Episode 8 - Le Chant des ténèbres
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- Écrit par Kundïn
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Le bruit du vent emplissait ses oreilles, couvrant les derniers cris de l’équipage. Loin, là bas, perdue au milieu d’un océan bleu parsemé de nuages, la nef des cieux s’éloignait à une vitesse vertigineuse. Elle la perdit bientôt de vue, aveuglée par ses propres larmes que faisait jaillir le vent, avant de basculer sur le côté et de découvrir l’immensité verte qui semblait enfler, grandir et se tendre vers elle pour l’avaler. Plus que quelques secondes, et bientôt…
Il y eut un fracas de bois cassé et de feuillage transpercé, mêlés à une plainte sourde et brève lorsque le corps de Keum-Sook heurta violemment une grosse branche avant de rebondir, projeté dans les airs comme un pantin. La jeune fille sentit confusément les multiples blessures que la forêt lui infligeait : la morsure de l’écorce sur son visage, le fouet des branches et la brûlure des lianes que la main tente vainement d’agripper, mûe par un ultime réflexe de survie, et le choc de son corps contre les troncs toujours plus épais. Enfin, le sol, d’une dureté inattendue malgré les couches de feuilles, et le sinistre craquement de ses propres os. Tout était fini. Cela n’avait pris qu’une poignée de secondes.
La forêt sortit lentement de son silence, et bientôt les cris d’animaux emplirent de nouveau l’air lourd et humide du sous-bois. Le corps gisait immobile, sous une fine pluie de feuilles qui tombaient doucement à sa suite ; l’esprit allait partir, les paupières se fermèrent avec résignation. Un dernier soupir sortit de ses lèvres tuméfiées, puis le néant et la mort l’envahirent.
Une pluie violente battait les volets de bois du petit temple. L’homme, accroupi sur le sol, réarrangeait du bout de son bâton les braises du feu qui s’agitait dans l’âtre encastré dans le plancher au centre de la pièce. Les crépitements de la flamme se mêlaient aux bruits sourds des gouttes d’eau qui frappaient la toiture. Au dehors, l’orage se déchaînait.
L’homme se leva lentement, rajustant méticuleusement les plis de sa tunique de lin. Sans autre bruit que celui de ses sandales claquant sur les lattes de bois usées, il se déplaça sans hâte jusqu’à un râtelier d’armes où se trouvaient de nombreux sabres disposés selon un ordre précis. Il fit courir ses doigts sur le manche de quelques armes, puis s’empara d’un long objet enroulé dans une belle pièce de tissu fin, qu’il déroula avec soin avant de la poser sur le sol à côté du râtelier. L’objet était une grande flûte traversière en bambou, assez fine et d’environ cinq pieds de long. Retournant s’asseoir près du feu, l’homme la porta à ses lèvres et commença à jouer. Une douce mélodie, feutrée, s’éleva dans l’obscurité du temple, tandis à l’extérieur les éléments redoublaient de violence.
Il joua longtemps, jusqu’à ce que la pluie se calme enfin et que le silence redescende sur la montagne. Puis, alors que le feu venait de mourir, il s’interrompit tout à coup et posa la flûte à côté de lui.
« Te voilà enfin. » dit-il à haute voix en se relevant, avant de se diriger vers l’arrière du temple. « Un peu d’hésitation, peut-être ? C’est compréhensible, mais la Voie ne souffre aucune faiblesse. Tu as fait le bon choix. » fit-il en soulevant un voile blanc taché de rouge qui recouvrait un petit autel de bois. Dessus était étendu le cadavre ensanglanté de Keum-Sook, les membres brisés, le visage déchiré par les branches. L’homme examina sa cheville et toucha du doigt le Signe de Jade qui y était tatoué ; le corps était froid et rigide.
« Ton destin doit s’accomplir. »
L’homme prit un encensoir et l’alluma tout en psalmodiant quelques paroles à voix basse. Chacun de ses gestes était empreint d’une grave lenteur qui se faisait de plus en plus pesante au fur et à mesure que la cérémonie avançait. Le corps de Keum-Sook s’était soulevé de l’autel et planait à présent à quelques pieds au-dessus du linge ensanglanté qui l’avait recouvert. Bientôt, l’homme lui-même, enfoncé dans une profonde méditation, entra lui aussi en lévitation.
