« Raconte-moi les confins. »
Il ouvrit le carnet.
« Tu es sûre ? Tu ne veux pas plutôt te reposer ?
« Non, vas-y, raconte-moi les confins.
« Alors laisse-moi le temps de trouver la bonne histoire.
« J'ai trouvé.
« Je ferme les yeux.
« Celle-ci se passe au Nord.
« Au Nord ? Où ça au Nord ? Au pôle Nord ?
« Il n'y a pas que le pôle Nord, là-haut, Camille. Et le pôle Nord n'est même pas le point le plus incroyable. Ce n'est même pas un territoire, tu sais. Juste de la glace. Les confins doivent être des territoires ; personne ne s'intéresse à de la glace.
« C'est pour ça que tu ne parles jamais du pôle Nord ?
« Là n'est pas la seule raison. Mais oui, le pôle Nord n'a rien d'intéressant, en-dehors des expéditions, naturellement.
« Je ne veux pas d'expéditions. Pas aujourd'hui. On a trop marché aujourd'hui.
« Tu n'as pas le choix. Les confins commencent toujours par des expéditions.
« Non ! Des fois, il y a déjà des hommes dessus.
« Ils sont bien arrivés un jour, ces hommes. Tout commence par une expédition, par un déplacement d'hommes.
« Oui. (...) Tu dois avoir raison.
« Alors laisse-moi débuter l'histoire.
« D'accord.
« Tu te souviens de William Barents ? Il était déjà le navigateur de l'expédition de Novaya Zemlya.
« Mais les premiers hommes ? Ils viennent bien de quelque part ? Il y a bien un endroit qui est l'origine de toutes les expéditions, d'un temps où la Terre n'était que confins.
« Tu en es encore là ?
« C'est curieux, c'est tout.
« Je peux raconter ?
« Oui. Vas-y.
« William Barents. Les navigateurs de ce temps avaient une force inouïe de caractère. Lancer sa coque dans la Mer Arctique, en ce temps de charpente et de voiles, c'était aussi insensé que de se pencher vers le vide d'une falaise un jour de grand vent. Il en était à son troisième voyage, les deux premiers avaient été des échecs. Le passage n'apparaissait pas. Les îles n'étaient que des fragments éparpillés sur la mer. Et le froid les rongeait, lui et son équipage. Les édiles de la Cité pourtant avaient affrété deux navires, mais sans doute ne pensaient-ils pas, eux non plus, que Barents reviendrait. On le laissa fuir Amsterdam, et les journées de mer commencèrent.
« Ils atteignirent l'île à la vingt-neuvième journée. Vingt-neuf jours à parcourir la mer gelée, et enfin une terre, dans l'étendue. Je te laisse deviner la joie de Barents et de ses hommes, mais surtout de Barents. Car après tout, lui seul connaissait la forme des îles, leur silhouette ; soit qu'il les ait vu de lui-même lors d'un des deux précédent voyages, soit qu'il en ait entendu des mots, des descriptions. Et celle-ci était de la deuxième sorte. Il ne l'avait jamais vu. Il n'avait jamais vu les trois monts d'arrivée, à la pointe Sud, et le décrochage un peu lointain (c'était un jour de brume) du plus haut des sommets, légèrement vers l'Est. Curieusement la nappe voilée laissait entrevoir clairement les crêtes, et le soleil perçait, comme il perce fort, très fort, dans ces territoires septentrionaux, à l'été. Ils étaient proches du solstice et à cette date le soleil ne se couchait jamais, plongeant les reliefs dans d'interminables nages d'ombres comme si, épuisées par les incursions de plus en plus longues de l'étoile, les montagnes avouaient leur abdication par de grands rides plats. Les ombres étaient gigantesques ; elles se répandaient le long de la brume, qui virait du jaune au noir. Ce spectacle lui avait été raconté, en des termes assez proches, dans une langue étrangère.
« Qui lui avaient raconté ? Il n'était pas le premier à arriver sur l'île ?
« Il n'était pas le premier à la voir ; mais le premier à la découvrir. Entre ces deux mots il y a une différence d'intention.
« Quelle intention ?
« Barents, malgré ses origines bourgeoises et l'expansion commerciale des affaires de sa famille dans le Nord des Dix-Sept provinces, dans le comté de Leeuwarden et ses alentours - certains jusqu'à Utrecht - avait gardé avec le goût de l'exploration une certaine fascination pour les croyances populaires. Il était né sur une île, et sur une île les hommes croient davantage aux esprits païens, à cause des cris du vent et des lampions à la limite des terres émergées. Alors, même s'il se rendait tous les jours au temple (quand il n'était pas en mer, naturellement), il aimait aussi écouter les récits des habitants de l'Ouest de l'île, plus enclins à écouter la mer la nuit que les agriculteurs de l'Est. Leurs histoires étaient bien plus fantastiques que les préceptes du pasteur ; il était question des krakens et des drakens, des navires fantômes habités par les âmes des marins morts, des lames vivantes de l'eau à la limite des glaces de la Baltique. Ces légendes-mêmes lui avaient donné envie de prendre la mer plutôt que de prospérer dans la fortune familiale, comme ses frères. Et certains soirs il croyait voir les krakens au milieu de l'eau : de gigantesques monstres agitant leur queue en de puissantes éclaboussures, à une centaine de mètres du navire, la nuit. Il voulait découvrir, comprendre les vérités révélées par les allégories païennes des marins des caps.
