Par la fenêtre à croisillons l’on pouvait voir le ciel d’orage se rassembler en gros nuages noirs, leurs traînes tourbillonnantes au-dessus d’une forêt de toits d’ardoises adossés les uns aux autres… Et bien, il faudra faire avec.
A l’intérieur : un petit appartement rustique et chaleureux, et son propriétaire de même.
Devant le miroir en pied, Higuain Barnable observait sa silhouette courtaude. Gilet de laine sans manches, veston, mocassins usés ; voilà pour sa mise, soignée et vieillotte, et là encore on pourrait en dire autant du vieil homme dont la figure large est habillée d’une barbe bien taillée comme un collier de givre. Si nous étions arrivés plus tôt nous l’aurions vu répéter plusieurs fois les mêmes gestes machinalement : il resserre son nœud de cravate rouge, fouille nerveusement dans sa sacoche de cuir vieilli, compulse ses notes, visualise les étapes de son itinéraire, mais cela nous ne pouvons le voir, seulement le deviner derrière ses yeux rêveurs qui semblent enchâssés dans des lunettes en cul de bouteille. Car aujourd’hui est un jour particulier pour Higuain, qui va se retrouver en compagnie plus fameuse que celle à laquelle sa vie de vieux garçon l’a habitué. Lorsque le verrou de sa porte claque tristement dans le couloir déserté, il ne peut s’empêcher de ressentir la piqure discrète de l’inquiétude qui anesthésie sa détermination, brièvement.
Higuain Barnable longea la rue au bas de son immeuble et se laissa gagner par une satisfaction rassurante. C’était le panorama de la ville, avec lequel il avait grandi : un décor confortable, au contraire des paysages de forêts et de montagnes, dépourvus de sens et qui lui paraissaient comme des cartes dont la légende aurait été depuis longtemps effacée. Ici le flot des automobiles s’écoulait avec un ronron familier à ses oreilles tandis qu’il s’engageait dans un escalier souterrain, surplombé d’un panneau en lettres gothiques qui annonçaient le Métropolitain.
Lui-même n’avait jamais appris à conduire. Dans sa jeunesse cela n’avait pas semblé être une chose d’importance : penché sur sa bicyclette il dévalait les venelles pavées, infatigable, les seules voitures autour de lui tirées par des chevaux menés par la main sûre de leurs cochers. Plus tard la ville s’était dotée de nouvelles astuces prêtes à le prendre au piège, de nouveaux lotissements dressés de la poussière comme des bourrelets successifs chacun plus lointain que le précédent, solidement ficelés dans leurs bretelles d’autoroute et Higuain s’était retrouvé pris dans la nasse, une antiquité à son tour.
Le métro approcha avec sa rumeur lointaine et son haleine brûlante, l’air déjà respiré par la masse anonyme des voyageurs et repassé par le même labyrinthe de conduits de ventilation, tout ceci depuis un temps immémorial. Le vieil homme une fois monté s’assit comme à son habitude sur le strapontin à l’extrémité du wagon.
Une fois de plus il étudia les notes gribouillées sur son carnet, les plus récentes le matin même au saut du lit.
Pour autant que ce fut une première, l’assemblée à laquelle il allait se joindre lui semblait déjà familière : comme une branche éloignée de la famille exactement, connue depuis toujours mais dont il n’aurait eu des nouvelles que par des cartes de vœux une ou deux fois l’an. Il ne se rappelait plus comment il avait appris leur existence, peut-être par les chuchotement entendus à la bibliothèque, ou de la bouche d’un ami autour d’un verre, ou peut-être dans un rêve, oui ça n’était pas le moins probable en fin de compte. Il s’était pris de fascination pour leurs mystères, leur travaux, leurs réunions secrètes, enfin ; et aujourd’hui il était convié à son tour à l’une de ces réunions, encore qu’il ne puisse plus se rappeler comment ils étaient entrés en contact avec lui.
