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" ... c’est pourquoi chacun des siens était marqué, dès sa naissance, du signe de Yuang Yi l’Ancêtre Fondateur

; les garçons le portaient au poignet gauche et les filles à la cheville gauche, conformément au souhait de l’esprit des pierres."

Shung Zu, Histoire de la dynastie Yi.


     Les sombres forêts du centre de l’Empire avaient peu à peu perdu de leur densité et les conifères étaient devenus plus rares pour laisser place aux ormes et aux peupliers sauvages caractéristiques de la région du Mootland. Les ruisseaux coulaient en plus grand nombre dans les sous-bois, la chaleur était plus forte et le paysage plus diversifié ; l’ensemble donnait aux visiteurs qui s’aventuraient dans le pays des Halflings une impression de quiétude et de douceur de vivre qui n’avait pas son pareil dans le Vieux Monde - exception faite de la grande forêt d’Athel Loren. Mais contrairement aux Elfes Sylvains qui protégeaient ardemment leur domaine et punissaient sévèrement toute intrus indésirable, le Petit Peuple du Mootland était réputé pour son hospitalité et sa bienveillance envers tout étranger animé d’intention pacifiques.

 

     C’est avec ces pensées plutôt rassurantes en tête que Keum-Sook cheminait à travers la partie méridionale des terres de Sigmar. Elle avait troqué son capuchon et sa cape contre un chapeau conique en paille tressée et une tenue en lin plus adaptés à la chaleur ; le déguisement qu’elle portait dans les grandes villes de l’Empire n’était plus indispensable ici, car elle ne risquait plus de provoquer une émeute par sa seule apparition. Sur les frontières de l’Empire, les gens étaient habitués à côtoyer des individus appartenant à d’autres races que la leur - Nains, Elfes et parfois Gobelins - et ne s’en émouvaient pas contrairement à leurs compatriotes du Centre de la forêt de Darkwald.

 

     Le chemin qu’elle suivait arriva bientôt au bord d’une rivière qui serpentait entre les bosquets. Accablée par la chaleur, Keum-Sook s’arrêta et se dévêtit entièrement pour plonger dans l’eau fraîche. Il y avait peu de chances que quelqu’un la surprenne en pleine baignade, car la région était pratiquement déserte et le sentier peu fréquenté - elle n’avait croisé personne depuis des heures - et de toute façon, pensait-t-elle, elle saurait se défendre en cas d’agression, même à mains nues.

 

     Après quelques brasses elle sortit de l’eau et s’étendit au soleil sur un large rocher un peu en hauteur qui bordait une des rives. Son regard se porta sur sa cheville gauche, là où était le Signe ; souvent elle le contemplait longuement, fascinée par ce tatouage couleur de jade qu’elle avait toujours porté et qui devait rester à jamais sur son corps.

 

     " Dire que la mort même ne l’enlèvera pas... " songea-t-elle. D’après la légende, la magie du Signe survivait en effet à la décomposition de la peau après la mort et se fixait sur les os du défunt, jusqu’à ce que ceux-ci tombent en poussière. Un symbole d’éternité que portaient tous les siens depuis des générations. A ces pensées Keum-Sook fut emplie de mélancolie : Cathay, la terre de ses ancêtres qu’elle n’avait jamais vue qu’en songe, était si lointaine...

 

     Rompant avec ces sombres réflexions, elle s’assit en tailleur et posa les mains sur les genoux, paume tournées vers le ciel. Les yeux mi-clos, les muscles détendus, elle s’écouta respirer longuement et, laissant passer ses pensées une après l’autre, elle fit peu à peu le vide dans son esprit. Le contact avec le monde extérieur n’était pas rompu : elle entendait les chants d’oiseaux et le bruit de l’eau qui coulait en contrebas du rocher, voyait à travers ses cils la lumière éblouissante du soleil de midi dont elle sentait la chaleur sur sa peau, et respirait l’odeur agréable des nombreuses fleurs et plantes qui poussaient dans la forêt ; mais toutes les sensations venues du dehors passaient sur elle sans troubler sa méditation. Tout son être semblait se régénérer dans la douce vacuité qui l’avait envahie : les douleurs disparaissaient et les forces physiques et mentales étaient rétablies peu à peu.

