Une nuée de volatiles criards s’égaille au-dessus du chariot blindé. A l’intérieur, trois hommes aux pensées bien différentes.
Le premier est un mutant, affublé d’un bec de canard et d’une carapace chitineuse. Il serre entre ses mains une lance plus haute que lui et lutte contre la nervosité qui le gagne. Les parois grises autour de lui, l’oppressent. Il a le sentiment d’étouffer dans son uniforme, et sous son casque de métal, sa tête est comme chauffée à blanc. Il s’efforce de ne rien laisser transparaître devant le capitaine.
Le deuxième est également un mutant, dont le bras gauche se termine par une pince hypertrophiée au fil acéré. Lui aussi revêt la livrée impériale traditionnelle, et son pourpoint de cuir est frappé du blason de la cité de Keltalas. L’inconfort du voyage l’indiffère. Le capitaine ne se soucie ni de l’étouffante chaleur, ni de l’étroitesse de la cabine. Stoïque, il scrute avec vigilance, la silhouette assise en face de lui.
Le troisième homme est un prisonnier. Il est maintenu sur un banc inconfortable, les pieds et les mains entravés par de lourdes chaînes. Enfermé dans cette cage d’acier qui le conduit jusqu’à sa dernière demeure, il sourit.
Soudain, un craquement à l’extérieur. Le hennissement des montures qui s’emballent. Les cris du cocher qui tentent de maîtriser les bêtes. En vain. Le chariot se renverse Le haut devient le bas, les corps se bousculent, ballottés en tout sens alors que les secousses s’amplifient. La folle embardée cesse brutalement. C’est le silence.
Le capitaine reprend conscience ; un liquide poisseux brouille sa vision. Il aperçoit de son œil valide, la forme recroquevillée de son adjoint. Son crâne est défoncé, il est mort. L’officier tente de se relever. La douleur de ses jambes brisées lui arrache un hurlement. Il manque de s’évanouir. Une pensée le maintient éveillée. Où est passé le prisonnier ? Qu’est devenu Jéricho ?
Le capitaine sent une poigne d’acier se refermer sur sa gorge. A travers le brouillard sanglant qui obscurcit sa vue, il distingue le visage de son agresseur. Il sourit encore.
Jéricho relâche son étreinte. Le corps retombe au sol, flasque et sans vie. Dans un cliquetis de chaînes, il atteint l’arrière du chariot, où se dresse une porte en acier encore intacte. Pas de serrure à l’intérieur. Quatre pouces de métal entre lui et la liberté. De la paume de la main, le prisonnier assène trois coups rageurs contre la paroi. Une voix familière lui parvient de l’extérieur, à demi-étouffée. Il n’en saisit que des bribes:
« -Recul… chef… Kil… Sauter! »
Jéricho se précipite à l’autre bout de l’habitacle, et trouve refuge derrière le banc disloqué.
« -‘tention ! ».
Il se plaque les mains sur les oreilles. La déflagration est si puissante que ses tympans sont sur le point de saigner.
Lorsqu’il rouvre les yeux, la lumière matinale qui perce par le trou béant l’aveugle.
L’air chargé de poudre assaille ses narines. Sa tête résonne encore du vacarme de l’explosion. Ses vêtements sont en lambeaux.: il peut apercevoir à travers l’étoffe déchirée, sa peau couverte d'ecchymoses. Tout son corps n’est qu’une immense plaie… Au moment de s’extraire du fourgon impérial, il ressent une vive souffrance. Sûrement une côte fêlée.
C’est une belle journée.
Jéricho roule au bas de la carcasse fumante. Dans un claquement d’ailes, deux charognards se posent sur un rocher aux arêtes saillantes. Leurs petits yeux noirs brillent d’impatience. Il fixe sur eux son regard havane.
«- Picorez mes petits chéris, il y a du homard au menu.».
Les cinq hommes trépignent. Leur attente est fébrile, pourtant aucun son ne franchit leurs lèvres serrées. Près d’eux, les montures piaffent. Un des arach-singes, au pelage roux et au rictus féroce, fauche l’air brûlant de ses six bras préhensibles.