Ils restèrent là plusieurs heures, suspendus entre ciel et terre, dans la pénombre du vieux temple qu’arrivaient à peine à percer quelques rayons de lune tombés des fentes du toit. Soudain, une aura surnaturelle sembla nimber le corps de Keum-Sook qui fut pris de spasmes violents avant de se contorsionner, comme sous le coup d’une douleur extrême. Le Signe de Jade était comme percé de rayons lumineux, qui crevaient les ténèbres et projetaient des ombres effrayantes dans toute la pièce. Un bruit sourd qui ressemblait à celui de milliers de chuchotements s’éleva du sol, faisant trembler les murs de bois du vieux temple. Les chuchotements se murent bientôt en cris puis en hurlements tandis qu’un vent surgi de nulle part tourbillonnait autour de l’homme et de la jeune fille.
« Par le Signe de Jade, reviens maintenant ! Accomplis ton destin ! » murmura l’homme dans un souffle, comme épuisé. Aussitôt, tous deux redescendirent lentement vers le sol tandis que le vent cessait. Le silence se fit et les ténèbres reprirent leurs droits. L’homme, haletant, alla chercher une lanterne de papier qu’il alluma en prélevant quelques braises encore chaudes enfouies sous les cendres de l’âtre. Une douce lueur illumina la pièce, faisant reluire son front couvert de sueur. Soudain, un cri perçant déchira l’air. Keum-Sook s’était redressée brusquement, comme l’on se réveille d’un cauchemar, et inspirait bruyamment l’air qui lui brûlait les poumons. En proie à la panique, incapable de maîtriser ses mouvements, elle faillit tomber à bas de l’autel avant que l’homme ne se précipite pour l’aider.
« Que m’arrive-t-il ? » fit-elle d’une voix rauque. « Calme-toi, répondit l’homme dans un langage que Keum-Sook n’avait plus entendu depuis longtemps. Tu reviens du séjour des morts. J’ai reconduit ton esprit dans notre monde. » « Je n’y vois plus… » « Appuie-toi sur moi. Je vais te conduire à la paillasse, dit-il en la prenant sous le bras. » « Qui es-tu ? Comment se fait-il que tu parles ma langue maternelle ? » « Mon nom est Bao. Je suis un moine du temple de Shino. » « Cathay ? Nous sommes en Cathay ? » « Oui. » « Enfin… » fit-elle avant de s’évanouir dans les bras de l’homme.
Le moine la souleva sans peine et alla la porter jusque dans un coin du temple où se trouvait un fin matelas en paille de riz. Il jeta une couverture sur ses épaules et retourna raviver le feu.
« Ne me laisse pas ! Où vas-tu ? » « Je suis ici. Je rallume le feu, je reviens. » « Je vais rester aveugle ? » demanda-t-elle affolée, en effleurant ses yeux inutiles de ses doigts tremblants. « Je ne sais pas. Tes ancêtres ont choisi de te faire payer ce prix pour te ramener ici », répondit-il d’une voix monocorde. « Il n’est pas en mon pouvoir de te dire pourquoi ils l’ont fait, ni s’ils décideront un jour de changer leur décision. »
Sa voix résonnait étrangement dans le silence du vieux temple. Keum-Sook sentit une larme couler le long de sa joue. Privée de sa vue, elle était désormais incapable de mener à bien son ultime vengeance. Sa vie n’avait plus aucun sens…
Les semaines qui suivirent furent longues et mornes. Si le corps de Keum-Sook était revenu à la vie exempt de blessures, elle n’en était pas moins terrassée par une fatigue surnaturelle, à laquelle s’ajoutait le désespoir de ne plus voir la lumière du jour. Cette absence de lumière et son incapacité à se déplacer lui donnaient l’impression d’être dans une prison intérieure dont elle ne pourrait plus jamais sortir. Sa détresse était telle que, contrairement aux habitudes de sa nature curieuse, elle ne s’était guère intéressée à son mystérieux sauveur dont le silence méditatif la mettait mal à l’aise. Souvent, le moine restait sans bouger et sans faire de bruit dans un coin pendant des heures, et de sa couche Keum-Sook avait l’impression de pouvoir ressentir le poids de son regard. Pourtant, il semblait veiller sur elle sans relâche et lui apportait régulièrement à manger et à boire, s’assurant que tout allait bien, mais toujours avare de paroles pour la réconforter.
