La nuit avait dévoré le soleil ; les ténèbres recouvraient désormais toute la cité, noyant les dérisoires tentatives des rares lampes de se frayer un chemin dans leur trop dense noirceur. La vie s’était presque totalement éteinte ; elle ne reprendrait qu’au lever du soleil. Seule, la Lumière de cendres semblait pouvoir lutter contre la nuit, tout comme elle luttait constamment contre le jour. En effet, à l’intérieur, le dîner allait commencer.
La salle à manger était d’une immensité presque déplacée, tant le nombre des convives était généralement limité. Tous les soirs, ils étaient onze à s’asseoir à sa table, le roi et dix nobles qu’il choisissait selon les circonstances ; or, chaque invité avait une place bien définie, dont il ne pouvait jamais changer. Ainsi, la salle comportait une chaise pour chaque nom noble du royaume, ce qui la rendait bien vide, finalement, et en général l’ambiance était glaciale... Oui, il ne faisait pas forcément bon être invité à ces repas.
Ce soir semblait spécial. Les convives venaient des quatre coins du royaume ; ils étaient les nobles les plus puissants, aussi riches qu’influents, aussi éloquents que perfides. Tous se demandaient le but d’une telle réunion - car il y en avait forcément un. Il faudrait probablement attendre le discours du roi pour le savoir, et pourtant ce dernier restait désespérément muet, un simple sourire se détachant sur son visage. Mederick échangea un regard avec Thorlof, situé à une vingtaine de places à sa droite : ce dernier, comme toujours, semblait sûr de lui, tandis que le Vampire se sentait oppressé dans le silence qui recouvrait toute la pièce. Il balaya cette dernière du regard, dans un soudain accès de panique ; il vit des ombres danser sur les murs, celles des nobles. Cela ne fut pas pour le rassurer. N’étaient-ils que des spectres, sans la moindre substance, étrangers à la vie ? Il tenta de chasser ces funestes pensées, en vain ; tout était fait pour qu’il y songe.
Le silence dura encore quelques minutes ; enfin, le roi brandit sa coupe de saïs, un alcool fort. Mais il ne parlait toujours pas, prenant apparemment du plaisir à l’atmosphère angoissante qu’il créait à dessein. Ce manège continua pendant plusieurs secondes, une éternité pour Mederick. Finalement, alors que les bras des nobles fatiguaient et se mettaient à trembler, le roi parla.
« Amis, aux périls qui nous menacent tous !
Cette phrase, qui aurait dû mettre fin à cette longue attente, ne fit que la prolonger. Plus inquiets qu’intrigués, les invités se lançaient des regards inquisiteurs, comme si chacun se croyait empêtré dans les rets d’un complot. Malgré cela, désireux de pouvoir enfin reposer leurs bras épuisés, tous clamèrent en même temps.
- Aux périls qui nous menacent tous !
Le roi s’assit, puis tous firent de même. Les serviteurs commencèrent alors à apporter des plats, aussi bien chauds que froids, qu’ils semblaient déposer au hasard devant les invités. Mederick, habitué à noter les moindres détails, remarqua que Thorlof et lui avaient de la nourriture chaude ; il garda cela à l’esprit. Avant même de commencer à dîner, le roi reprit.
- Savourez cette nourriture, appréciez ces plats délicieux, comme s’il s’agissait de votre dernier repas !
Pour la deuxième fois, les nobles se regardèrent, ne comprenant pas le but de telles allusions. Était-ce un avertissement, ou un projet ? Peut-être une opération déjà entamée ? Quoi qu’il en fut, il allait se passer quelque chose ce soir, Mederick en était persuadé. Malgré cela, les autres nobles avaient entamé les plats, voyant que le roi dînait sans ressentir les effets d’un quelconque poison, de même que Thorlof, toujours le premier à prendre des risques. Le saïs faisant son effet, la conversation entre les nobles finit par débuter, et devint de plus en plus animée. Les nobles parlaient de mariages, de conquêtes, essayaient de régler leurs différents à l’amiable avant d’être poussés à la dernière extrémité ; le roi se taisait et écoutait, souriant toujours. Comme les convives marquaient une pause dans leurs discussions, une voix s’éleva.
- Votre majesté, je m’en voudrais de ne pas porter un toast en votre honneur. M’en laisserez-vous le plaisir ?