Durant ce temps, Jéricho suit le sillon écarlate qui balafre la terre aride telle une traînée de poudre. Les traces disparaissent dans son dos, là où s’est échoué le chariot hors de contrôle. Il fait volte-face. Une bouffée de vent marin lui souffle au visage. Il progresse de sa démarche claudicante, dépasse le fourgon impérial en tâtonnant, puis s’arrête au bord de la corniche. Il jette un œil circonspect sur l’à-pic vertigineux, contemple en contrebas le chemin de terre et de gravier qui serpente, et dont les lacets sinueux s’étendent jusqu’au fond du ravin. Deux tâches sombres sur le sol sablonneux : les bêtes de traits –ou ce qu’il en reste- gisent dans la poussière.
«-Lequel d’entre vous est le génie qui a monté ce plan? Alors, personne n’a envie de s’attribuer le mérite de cette spectaculaire évasion? » Jéricho sourit mais ses yeux démentent son air amical.
Muni d’un foulard crasseux dont il se tapote le front, un homme corpulent se détache du groupe. Son crâne dégarni luit au soleil. Lorsqu’il ouvre la bouche, une goutte glisse de sa fine moustache imbibée de sueur. La nervosité le fait bégayer et secoue ses bajoues tremblotantes.
«-Il faut qu’on parte d’ici, patron… L’homme rentre sa tête ronde et chauve encore un peu plus entre ses épaules voûtées.
-Files-moi mes fringues et mes armes, Walt. »
Jéricho s’empare d’un caban élimé et d’une paire de bottes au cuir craquelé. Il saisit ensuite un couteau de chasse qu’il fourre dans une de ses poches, ainsi qu’une épée courte enveloppée de tissu, qu’il passe à sa ceinture. Fin prêt, il rejoint la bande.
-Messieurs, j’attends ma réponse, dit-il, planté devant eux.
- Arrête ton numéro, c’est pas le moment de lambiner ! Les troupes du Marshall sillonnent la région et j’ai pas envie de croupir en taule !
Malgré son apparence juvénile, son visage étroit et ses cheveux blonds, presque blanc, la voix âpre de Killian ne tremble pas. Adossé à un tronc d’arbre racorni, il scrute Jéricho. Son regard délavé a perdu depuis longtemps toute trace d’innocence.
Walt semble se liquéfier sur place. Les autres ne cillent pas. Jéricho a réagi avec la rapidité du crotale.
- Tu les as bien accrochées, gueule d’ange. La prochaine fois, je te harponne la tête.
Pâle comme la mort, Killian pointe un doigt hésitant le long de l’estafilade qui ensanglante sa joue imberbe. Le couteau, dont le manche vibre encore du terrible impact, s’est fiché dans le bois, à quelques centimètres à peine de son visage.
-Tu es complètement cinglé…
Un grondement sourd roule et s’amplifie du fin fond de la vallée, d’où s’élève un panache de poussière. Nuage noir qui obscurcit soudain l’horizon.
-En selle !
Les hors-la-loi s’empressent à l’unisson. Les arach-singes grognent, s’ébrouent bruyamment, leur instinct sauvage aguillé par la tension palpable de leurs cavaliers. Jéricho s’élance en tête. Propulsé par ses membres puissants, l’arach-singe se rue à vive allure, à l’assaut de la paroi vertigineuse, bientôt imités par ses acolytes. Les bêtes se meuvent avec agilité, leurs doigts se resserrent comme des étaux sur la moindre aspérité. Par bonds successifs, ils entament une ascension fulgurante, vers le sommet du piton rocheux. Cramponnés sur leurs selles, les fugitifs durement chahutés, prennent tous les risques. Les phalanges de leurs poings crispés autour des rênes, blanchissent.
Les derniers mètres sont harassants. A l’arrivée, les bêtes sont fourbues. Les cavaliers aussi.
«- Yeepee ! Z’avez vu ! Jamais ils pourront nous suivre là-haut ! Exulte un gars courtaud, un nabot doté d’un nez crochu et d’oreilles décollées qui lui confèrent une allure grotesque.
- C’est qui ce type ? Demande Jéricho en aparté.
- Lui, patron ? Il s’appelle Lump.
- De quel bordel sordide tu les as sortis, ces trois abrutis ? Foutredieu ! Tu m’as même rameuté les frangins Luski! En matière de tarés, ces culs-terreux se posent là ! C’est vraiment tout ce que t’as trouvé, Walt ?
Mais Walt garde le silence.