« Alors avant d'entreprendre ces voyages, il passait de longs moment le long des côtes les plus proches de son but ou, quand il ne pouvait pas s'y rendre lui-même, il envoyait des émissaires qui lui rapportaient, par courrier à cheval, les histoires des pêcheurs. De cette façon il avait eu connaissance des légendes pomors, grâce aux membres de sa première expédition qui avaient choisi de rester sur Novaya Zemlya. Tu te souviens peut-être ?
« Je me souviens du géant frison et de sa femme inuite.
« Pas inuite, Camille. Nenetse. Les Nenetses n'ont rien à voir avec les Inuits.
« Le géant a été enterré là-bas, à plusieurs milliers de kilomètres de sa naissance. Son cercueil résonne des tambours de la mer contre les récifs du cimetière marin.
« Avant de mourir, le géant avait beaucoup voyagé, laissant sa femme au village. Il parcourait régulièrement, par de longues sessions de cabotage, les milliers de miles marins le long de la côte presque jusqu'à la mer Blanche, où transitait le commerce jusqu'à Novgorod. Un jour, à mi-chemin, quelque part dans l'estuaire de la Mezen, après qu'un mauvais relief eu menacé de faire sombrer son vieux koch, il avait été secouru par des navigateurs. Le géant aimait la compagnie. Il les amusa tout de suite par son langage exotique, et par ses manières affables, par son sourire et surtout par sa domra, une sorte de luth que lui avait confectionné sa femme et qui lui servait à peupler le silence des rivages trop tranquilles la nuit. Les hommes l'invitèrent à coucher dans une bergerie abandonnée, lovée dans une anse de la roche, qui datait du temps où l'eau ne gelait pas chaque nuit, et où les gardiens des brebis ne craignaient pas de pousser jusqu'à l'anse pour abreuver leur troupeau. Deux d'entre eux restèrent avec lui à siroter un mauvais alcool. Le géant jouait, et il les écoutait raconter leurs histoires. Il ne comprenait pas tout, mais il en sut suffisamment pour le garder en tête (il avait une excellente mémoire, doublé d'un don des langues) et le mettre par écrit une fois arrivé à Arkhangelsk. Ce qu'il avait oublié, ou ce qu'il n'avait pas compris, il l'inventa. Le géant avait aussi une excellente imagination.
« Alors c'est le géant qui raconta à Barents les histoires des vieux pêcheurs de l'estuaire de la Mezen qui étaient allé sur l'île au Nord. Mais je ne comprends pas "l'intention" ?
« Tu vas trop vite, Camille. Je ne t'ai jamais dit que l'histoire des ombres dans les brumes venaient de ces navigateurs-là. Ceux-là n'étaient pas pomors, et presque pas pêcheurs. Ils étaient des saisonniers qui remontaient depuis l'amont à la recherche de travail dans les pêcheries de l'estuaire. Sans doute fuyaient-ils la justice, en réalité, et cela le géant, qui connaissait bien les hommes, le sentit tout de suite. Pour cette raison il les amadoua avec la domra, parce que tant qu'ils buvaient et chantaient avec lui, ils ne penseraient pas à le voler. Peut-être avait-il tort d'être aussi méfiant (après tout, en-dehors de leurs fioles remplies d'alcool et de leur façon de jouer avec leurs couteaux à écailler, ils n'avaient rien d'agressifs ou d'inquiétants), mais peut-être avait-il raison. Et ces hommes-là qui venaient de l'amont racontaient de drôles de légendes sur la mer. Ils ne l'aimaient pas, ça aussi le géant le vit tout de suite. Ils n'y voyaient que des dangers, que des terreurs, que des crimes, comme si les vagues elles-mêmes tenaient le couteau, et ils chérissaient par contraste le flux tranquille mais morne - se dit le géant - de leur propre cours d'eau, la Mezen. Au début ce ne fut que récits de naufrages, pour inciter leur hôte à ne plus reprendre la mer et à rester avec eux, à poursuivre le voyage le long du fleuve, peut-être jusque dans l'intérieur des terres, jusqu'aux villages déjà. Ils imaginaient que, dans la mer, sous les glaces qui parfois dérivaient du Nord, se cachaient des démons farceurs qui retournaient les coques des bateaux. Ils décrivirent des sortes de singes, ou plutôt des hommes aux longs bras, et aux longues barbes, nageant nus dans l'eau glacée, portant des calots de la couleur du sang que l'on prenait parfois pour des morceaux de carcasses de morses à la dérive, parce qu'ils puaient aussi forts et que leur barbe ressemblait à des vibrisses. Alors on se détournait des carcasses et au dernier moment les démons chargeaient le bateau et le forçaient à l'eau. Ils maintenaient ensuite le naufragé sous les glaces où ils le dévoraient, en riant.
« C'est une histoire horrible ! Sûrement le géant ne va pas avaler ça !
« Non, bien sûr. De tout son temps passé avec Barents il avait reçu une forme d'éducation, primaire pour un marin, mais suffisante pour distinguer les légendes de la réalité. Et ce qui l'intrigua au début dans ce récit fut justement cette histoire de carcasse de morse. Il se souvenait d'autres histoires racontées par la tribu de sa femme à propos de morses gigantesques qui s'aventuraient loin des côtes, mais toujours en vue d'un morceau de glace en dérive, et qui, en certaines circonstances, n'hésitaient pas à s'attaquer aux noyés. Il se dit que les fugitifs de la Mezen avaient entendu les mêmes histoires, mais qu'ils les avaient déformé pour faire des morses des démons. Alors il voulut en savoir plus. Il leur demanda d'où leur venait l'histoire. Alors les pêcheurs, avec forces cris et gesticulations (le géant surveillait toujours la lame, émoussée mais sale et huileuse, du couteau à écailler), s'abîmèrent dans un cortège de plaintes à propos de leur dernier employeur, un capitaine de pêche qui habitait à l'extrémité de l'estuaire, sur la côte Est, et qui les avait juste renvoyé à cause - dirent-ils - de leurs chants trop beaux pour ses oreilles de porc. C'était lui, ou plutôt son grand-père, une relique qui passait son temps sur le porche d'une des pêcheries, et qui savait apprécier leurs talents musicaux, qui leur raconta l'histoire des démons des glaces au calot sanguin. Ils dirent beaucoup de bien du vieillard. Puis ils s'endormirent dans une dernière chanson, accompagnés par la domra.