- Fais donc,Todrick, fais donc.
Le Todrick en question était petit sans vraiment l’être, tant il prenait de l’envergure lorsqu’il avait la parole. Son visage allongé, ses cheveux noirs très courts, ses yeux perçants toujours en quête de renseignements, ses ongles plutôt longs pour un aristocrate, tout en lui faisait penser à un rapace. On le soupçonnait d’avoir commis les nombreux coups bas dont on n’avait jamais pu découvrir l’instigateur. Il n’y avait personne d’assez fou pour lui faire confiance et, par conséquent, il n’avait pas d’ami. Bref, dans cette mer en furie qu’était le monde, il représentait l’îlot solitaire, immobile et arrogant.
- Je vous remercie, votre majesté.
Puis, d’une voix plus forte :
- Mon roi et maître, mes camarades et frères, je lève mon verre à la nouveauté !
Consternation parmi les convives : quelle audace ! Ce mot banni de la cour, ce mot qui pouvait mener un imprudent à la pendaison, il le prononçait à voix haute, devant le roi lui-même, dans un dîner aussi étrange ! « Peut-être est-ce finalement le bon moment pour le faire », se surprit à penser Mederick, qui tourna son regard, comme tous les autres nobles, vers le monarque. Qui se leva, puis brandit sa coupe.
- A la nouveauté, cher sire K’Rahsco !
En même temps qu’il prononçait ces mots, le Vampire crut discerner une lueur fugitive de folie dans ses yeux ; mais il était sûr d’une chose : un sourire au mieux ironique, au pire franchement sardonique, trônait à présent sur son visage. Mederick étudia soigneusement les nobles attablés : aucun ne semblait véritablement serein hormis, encore une fois, Thorlof. Lequel parla.
- J’ai appris que votre père était récemment mort dans de mystérieuses circonstances, sire K’Rahsco. Je vous présente mes plus sincères condoléances.
- Je vous remercie. Mais je suis parvenu à prendre sur moi pour ne pas me laisser aller au désespoir.
- Je n’en doute pas. J’aimerais tellement vous soulager d’une si brûlante douleur... Celle d’avoir ainsi hérité des terres contiguës aux miennes.
- Vraiment ? Je suis touché de votre sollicitude. Malheureusement, cela n’est pas possible. Mais je serais ravi de vous faire ressentir la même souffrance, celle de la perte d’un être cher.
Ce faisant, il fixait, un rictus aux lèvres, Mederick, qui ne sourcilla même pas. Il savait que son sort dans cette joute verbale était entre de bonnes mains. Ce fut alors qu’un autre convive, du nom de Jari B’Rauts, intervint.
- Ah, vos insinuations sont répugnantes, Vautour. Je bénis le jour où vous serez éliminé !
- Votre impudence est quant à elle détestable, sire B’Rauts. Je suis curieux de connaître la raison de votre présence ici : cette assemblée est normalement composée de gens subtils.
Tout le monde attendait une réponse du roi à cette question qui lui était indirectement adressée, mais celui-ci se contentait toujours de sourire, savourant les discordes entre ses invités. Comprenant qu’il ne parlerait pas, Mederick le fit.
- Allons, sire K’Rahsco, si tel était le cas, vous n’en seriez pas. Car perfidie n’est pas subtilité.
- Et, de même, perfidie n’est pas survie.
Cette dernière phrase était évidemment de Jari. Comme à son habitude, il dérangeait par sa sincérité et son insistance ; les yeux bleu clair de son visage anguleux plongeaient toujours dans ceux des autres franchement ; jamais une seule mèche de ses cheveux roux ne venait dissimuler une partie de sa face. Bref, il était un cas unique dans l’aristocratie.
- Ah, les querelles des nobliaux... Comme c’est ennuyeux !
- Il est vrai, sire N’Maiz, que vous êtes fort bien placé pour parler de petitesse.
Olaf N’Maiz tourna alors son regard vers Mederick, qui venait de lui répondre, puis le posa sur Thorlof.
- Dites-moi, sire L’Fyls, comment avez-vous réussi à dompter aussi bien cet animal ? Votre méthode m’intéresse, tant elle apparaît d’une efficacité sans égale.
- Cette méthode s’appelle l’amitié.