-Tu es mon super bras droit, tu le sais ça…
- Vous pouvez compter sur moi, patron, répond Walt, dubitatif.
- Alors, tu vas peut-être me dire où est passé le reste de la bande ?
- C’est que… Après votre capture, les gars ont décidé… enfin, on a décidé de se mettre au vert. On a jugé plus prudent de se séparer afin…
- De planquer vos miches, ouais ?
Walt déglutit péniblement. Il reste cloué sur place, alors que Jéricho se détache en tête du groupe.
Le sentier à flanc de falaise est étroit. Son tracé sinueux grimpe haut dans les montagnes et mène au-delà de ces coteaux escarpés, au cœur d’une étendue marécageuse aux mains de peuplades primitives. Les Badlands. Mais pour l’instant, le reflet aveuglant de la mer qui scintille à l’horizon est encore visible. A quelques encablures de la côte, de sombres rivages se découpent sous un halo brumeux. Jéricho crache au sol lorsqu’il discerne les reliefs torturés de l’île-prison de Harr-Agô.
- On admire le paysage. Killian lui adresse un regard amusé. Toi qui te prends pour un caïd, comment t’expliques que tu te sois retrouvé en cage ?
- Méfie-toi, gueule d’ange, je pourrais avoir envie de m’occuper de ton autre joue. Quant au reste, c’est un mystère que je compte bien éclaircir. Pas vrai Walt ?
Le jour décline lentement. L’orage gronde au loin tandis que le ciel crépusculaire se strie d’éclairs aveuglants. Les cavaliers n’ont pas fait la moindre halte. Les nuages ne tardent pas à déverser sur eux une pluie fine et froide. Un silence pesant règne en maître, seulement troublé par le fracas intermittent du tonnerre.
Lorsqu’ils atteignent un embranchement -le premier depuis qu’ils suivent ce chemin- Jéricho décrète une halte et met pied à terre. A cet endroit, le sentier se scinde en deux. Trempé jusqu’à la moelle, Killian affiche un air maussade.
- Mouais… C’est ici. ». Jéricho laisse échapper entre ses doigts, la poignée de terre qu’il vient de saisir. Lump, j’ai besoin de toi.
-Tu m’as l’air d’un gars futé. T’as du cran, de la ressource. Pas vrai ?
Lump, qui s’est rapproché, opine timidement.
- Bien !
Jéricho le prend par les épaules et poursuit sur le ton de la confidence.
- Ecoute attentivement. Tu vas prendre avec toi les frères Luski, et vous emprunterez tous les trois ce chemin. Il vous conduira jusqu’à un défilé assez large pour une monture et son cavalier. Peu de gens la connaissent, mais c’est l’ancienne voie qui donne accès au Chemin des Compagnons. Tu vois ce que je veux dire ?
- Bien sûr, rétorque Lump avec trop d’empressement.
-Mais…
-La ferme Walt. Tu vois pas que je cause.
Walt ouvre des yeux comme des soucoupes mais ne dit rien.
-T’as bien tout compris, Lump ? Je compte sur toi. Faut qu’on brouille les pistes.
Jéricho plante son regard havane dans celui de Lump. La discussion est close et le groupe se sépare.
Lump bifurque à droite, les frères Luski sur les talons. Killian les regarde s’éloigner. Le trio finit par disparaître au détour d’un bosquet de pins. Un sourcil levé, il fixe Jéricho.
-Le Chemin des Compagnons, hein ? Jamais entendu parler. Il y a vraiment un passage vers les Badlands dans le coin ?
La bouche de Jéricho s’étire en un rictus moqueur.
-Pas plus qu’il y a de chances pour qu’on revoie un jour ces péquenots. S’ils sont assez stupides pour gober ça, c’est qu’ils nous seront plus utiles morts que vivants.
-Tu les envoie directement sur les troupes impériales…
- J’appelle ça une diversion.
-Les Compagnons, ça ne manque pas d’ironie. T’es une belle enflure.
- Tu devrais plutôt me remercier, blondinet. J’aurais pu t’envoyer avec eux. Mais tu peux encore les rejoindre.
Jéricho saute sur sa monture et s’engage sur l’autre route. Walt dépasse Killian, alors que celui-ci l’interpelle.
-Ça te dérange pas toi !? S’emporte Killian. Walt masque sa gêne en passant une main distraite sur sa figure empourprée.