« Le lendemain, le géant est allé voir le pêcheur de l'estuaire ?
« Non, malheureusement, mais il le regretta beaucoup, car il aurait aimé en savoir plus sur ces animaux fabuleux qui semblaient peupler les légendes des gens de la côte à plusieurs centaines de kilomètres d'intervalle. Mais il avait à faire à Arkanghelsk et le chemin était encore long, il ne pouvait pas revenir en arrière. De l'enseignement de Barents, ce qu'il avait le mieux retenu était la zoologie, une zoologie primitive qui mêlait les louanges d'une Création divine rationalisée et les écarts des vieux mythes animistes de l'île où était né son capitaine. Alors, comme l'histoire des fugitifs de la Mezen lui rappelait les cours d'histoire naturelle de son vieux mentor, il décida, une fois à Arkhangelsk, de lui écrire et de lui donner le nom du pêcheur de l'estuaire. Ainsi Barents prit pour la première fois connaissance des Orglask, sans encore connaître leur nom.
« Les Orglask ? Encore un nouveau nom ! Tu les inventes ou quoi ? Comment veux-tu que je les retienne tous ?
« Ne t'inquiète pas. Ceux-là, tu les retiendras bien à temps. Pour l'instant, ils ne sont que quelques images déformées, de parole en parole, égarées dans la bouche d'hommes en fuite s'habituant lentement à la vie sauvage ; quelques mots retranscrits par le géant sur un courrier que reçoit Barents quelques mois avant son départ. Lui les retint. Parce qu'il se souvenait du géant et qu'il lui faisait confiance. Il décida d'en savoir plus.
« C'est pour ça qu'il est parti vers le Nord ?
« Non, la véritable raison n'était pas exactement celle-ci. La couronne des Dix-Sept provinces n'aurait jamais financé une expédition aussi coûteuse sur la base de quelques récits de malfrats saisis entre l'alcool et l'odeur du bétail, pendant cette nuit de la Mezen ; sans compter que les princes s'intéressent peu à l'histoire naturelle. Rappelle-toi : l'histoire naturelle était l'affaire du géant frison, mais ce personnage est sorti de notre aventure, il est reparti vers Arkhangelsk, puis retour à Novaya Zemlya. Sur la route, il cherchera à croiser le pêcheur de l'estuaire sans y parvenir, mais voilà une autre histoire qui nous détourne de Barents.
« Tu me le raconteras un jour ?
« Je n'en suis pas sûr... Elle n'est pas une histoire de confins. Elle se déroule le long de la rivière, puis court dans la royaume des Komis, dont le géant devient sans le vouloir un des principaux chamans, et l'aventure s'étend encore jusqu'à Moscou, qui commence à être le centre politique d'un nouveau royaume slave orthodoxe, mais enferme toujours, dans le dédale de ses rues, des échos du savoir mystique des anciens croyants, où le géant finira par trouver, loin des Dix-Sept provinces, loin de Novaya Zemlya, loin de sa femme et de Barents, un pouvoir inégalé parmi les parias de la cité royale qui le brûlera et le forcera enfin à rentrer à Novaya Zemlya. Ce n'est pas une histoire de confins, c'est une histoire d'hommes et de guerres, de conflits et d'amour. (...) Nous revenons à Barents ?
« D'accord.
« Barents a reçu la lettre du géant, mais il savait aussi qu'il devait partir dans quelques mois, sur ordre du conseil. Il ne pouvait lui-même vérifier les dires de son ami. Alors il envoya un nommé Wolff à Arkhangelsk, dans l'espoir qu'il y croise le pêcheur de l'estuaire, et ils se donnèrent rendez-vous sur la côte de l'extrême-nord du continent, qui fut appelée ensuite côte mourmane, mais qui à cette époque n'abritait que quelques campements provisoires des pêcheurs pomors montant, au printemps, au-delà du cercle arctique pour poursuivre les phoques et pour ramasser les carcasses échouées et congelées des baleines boréales descendues trop au Sud à la saison du rut. Barents connaissait bien les pomors dont beaucoup allaient vendre leurs poissons à Arkhangelsk, et il rédigea un courrier de recommandations pour s'assurer que le jeune Wolff serait mené au bon endroit, le bon jour. Car Wolff était un très jeune homme, aux yeux bleus très clairs, il avait à peine vingt ans, mais Barents l'appréciait énormément pour sa vivacité d'esprit ; ce n'était pas un bon marin mais un compagnon agréable et, comme le géant, il avait cette insatiable curiosité qui lui permettrait de mener à bien sa mission. Il regarda partir le bateau qui emmenait Wolff à travers la mer Baltique, tandis que lui préparait son propre navire qui allait affronter les rigueurs de la mer du Nord.
« Tu ne m'as pas dit pourquoi Barents partait vers le Nord...