- Vraiment ? J’ignorais qu’un maître et son dogue de chasse pouvaient développer une telle relation.
- Je n’ai aucunement besoin d’un dogue pour chasser.
- Et pour vous défendre ?
- De même. Voulez-vous que je vous en fasse démonstration ?
- Est-ce un défi ? Ma foi, j’accepte.
Thorlof se leva alors de table, sous le regard inquiet de Mederick. Qu’avait-il accepté ? Il savait son ami sans peur, mais le fait qu’Olaf n’avait pas bougé ne présageait rien de bon. Son ami n’avait rien remarqué.
- Je m’excuse de cette interruption, je vous laisse juger si elle est de mon fait ou non. Votre majesté, messires, Mederick : bonne soirée. »
Comme il quittait la salle, le Vampire vit N’Maiz faire un signe de la tête à deux nobles, qui se levèrent à leur tour et emboîtèrent le pas à Thorlof. Le remarquant, un sourire sans joie sur le visage, ce dernier s’évanouit dans l’ombre du château.
Son départ entraîna le silence. Chacun, les yeux rivés sur les plats qu’on lui apportait, mâchait la nourriture, sans bruit. Olaf avait habilement manœuvré, faisant en sorte d’être celui qui relève le défi plutôt que celui qui le lance. Mederick savait que Thorlof aurait aisément pu éviter de se battre, s’il l’avait voulu ; ce n’avait pas été le cas. Il était sûr de lui et aimait se battre ; personne n’avait jamais pu résister à ses lames toujours étrangement propres et luisantes. Maintenant qu’il était parti, le Vampire se sentait bien seul, au milieu de tous ces serpents, dont le roi n’était pas le moins effrayant ; néanmoins, il honorerait la confiance que Thorlof avait placée en lui. Ce fut celui qu’il appréciait le moins, à savoir Todrick, qui brisa le silence.
« Sire N’Maiz, maintenant que vous nous avez enfin débarrassé de ce parasite, pourquoi ne pas nous dévoiler ce qui vous taraudait ? Car cette disparition n’était pas gratuite, n’est-ce pas ?
- Elle l’était et ne l’était pas, puisque vous savez bien que la raison m’empêche de faire des révélations en votre présence, sire K’Rahsco.
- Eh quoi, Olaf ? Comptez-vous l’éliminer lui aussi, après ceux du mois dernier ? Où vous arrêterez-vous dans cette hécatombe ?
Jari, une nouvelle fois, s’amusait à envenimer la situation, à expliciter à voix haute ce que tout le monde avait compris. Quel rôle jouait-il dans cette mascarade ? Il était bien trop fourbe pour faire cela par pur plaisir. Gardant cette pensée en tête, Mederick lui répondit.
- Ah, laissez, sire B’Rauts. Notre ami est incapable de cesser ses agissements : il lui faudra de l’aide !
Le ton de Mederick avait été celui de la plaisanterie ; pourtant, Olaf le fixait désormais d’un œil acéré. Celui-ci devait reprendre le dessus ; c’est pourquoi il joua une nouvelle carte.
- Halvor, notre invité est-il arrivé ?
- Bien sûr ; veux-tu que je l’introduise ?
- Eh bien, qu’en pense notre seigneur et maître ?
- Faites-le appeler, je serais charmé de faire sa connaissance.
Personne n’omit de remarquer qu’une étincelle de curiosité - ou était-ce de l’amusement ? - s’était allumée dans les yeux du roi, auparavant moqueurs. Le noble auquel s’était adressé N’Maiz, répondant au nom de L’Gellaus, haussa alors la voix.
