ; de toi, j’attends une réponse sincère ou pas, honnête ou malhonnête, pourvu qu’elle vienne du plus profond de toi. Clos l’ouverture de ton âme, ouvre la porte fermée de ton cœur, écoute-moi et réponds-moi.
Es-tu prêt ?