-T’es qu’une lavette. Bon sang ! Où est passée ta dignité ?
Mais le gros homme reste coi.
- C’est ça, va rejoindre ton maître, sale cancrelat, souffle Killian avec véhémence.
Après un trajet interminable, le sentier escarpé débouche sur un plateau en pente douce. L’amoncellement de nuages a fini par lâcher tout son lest, et les arach-singes, maculés de boue, s’empêtrent dans une tourbe détrempée.
A la traîne derrière ses compagnons d’infortune, Walt débouche sa gourde et boit une longue gorgée d’eau de pluie. Il s’essuie du revers de sa manche. Leurs poursuivants n’ont plus donné signe de vie depuis des lustres. Pourtant, Walt est inquiet. Ses sens lui jouent des tours. Le moindre craquement le fait sursauter. D’autres fois, il aperçoit des formes imaginaires prêtes à jaillir du couvert des sous-bois. Un frisson lui parcourt l’échine. C’en est trop pour lui. D’une pression des talons, il pousse sa monture à forcer l’allure, afin de rejoindre ses camarades.
- On arrive bientôt, on commence à se les geler.
Killian resserre le col de sa veste d’un geste hargneux.
L’obscurité grandissante estompe la netteté du décor. Le sol n’est plus qu’une tâche de gris uniforme. Même l’herbe éparse paraît grise et se confond par endroit avec les pierres couvertes de mousses. Il devient bientôt difficile de distinguer quoi que ce soit.
La première maison semble surgir du néant. Nulle lumière ne perce aux fenêtres de sa façade lépreuse. La porte d’entrée est close, barricadée même. D’épaisses planches de guingois en barrent l’accès. Les trois hors-la-loi contourne la vieille bicoque. La rue principale s’ouvre devant eux, déserte et silencieuse.
- Les pignoufs du coin doivent pioncer, mais on va tâcher d’éviter les coups fourrés. Killian, tu vas prendre à revers, de ce côté-là. La baraque de Flexus est située à l’autre bout du village. On se rejoint là-bas.
- Je te rappelle que j’étais là, la dernière fois où tu as indiqué un raccourci à quelqu’un.
- Ce n’était pas une suggestion, gueule d’ange.
Killian s’exécute de mauvaise grâce tandis que Walt emboîte le pas à Jéricho. Les deux hommes longent une rangée de bâtisses sommaires aux fenêtres calfeutrées. L’une d’elles a été ravagée par le feu. Les poutres de sa charpente disloquée s’entassent comme des ossements noircis. Lorsqu’ils dépassent le puits du village, Walt fixe la chaîne rongée par la rouille. Elle plonge dans le vide abyssal de cet œil borgne empli de ténèbres.
- On a pas revu Flexus depuis qu’il a perdu son frère. Je me demande ce qui lui a pris de se terrer dans ce maudit bled.
Jéricho lui prête une oreille distraite, mais consent enfin à sortir de son mutisme.
- Tu as la trouille, Walt ?
Ses traits s’animent alors qu’il hume l’air autour de lui en souriant.
- Cette nuit s’annonce pleine de promesses. Tu ne le sens pas?
Sous ses sourcils en broussaille, son regard perçant brille d’une lueur maligne
Tout ce que sent Walt, ce sont les remugles pestilentiels qui émanent des marais de l’autre versant de la montagne. Toutefois, il s’abstient de tout commentaire.
- On y est.
Une fois menés à leur enclos, les arach-singes sont débarrassés de leurs harnachements. Perclus de fatigue, les bêtes se vautrent sur le sol fongueux. Leurs crocs s’attaquent avec avidité aux rares pousses encore comestibles.
Le refuge de Flexus Boscov ne dépareille pas des habitations voisines. La moisissure orne les murs de la cabane d’une mosaïque alambiquée du plus bel effet. Killian, après avoir rejoint ses compagnons, considère un instant ce monument de décrépitude. «-Cet endroit me plaît déjà.».
Le plancher vermoulu craque sous le poids des trois hommes, lorsqu’ils gravissent les marches du perron. Le seuil est jonché de débris de verre, là où les vitres du rez-de-chaussée se sont brisées. A l’intérieur, tout est noir.
- Flexus! Hèle Walt.