Les nuits succédaient ainsi aux jours, et Keum-Sook n’avait d’autre indice sur leur enchaînement que par les différences de température qu’elle ressentait lorsque la fraîcheur nocturne envahissait le temple ainsi que par les bruits de la forêt qui changeaient de nature à l’aube et au crépuscule. Il lui semblait que des années s’étaient passées depuis sa chute du pont de la Nef des Cieux. Souvent, en rêve, elle revoyait l’attaque de ces créatures ailées ; elle revoyait l’une d’elles fondre sur elle depuis les cieux et la heurter de plein fouet avant de la faire basculer par-dessus bord. Elle revoyait l’éclair du regard horrifié de Giovanni, et entendait son cri de désespoir tandis qu’elle plongeait dans le vide, un cri dans lequel elle avait pu lire tout l’amour inavoué que l’homme lui portait. Elle revivait sa chute enfin, et à cette pensée son corps tout entier se convulsait et elle se réveillait en hurlant, terrifiée, dans des ténèbres étouffantes. Dans d’autres rêves, moins fréquents mais plus éprouvants encore, il lui semblait entendre le son doux et mélodieux d’une flûte qui la guidait à travers des landes cauchemardesques peuplées d’âmes perdues et de créatures démoniaques. Elle revoyait des formes floues s’approcher d’elle, ressentait la fatigue d’un long chemin puis l’atroce sensation de son corps mort qui revenait à la vie…
Un jour, elle eut la force de se redresser sur sa couche et entreprit de se lever. La voix douce du moine, qu’elle ne pensait pas si près d’elle, la surprit aussitôt.
« Tu as encore besoin de repos, tu ne dois pas te lever. » « Bao… Depuis combien de temps suis-je ici ? » « Depuis dix jours. » « Dix jours ? Mais c’est impossible, fit-elle en protestant. Plutôt dix semaines ! » « Ton esprit est encore faible. Il est commun pour les aveugles de perdre la notion du temps dans les premières semaines qui suivent leur malheur. » « Mais… » « Tu dois te reposer, tu n’as pas le choix. Je vais te faire de la tisane. »
Keum-Sook retomba dans son silence, terrassée par la révélation de son gardien. Dix jours lui avaient semblé une éternité. Son esprit lui jouait des tours et sa prison intérieure lui semblait désormais encore plus insupportable. Si au moins elle avait pu pouvait s’exercer…
« Mon sabre ? » fit-elle subitement, réalisant qu’elle ignorait ce qu’il était devenu. « Je l’ai récupéré non loin de ton corps. Il s’est brisé dans ta chute », répondit le moine.
La jeune fille sentit le désespoir l’envahir de nouveau. Même s’il lui aurait été inutile à cause de sa cécité, il lui semblait que le sabre de sa famille lui aurait procuré un sentiment familier, et qu’à son toucher elle aurait repris espoir. Mais sa lame était brisée ; il n’était plus qu’un objet inutile qui lui rappelait avec une ironie cruelle son inutilité personnelle. D’un seul coup, elle fondit en larmes.
« Pourquoi m’as-tu faite revenir ? Je ne sers plus à rien, mon sabre est brisé et je ne pourrai jamais achever ma quête ! » « Je n’ai fait que te montrer la voie, répondit le moine après quelques secondes. Ton esprit a suivi ma flûte, tu as choisi de revenir. » « Mais je n’ai pas choisi d’être aveugle ! » « Je te l’ai dit, c’était le prix à payer pour revenir. Tu ne dois pas regretter d’être en vie, le Destin en a voulu ainsi. »
Il se tut, et Keum-Sook put l’entendre se relever pour aller faire bouillir l’eau de sa tisane. Alors qu’il s’affairait, la jeune fille ressentit le besoin de continuer la conversation. Elle n’avait plus eu la force de parler aussi longtemps depuis qu’elle était revenue à la vie, et cette sensation de pouvoir communiquer avec quelqu’un la rassurait quelque peu. Elle demanda :
« Comment se fait-il que tu m’aies retrouvée ? » « J’ai vu votre vaisseau volant se faire attaquer par cette nuée de monstres. J’ai aperçu ta chute, et comme je n’étais pas loin j’ai voulu aller voir si je pouvais retrouver ton corps. C’est ce qui s’est passé. » « Et tu as décidé de me rendre la vie ? » « Lorsque j’ai aperçu le signe de jade sur ta cheville, oui. Sinon, je n’aurais pas pu. C’est sa magie qui a rendu possible le chemin de retour entre ton esprit et ton corps. » « Et ta flûte ? Je la croyais magique. » « Ce n’est qu’une flûte ordinaire en bambou, comme les font les paysans. Mais elle était nécessaire pour aider ton esprit à se concentrer sur le chemin. »