- Voici venue la fin de votre attente, Arme de chair ! »
Les regards des nobles se vissèrent dans un bel ensemble sur la forme qui venait de se détacher des ténèbres du couloir. Pourtant, elle n’était pas bien grande : sa taille avoisinait celle de trois épées courtes disposées les unes sur les autres ; qui plus est, elle avançait courbée, ce qui n’arrangeait rien. Mais il émanait de cette énigme comme une puissance effrayante, une aura de terreur ; ses pas rapides, bruyants, à la fois secs et glaciaux, troublaient le silence et fascinaient les convives. De son visage, dissimulé dans l’ombre d’un capuchon au marron délavé, on ne pouvait voir, et encore uniquement en l’observant attentivement, que deux yeux d’un bleu pâle, terne, sans saveur. Son manteau, la cape reposant sur ses épaules, ses chaussures, tout était usé sur elle et en elle. Car elle avait vu ou commis les pires horreurs, assisté ou participé aux plans les plus machiavéliques ; comme sa peau se cachait derrière ses vêtements, son âme se dissimulait derrière la carapace mentale dont elle avait été forcée de se doter afin de ne pas perdre la raison. Le roi lui-même tressaillit lorsqu’il se rendit compte que l’apparition, presque fantomatique, se trouvait maintenant juste à côté de lui, immobile. Elle avait semblé se téléporter, bien qu’il ait pu contempler chacun de ses pas ; du moins, il le lui semblait. Reprenant contenance, il s’adressa à Olaf.
« Eh bien, très cher, qu’attends-tu pour faire les présentations ?
- Ce ne sera pas nécessaire, votre majesté, car cet homme n’a pas de nom et les nôtres lui importent peu. Sachez juste qu’il est un des assassins les plus redoutés de la ville. Jari sauta sur l’occasion.
- Tiens, un de plus à cette table ? Soyez le bienvenu parmi les vôtres, Sans-nom !
L’ignorant superbement, Olaf poursuivit.
- Si je l’ai convoqué ici, c’est parce qu’il rapporte que des événements particulièrement inquiétants se déroulent en ce moment. Selon lui, une tempête approche.
À ces mots, toute l’assemblée redevint sérieuse et concentrée ; en effet, ils signifiaient, comme à leur habitude, que le royaume lui-même était en péril. Tous les convives se mirent à examiner l’assassin en quête d’un renseignement supplémentaire, en vain, pendant que celui-ci restait impassible. Alors, une voix désagréablement mielleuse s’éleva, celle d’un noble resté jusqu’ici silencieux du nom d’Alrick N’Drof.
- Votre ‘invité’ n’est pas bien loquace, sire N’Maiz. Ce qui m’amène à la question suivante : est-il là pour autre chose qu’un meurtre ? Car, depuis le début, toutes vos manœuvres n’ont pas d’autre objectif ; quelle est donc sa cible ?
- Cet homme est muet.
Par cette phrase sèche, Olaf avait coupé court à la discussion, mais aussi habilement éludé toutes les questions gênantes. Cependant, Mederick savait que chaque intervention d’Alrick était pertinente, car cet homme, pratiquant la magie perceptive, de couleur blanche, possédait une lucidité parfaite des propos de chacun. Le Vampire reprit la parole.
- Alors, pourquoi l’avoir fait venir ?
- Certes, il ne parle pas. Mais il existe d’autres moyens de s’exprimer, que vous semblez ne pas maîtriser puisque vous allez jusqu’à les oublier. Je pense en particulier à l’écriture. »
C’était Halvor qui avait répondu à la question, prenant le relais de son ami ; il brandissait en même temps une feuille sur laquelle on décelait un texte, écrit proprement et sans fioritures, mais composé de phrases dénuées de toute élégance. Il le lut.
« Soran est mort cet après-midi : c’est le onzième forgeron à être tombé cette semaine. Près de trois cadavres, on a retrouvé des signes de magie mortelle. Sur sept autres, des marques de lames, dagues ou épées. Près du dernier, les énergies étaient jaunes : je ne connais pas ce type de magie.
De plus en plus de marchands sont assassinés. Des assemblées se réunissent, des confréries se forment. Le peuple a peur. Une tempête approche. »
Ce fut le seul homme qui n’était pas encore intervenu qui rompit le silence établi par les autres, plongés dans leurs réflexions.
« Il s’agit de la première magie du monde, plus ancienne encore que celle que je pratique. Le jaune, plus précisément le doré, est la couleur de l’invocation.
Kjeld V’Fohs était probablement le magicien le plus puissant, le plus expérimenté et le plus érudit de tous les nobles. Son domaine, la nécromancie, dont la couleur était le bleu, imposait le respect par son ancienneté. Quant à son âge, nécessairement avancé pour avoir acquis une telle maîtrise de la magie, il entraînait de la déférence même de la part de ses semblables, et son désintéressement affirmé pour la politique n’était pas pour leur déplaire. Alors, on considérait chacune de ses remarques avec attention ; celle-ci plus encore, étant donné son aspect profondément inquiétant. Mederick exprima à voix haute ce à quoi tout le monde songeait.