Jéricho l’écarte du passage et pousse la porte. Elle n’est pas verrouillée. La faible lueur de l’allumette que Killian vient de gratter, suffit à peine à disperser l’obscurité. Les hors-la-loi progressent à tâtons, à mesure que la flamme tremblotante révèle l’ampleur du saccage. Un ouragan a dévasté les lieux. Une atmosphère glaciale enveloppe les intrus.
- Qu’est-ce qui s’est passé ici ? Murmure Walt, la bouche pâteuse. Le silence sépulcral instille en lui une peur insidieuse. La pièce lui paraît soudain terriblement exiguë.
Un voile de poussière s’est déposé sur le mobilier brisé : des étagères rudimentaires ont été jetées au sol, leur contenu s’est répandu en vrac. Killian ramasse une lampe à huile miraculeusement intacte lorsqu’un bruit mat le fait sursauter, bientôt suivi d’un cri de douleur !
Walt se relève péniblement, les mâchoires crispées. Il extrait avec précaution le tesson de verre de sa paume blessée. Devant le regard furibond de son compagnon, il lève sa main mutilée d’un air penaud. Le verre a entaillé la peau jusqu’à l’os.
- Où est passé Jéricho ? Ce dernier s’est volatilisé.
Comme un seul homme, les hors-la-loi se tournent vers la réserve. La pièce du fond est plongée dans les ténèbres, auxquelles le faible éclat de la lanterne décuple la noirceur. Killian s’avance à pas prudent tandis que Walt se coule dans son ombre. Quelque chose de rond et dur roule dans leur direction, avant de s’immobiliser complètement. Walt réprime un hoquet de frayeur ! La tête de Flexus le fixe de ses orbites creuses, autour desquelles un épais liquide verdâtre a coagulé. Bien qu’il n’y ait plus traces du nez ni des oreilles, le visage en lambeaux est bien celui de Boscov. Les replis de sa chair putréfiée ont coulé comme de la cire fondue. Arraché avec une violence inouïe, le crâne a emporté un morceau de colonne vertébrale.
- Dis bonjour, Flexus ! Le pied de Jéricho se pose sur la tête en décomposition. -Tu avais meilleure mine la dernière fois qu’on s’est vu !
- Qui a pu faire ça ? Demande Killian, enfin parvenu à s’arracher à cette vision de cauchemar.
- Je crois qu’on ne va pas tarder à le savoir.
Jéricho est le plus prompt à dégainer ses armes. Epée au poing, il se rue vers l’entrée de la cabane et repousse la porte de toutes ses forces.
- Aux fenêtres !
Jéricho aboie ses ordres. Trop tard. Quelque chose s’est faufilée par l'embrasure avant d’atterrir au centre de la pièce. Au moment où la créature se redresse, sa gueule béante se tord et laisse échapper un feulement rauque. Un cri d’horreur bloqué au fond de la gorge, Walt bat en retraite jusqu’à ce que son dos trempé de sueur heurte le mur.
Pas plus haute qu’un enfant, la créature darde sur ses proies, deux globes oculaires exorbités.
- Des Ghoulies ! Hurle Walt d’une voix désarticulée.
Killian amorce son arbalète de poing, juste à temps pour cueillir la monstruosité en plein essor. Le projectile traverse le corps écailleux de part en part et Killian se retrouve éclaboussé par une gerbe de sang. La créature s’écrase à ses pieds dans un pathétique gémissement. Poussée par la rage, elle trouve pourtant la force de se traîner sur le plancher, jusqu’à ce qu’une lourde botte ferrée mette fin à sa reptation.
- Secoues-toi Walt ou je te balance moi-même en pâture à ces saloperies !
A l’instant où il croise le regard brillant de colère vissé sur lui, le gros homme sait que ce ne sont pas de vaines paroles. Il accourt auprès de Killian d’une démarche maladroite, butant presque sur le cadavre encore chaud. Plus pâle qu’à l’accoutumée, Killian écoute le grattement frénétique contre la porte. L’extrême tension qui l’habite a fait naître sous ses yeux des cernes à la teinte bleuâtre. Pourtant, sa poitrine collée à sa chemise ensanglantée, s’abaisse et se soulève à un rythme lent et régulier. En face de lui, Walt est au supplice Les piaulements des Ghoulies lui mettent les nerfs à vifs. Il est parvenu à grand peine à calfeutrer les fenêtres. Après cette débauche d’énergie, ses mains sont agitées d’un irrépressible tremblement. Son calvaire est loin d’être achevé.