Keum-Sook réfléchit un instant, puis soudain, d’une voix douce, elle demanda :
« Apprends-moi à jouer. »
Le moine sembla hésiter, puis répondit avec la même voix égale :
« Non. » « Pourquoi ? » « C’est inutile. Et puis, je n’ai pas le temps. » « Qu’as-tu à faire ? Depuis que je suis ici tu n’as fait que t’occuper de moi. Je te demande juste de m’apprendre, je m’ennuie tellement. Je pourrais jouer pour m’occuper, maintenant que m’entraîner au sabre est devenu inutile. »
Bao resta silencieux pendant quelques secondes ; il allait commencer à parler lorsque Keum-Sook, l’interrompant, ajouta, d’une voix tremblante dans laquelle elle avait mis ce qu’il lui restait d’espoir :
« S’il te plaît… »
Un mois s’était écoulé depuis la chute mortelle de Keum-Sook, et depuis ce dixième jour où Bao avait accepté de lui enseigner l’art de la flûte, elle n’avait cessé de pratiquer encore et toujours cet instrument, mettant dans cet apprentissage toute l’énergie et toute la volonté qu’il lui restait. Elle ne s’était pourtant jamais intéressée à la musique jusque là, bien qu’ayant souvent rencontré ménestrels et troubadours au cours de ses voyages. Sa vengeance, comme elle le réalisait à présent, avait dévoré toute sa vie et ne lui avait laissé aucun goût pour ce qui n’était pas nécessaire à l’accomplissement de sa mission sanglante. La jeune fille avait étudié les arts du combat comme seuls les grands guerriers l’avaient fait avant elle ; elle s’était entraînée avec acharnement, tous les jours, au sabre, à l’arc et à la lutte à mains nues tels qu’on les pratiquait en Cathay depuis des siècles. Maintenant qu’elle était privée de sa vue, toutes ces compétences lui étaient devenues inutiles ; mais sa soif de travail ne s’était pas tarie. Il lui fallait un exutoire, un rocher où user ses griffes acérées. La flûte remplissait ce rôle, et elle apprenait désormais à la maîtriser comme elle avait auparavant appris à maîtriser le sabre.
Ses progrès furent rapides ; un entraînement quotidien allié à la persévérance sans faille qui était la sienne autrefois et qu’elle retrouvait avec bonheur au travers de ce nouvel exercice donnait des résultats étonnants. Bao lui prodiguait ses conseils sans sembler se lasser, là où pourtant le plus passionné des maîtres eût déjà demandé grâce. Du matin au soir, le temple se remplissait ainsi des sons feutrés de la flûte de bambou et seule la fatigue dont elle était victime venait à bout de la jeune fille en la terrassant, brutalement, lorsque venait le soir. Elle s’endormait alors, au milieu d’un morceau, son instrument toujours appuyé sur ses lèvres enflées, avant que Bao ne le lui reprenne des mains et lui étende une couverture sur le corps pour la nuit. Un jour comme un autre, pourtant, tout changea. Bao était sorti le matin pour couper du bois dans la forêt, et tardait à revenir. Keum-Sook ne s’en soucia pas de prime abord, mais alors que la journée avançait et que midi puis l’après-midi arrivaient et passaient, la jeune fille commença à s’inquiéter. Jamais Bao ne l’avait laissée seule aussi longtemps, et s’il avait dû le faire il l’aurait prévenue de l’heure de son retour, comme il le faisait lorsqu’il devait quitter les environs du temple. Avec le temps, Keum-Sook s’était en effet habituée à calculer les heures de la journée sans avoir besoin de recourir à sa vue pour situer le soleil. Ses exercices à la flûte lui prenaient un temps bien déterminé, et elle savait à peu de choses près combien de morceaux elle était capable de jouer avant que le moine ne l’interrompe pour prendre le repas. Mais ce jour-là, Bao n’était pas revenu au temple pour lui préparer à manger, et quelque chose lui disait que ce n’était pas normal.
Plusieurs fois, elle sortit du bâtiment à tâtons pour tenter d’appeler le moine, mais elle n’obtint aucune réponse et ne put se résoudre à quitter les environs du temple au risque de ne plus jamais pouvoir le retrouver. Le soir, comme une fine pluie commençait à tomber, elle s’installa sous le porche de l’entrée et commença à jouer de la flûte, mais Bao ne reparut pas. A la tombée de la nuit, envahie par la fatigue, elle se décida à aller se coucher sans nouvelles de son protecteur.
