La soirée avait été la même que les trois précédentes : arrosée. La seule différence tenait dans la nature du lieu de sa débauche : un bar à vodka aux multiples cocktails, tous plus dévastateurs les uns que les autres. La même soirée que toutes les autres : arrosée, et triste. Triste, surtout.
Sorti du métro désert, il déambula dans les rues désertes de ce mois de septembre. Les cours reprenaient, la fatigue avec eux, et l’alcool ensemble. Et le bruit, aussi, cet incessant vacarme des paroles, des rires, des moteurs, des klaxons, de tous ces signes d’une vie humaine qui lui devenait de plus en plus insupportable. Sa démarche était hésitante, un peu traînante, mais il voyait clair dans l’immense jeu cosmique : quelque part, on se moquait de lui. On ? Dieu, Temps, Espace, Joueur, qu’importe ? Disciple ou Seconde ou Endroit ou Pion, l’un ou l’autre, voilà ce qu’il représentait pour cette entité moqueuse.
Il dut s’arrêter un instant, reposer contre un mur pour ne pas s’effondrer. Lorsqu’il leva la tête, il aperçut des gargouilles de pierre ricaner puis s’envoler, mais ce n’était que l’alcool qui faisait des siennes. Il le sut en constatant que les cimes de béton penchaient de part et d’autre, que les fenêtres arboraient des formes géométriques impossibles, Lovecraftiennes. Et si l’américain avait vu juste ? S’il n’avait montré que le vrai, le réel, et que les autres s’en étaient détournés par une couardise apeurée ? Un visionnaire, voici ce qu’Howard était. Et lui, à son tour, l’étudiant qui tanguait, il suivrait les pas du génie…
Il se retint à grand-peine de vomir. Il divaguait et en était conscient. L’alcool avait toujours eu cet effet sur lui. Cela, et la tristesse. Quand il reprit sa marche, les aveuglantes lucioles de l’outre-espace luttaient pour dissiper les ténèbres, mais elles ne parvenaient pas pour autant à réveiller celui qui à jamais dormait. Il soupira de soulagement, tout en passant sa main trempée dans ses cheveux, plus noirs encore que la nuit.
Il se rapprochait de son domicile quand, soudain, un son clair vint tambouriner contre son crâne. Un bruit de pas, des chaussures à talon, de plus en plus fort. Quelqu’une venait dans sa direction. Il grimaçait de souffrance à chaque pas supplémentaire, la main posée sur une pierre froide, les dents serrées. N’allait-on donc jamais le laisser tranquille ? Le laisser dormir pour toujours ?
Les éclats de pas se firent tonitruants au moment où la marcheuse apparut, au détour d’une rue sans nom. Au début, son ouïe à l’agonie, l’étudiant ne lui prêta guère attention, grommelant dans son bouc noir son souhait de la voir s’évanouir dans les nuées de son esprit. Puis, alors qu’elle s’aventurait sous une luciole extraterrestre plus vaillante que les autres, il la vit.
La couleur.
Le rose de ses cheveux.
Une simple teinture, et pourtant…
Dieu, Temps, Espace, Joueur, que c’était beau ! Sa mâchoire s’affaissa, ses yeux sortirent de leurs orbites comme dans un cartoon pour ne se pas détourner de cette chevelure colorée, si gaie dans l’encre nocturne. Si déplacée. Si attirante. Elle le croisa sans un mot et lui n’en dit pas plus. Il se contenta de pivoter, fasciné, et ce n’est qu’après un douloureux effort qu’il parvint à poser son regard autre part, sur le manteau de la femme.
De loin, il lui avait paru noir, noir comme le sien, noir comme ses pensées et le monde en réalité. En fait, il constatait à présent qu’il se teintait de vert, un vert sombre, certes, du vert tout de même. Sans s’en rendre compte, il se détacha de son mur et emboîta le pas de l’apparition, hypnotisé par les couleurs qu’il ne portait pas. Ce rose ! Ce vert !
Ce bleu !
Le bleu de son jeans lui sautait à présent au visage et lui nouait la gorge pour une raison inconnue, ou trop idiote. Cela n’avait pas de sens. Personne ne se promenait avec du rose, du vert et du bleu. Du gris, oui, bien sûr ; les gens en avaient plein leur âme. Et puis du noir. Mais du rose ! Mais du vert ! Mais du bleu ! Il observa son propre pantalon. Il était noir, noir comme les récits de Lovecraft.