 

     Soudain, Keum-Sook se rendit compte que les oiseaux s’étaient tus et que seul le bruit de l’eau troublait à présent le calme de la forêt. Ouvrant complètement les yeux, elle aperçut au loin une silhouette humaine qui remontait un petit sentier rejoignant l’endroit où elle s’était arrêtée. Elle coucha immédiatement contre le rocher pour ne pas être vue, et bientôt elle put distinguer nettement le nouveau venu : c’était apparemment une femme Halfling qui portait un panier sous le bras et avançait rapidement en dépit de la végétation qui couvrait les rives. Elle portait une large robe rouge et un bonnet blanc attaché sous le menton lui couvrait la tête ; elle paraissait un peu âgée, et était comme tous ceux de son peuple assez rougeaude et un peu potelée.

 

     Keum-Sook s’apprêtait à rester cachée pour la laisser passer quand soudain, une pensée lui vint à l’esprit :

 

     "...mes vêtements, mes affaires sont restées sur la berge ! Le sabre... Quelle idiote ! "

 

     Elle avait planté son arme dans la rive sablonneuse et s’en était servi comme porte-manteau en y accrochant tous ses vêtements, et avait déposé à son pied le reste de ses bagages : un petit sac, une gourde, ses chaussures et son chapeau. Le tout était situé évidemment bien en évidence au milieu de la petite plage et il était impossible de passer sur le sentier sans le remarquer. Un peu affolée et ne sachant absolument pas quoi faire, la jeune fille resta immobilisée sur son rocher jusqu’à ce que la Halfling arrive enfin à la petite plage où Keum-Sook avait laissé ses affaires.

 

     La femme s’arrêta devant le tas de vêtements, l’air méfiant. Elle jeta un coup d’œil aux alentours puis se risqua à examiner plus attentivement ce qu’elle venait de trouver, toujours surveillée d’en haut par Keum-Sook qui n’osait plus respirer de peur de se faire repérer, et qui sentait en même temps la colère monter en elle en voyant cette étrangère tripoter ses dessous de soie avec ses doigts boudinés. Puis, voyant sans doute que tunique et sous-vêtements n’étaient pas à sa taille, la femme Halfling se mit à examiner le sabre. Un sentiment de révolte passa alors dans l’esprit de la jeune Cathayanne et elle se leva, décidée à tout faire pour garder au moins son arme. Elle descendit rapidement du rocher et se dirigea sans chercher à se cacher vers la petite créature. La Halfling vit arriver avec surprise cette curieuse personne entièrement nue qui approchait à grands pas d’air mécontent ; cependant elle ne broncha pas et resta sur place sans dire un mot, toisant courageusement l’inconnue du regard. Keum-Sook s’arrêta devant la femme ; ses affaires étaient entre elle et la Halfling, et elle ne savait pas si elle devait les récupérer puis s’en aller ou tenter de parler avec la semi-humaine. Les deux femmes restaient sur place, se défiant du regard sans dire un mot.

 

     Au moment où la Cathayanne allait enfin ouvrir la bouche, on entendit un petit craquement venant des fourrés. La Halfling tourna brusquement la tête et cria d’une voix forte :

 

" Pipping Tom ! Espèce de petit dévergond ! Graine de voyo ! Sors d’ici tout de suite !

 

     La femme se dirigea vers les fourrés et en sortit tout de suite après, tenant un jeune Halfling par l’oreille. Keum-Sook, hébétée, s’empara vite de quelques vêtements pour tenter de dissimuler l’essentiel de son anatomie.

 

     Vicio ! File !" fit la Halfling en libérant son prisonnier qui poussait de petits cris de douleur. Le jeune voyeur décampa sans demander son reste, aidé dans son élan de départ par un magistral coup de pied aux fesses. "Et c’est rien à côté de ce que va te passer ton père !" ajouta la femme.

 

     Puis elle se tourna vers Keum-Sook dont les joues avaient viré au pourpre et lui enjoignit :

 

" Attendez un peu avant de vous rhabiller, vous !" Elle mit ses mains en porte-voix et s’écria : "Quant à vous autres j’irai pas vous chercher, mais vous avez intérêt à rentrer de suite si vous voulez pas que vos jeunettes l’apprennent !"