Impuissants, ils devinent tous deux, la horde difforme agglutinée autour de la cabane de Boscov.
- Elles attaquent! Aussitôt, Killian s’arc-boute contre la porte et encourage son acolyte à l’imiter.
- Il est déjà trop tard, gueule d’ange. »
Une sentence lapidaire que Jéricho agrémente de quelques notes fredonnées à voix basse. Dos à ses acolytes, il se balance sur ses talons avec nonchalance.
Killian le dévisage d’un air de stupeur mêlé de colère. Sous la lueur de la lanterne, ses yeux étincellent comme la glace Un flot de bile lui brûle soudain la gorge. Dans un éclair de lucidité, il réalise que cet homme est dément. Alors qu’à l’extérieur, les enfers se déchaînent, il assiste impuissant, au naufrage de celui qu’il considérait naguère comme leur chef. Il entrevoit avec une clairvoyance quasi surnaturelle que son destin est scellé. Ce chaos va l’engloutir corps et âme. Cette sensation s’est imprimée au fer rouge dans son esprit. Il refoule aussi sec la nausée qui menace de le submerger. Il doit rester maître de lui… Mais le bandit ne peut s’empêcher de songer ô combien il lui serait agréable-jouissif même !-d’abattre Jéricho, ici et maintenant Tant d’occasions où la peur a retenu son geste ! Où, le poing crispé sur le manche de son poignard, il n’avait osé braver le sort.
En homme d’expérience, de celle qui vous endurcit de manière indélébile, Killian recouvre son sang-froid. Pourquoi s’encombrer de regrets ? Après tout, il est de toute évidence trop tard.
Un raffut tapageur tire le hors-la-loi de sa rêverie. La trappe du cellier vient de voler en éclats ! Dès lors, la pièce est saturée d’une effroyable odeur de putréfaction. Les créatures prises d’une ardeur frénétique, s’extraient de la réserve, couvertes d’immondices. Rongées par leur appétit vorace, elles se sont frayées un passage à coups de griffes et de dents, retournant la terre, la gueule écumante de bave, les narines palpitantes, et les pupilles dilatées comme des coupoles !
Jéricho fait face aux abominations. De la glace dans les veines. Droit dans ses bottes, il ne bronche pas. Pas même lorsqu’une bête enragée gronde à son approche.. La Mort lui a sourit à de maintes occasions. Et Jéricho sait comment s’y prendre avec cette vieille rombière. Sa sombre silhouette devenue soudain immense, noie les créatures sous son ombre alors qu’il se rue à l’assaut, tel un diable jailli de sa boîte. Les combattants sont emportés au cœur des ténèbres où s’engage une mêlée furieuse. C’est la dernière image qu’aperçoivent Walt et Killian, avant qu’un rire hystérique ne se répercute par-dessus le tumulte. Le son de ce rire est terrifiant.
- S’ils pouvaient s’entretuer, crache Killian entre ses dents serrées.
Walt ne l’écoute pas. La porte d’entrée ne résonne plus des bruits qui n’avaient de cesse de le tourmenter. Un écho salvateur résonne dans l’esprit du gros homme qui sent frisson lui vriller l’échine. Mais l’irruption soudaine d’une main décharnée, tendue vers sa figure, coupe court à cet éphémère espoir. Et lorsque celle-ci tente de l’agripper de ses doigts crochus, Walt ne doit son salut qu’aux réflexes sans faille de Killian, dont la lame s’abat sur le bras malingre et le tranche net.
Les râles de la créature agissent sur la frustration de ses congénères tel un catalyseur. Les secondes s’égrènent tandis que la porte chancelle sur ses gonds. Le frêle rempart ne résistera plus longtemps. Sous la pression, le bois ne tarde pas à se fissurer. Les yeux injectés de sang, Walt repousse les ghoulies dont il débite les membres en morceaux. « Je veux pas finir comme Flexus » Scande-t-il en une litanie inintelligible. Bientôt, le plancher est inondé d’une flaque visqueuse et nauséabonde. Les deux hommes luttent pied à pied, conscients que la moindre faille sera fatale. Mais l’issue ne fait aucun doute. Réchappée de la réserve, une créature se glisse à revers, toutes griffes dehors. Elle a choisi sa proie… Killian pivote ; le choc brutal lui arrache l’arme des mains ! Il sent avec horreur les crocs affilés fermement plantés dans ses chairs. La douleur est insoutenable.