« Tu as raison, l'histoire du géant frison nous a dévié de la première route que je comptais prendre. Il y avait plusieurs raisons, beaucoup de raisons mêmes. Je ne vais pas toutes te les raconter. La raison officielle était de trouver le passage du Nord-Est, une route économique mythique qui permettrait de rejoindre l'océan Pacifique, et donc les richesses de l'Extrême-Orient. Mais cette histoire ne nous intéresse pas. Ce n'est pas un mythe d'hommes mais un mythe d'économistes, de cette nouvelle religion du commerce qui, comme le sillage infernal du protestantisme, s'abat sur l'Europe. Barents avait une autre raison, personnelle, liée à la lettre du géant frison : comme son ami, il pensait que les démons décrits par les fugitifs de la Mezen étaient des morses gigantesques. Mais, contrairement au géant, ce n'était pas une curiosité zoologique qui l'amenait à s'intéresser à ces bêtes : bien que la navigation l'ait éloigné de la Frise, il gardait toujours les vieux instincts marchands de sa famille et se disait qu'il y avait là matière à un commerce fructueux. Les pêcheurs européens les plus téméraires, imitant les peuples autochtones du bassin arctique auxquels ils tendaient à ressembler, commençaient à chasser le morse, et on savait l'animal précieux à la fois pour sa viande, pour sa graisse, pour sa peau et surtout pour ses défenses d'ivoire. Les Européens ne chassaient pas le morse pour se nourrir, il le chassait pour deux autres raisons, qui étaient aussi celles de Barents : pour l'argent, et pour se croire plus fort que la nature. Une espèce mastodonte au sein de cette race assurerait un revenu conséquent, en plus d'une gloire presque martiale.
« Je n'aime pas cette raison non plus. On dirait ton Dieu d'économistes.
« Tu commences à comprendre "l'intention", à ce que je vois. Ce n'est pas les Orglask que Barents cherchait, mais de quoi soutenir ses propres mythes.
« Continue.
« Comme je te l'ai dit au début de l'histoire, Barents mit un mois à trouver l'île. Il lui fallait d'abord réaliser un long, un très long détour par la côte mourmane pour rencontrer Wolff qui revenait d'Arkangelsk.
« Oui, Wolff ! Le beau jeune homme aux yeux clairs recueilli par les Pomors !
« Exactement... Les Pomors avaient tenu promesse. Wolff était au bon endroit le bon jour, seul homme blond à la peau claire, imberbe au milieu de ces barbus aux cheveux roux sombre et à la peau burinée par le soleil permanent des alentours du solstice. Barents lut dans le visage de Wolff un mélange de peur et de fascination à l'égard de ses hôtes, qu'il salua brièvement, se réfugiant sur le pont du navire frison, observé par un équipage intrigué et agacé d'avoir dû accomplir un si long détour pour un colis si insignifiant dont l'ignorance des choses de la mer était proverbiale. Le protégé de Barents s'accouda contre le bastingage et regarda en direction du Nord. Son regard commençait déjà à chercher...
« À chercher quoi ?
« Les Orglask ! Il cherchait leurs abris de glace ; il cherchait les mouvements rapides de leur nageoires ; il cherchait la calotte rouge qui surmontait leur tête comme un périscope ensanglanté. Mais il ne les cherchait pas pour les trouver mais comme pour les éviter. Enfin Barents eut finit de discuter avec les Pomors et vint le rejoindre. Les deux hommes s'enfermèrent dans la cabine du capitaine pendant que le bateau reprenait le cap du Nord.
« Alors Wolff a parlé des Orgalsk à Barents !
« Exactement. Avant il lui parla de son périple jusqu'à Arkhangelsk, et de ses errances nocturnes dans les rues froides mais toujours ensoleillées, toujours diaboliquement ensoleillées, toujours garnies de ces ombres jamais éteintes, du quartier où vivaient la communauté pomor. Mais tu seras d'accord pour dire que cette partie de l'histoire n'intéresse pas notre récit de confins ?
« Non ! Je veux en savoir plus sur les Orgalsk !
« Bien. À Arkangelsk circula vite la rumeur d'un petit étranger blond qui vagabondait dans les rues la nuit, sans savoir même qu'il était la nuit, désorienté par les lumières derrière la brume, en murmurant des bribes d'où jaillissaient parfois les noms incongrus de Mezen, de Pomors et de Novaya Zemlya. Par chance le pêcheur de l'estuaire était là, lui aussi. Il vendait le produit de sa dernière pêche et attendait la venue d'un riche marchand lui ayant promis une forte somme en échange d'une cargaison d'esturgeon. Un jour il fit parvenir au jeune Wolff, qui dormait dans la cale d'un vieux canot amarré au port, prêté par quelque Pomor indulgent, une invitation à le rejoindre sur l'île de Kyarostrov, une des îles de l'estuaire de la Dvina. Il décida d'y aller depuis son canot, et d'y passer le jour jusqu'au rendez-vous.
« C'était un piège ?
« Pourquoi un piège ?
« Hé bien... Une île perdue... Un rendez-vous secret... Ça ressemble beaucoup à un piège.
« Peut-être oui... En un sens c'était un piège. Mais l'île Kyarostrov était aussi là où se trouvait, à l'époque, une auberge uniquement fréquentée par les Pomors. Le nom était comme un mot de passe pour la communauté, une métonymie qui contenait en elle l'étendue de la culture commune. Peut-être était-ce un piège car quand Wolff y entra, il ne vit personne. L'auberge était vide. En réalité, elle était fermée depuis deux mois, à cause des raids incessants que menaient les soldats moscovites qui avaient annexé la ville depuis la chute du royaume de Novgorod. Les Pomors n'osaient plus se rendre sur l'île, qui avait été interdite. Ou du moins ne s'y rendait plus ouvertement. Wolff alluma par réflexe une torche mais le soleil brillait à travers les carreaux brisés. Il n'y avait personne d'autre que lui. Il s'assit sur une des chaises demeurées face à la fenêtre depuis la fermeture. Des pas lourds martelèrent le seuil terreux.