Comme un astronome qui a passé sa vie à observer les astres et espère un jour attirer leur attention en allumant des feux de Bengale au sommet d’une colline, il allait prendre consistance à leurs yeux, ou du moins l’espérait-il de tout son cœur jeune à nouveau pour quelques battements.
Car il avait une histoire à leur raconter, une histoire qui pouvait se résumer à quelques mots : autrefois, le monde était différent de ce qu’il est devenu.
Cette réflexion, pour toute évidente qu’elle soit, avait germé en lui toute une vie durant. Il l’avait tout d’abord lue, dans un traité d’Egyptologie peut-être, puis elle avait parcouru son chemin pendant qu’il parcourait le sien, et un jour bien des années plus tard elle lui était revenue, à lui désormais pour qu’il l’essaime à son tour.
Autrefois, le monde était différent de ce qu’il est devenu. Il était plus petit, pour commencer. Et, par un corolaire immédiat, plus plein : plein de cités bruyantes et sales avec leurs murs d’enceinte et leurs rues pavées, et de forêts médiévales ou tout un chacun pouvait croiser le dragon et le chevalier errant et la demoiselle en détresse, se découvrir soi-même l’un ou l’autre de ceux-là, tous rejetés aujourd’hui parmi les vestiges d’une tradition oubliée.
Car le monde avait grandi : sous les efforts inlassables d’explorateurs, découvreurs de terres nouvelles – nouvelles, c’est-à-dire, pas pour leurs occupants, perdants désignés de l’histoire – habitées de créatures plus étranges que celles des légendes. Puis des savants, des poètes, glorieuse époque où ces mots allaient l’un accolé à l’autre, avaient offert au monde un autre monde, situé à la verticale du notre, infini par delà les nuages. Les dragons et les fables avaient reflué de la forêt ancestrale d’un univers devenu trop grand pour eux, comme des bulles de champagne hors d’une bouteille soudain ouverte ; s’étaient réfugiés à leur tour parmi les étoiles avec un imperceptible plop cosmique.
Plop.
La corne du métro tira Higuain de sa rêverie. Le paysage avait fini de défiler par la fenêtre, la course folle d’une bille à la roulette d’un casino, pour s’immobiliser après un ultime rebond sur un décor de grisaille maussade, bâtiments anciens éclairés par un ciel porcelaine.
Son chapeau de feutre solidement vissé sur la tête, le vieil homme s’avança à travers le campus, pas tout à fait un campus, presque un musée en fait. Il cheminait parmi les saules et les peupliers, demandant son chemin aux rares passants, le plus grand nombre d’entre eux des joggers avec leurs tenues collantes et leurs écouteurs, aux yeux de Higuain des visiteurs venus d’une autre planète.
Enfin, il arriva au but. Une courte allée bordée de bougainvilliers, jetée comme en travers d’une large pelouse perlée de rosée, jusqu’aux marches d’un amphithéâtre plongé encore dans la pénombre. Sacoche à son côté, Higuain engloutit le chemin une dalle après l’autre, ses petites jambes tricotant et ses pensées de même, selon des directions différentes malgré tout. Surplombant le dais, une banderole se déployait grossièrement, sur laquelle on pouvait lire :
Xe (dixième) colloque des Chroniques des Jours Anciens
Dans le hall l’accueillit l’odeur bienveillante du café chaud. Sur sa gauche la réception était dressée sommairement, et pendant qu’il bredouillait et qu’il cherchait son invitation, fébrile, on lui remit son paquetage de congressiste, badge nominatif et programme de la journée et un plan des lieux, maintenant qu’il était arrivé en fin de compte ce n’était plus nécessaire de s’être donné cette peine. Le jeune homme qui s’occupait du stand, un rouquin, est-il besoin d’en dire plus, lui tendit une viennoiserie, et lui dit avec une voix un peu trop enjouée Vous êtes le premier à parler ce matin, pas besoin d’y mettre tant d’enthousiasme, Higuain pensa tout de suite à ces gens qui prennent les accidents de la route en photo lorsqu’ils en sont témoins.
