Grandes plaines - Sud du Bryn
Huitième lune du printemps
Grandes plaines - Sud du Bryn
Huitième lune du printemps
C’est vraiment immense, souffla Layne en arrêtant son cheval en haut d’une petite butte herbeuse, éminence qui dominait les vastes plaines du Sud.
- Elle est encore un peu plus à l’Est, fit Lilian.
Il tendit le doigt vers une irrégularité dans la mer de graminée, trop droite pour être due à l’action de la nature. Ries fronça les sourcils, essayant de distinguer la route dans le miroitement trouble de l’air chaud.
- Mais que viens faire une piste dans ce désert végétal ? demanda-t-il soudain. Il n’y a pas de cité vers le sud, pas de peuple avec lequel l’Alliance pourrait entretenir des échanges.
- Il y a quelques centaines d’années, répondit l’elfe, des marchands ont foulé cette route pour aller acheter aux elfes sylvestres des pierres précieuses et des épices. Mais leurs relations se sont dégradées, et cette voie perdue a quitté le souvenir de l’Alliance. Les hommes des plaines l’empruntent encore de temps en temps, m’a dit Gadis.
- Nous pourrons enfin y prendre un peu de vitesse, fit Layne en engageant son cheval dans la pente.
Les étendues vallonnées n’étaient en effet pas suffisamment régulières pour qu’ils puissent lancer leurs montres à un rythme plus soutenu que le petit trot, et ils fulminaient de ne pouvoir aller plus vite. Lilian avait fait d’atroces rêves semi-prémonitoires, fruit de l’émotion de milliers de personnes à des centaines de lieux au nord. Ils avaient donc décidés de rejoindre cette vieille route, afin d’accélérer leur allure.
Ils l’atteignirent en début d’après-midi, et la voie poussiéreuse dégageait une chaleur digne d’une forge. Mais les trois amis ne perdirent pas de temps, grignotant un peu de viande séchée qui leur restait de leur rencontre avec les cavaliers. Ils lancèrent leurs chevaux à un galop approximatif et inconfortable, mais rapide. Layne passa le reste de la journée à incanter pour éliminer courbature et fatigue au fur et à mesure qu’ils avançaient, et elle termina cette folle cavalcade épuisée. Ils installèrent un campement de fortune à la lueur du soleil couchant qui s’enfonçait derrière la Colonne, se regroupant autour d’un maigre feu pour y déguster une nouvelle création de Ries. C’était une sorte de chair à cuire, sans aucune ressemblance avec de la vraie viande. Mais c’était mieux que des carottes, et le jeune mage était assez fier de sa création.
Ils ne firent pas durer la soirée, encore plus exténués que les jours précédents par leur chevauchée. Ils sombrèrent dans un profond sommeil sur une dernière plaisanterie du jeune mage, et ne rouvrirent les yeux qu’à la lueur orangée du soleil levant. Lilian se leva brusquement, l’air inquiet. Il se pencha vers Ries, le secouant sans ménagements.
- Ries ! Ries, lève toi, marmotte.
- Le soleil vient à peine de se lever, grogna l’humain en se grattant la tête. Si on ne dort pas un minimum, on n’arrivera jamais au bout...
- Tu ne sens rien, ce matin ? l’interrogea anxieusement l’elfe.
- A part la délicate odeur de cheval et de fumée qui nous imprègne tous, non.
- Aucun danger ? insista Lilian.
Layne ouvrit alors les yeux, et les regarda d’un air intrigué, sa blonde chevelure toute ébouriffée.
- C’est quoi, ce grondement sourd dans le sol, fit-elle en retenant un bâillement.
Lilian se jeta au sol, et posa son oreille effilée dans la poussière de la route.
- Sangdieux, jura-t-il, une grosse troupe de chevaux arrive au grand galop.
- Ca ne peut être que le clan du Sud, s’exclama Layne.
- Alors il n’y a pas de temps à perdre, conclut Ries en sautant sur son cheval, qu’il avait oublié de desseller pour la nuit.