« Il ressemble à quoi ?
« Qui ça ? Le pêcheur ?
« Non ! Le jeune Wolff ! À quoi il ressemble quand il raconte à Barents son aventure sur l'île Kyarostrov ?
« Ma foi... Je ne sais pas...
« Il doit être fébrile ! Seul sur cette île, dans un jour qui ne veut pas finir en nuit, entre les murs sales d'une cachette interdite, dans l'attente de vivre une histoire extraordinaire, comme un conte pour lui...
« Oui, le jeune Wolff n'a sans doute jamais vécu pareille aventure. Il est né à Groningen, il n'est pas familier avec la mer comme Barents, ou comme le géant frison. Il confond le ressac lent sur le sable, les blocs de givre qui s'entrechoquent, avec les pas de curieux visiteurs, et dans la cabine du capitaine, au large de la côte mourmane, il croit encore entendre ces mêmes coups contre la coque. Mais les pas sur le seuil qu'il entendit ce soir sur l'île Kyarostrov étaient bien ceux du pêcheur. Il le décrivit à son capitaine comme un ours aux traits d'homme, avec de larges pattes et une peau épaisse, poilue. C'était son manteau fait dans une toison d'ours brun qui lui donnait cette allure ogresque, mais Wolff n'avait jamais vu d'ours ailleurs que dans les emblèmes des livres de colportage. Il se souvenait des ours anthropomorphes aux poils hérissés des rainures de la gouge sur les bois gravés de son enfance, et c'est sous cette forme qu'il expliqua sa rencontre. Puis il s'attarda sur la voix rauque, sur les gestes lents, mais précis, du pêcheur de l'estuaire qui jamais ne lui dit son nom. Il avait appris qu'en ville un étranger désespéré cherchait à en savoir plus sur les Orglask. Mais le jeune Wolff n'avait jamais entendu ce nom. Il le restitua devant Barents avec difficulté, mélangeant les consonnes, et quand le capitaine lui demanda ce qu'était les Orglask, il hésita à parler. Il préféra continuer de décrire le pêcheur pomor, qui avait amené avec lui des dizaines de papier, des manuscrits qui reproduisaient d'autres manuscrits, ou des relevés lithographiques, ou des cartes encore, illisibles pour la plupart, autant d'insignes imaginaires aux couleurs pastel, dégradées du haut en bas comme de longues draperies fossilisées, froides et funèbres. Le pêcheur pomor faisait naviguer ses grosses mains d'ours d'un manuscrit à l'autre tout en parlant dans un pidgin incompréhensible pour l'étudiant de Groningen, mais par lequel il lui racontait, en gestes et en larges dessins gravés au couteau sur la table, la légende des Orglask, telle que son père lui avait raconté, ou telle qu'il l'avait vécu lui-même. Les Pomors connaissaient très bien les eaux au Nord de la côte mourmane. Mais Barents savait aussi qu'ils ne cherchaient jamais à nommer ou identifier les îles, car ils se concentraient sur les bancs de poisson du large et les zones de circulation des phoques et des baleines. Pour cette raison, il avait envoyé Wolff, pour revenir avec des indications tangibles, qu'il pouvait traduire en carte, en lignes, en latitudes, en tracés fins d'astrolabe.
« Mais le jeune Wolff ne revient qu'avec dans sa bouche les mots fous du pêcheur pomor.
« Le jeune Wolff revenait avec des mots hallucinés, des images incompréhensibles que Barents devait déjà déchiffrer ; il parla des tritons des légendes grecques, à la large queue d'animal marin et le torse et la tête d'un homme ; il parla d'un peuple ancestral, premiers habitants des terres les plus septentrionales du royaume de Norvège, chassés lorsque saint-Olaf christianisa par la force le pays, et forcés de s'adapter aux conditions extrêmes de la vie océane, ou surpris par une glaciation brutale et une montée des eaux effritant leurs terres riches et belles, réduisant l'habitat somptueux d'anciens seigneurs à des bancs de glace qui leur servaient de navire rudimentaire, et sur lesquels ils construisaient leurs maisons, comme des igloos flottant qui leurs permettaient de circuler dans l'immense no man's land arctique, des îles orientales à l'immense Groenland, à l'Islande, et peut-être même jusqu'aux côtes sibériennes alors inconnues des européens, profitant ainsi du mouvement du soleil sans jamais connaître la nuit ; à moins qu'il ne s'agisse plus simplement de sirènes comme en rencontre parfois les marins de la mer Baltique, ces créatures mi-femmes mi-poissons vivant dans les lagunes, leur longue chevelure rousse valant pour le calot, mais elles sont dites habiter les eaux peu profondes, et non le large où leurs proies - les hommes - sont bien peu nombreuses. Penché face aux yeux écarquillés de son protégé, Barents le sommait de parler ! Alors le jeune Wolff échappa un cri.
« ORGLASK !