- Plus ancienne encore que la nécromancie, est-ce à dire plus puissante également ?
- Exact. Plus destructrice notamment, mais particulièrement difficile à contrôler.
- Alors, celui qui la pratique...
- Son contrôle lui échappera tôt ou tard, c’est certain. En tant que première magie apparue au monde, pas créée par l’homme et donc peu connue de lui, elle est la plus instable, et la plus mutatrice.
- Qu’entendez-vous pas ce terme ?
Toute l’assemblée était suspendue aux lèvres de Kjeld, captivée par ses propos, attendant la suite avec avidité.
- C’est l’histoire du monde que vous me demandez là. Soit, je peux tenter de la retrouver. Cependant, je me tairai à la première interruption, car je dois me perdre dans les souvenirs des défunts, un sortilège particulièrement douloureux lorsqu’il faut remonter à une époque aussi lointaine. »
Le sorcier se tut, puis se concentra. Les yeux plissés, il fit des mouvements dans l’air, saisissant des énergies invisibles aux yeux des profanes, de plus en plus rapidement, de façon toujours plus régulière. Un souffle parcourut la salle tandis que les flux se mettaient à trembler, puis à s’agiter tout en se teintant de bleu, un bleu presque transparent. Alors, le corps de Kjeld scintilla et tremblota cependant qu’il perdait toute consistance ; ses doigts se fondaient dans les énergies tout en même temps qu’il les manipulait et modelait. Petit à petit, la forme d’un crâne se dessina, un crâne de magie pure, de cette même couleur bleu pâle. Les yeux du nécromancien s’écarquillèrent soudain ; il remua les lèvres, mais c'était de la bouche du mort-vivant que sortirent ses paroles.
« Je me souviens du monde, un monde entièrement créé par la magie ; ou plutôt, un monde déformé par la magie. Si compacts étaient ses flux qu’ils s’aggloméraient, formant terre et mer, faune et flore... Enfin, ce n’est pas tout à fait exact, cela me revient. Les créations se tordaient dans tous les sens, semblant agoniser. La terre pleurait et la mer tremblait, les cieux s’écrasaient sur des créatures difformes et terrifiées. Les formes magiques changeaient sans cesse d’aspect, passant du loup à l’arbre, du rocher au nuage, en un rien de temps. Cela s’appliquait aussi à l’homme : quelle horreur de voir ces humains muter, leurs visages se tordant de douleur comme ils perdaient un membre, s’encastraient dans un tronc ou, incapables de s’accrocher aux énergies, disparaissaient parfois tout simplement dans un tourbillon de lumière ! Oui, c’est vrai, je m’en souviens, maintenant : une lumière d’un jaune éblouissant, brûlant les yeux, asséchant ou remplissant indifféremment les cours d’eau, aveuglant même les aveugles. Tout mutait là où elle passait, et elle passait partout. Elle était inévitable, oh, tellement inévitable que l’humanité semblait ne pas pouvoir advenir... »
« Qu’importent ces événements révolus !
Le ton sec de Jari interrompit brutalement la transe du magicien, qui poussa un hurlement de douleur. Son corps s’agita dans tous les sens, en proie à d’horribles convulsions. Ce ne fut que lorsque la forme immatérielle de Kjeld revint dans sa forme physique que cela stoppa. Cette intervention déplut fortement au roi, comme tous les autres passionnés par le récit.
- Sortez, sire B’Rauts. Vous n’êtes plus le bienvenu à cette table.
- Je vous ouvre les yeux et vous, vous me chassez d’un mot ? Bien, très bien ; mais vous le regretterez.
Il se leva brusquement, toisa les autres convives avec mépris, l’assassin avec suspicion, puis se dirigea d’un pas rapide vers la porte. Après avoir lancé un dernier regard circulaire, comme pour graver cette scène dans son esprit, il sortit. Mederick, lui, choisit de poursuivre l’idée de Jari.
- Messire B’Rauts est intervenu mal à propos, il est vrai. Il
n’empêche que la supposée extraordinaire puissance de l’invocation ne
doit pas nous faire oublier que sept sont morts par les armes, et trois
par une magie plus commune.