Elle dormait ainsi depuis quelques heures lorsqu’elle fut réveillée par un bruit qui provenait de l’entrée. Elle appela aussitôt : « Bao ? C’est toi ? » « Oui. Aide-moi. Je suis blessé », répondit-il dans un souffle. Elle se releva d’un bond et courut presque jusqu’à lui, au risque de se heurter à l’un des nombreux piliers du temple, mais elle parvint à le rejoindre sans dommage et l’étreignit dès qu’elle put le toucher. Son contact était froid et humide, et il semblait trempé de la tête aux pieds. Il tenait son sabre à la main. « Que s’est-il passé ? » demanda-t-elle aussitôt. « J’étais… » commença-t-il, mais le bruit d’un craquement de bois l’interrompit aussitôt. Quelqu’un montait les marches du temple à l’extérieur. « Ne reste pas là. Il m’a suivi. Cache-toi au fond du temple. Va ! » fit-il dans un souffle en la repoussant brutalement. Keum-Sook retomba sur le dos et, mue par un réflexe de survie qui lui aurait semblé odieux en temps normal, elle obéit à l’injonction du moine et recula en rampant sur le dos vers l’arrière du temple. Aussitôt, une voix inconnue, grave et puissante, retentit dans la pièce. « Tu n’en as pas encore fini avec moi », fit l’intrus, et Keum-Sook put l’entendre l’avancer de quelques pas. Aussitôt, avec un cri furieux, Bao chargea et la jeune fille put entendre les lames des deux combattants s’entrechoquer dans un bruit formidable et terrifiant. Les deux adversaires qui semblaient exténués poussaient des hurlements de rage et de douleur dans leur lutte titanesque, et sol du vieux temple tremblait sous les pas de leurs assauts. Plusieurs fois, dans leur frénésie acharnée, ils arrivèrent tout près de la jeune fille qui, incapable d’intervenir, se contentait de se recroqueviller contre le mur en espérant ne pas prendre de coup au passage, mais les deux adversaires semblaient l’ignorer et s’éloignaient bientôt vers un autre coin du temple.
Soudain, un hurlement inhumain déchira l’air, arrachant un cri de surprise à Keum-Sook. Cela ressemblait au rugissement d’un fauve, mais le cri était porteur d’une telle violence qu’il était invraisemblable qu’un animal puisse jamais produire ce son. Elle entendit encore un cri de douleur – humain celui-là, et ressentit une pluie de sang lui maculer le visage. Puis il y eut le bruit d’un corps qui tombait lourdement sur le sol, et plus rien.
Le silence retomba. D’une voix tremblante, Keum-Sook appela Bao, mais personne ne répondit. Pourtant, d’où elle était, la jeune fille pouvait entendre distinctement une respiration lourde et difficile, qui ressemblait à celle d’un homme blessé. Elle se releva enfin et se dirigea vers l’origine du bruit en tremblant. Elle avait à peine fait quelques pas, qu’elle manqua de trébucher sur un corps étendu sur le sol. Elle s’accroupit maladroitement et de sa main, chercha le visage de l’homme. Sa main rencontra son front ; les veines battaient aux tempes, il vivait encore. Dans un murmure presque inaudible, le blessé dit : « Fuyez… princesse… » « Bao ? » Fit-elle en retenant ses pleurs. Il n’eut pas le temps de lui répondre. Une gerbe de sang jaillit sur les bras de Keum-Sook, tandis qu’un râle d’agonie s’échappait des lèvres de l’homme. Affolée, la jeune fille voulut tenter de localiser la blessure ; mais tandis qu’elle parcourait de ses doigts la poitrine du mourant, elle sentit sur son épaule nue le contact rugueux d’une main immense et calleuse. Elle poussa un cri de surprise et attrapa le bras de la créature pour essayer de se dégager de son étreinte, en vain. Le corps de la bête était recouvert d’une épaisse fourrure. Redressant la tête, les yeux remplis de larmes, elle dit : « Tue-moi maintenant. Tu as tué celui qui m’avait ramené à la vie et envers qui j’ai une dette éternelle. Si tu me laisses vivre, je consacrerai mon existence à te pourchasser pour te détruire. » La créature garda le silence pendant un instant. Puis, d’une voix puissante, sortie d’une gorge qui n’avait plus rien d’humain, elle répondit : « Tu n’as aucune dette envers moi. Tu es revenue de toi-même pour suivre ta Voie jusqu’au bout. Je n’ai fait que t’y aider. » Et Keum-Sook, horrifiée, reconnut la voix déformée et torturée de Bao.