« Le capitaine recula. Le pêcheur pomor gonfla son torse épais, les poils de sa vêture se hérissèrent, des bris de givres perlaient aux pointes de son énorme barbe, et Wolff tomba de sa chaise comme il imitait, dans d'étranges cris gutturaux, les attitudes du pêcheur mimant lui-même la férocité des Orglask en train de surprendre le noyé. Il se saisit à tâtons d'un barreau de chaise à la traîne sur le sol sale de l'auberge de Kyarostrov et le brandit pour désigner l'attaque. De tous côtés les Orglask venaient, et les hommes à la peau d'ours à coups de harpon rudimentaire les accrochaient dans l'eau, les retenant de longues minutes sous les glaces, protégés par l'armature du navire qui leur servait de bélier pour repousser les créatures du diable jusqu'aux récifs longeant les criques de l'île qui leur servait d'antres arrières.
« Quelle île ?
« Le jeune Wolff répondit par de larges traits dessinés au fusain sur la table du capitaine. Le charbon rentrait dans les défauts du bois. Le garçon dessina trois larges triangles, puis un quatrième en retrait, et enfin un voile fin aux éclats kaleïdoscopiques et aux hautes cheminées striées perdues jusqu'au haut du ciel que le capitaine, en fin connaisseur des saisons nordiques, reconnu comme une aurore boréale. Il somma son émissaire de préciser ses pensées, d'articuler les images à l'histoire du pêcheur pomor, de combler le vide de la pantomime et des glapissements qui l'avaient tant subjugué. Avec peine le jeune Wolff suggéra que les Orglask avaient attaqué les pêcheurs, ou plutôt que les Pomors de la côte mourmane avaient conçu un raid pour se débarrasser pour de bon des monstres ; cela pouvait s'être passé du vivant du grand-père pomor, ou bien avant, comme une mémoire perdue au fil des générations, comme le souvenir de cette nuit glacée quand les premiers hommes s'étant aventuré si loin au Nord, vers de nouvelles zones de pêche d'où ils délogeaient l'ancienne race inhumaine jusqu'aux plages gelées, les bottes en peau de phoque s'enfonçant dans la boue spongieuse des dernières neiges de l'hiver, sous ce ciel bas et noir, visant à coups de piques à la lumière des feux allumés sur l'île aux trois pics.
« Barents était captivé. Il n'eut en tête que de trouver l'île des Orglask, et laissa le jeune Wolff se reposer de ses propres délires sur la couche de sa cabine.
« Tout de suite, le capitaine sut où aller ?
« Non, il lui fallut plusieurs jours. Mais finalement l'île était en vue, ou plutôt cette nappe froide zébrant les montagnes. Il appela le jeune Wolff pour partager sa découverte, et ils décidèrent d'accoster, tous deux et trois autres hommes d'équipage, à la recherche des Orglask.
« Ils les ont trouvé ?
« Pas exactement... Il y avait énormément de phoques et surtout, surtout, un nombre incroyable d'oiseaux, si bien que, malgré l'absence de vie humaine, le silence était sans cesse interrompu par les cris des lagopèdes, des goélands et des fulmars nichant le long des falaises. Il virent bien quelques morses mais il s'agissait d'individus de taille normale. Ils crurent bien pourtant, lors d'une de leurs mésaventures, être en présence de la créature mythique.
« J'en étais sûre !
« Ils avaient installés un petit campement côtier dans une anse juste au pied des basses montagnes de la pointe Sud. Le bateau avait dû s'écarter du rivage à cause de la banquise côtière, une langue permanente de glace qui, même aux jours les plus chauds de l'été, demeurait stable et épaisse. Le jeune Wolff devait passer sur cette banquise pour aller chercher des vivres et quelques instruments. Il marchait prudemment, craignant que la glace ne cède sous lui, ce qui était bien peu probable. Soudain, juste derrière lui la banquise se retourna dans un craquement gigantesque et une créature sortit de l'eau. Sur le pont du bateau un des marins qui suivait la manoeuvre épaula son arquebuse à grenaille. Par chance il toucha l'animal qui s'enfuit. Wolff fut longtemps persuadé qu'il s'agissait d'un Orglask, alors qu'il ne s'agissait que d'un ours polaire.
« Et les Orglask, alors ?
« L'expédition ne resta que quelques jours sur l'île. Ils l'explorèrent rapidement, mais Barents finit par se lasser des cris incessants des oiseaux et de la lumière pâle mais dure qui éclairait les zones côtières et les marécages percés de lacs à demi-gelés de la partie Nord. D'autres marins dirent avoir vu une autre île, plus au Nord. Ils insistaient pour quitter cet endroit sans avenir, où la roche avait triomphé, où des marais gêlés envahissaient les rares terres exploitables. Alors Barents, malgré le désespoir du jeune Wolff, décida de quitter l'île qu'il baptisa "île aux oiseaux", comme un hommage ironique aux seuls colons qu'il y avait trouvé.
« Alors pas d'Orglask ?
« En tout cas, Barents et son expédition ne trouvèrent rien. Seul Wolff était déterminé. Il parvint à convaincre le capitaine de le laisser sur place, et de revenir le chercher dans quelques jours, après avoir exploré la seconde île. Il était certain de trouver les Orglask, et de lui prouver qu'il ne s'agissait pas de simples morses, mais de véritables humanoïdes. Barents n'arriva pas à convaincre son protégé. Il l'abandonna sur l'île aux oiseaux avec des vivres et la promesse que si, à son retour, Wolff n'avait rien trouvé, il repartirait avec lui en Frise. Malheureusement, la suite de l'expédition ne se passa pas comme prévu.
« Je suis sûre que ça a à voir avec les Orglask...