Sa plainte alerte Walt, que la peur pétrifie sur place. Le gros homme entrevoit la scène en une brutale succession d’images : le sang épais qui s’échappe à gros bouillons, les coups de poings rageurs de Killian qui roue le crâne difforme de son assaillant, la lanterne qui se brise dans le tumulte… Les flammes se propagent à une vitesse folle. Les corps entremêlés traversent la pièce en tournoyant jusqu’à ce que l’empoignade s’achève par la chute des deux adversaires à travers la barricade de fortune. Walt assiste à cette lutte à mort aussi immobile qu’un insecte épinglé à sa planche.
Les ghoulies ont le champ libre ! Killian grouille de créatures. Il se débat encore un instant. Son bras tressaute, avant de retomber mollement au milieu des monstruosités qui se repaissent déjà de ses entrailles fumantes. Accaparées par leur festin, elles en négligent Walt. Il n’est plus qu’à leurs yeux qu’un tas de chair apeurée. Une proie facile. Toutefois, l’appétit des créatures est perturbé par celui tout aussi insatiable des flammes. Une langue de feu grimpe le long des murs et lèche le plafond noirci. Un vent de panique souffle parmi les ghoulies à mesure qu’une forte odeur de brûlé se propage dans les airs. Walt écoute les sinistres craquements tandis que l’édifice vétuste grince sur ses fondations. C’en est trop pour le gros homme ! Il en arrive presque à souhaiter que survienne le coup de grâce qui le délivrera enfin de toute cette peur. Lorsqu’une poigne de fer lui agrippe l’épaule, Walt craint soudain d’être exaucé. L’épée serrée entre ses doigts engourdis lui paraît bien dérisoire. Une force phénoménale le contraint à faire volte-face. Même barbouillé de sang, Walt reconnaît ce visage. Jéricho… Son face-à-face avec les créatures a laissé des marques douloureuses. Un morceau de peau pendouille sur sa joue mutilée. La chair est à vif. Ses yeux hallucinés semblent se perdre dans la contemplation du désastre. Quand ils se posent enfin sur Walt, ils reflètent une telle sauvagerie que le gros homme à un mouvement de recul. Jéricho se rapproche, si près, que Walt peut percevoir l’éclat des flammes se refléter dans les prunelles rougeoyantes. Sa voix n’est plus qu’un coassement « On se tire d’ici » .
Walt essaiera plus tard de se remémorer leur fuite. A travers le flou impénétrable, il ne conservera qu’un vague souvenir : le craquement terrible qui accompagne la chute brutale de la charpente derrière eux. Enterré Flexus. Enterré Killian… Le village est aux mains des créatures… Elles ont tout envahi. Comment l’arach-singe a-t-il survécu? Son hennissement est un appel salvateur. Les hommes et la bête engagent une course chaotique. Eperdue. Qu’elle les amène loin d’ici, loin…
***
Allongé de tout son long, Walt observe le ciel écarlate. Un sourire stupide éclot sur son visage radieux. Pas une égratignure. Walt étouffe un rire mal venu. Jéricho repose un peu plus loin. Il n’a pas repris connaissance depuis que la lame du couteau chauffée à blanc s’est posée sur sa blessure. Cette odeur infecte de chair brûlée. Walt fronce les narines ; lui-aussi avait bien failli tourner de l’œil. Pas une égratignure. Après tous ces périls… Contre toute attente, un profond sommeil s’empare de lui.
Du coin de l’œil, il aperçoit l’arach-singe en train de brouter paisiblement. Quelque chose cloche.
-Tu sens cette chaleur sur ta poitrine ?
Walt essaie de parler Son poing se crispe sur une touffe d’herbe ; aucun mot ne franchit ses lèvres exsangues.
- C’est ton sang qui s’écoule de ta gorge.
Walt tourne un regard suppliant vers Jéricho.
- Je sais que c’est toi qui m’as vendu.
Son ultime tentative se perd dans un gargouillis inintelligible. Une brume rouge danse devant ses yeux.
Walt n’entend plus rien.
FIN