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Adrien Baudes portait le nom de son village. Il venait du nord, avec une invitation à se rendre au siège de la société Carval, dans l’espoir d’y décrocher un travail. Aussi ce matin-là prenait-il un aller simple pour Espan, avec l’obligation de réussir ou de disparaître.

Un papillon de nuit le surprit dans le train, alors qu’à moitié assommé par le voyage il se tenait la tête contre la vitre. La surprise l’avait fait sursauter ; il avait regardé l’insecte remonter les rangées de sièges et s’échapper à sa vue dans les bagages.

Tout comme il vint, le souvenir de ce papillon partait. Au sifflement des freins il s’en souvenait encore mais avec peine, sur le quai il l’aurait oublié tout à fait et n’aurait plus pour se rassurer que cette idée d’avoir emporté avec lui un peu de son village, qui n’existait déjà plus perdu au lointain, tout comme Adrien n’existait pas et le savait.

Au-dehors de la gare, la ville – Espan était une ville superbe et très riche – lui apparut dans toute sa réalité. Il distinguait partout mille détails dont la somme infinie ne donnait rien. Deux bus vitrés devant leurs abris de verre, transports de la Carval, s’emplissaient de leurs passagers. Lui n’avait pas pris de billet, car il comptait se rendre au siège à pied.

Voici alors ce qui arriva.

Voici précisément ce qui arriva et qui ne pouvait pas arriver. Les personnes avaient fini de monter dans le premier bus mais les portes ne se fermaient pas. Au lieu de quoi, le contrôleur en descendit et alla droit vers Adrien. Ce dernier avait voulu regarder leur départ ; il ne sut ce qui se passait ; le contrôleur lui demanda s’il était bien lui-même, lui serra la main, l’invita à monter, refusa son refus, l’entraîna.

Avant de comprendre, il se retrouva assis à côté du conducteur, qui se présentant à lui avec un demi-sourire fatigué, lui avait également serré la main avant de démarrer. Tout le bus le regardait. À chaque arrêt il hésitait à descendre, ne savait que dire, ne savait que faire, jusqu’à ce qu’ils arrivent au pied de la société. Le contrôleur le laissa descendre, lui souhaita bonne chance ; le bus repartit sans lui, et avec lui un frisson de surprise.

Trois employés vinrent à sa rencontre. Il regardait encore du côté où un événement produit lui avait échappé quand ces personnes le surprirent, à le reconnaître, à vouloir lui serrer la main, à s’excuser que le directeur – qu’ils appelaient par son prénom – ne soit pas sorti le trouver. Adrien avait peur, d’une peur irrationnelle, qui lui peignait un visage. Il ne s’était jamais senti autant vivre.

La salle d’attente, quatrième étage, ressemblait à un salon de plantes grimpantes. Une personne attendait déjà, qui releva à peine la tête en le voyant entrer. Elle dit une interjection, replongea la tête par terre, dans l’attente. Une table les séparait. Adrien alla s’asseoir sur le second des deux canapés et tous deux restèrent là, sans se parler, pendant presque un quart d’heure.

Un secrétaire ouvrit la porte. Après s’être excusé à Adrien de ce qu’il était en avance, le secrétaire emmena avec lui cette personne silencieuse, qui tourna vers lui la tête avant que la porte ne se referme. Il se retrouva seul, mais seul, il ne l’était jamais. Il n’était, après tout, qu’une illusion, et l’illusion ne pouvait exister que par le regard d’un autre. Cette certitude en tête, Adrien chérissait cette solitude passée ensemble.

La personne ressortit quelques cinq minutes après. Elle eut le besoin soudain de lui parler, de toute autre chose que lui souhaiter bonne chance, mais ce fut tout ce qu’elle dit avant de s’en aller. Peut-être avait-elle tout dit : il eut l’idée, absurde, que tous ceux qui se présentaient pour du travail, à la Carval, en trouvaient.

Personne ne se présenta plus dans la salle d’attente avant que le secrétaire ne le prie de le suivre. La pièce disparut derrière lui.

Monsieur Dorsenne se leva pour lui serrer la main, un geste auquel Adrien obéit mû par cette habitude nouvelle. Après quelques questions préliminaires, où il réexposa ses compétences et ses motifs, le secrétaire revint avec trois verres. Ils burent donc, et comme lui demandait s’il le faisait pour tous, le directeur expliqua seulement qu’il avait eu soif.

La folie continua.