La salle était animée d’un brouhaha enjoué, et cela rappela au vieil homme l’époque lointaine et frénétique où il avait lui-même été écolier, puis étudiant, l’effervescence insouciante qui après tout ce temps lui semblait toujours aussi effrayante, peut-être même davantage. La plupart des autres participants étaient à peu près de son genre, vieux bonhommes les plus nombreux, plus colorés que lui d’une certaine façon pourtant. Mais quelques uns étaient jeunes, avec leurs allures dégingandées et leurs codes vestimentaires qui étaient, et bien, d’un autre temps ; et avec une certaine anxiété il remarqua aussi la présence de quelques femmes. Sagement à l’écart, moins attentifs on aurait pu le croire en grande discussion avec le froufrou du rideau tout proche, Higuain sirota son café, piochant à intervalles réguliers une bouchée de croissant sans grande conviction.
Un peu plus tard.
Ils avaient retrouvé sa trace finalement, fins limiers ; l’avaient accueilli comme de vieux amis avec une chaude embrassade, puis mené en coulisses, les informations fusant indistinctes à ses oreilles comme un paysage rendu flou par la vitesse. Puis ils l’avaient laissé seul, abandonné à son sort serait plus juste songea-t-il, dans l’attente de son jugement, rendu imminent à en croire la course inéluctable de l’aiguille de l’horloge suspendue au mur, gros œil blafard dont le regard vide répondait au sien, inquiet pour le moins.
De l’autre côté du rideau – rouge, bien entendu, un rouge profond de tragédie antique – il entendit son nom prononcé, puis le murmure vibrant de la voix de l’orateur se tut à son tour. Higuain sut que c’était à lui d’agir ; mais ce qu’il devait faire à présent il n’en avait pas la moindre idée, paralysé, comme un lapin dans les phares d’un trente-six tonnes, comme le dit l’adage, à moins qu’il ne s’agisse d’un renard, après le passage du camion difficile de dire.
Enfin, comme le condamné de l’histoire s’avançant sur une planche au-devant d’un cercle de requins, le vieil homme s’extirpa de la pénombre rassurante, dans le cercle de lumière en plein jusqu’au petit estrade. Higuain déglutit péniblement, tapotant son front avec son mouchoir, celui-ci encore noué, mais pour lui rappeler quoi ? Il l’avait oublié. L’assemblée vue d’ici semblait nombreuse, plus nombreuse que dans le hall, encore qu’une petite majorité de fauteuils étaient restée vide. Le vieil homme remercia intérieurement l’éclairage qui rendait indistincts les silhouettes, les regards posés sur lui, inquisiteurs, ceux-là ils ne se les imaginaient que trop bien.
Rassemblant ses dernières forces, il ouvrit sa sacoche dans un silence poli. Ce qu’il en tira, après de longues secondes de déploiement laborieux devant l’assistance pas encore conquise, comme un magicien qui présente chacun des ustensiles nécessaires à son tour, mettant son public au défi de deviner la supercherie, ce qu’il en tira donc ressemblait à une large courbe tracée sur du carton souple, presque une fresque, et qui se présentait sous cette forme :
Autrefois, le monde était différent de ce qu’il est devenu.
Higuain s’éclaircit une dernière fois la gorge, et commença son récit.
Le cycle se reproduisait à différents moments de l’Histoire, toujours selon le même schéma. L’impulsion venait invariablement d’un petit groupe : artistes, chercheurs, prophètes, tous visionnaires à leur manière, ouvraient une nouvelle brèche dans ce qui jusque là avait tenu lieu de clôture abritant le troupeau paisible de la rêverie humaine. Appelons-là astronomie, cubisme, théorie de la relativité ou rock and roll, chaque fois un coup porté à un édifice poussiéreux de certitudes partagées, et plus violent le choc plus grand le nombre de portes entrouvertes, de nouveaux mondes offerts l’espace d’un moment à l’imaginaire collectif, comme une fusée de feux d’artifices éclatant en une gerbe de fumerolles bleues, rouges, vertes, scintillantes chacune dans des directions différentes… Et puis ?