 

     Aussitôt, les fourrés du bord des rives semblèrent frémir et l’on entendit quelques craquements de brindilles, comme si une petite troupe disséminée aux alentours s’éloignait rapidement. Keum-Sook rougit encore un peu plus si la chose était possible, et après un court instant la petite femme lui permit de remettre enfin ses vêtements. Une fois rhabillée, elle se retourna pour remercier la Halfling d’une voix hésitante, mais celle-ci se mit à rire chaleureusement :

 

" Ah, vous n’avez pas de chance ! Vous avez mal choisi votre endroit pour vous mettre à l’aise : c’est le coin préféré de nos jeunes voyos ! Il fallait remonter la rivière, vous seriez tombée sur l’endroit où se baignent nos jeunettes et là bas, ils ne peuvent pas y aller. Ce ne sont pas de mauvais gars, mais qu’est ce que vous voulez, là dessus ils ressemblent fort à vous autres humains !

 

- Ah, vous au moins vous ne me prenez pas pour une Elfe ou un démon, fit Keum-Sook dans un sourire.

 

- Bah, vous avez une couleur et des yeux bizarres, mais après tout il y a tellement de peuples différents... Et puis j’en sais pas mal sur les races ce bas monde, ajouta-t-elle avec un sourire. Je m’appelle Bélia Bonfonds."

 

     Keum-Sook se présenta à son tour, et comme elle achevait de ramasser ses affaires en faisant mine de vouloir continuer son chemin, Bélia lui dit :

 

" Vous allez pas repartir comme ça ! Venez au village, je vous invite chez moi pour aujourd’hui." Et devinant les pensées et la gêne de la jeune fille, elle ajouta aussitôt : "Ne craignez rien, ceux qui vous ont vue s’en vanteront pas au village. Ils savent que s’ils font ça, leurs jeunettes seront assez vite au courant de leurs bêtis de tout à l’heure... Je les ai à peu près tous aperçus et reconnus."

 

     Keum-Sook hésita, puis se décida d’un coup et emboîta le pas à Bélia Bonfonds.

 

     La Halfling était très bavarde et parla tout le long du chemin sans se soucier du silence de son interlocutrice ; avoir un auditoire distrait ou attentif lui importait peu, et son long monologue sur le beau temps, la mauvaise santé de sa cousine et le mariage prochain de son "quatrième" avec la petite Babette Vertepomme occupa largement le temps qu’il fallait pour gagner le village des semis-hommes. A leur arrivée, quelques passants se retournèrent bien mais personne ne sembla s’étonner de la présence de la jeune fille. Madame Bonfonds marchait d’un pas décidé, saluant quelques commères accoudées à leurs fenêtres ou faisant la queue chez le marchand de légumes. Le petit village semblait être une réplique en miniature de n’importe quel hameau de l’Empire, car le style architectural des fermettes et les habits des Halflings étaient sensiblement les mêmes que partout ailleurs dans les terres de Sigmar. Même les animaux semblaient avoir rapetissé de moitié et l’on apercevait dans leurs enclos de nombreux cochons, poules et autres bêtes de basse-cour de taille inférieure à la normale.

 

"Nous voici arrivées !" fit Bélia en désignant sa maison. C’était une petite chaumière un peu à l’écart, au milieu d’une grande cour bordée d’arbustes. L’intérieur de la bicoque était impeccablement tenu car madame Bonfonds, comme toutes les ménagères du Mootland, était assez maniaque sur l’ordre et la propreté dans sa demeure. Les meubles étaient cirés, le parquet verni et aucune araignée n’avait pu franchir le pas de la porte de mémoire de Halfling sans être aussitôt écrasée ou chassée à coups de balai. Après avoir été présentée à la majorité de la famille (exception faite de Pipping Tom, le cadet, qui restait mystérieusement introuvable) Keum-Sook fut conduite à la chambre d’amis pour s’y installer et bien vite elle s’y sentit tout à fait à l’aise. Recevoir les étrangers était une vocation et même un honneur chez les Halflings, surtout quand cet étranger semblait poli et élégant, et l’invité en acceptant de passer une nuit dans la maison de son hôte recevait de sa part de chaleureux remerciements. Cependant, en se promenant dans le village en compagnie de Séléna la fille aînée des Bonfonds, Keum-Sook apprit avec étonnement qu’il n’y avait pour l’instant qu’un seul "invité" au village en dehors d’elle même. Séléna lui expliqua que leurs hôtes restaient très rarement plus d’une journée et ce sans que l’on sache vraiment pourquoi, l’hospitalité des Halflings ne se limitant pas à cette durée journalière. La jeune Cathayanne ne devait apprendre les raisons de cette médiocre fréquentation des villages du Mootland que le soir, au moment du repas, lorsqu’on lui présenta fièrement une assiette de la soupe typique et traditionnelle qui faisait la fierté et l’embonpoint des semis-hommes ainsi que les malheurs gastriques de leurs hôtes. Keum-Sook réussit tout de même à finir son assiettée et put refuser poliment une non moins traditionnelle deuxième assiettée en prenant sa ligne pour prétexte. Une fois de retour dans sa chambre, elle put se féliciter d’avoir en permanence dans son sac une petite trousse de médicaments parmi lesquels un digestif puissant, et elle en fut quitte pour une nuit un peu difficile.