En un mot comme en cent, Carval était impossible. En moins d’un an, cette entreprise privée du transport public s’était étendue à tout le sud de l’Atasse, et gérait un chiffre d’affaire cent fois supérieur à son capital. Tout le monde avait été dépassé, à commencer par le directeur lui-même. Monsieur Dorsenne n’avait voulu que rapprocher les gens, et avec dix mille de fonds propres, s’était retrouvé à la tête de cet empire bénéficiaire.

Ce qui laissait un million deux cent mille de capital actions que l’entreprise devait absolument racheter sous les trois ans, sans quoi elle cesserait d’exister. Les raisons en étaient une histoire à elles seules. La fonction d’Adrien, outre la gestion du bilan au jour le jour, serait le rachat d’actions dont la valeur ne cessait plus de grimper, avec l’argent de l’entreprise qui faisait grimper la valeur de ces actions.

Il se surprit lui-même à demander un temps de réflexion.

Avec la plus parfaite illusion de l’existence, il quitta le siège de la société pour la première terrasse de restaurant qui lui apparut. Mais le souvenir de la rencontre ne le quittait plus. D’ici deux heures, trois heures, peu avant la fermeture, il dirait à monsieur Dorsenne qu’il acceptait. Cette question ne se posait pas. Il réfléchissait seulement parce que l’idée s’était imposée en lui qu’il lui fallait réfléchir, sur rien de précis, une menace pressentie et vague.

En fait, plus sa réflexion allait et plus un refus lui apparaissait possible. L’idée de ne pas exister ne lui était plus aussi certaine. Il combattait l’évidence dans le seul but de dire non. Non, il ne voulait pas travailler pour la Carval. Un rien de précis le poussait à refuser obstinément, pour les deux ou trois heures de sa réflexion, tant qu’il le pourrait encore.

Or plus le refus prenait de force, plus se renforçait la croyance d’exister.

Adrien quitta le restaurant plus vite qu’il ne l’aurait voulu, porté par le besoin de savoir, un besoin destructeur. Le magasin s’ouvrit devant lui ; il entra. Le caissier n’y réagit pas, affalé, pas plus qu’il ne réagit quand il revint avec deux litres de bière. Il resta là, quelques secondes, à constater qu’on ne le voyait pas. Mollement le caissier leva les yeux, le remarqua enfin. Il sortit ses deux litres en mains.

Il n’arriva pas au bout de la troisième canette. L’écoeurement l’avait pris, cependant pas l’ivresse. Les passants ne le remarquèrent pas marcher les yeux fermés ou lancer la pièce. Alors Adrien se laissa couler contre le mur, près des canettes renversées, à l’entrée de la ruelle.

Jusqu’alors, exister ou ne pas exister, cela ne lui changeait rien.

Il avait vécu jusqu’alors dans l’illusion que rien ne lui arriverait, ni en bien ni en mal – puisque mal et bien s’équivalaient – et que rien de mieux que cela ne pouvait lui arriver. À présent Baudes avait cessé d’exister, il se demanda si Baudes avait vraiment cessé d’exister. Il quitta sa ruelle, jusqu’à la cabine de téléphone la plus proche. Sous la seconde lettre, son village apparaissait encore.

Pas de tonalité.

Toujours pas de tonalité.

Le silence lui fit lâcher le combiné. Il regarda autour de lui, par les parois transparentes de la cabine, pour s’assurer de la présence des passants. Il lui fallait savoir, cependant. Adrien composa un dernier numéro, à Espan même, un numéro au hasard : l’appareil sonna deux fois, puis on décrocha et il entendit dans le combiné la voix du secrétaire de la Carval. Et il s’entendit confirmer, d’une voix naturelle, l’heure à laquelle il donnerait sa décision.

Voilà ce qu’il fit.

Voilà ce qu’il fit et ce qu’il devait faire. Il cessa de réfléchir, aussi simplement que cela, il cessa de prêter attention à ses actes. Il sortit de lui-même de la cabine, alla de lui-même par les rues, sûr d’une destination qu’il ne connaissait pas encore.

Il avait décidé de refuser. Une fois ce choix fait, le reste n’existait plus. Chaque geste qui suivrait s’inscrivait avec la précision des nombres, et chaque geste se décomposait en gestes toujours plus précis, toujours plus détaillés, dont la somme tirait vers l’après de son départ, de sa disparition. Cette somme de détails infinie ne donnait rien.

Ses pas l’avaient porté jusqu’à l’avenue de la gare. Il acheta sans comprendre un billet en direction de Baudes, puis s’assit sur un banc aux pieds des vieux bâtiments, devant la place des arrêts de bus.