« En partie. D'après le récit de l'équipage, Barents décida de séparer l'expédition en deux. Un bateau irait voir vers le Nord et explorer la seconde île, qui, de loin paraissait bien plus grande que l'île aux oiseaux, et surtout verdoyait sous le soleil, promettant des espaces cultivables bien plus accueillants. Lui prendrait la tête du second navire qui s'aventurerait vers l'Est. Le capitaine espérait s'éloigner des courants chauds pour parvenir là où la glace était plus présente, et peut-être trouver ces fameuses créatures. Car finalement il n'avait pas oublié son obsession. Il remonta ainsi jusqu'à Novaya Zemlya, se lamenta de ne pas y trouver le géant frison pour partager avec lui les informations dénichées à Arkhangelsk par le jeune Wolff - rappelle-toi que le géant, en ce moment même, était en train de se battre en duel avec le prince Aldris qui régnait alors sur la pauvre bourgade de Chim à partir de laquelle il allait imposer son pouvoir nouvellement acquis de maître des flots - et continua sa route. Il se souvenait de ce que le géant avait dit : dans les contes des Nenetses de Novaya Zemlya, on croisait aussi les créatures au calot rouge mangeuses de naufragés. Il s'aventura dans les glaces les plus lointaines, guettant derrière chaque bloc de glace la marque écarlate du monstre. Sa folie lui fut fatale. Le navire se prit dans les glaces et le froid l'acheva, mettant fin à sa vie d'exploration sans qu'il ait percé le mystère des Orglask.
« Et ça finit comme ça ?
« Oui, je le crains. Quelques marins rentrèrent, mais des années plus tard. Plus personne n'entendit parler des Orglask. Leur nom disparut avec la glace arctique.
« Tu ne peux pas finir l'histoire comme ça, il n'y a pas de fin ! Ils existent bien ces monstres !
« Je ne vais pas les inventer... Tu sais, Barents avaient sûrement raison, il devait s'agir de gros spécimens de morses trop affamés pour éviter l'homme.
« Non, ça ne me plaît pas. Trouve une autre fin.
« Quelle autre fin ? Il n'y a pas d'autres fins. Et je t'ai raconté l'histoire de l'île, pas des Orglask. Les confins ne parlent pas d'animaux mythiques. Ils parlent de lieux lointains où les hommes se perdent, perdent leur esprit et façonnent leurs croyances et...
« L'île aux oiseaux, qu'est-ce qu'elle devient ?
« Sa postérité n'a rien d'extraordinaire. La deuxième île découverte par l'expédition était beaucoup plus prometteuse. Plus grande, davantage de terres ; on y installa quelques villes pour la pêche à la baleine. L'île aux oiseaux fut rebaptisée l'île aux ours en souvenir de l'évènement que je t'ai raconté. Elle ne fut jamais vraiment habitée, sinon de façons épisodiques par des pêcheurs qui y trouvaient un refuge après de longues périodes de chasse en pleine mer. Pendant plusieurs siècles, elle fut même considérée comme terra nullius, un territoire n'appartenant à personne, tant elle n'intéressait personne. Dans les derniers temps quelques scientifiques s'y installèrent pour étudier la faune et la flore.
« Je suis persuadée que quelqu'un y a un jour trouvé les traces des Orglask. Surtout les scientifiques ! Ils n'ont pas pu passer à côté.
« Que veux-tu dire ?
« Ils ont sans doute exploré l'ensemble de l'île, toutes ses crevasses, toutes ses anses. Ils ont bien trouvé quelque chose. Tu parlais toi-même d'intention... Leur esprit n'est pas embrumé par le Dieu des économistes, et non plus par les peurs ancestrales des pêcheurs pomors. On pourrait suivre l'un d'eux, par exemple.
« Comment s'appellerait-il ?
Il sortit un crayon et commença à écrire sur le carnet aux pages suivantes.
« Wolff. Comme le jeune Wolff.
« C'est un de ses descendants ?
« Peut-être... Est-ce qu'ils ont fini par le récupérer ?
« L'histoire ne le dit pas... Ce n'est pas impossible que la seconde partie de l'expédition, celle qui explorait l'île principale, soit revenue le chercher.
« Si c'est un de ses descendants il a pu avoir des informations par ses aïeux, mêmes lointains. Comme une obsession transmise de génération en génération, profondément dans la mémoire génétique, transformée au fil des veillées durant les longues nuits polaires, pleines d'ombres gigantesque d'envergures d'ailes au ras de l'eau, et c'est pour ça qu'il devient ornithologue, spécialiste des oiseaux arctiques, et part habiter sur l'île aux oiseaux.
« L'île aux ours. Bjornoya, elle s'appelle ainsi, à présent.
« Quand est-ce que les scientifiques se rendent sur l'île ? Quand Wolff s'y rend-il ?
« Normalement toujours en été pour éviter la nuit polaire. Mais cette saison, les glaces trop présentes et le mauvais temps l'obligent à rester. Il sait qu'il a quelques jours nocturnes à passer dans la petite cabane à l'extrême nord, dans la zone des lacs, avant qu'un hélicoptère ne vienne le chercher. Il a ses livres avec lui.
« Dedans il y a les livres d'histoires de marins laissés par son ancêtre. Il connaît tout de la troisième expédition de Barents. Il l'a lu dans centaine de fois, dans la vieille langue de Frise des siècles passés.
« Naturellement... Il connaît un peu l'histoire des Orglask, mais lui aussi adhère à l'explication du capitaine. La rationalité scientifique a remplacé la rationalité protestante, mais c'est la même méfiance envers les mythes qui prévaut. Et les pomors qu'il fréquente désormais ne sont plus les pêcheurs barbus des anciens temps mais des entrepreneurs pilotant de larges frégates équipées de brise-glace.