La ‘supposée’ extraordinaire puissance de l’invocation ? Je ne
vous pensais pas capable d’une telle négligence, sire T’Nataus. Non,
vous ne réalisez pas la gravité de la situation : la magie peut
s’introduire partout où son manipulateur le désire, et vaincre tout ce
qu’on peut lui opposer.
- Pourquoi nous inquiéter ? Seuls les gens du peuple sont attaqués ; je ne serais pas surpris que le coupable soit l’un des habitants du quartier riche, c’est-à-dire quelqu’un n’ayant aucune raison de nous en vouloir.
Certains hochèrent la tête suite à cette remarque de Todrick, mais les autres demeurèrent songeurs ; seul, le roi souriait toujours. « Il a perdu l’esprit, c’est évident maintenant », pensa Mederick. Alors, pour la deuxième fois, Alrick N’Drof intervint.
- Quels rideaux se sont abattus sur vos yeux, confrères, pour que vous ne vissiez pas dans ces meurtres une menace nous étant directement adressée ? Exactement onze forgerons sont morts, c’est bien cela, assassin ?
La forme opina du chef.
- Onze ont péri, onze nous étions à table : troublante coïncidence, vous me l’accorderez. Trop troublante pour n’en être qu’une.
Todrick reprit.
- Vous êtes, sire N’Drof, l’homme qui occulte des informations. Certes, onze forgerons ont été assassinés ; mais de nombreux petits marchands également. Votre interprétation me semble, par conséquent, trop libre.
- Libre ou pas, elle tient debout. Et, si l’on en croit messire V’Fohs, l’ennemi a les moyens de nous atteindre. Mederick se rendit compte qu’Olaf venait finalement de résumer toute la première partie du message. Il prit sa suite.
- De plus, le peuple, aussi misérable soit-il, semble représenter désormais un véritable danger.
- Inepties que tout cela ! Nous avons les fortifications, les meilleures armes, la magie, l’habileté... Non, il n’osera pas nous attaquer.
- Messire K’Rahsco est dans le vrai. Jamais il ne s’en prendra à nous.
Ces derniers propos venaient d’Halvor, qui était pour Olaf N’Maiz ce que Mederick était pour Thorlof. Le Vampire les trouva beaucoup trop tranchés, beaucoup trop rassurants. Ce fut pourquoi il prit la parole.
- Du moins directement... Votre invité, sire N’Maiz, nous informe que les gens se regroupent ; or, il ne sort jamais rien de bon de ces réunions. Posons-nous une seule question : que peut-il s’y passer ? Une soudaine avalanche de crimes s’abat sur les pauvres : la faute, à leurs yeux - et peut-être est-ce vrai - nous incombe. Logiquement, ils devraient réagir. Comment, je ne le sais pas davantage qu’eux ; mais ils finiront bien par trouver un moyen de nous nuire.
- C’est pourquoi il nous faut anticiper leur réaction.
- Bien sûr ! Rien de plus facile que de prévoir la réaction de personnes désespérées ! Une idée lumineuse, sire V’Fohs !
- Je vous remercie, sire K’Rahsco ; après tout, c’est en vous contemplant qu’elle m’est venue à l’esprit. Vous tous qui êtes attablés ici, mettez votre intelligence et votre intuition à contribution. Réfléchissez ; si vous êtes dignes de votre position sociale, vous trouverez.
Tous se sentirent rabroués, rabaissés par les mots de Kjeld. Certains, comme Olaf ou Todrick, s’apprêtaient à exprimer à haute voix leur ressentiment, quand le roi intervint.
- Paroles de sagesse, maître mage. Je suis sûr que tous mes invités en tiendront compte ; bien évidemment, il serait bon d’en informer ceux qui ne sont plus des nôtres... si c’est encore possible. Eh bien, Todrick, tu parlais de changement : le voilà qui approche, sous la forme d’une tempête ! Je vous parlais de la mort : elle aussi approche, à grands pas ! Messires, ce dîner, qui s’est révélé particulièrement amusant, arrive à son terme : bonsoir ! Quant à toi, assassin, reste là un moment, que je te récompense pour le divertissement que nous a prodigué ton message. »
Seuls demeurèrent dans la salle le roi et l’Arme de chair. La lumière s’éteignit.