 

     Le lendemain elle fut tirée de son sommeil à l’aube par les cris des animaux de la ferme. Heureusement pour elle la soupe Halfling ne figurait pas au menu du petit déjeuner, et sous le regard perplexe de ses hôtes qui ne comprenaient pas comment on pouvait passer d’un appétit quasiment nul le soir à un appétit quasiment boulimique le matin, elle dévora tout ce qui lui était proposé. Le père Bonfonds, tirant sur sa longue pipe, apportait quelques nouvelles du village a priori peu intéressantes pour la jeune fille ; cependant, son attention fut éveillée lorsque son hôte se mit à discourir sur l’autre "invité" du village.

 

" Il était arrivé hier dans la matinée et la famille Passemare l’avait invité. Mais c’était un drôle de bonhomme, pas convenable comme vous ma p’tite dame ça c’est sûr : il avait un drôle d’air, et pas très poli, avec ça ! Il est parti tôt ce matin sans même prévenir personne, comme un voleur. Je crois que les Passemare sont plutôt contents de son départ, j’ai vu le vieux Bert ce matin, le pauvre avait l’air éprouvé ! Un gars pas clair, ça se lisait sur son visage, avec ses cicatrices et sa grosse lèvre tordue...

 

- La lèvre supérieure ? Une cicatrice jusqu’à l’oeil ? demanda aussitôt Keum-Sook.

 

- Oui-da. Mais comment vous savez ça ?

 

- L’intuition féminine..." répondit-elle en esquissant un sourire étrange. Le père Bonfonds se racla la gorge, tira une grosse bouffée sur sa pipe et changea de sujet.

 

     Sitôt terminé son repas, Keum-Sook insista auprès de ses hôtes pour aller voir Bert Passemare. Le père Bonfonds et Séléna voulurent bien l’accompagner jusque chez leur voisin, qui paraissait en effet assez fatigué et un peu morose ; la jeune fille eut tout d’abord du mal à l’interroger, mais au bout de quelques minutes il lui raconta tout ce qu’il savait sur l’homme et lui indiqua la direction qu’il avait prise.

 

" Le vieux Gidouille qui se lève toujours avec les poules l’a vu se diriger vers le Sud, même qu’il semblait drôlement pressé.

 

- Pour ça, il devait l’être en effet !" murmura Keum-Sook pour elle-même.

 

- C’est presque à vous dégoûter de l’Hospitalité ! Si vous aviez vu sa chambre ce matin ! Ma femme en a pleuré ! Elle y est encore, à tout nettoyer.

 

- C’est pas de chance, Bert !" fit le père Bonfonds, fort content d’avoir accueilli la charmante étrangère plutôt que l’individu louche qui avait passé la nuit chez son voisin. Là dessus, les deux Halflings se lancèrent dans une grande discussion sans intérêt et au bout d’un moment Keum-Sook s’éclipsa avec Séléna. Quelques instants plus tard, la jeune Cathayanne était prête à reprendre la route et finissait de faire d’interminables adieux à ses hôtes.

 

- Je suis désolée, mais il faut absolument que je parte. Je vous remercie encore pour votre hospitalité ; puissions-nous nous revoir un de ces jours ! fit-elle en s’éloignant.

 

- Alors vraiment, vous ne voulez pas rester pour midi ? lui cria Bélia. Emportez au moins un peu de soupe !"

 

     A la pensée de cet indigeste potage Keum-Sook sentit son estomac se serrer ; elle se retourna pour faire un dernier signe de la main aux Bonfonds puis pressa le pas en direction du sud.

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