« Même s'ils le voulaient, les Orglask ne pourraient plus vraiment faire de mal aux hommes dans les coques métalliques de leurs nouveaux navires.
« Il ne sait s'il est la nuit ou le jour. Il reste à observer la nidification des rares sternes arctiques demeurées sur ces terres, alors que leurs congénères sont parties migrer tout au long de l'Atlantique, jusqu'à leur habitat d'hiver des terres australes. Elles aussi sont abandonnées. Il marche ensuite plusieurs kilomètres le long des lagunes, jusqu'aux monts de la Misère, puis vers la baie du Morse. C'est là qu'il se souvient des récits de son grand-père, et des Orglask. La banquise permanente sur laquelle son aïeul a failli mourir sous la patte d'un ours est toujours là, mais il ignore qu'elle porte, quelques centimètres sous la glace, la trace de la botte du jeune Wolff. Wolff l'ornithologue s'assied sur un rocher. Il est surpris par la douceur du temps, mais lui sait que les courants marins apportent, depuis l'Atlantique Nord, des eaux plus chaudes. Il le sait car c'est ici, précisément ici, sur la baie du Morse, que se réunit en été le club des "Morses givrés", une association de baigneurs qui viennent nager nus dans l'eau glacée par jeu, ou par défi aux rigueurs du temps, ou pour conjurer les sorts que leurs ancêtres jetaient sur cette partie des côtes. Ils portent ce curieux bonnet rouge.
« Les Morses givrés... Peut-être que les Orglask pratiquaient aussi cet exercice ! Un peu comme des pirates de l'Arctique, comme une façon d'attaquer les bateaux des pêcheurs.
« L'ornithologue observe les flots, et le calme de la nuit. Pendant la nuit polaire les oiseaux ne chantent plus. Enfin les montagnes se reposent de l'assommant poids du soleil de minuit. La lune est haute et sa lumière plus diffuse, plus douce, plus caressante. Malgré le silence il n'entend pas les vaguelettes qui bougent quand un bras jaillit de sous la banquise et agrippe son mollet, l'entraînant bientôt dans la mer.
« Oh !
« D'abord il se défend, mais la froideur de l'eau l'engourdit et l'assomme tout en même temps, le forçant à flotter vaguement entre deux eaux, puis à se laisser sombrer vers le fond, régulièrement heurté par des blocs de glace à la dérive, trop lourds pour flotter mais trop têtus pour fondre, à travers lesquels se reflètent les rayons de la Lune, bientôt ses esprits s'embourbent avec le reste de son corps froid et il distingue à peine son assaillant, il n'en voit que l'extrémité rouge et le bras poilu, tordu mais musculeux, garni de multiples crevasses, qui l'entraîne toujours plus au fond, toujours plus loin des lumières, vers plus d'étourdissements encore et de vertiges. Sous ses pieds sans appui se dessinent de hautes tours aux allures d'argile, ancrées dans les méandres d'une crevasse sous-marine comme de gigantesques concrétions, magnifiques, kaleïdoscopiques, aux couleurs curieusement voilées derrière le brouillard que l'eau forme sans cesse par ses courants brouillés teintant de bleu la Cité sous-marine, vide, que lui désigne le monstre. Son crâne chauve, rougeâtre, est parsemé de cloques ; c'est le dernier de sa race, le dernier à vivre dans ces demeures si anciennes et si belles forgées dans la glace même à l'image des lueurs du Nord. Les yeux du jeune Wolff s'attarde sur le visage de l'Orglask, sur les larges yeux tristes et les dents émoussées, sur les rares vibrisses d'une moustache qui avait dû être si fournie. Il veut lui tendre la main, à cet être seul au temps de la Science souveraine et des coques d'acier. Il déchiffre dans les stries des tours bleutées les impacts profonds d'une ancienne Apocalypse.
« Le pauvre...
« Mais avant qu'il n'ait pu le faire surgit une autre créature, annoncé par un courant furtif qui écarte l'ornithologue de droite à gauche au milieu de la gangue d'eau ; une épaisse masse blanche qui happe l'Orglask entre ses griffes, laissant filer la longue bande rouge du sang. Un ours. Un ours énorme, au pelage immaculé, qui, sans effort, d'une simple morsure, arrache le bras de l'Orglask. La fumée rouge se disperse en mille nuances que le jeune Wolff essaye de capturer du regard, trop abasourdi encore. Il tombe inconscient quand l'ours le ramène sur la rive, le lèche quelques minutes, lui heurte la joue avec sa truffe, pouffant sa respiration épaisse dans les narines du noyé, et enfin plonge à nouveau dans l'eau, au bout de la berge artificielle formée par l'amoncellement de roches.
« Alors il pourra raconter les Orglask... Il pourra dire qu'ils ne sont pas les terribles démons des légendes pomors mais de simples être crépusculaires. Il pourra dire qu'ils ne sont plus, maintenant. N'est-ce pas ?
« Tu sais Camille, même si l'histoire du jeune Wolff est vraie, il la racontera sans doute comme une construction mentale pour expliquer l'immense effort qu'il a dû déployer pour regagner la rive après qu'un mauvais pas l'ait fait tomber dans l'eau glacée. Ou si ce n'est lui qui le présente ainsi, les autres l'interpréterons de cette façon.
« Les hommes ne croient pas aux confins ?
« Personne ne croit aux confins jusqu'à les vivre soi-même.
« Alors nous y sommes.