Et puis, plop. Les dragons avaient disparu, quoi qu’ils aient eu la peau dure. La conquête spatiale n’avait été l’affaire que de militaires finalement, et les monstres fantasmés de l’espace infini étaient restés enfermés aux frontières des écrans de celluloïd et des romans de gare. Et ainsi de suite. A chaque fois le monde comme pressé de sa matière vitale et réduit finalement à une coquille desséchée, repliée sur elle même, à chaque fois un peu plus. Jamais l’univers n’avait été si grand et pourtant il semblait moins vaste qu’auparavant, moins mystérieux ; comme si quelque part l’on avait fait fausse route, se détournant des lumières pour emprunter une voie de garage.
Arrivé là Higuain reposa ses notes sur le pupitre, car pour ce qui était de son histoire il en avait fini. Mais il lui restait encore une chose à dire : car au-delà de son récit, il y avait une explication, qu’il voulait partager maintenant, avec ces inconnus qui le comprenaient, il le sentait.
La première chose à laquelle il s’était intéressé avait été le destin de ces accoucheurs de mondes, créateurs d’univers nouveaux ou simples témoins de leur genèse il n’avait pas été capable de conclure. Dissimulés à l’ombre de noms plus fameux un certain nombre d’entre eux disparaissait à chaque itération successive du phénomène, comme des galets emportés l’un après l’autre par la marée.
Et s’ils n’avaient pas disparu, retournés à la poussière comme on le pensait généralement, mais qu’ils s’étaient éloignés encore jusqu’à être hors de vue ? Peut-être avaient-ils simplement basculé par-delà la ligne d’horizon – ou bien était-ce nous qui nous étions éloignés d’eux ?
Car voilà l’idée qui animait Higuain sans lui laisser guère plus de répit, comme une marque incandescente laissée dans son esprit : peut-être toutes les légendes et les mythes étaient toujours là quelque part, et nous les avions oubliés ; le dragon et le chevalier, encore à nous attendre au détour de la forêt, gardant espoir en nous alors même que nous avions cessé de croire en eux.
Et par là même il y avait une possibilité, sans doute infime, une chance sur un million aurait dit un esprit plus sage, de rejoindre encore ces univers rangés sagement dans une case de nos esprits comme un bosquet bien taillé en bordure du chemin, toujours bien présent pendant que nous cheminions à travers les allées pavées de la pensée, trop pressés pour le voir, notre démarche assurée et perdus pourtant. En se plongeant dans la tradition avec suffisamment de dévotion il serait possible d’entrer en contact avec ces réalités oubliées, de nous perdre en elles à notre tour, la même voie que d’autres avaient empruntée avant nous.
Etait-ce l’idée dans sa globalité, ou seulement un fragment de l’idée, que Higuain avait pu apercevoir comme à la faveur d’un contrejour révélant soudain ce qui était sous nos yeux depuis toujours ? Et même si elle devait à son tour se révéler une impasse il lui fallait partager cette idée, la seule qui n’exigeât pas d’artefact magique ou de portail dimensionnel, introuvables les uns comme les autres sous ces latitudes ; peut être dans cette assemblée un esprit se ferait le terreau fertile de cette idée, et alors le vieil homme tiendrait sa tâche pour accomplie.
Higuain écouta les derniers échos de sa voix se disperser : une voix vibrante, une voix de stentor qui semblait venue… d’ailleurs. Le silence se répandit dans l’amphithéâtre, qui promettait de devenir pesant si l’opportunité lui était donnée.
« - Quelqu’un a-t-il une question ? »