Une nouvelle fois, sa main balaya ses cheveux de suie, avant d’aller essuyer son visage où perlaient de grosses gouttes de transpiration. Qu’il faisait chaud, tout à coup ! Etait-ce l’alcool, était-ce son vêtement, était-ce cette chaude nuit de septembre ? Etait-ce la femme qui, là-bas, ôtait son manteau et dévoilait…
Oh, Grand Cthulhu !
… et dévoilait une chemise d’un jaune vif ! Il s’arrêta net, les yeux plissés, comme ébloui, et la bouche ouverte sur une exclamation muette. Ses pensées allèrent : peut-être, tout compte fait, existait-il des gens se promenant avec du rose, du vert et du bleu. Ses pensées vinrent : mais personne, non, personne ! ne se baladait en rose et vert et bleu et jaune ! Il plongea une main tremblante dans la poche de son long manteau et en tira une bouteille de bière à la robe noire, dont il but de longues gorgées, puis il hocha longuement la tête et chuchota :
« Je vois clair dans ton jeu, désormais, oh oui ! Tu n’es pas une femme, seulement un démon venu me narguer. »
Il but encore, encore et encore, vida la bouteille cul sec. Puis ses yeux noirs étincelèrent, il esquissa un sourire fiévreux, de folie mêlé de fureur, et il lança de toutes ses forces la bouteille. Elle alla se briser en mille éclats. La femme, devant, ne se retourna pas ; elle se contenta de presser le pas. Il n’allait pas la laisser s’en tirer comme cela.
Lui aussi accéléra. Il ne la quittait pas des yeux, enragé et effrayé par une vision qui venait lui montrer la vacuité de sa vie, le narguer de ces couleurs venues du ciel ou d’ailleurs, d’un monde qui ne pouvait pas exister. Qui ne devait pas exister. Il cracha pour lui-même :
« Je sais tout cela, sorcière, je le sais. Alors, quoi ? Pourquoi fais-tu cela ? »
Et il avançait, craintif mais décidé, et ses bras tremblaient, et ses propres pas résonnaient sur le trottoir, répondant à ceux de la femme aux couleurs. Il baissa la tête vers ses propres chaussures. Elles étaient noires, noires comme ses chaussettes et son portefeuille, noires comme son manteau et son pantalon, noires comme son pull et sa chemise, noires comme cette nuit goudronneuse. Et, devant lui, la femme brillait de mille feux aux teintes enjouées à chaque luciole qu’elle dépassait, inutiles créatures de la chose cosmique ! Alors, n’y tenant plus, il la héla :
« Eh, toi ! Tu crois que c’est ainsi ? »
Elle lui jeta un regard aussi bref que méfiant puis hâta encore le pas, sans lui prêter plus d’attention. Il persista toutefois à la suivre, les veines saillant sous l’effet de la colère. Avec de grands gestes désordonnés, il retira son manteau noir et le jeta par terre, retira son pull noir et sa chemise noire qu’il abandonna sans autre égard.
« Tu crois que tes couleurs m’impressionnent ? »
Tout en sautant à cloche-pied, il enleva sa première chaussure noire, puis s’effondra en ôtant sa deuxième chaussure noire. Il se releva en prenant appui contre un poteau de feu. Sa tête tournait, mais sa voix tonnait dans l’air lorsqu’il reprit.
« Ce rose clinquant ? Ce vert crade ? Ce bleu quelconque ? Ce jaune criard ? »
Il tituba encore en longeant une barrière, sautilla en pestant, et finit par brandir fièrement une paire de chaussettes noires, qu’il jeta dans son dos. Ce fut pieds nus qu’il reprit sa marche, alors que la silhouette colorée s’éloignait sur la longue, longue route.
« Ne me fais pas rire ! »
A ces mots, il s’arrêta pour retirer son pantalon noir, dans la poche duquel résidait son portefeuille noir. Il s’en débarrassa sur la route et, finalement, ne se trouva plus vêtu que d’un seul morceau de tissu, un caleçon noir strié de rouge. D’une voix triomphale, il s’exclama :
« Alors, qu’en dis-tu ? Moi aussi, j’ai de la fantaisie ! Moi aussi, j’ai de la couleur… ! »
Cependant, la femme avait déjà disparu de sa vue, évaporée dans une ruelle quelconque, et alors que ses yeux auraient dû pétiller d’une joie farouche, une ombre voila son visage. Il baissa la tête, souleva son caleçon, secoua lentement la tête. Alors, il se mit à pleurer dans la rue désertée, et à ses poisseux sanglots vint se joindre le croassement d’un corbeau solitaire.
Mais un peu moins.