Alors le papillon passa devant ses yeux. Il ne réagit pas, en quelques instants l’apparition lui échappait. Elle était passée si fugace qu’il sut avoir rêvé. En perdant ses couleurs le soir ne perdait pas sa réalité. La gare se trouvait de telle manière qu’il aurait fallu être dans le terrain vague des industries pour voir le coucher de soleil ; au lieu de quoi il lui tournerait le dos.

Un bus de la Carval se dégagea du trafic. Adrien resta assis, sûr que personne n’en descendrait pour le prendre. Il observait les portes, par lesquelles descendaient les gens, puis montaient, puis les portes rester ouvertes encore un temps. Il attendait encore, sûr que personne ne descendrait et en effet les portes se refermèrent ; le bus partit.

Quelqu’un s’assit sur le même banc, qui appartenait à la Carval. Le conducteur du bus l’avait salué, lui trop concentré sur les portes n’avait rien vu. L’employé, lui, était descendu en même temps que les passagers. Ils ne se dirent rien de plus, pendant encore quelques poignées de minutes, qui pesèrent dans sa main.

Enfin Adrien lui expliqua qu’il allait refuser. Ce fut bref, quelques mots. Il ne répondit à rien d’autre que par un haussement d’épaule. Le suicide passait très bien. En même temps, cela ne semblait plus à Adrien un suicide, mais la chose la plus naturelle à faire. L’illusion n’agissait que comme on la voyait agir : il crut comprendre que ce refus même était joué, qu’il n’avait rien décidé par lui-même.

Tout cela formait pour lui une suite de mots dénués de sens : il agissait et peu importait la raison.

L’employé n’y tint plus : il lui demanda pourquoi il n’avait pas prix le billet de dix. Adrien ne comprit pas. Il ne comprit pas plus la seconde fois. Dans la salle d’attente, sur la table, devait se trouver un billet de dix. Adrien s’en rappela comme de n’importe quel autre détail qui ne l’avait pas frappé alors.

Chaque jour, monsieur Dorsenne mettait un billet de dix sur la table de la salle d’attente, et le laissait là sans surveillance. Il passait des dizaines de personnes, et le soir le concierge trouvait le billet à la même place, intouché. Les ouvriers, qui savaient, s’amusaient à le prendre, mais jamais les visiteurs.

Après cette question, tous deux prirent le prochain bus dans la pénombre montante, jusqu’au siège de la Carval.

« Alors ? » demanda monsieur Dorsenne, en serrant la main d’Adrien. Ce dernier remarqua chez le directeur le dos voûté, la voix lasse. Il en éprouva ce que l’illusion pouvait lui faire éprouver, peu de choses. « Alors ? » répéta monsieur Dorsenne et Adrien s’aperçut qu’il ne répondait pas.

Il tenait toujours la main de monsieur Dorsenne serrée dans la sienne, il le regardait droit dans les yeux et ne prononçait pas un mot. À cet instant toute expression avait quitté son visage. Plus rien, il n’était plus rien qu’une enveloppe, et cela signifiait qu’il pleurait. Il n’était qu’une illusion : il ne pouvait ni rire ni pleurer. Mais aussi ces larmes n’étaient-elles pas les siennes. En cet instant il avait la gorge serrée.

« Adrien ? » demanda le directeur, d’un ton inquiet. Leurs deux mains se séparèrent. Il fit un pas en arrière, sans dire un mot, sans rien exprimer. Son interlocuteur dut prendre cela pour un non.
« Vous avez dû y réfléchir longtemps, » dit-il pour mettre fin au silence.

« Oui. J’y ai réfléchi. »

« Je ne peux pas vous en vouloir, » continua le directeur, « moi aussi tout cela m’effraie. »

« Oui. Je suis effrayé. »

« Trouverez-vous du travail ailleurs ? » - « Non. » - « Où irez-vous ? » - « Nulle part. » - « C’est ce que vous voulez ? »

« Oui. »

« Alors c’est non. » se dépita le directeur.

« Oui, c’est oui, je vous répète que c’est oui depuis un moment ! » s’énerva Adrien.

Ce n’était pas Espan qui lui avait fait dire oui : Espan n’existait pas pour lui. Ce n’était pas non plus la Carval : la Carval n’existait pas non plus. Ce n’était pas plus pour le billet de dix que personne ne ramassait, alors que tous le remarquaient, même involontairement, même Adrien. Ce billet non plus, pour lui, n’existait pas.

Il fallait se mettre à sa place, à la place d’une illusion. Il fallait changer d’ordre, admettre que le monde ne tournait plus autour de lui-même, ni autour de l’autre – les malheurs de Dorsenne ne le touchaient pas véritablement – mais voletait à côté de lui, entre lui et Dorsenne, un papillon de nuit.

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