Ses amis remirent leur selle sur le dos de leur monture avec une hâte maladroite, et ils poussèrent leurs chevaux de cris pressants dès qu’ils furent assis. Ils s’engagèrent dans une course rapide, dans la lumière chaude et rasante des premières minutes de l’aube, se retournant régulièrement pour scruter l’horizon avec inquiétude.
Ils aperçurent les premières traces de leurs poursuivants en milieu de matinée. Un gros nuage de poussière se levait derrière eux, et Ries poussa un grognement.
- On ne sait même pas s’ils nous veulent du mal, fit-il en se mettant au niveau de ses compagnons.
- Je n’ai pas envie de vérifier leur relation avec les Thanatos, hoqueta l’elfe en réponse, en rythme avec les cahots du galop.
- De toute façon, continua la jeune mage, ça nous ferait perdre du temps d’avoir à nous expliquer.
- De toute façon, répéta Ries après s’être retourné une nouvelle fois, ils nous auront rattrapés avant la nuit. Ils montent bien mieux que nous, et nos montures commencent à souffrir.
- N’y pensons pas pour l’instant, fit Lilian. J’ai déjà assez de mal à me concentrer pour ne pas tomber.
Les prévisions de Ries étaient un peu trop exactes à son goût. Une centaine de cavaliers se dessinaient de plus en plus nettement derrière eux, et l’œil perçant de l’elfe avait repéré une silhouette sombre, montée sur une étrange créature, jurant avec le reste de la troupe. Une nuance de désespoir se lisait sous la poussière qui couvrait leurs visages. Les grandes plaines n’offraient aucune possibilité de se dissimuler, et leurs chevaux étaient couverts d’une écume blanche, signe certain d’épuisement. Les deux mages avaient convenu de garder leurs forces pour l’inévitable affrontement direct, car ils savaient bien qu’un Thanatos n’aurait aucun mal à dissiper toute influence visant à les cacher à leurs poursuivants. Mais même s’ils pouvaient stopper le mage noir un moment, ils ne pourraient rien faire contre autant de cavaliers. Ries gardait le regard fixé vers l’avant, essayant de distinguer dans le poudroiement de la route un espoir, une solution. Mais une peur terrible lui rongeait peu à peu le ventre. Il n’y avait rien devant, juste la forme trop lointaine de la forêt qui enserrait le Byrn. Il se refusait à admettre que tout pouvait finir ici, dans la poussière d’une vieille route. Il ne pouvait même pas imaginer la mort de Layne et de Lilian, et décida en serrant les dents que s’il en avait l’occasion, il ferait en sorte d’arrêter les cavaliers pour laisser ses amis s’enfuir. Mais il savait que ce serment était bien futile, malheureusement.
Les poursuivants n’étaient plus qu’à une centaine de toises d’eux, maintenant. Leurs montures étaient épuisées, trébuchant sans arrêts sur les défauts de la route, et Ries se demandait pourquoi ils s’acharnaient encore à fuir. Autant se retourner et en finir une bonne fois pour toute, pensa-t-il rageusement. A ce moment, des silhouettes vêtues de couleurs claires se levèrent au bord de la route. Ries n’eut pas le temps de réaliser la présence d’un nouveau danger que devant lui, le cheval de Layne fit un brusque écart. La jeune femme, déséquilibrée, tomba avec un cri de surprise sur le sol, et se mit à rouler dans la poussière. Ries tira violemment sur ses rênes, et son cheval s’arrêta un peu plus loin en renâclant. Il sauta à bas de sa monture, se retournant vers la jeune femme qui se relevait péniblement. Lilian l’avait précédé, et il se tenait à côté d’elle, regardant avec inquiétude les nouveaux adversaires qui l’entourait. C’étaient des hommes petits et secs, au teint basané. Ils tenaient de longues piques taillées dans du bois vert, et certains d’entre eux avaient à la main de grands sabres dont la lame courbe luisait au soleil. Curieusement, ils ne semblaient pas menacer pas les trois compagnons. Au contraire, ils se mirent en rang devant l’elfe et la jeune mage, comme pour les protéger de la horde de cavaliers qui fonçaient sur eux. Lilian aida Laye à se relever, et ils coururent vers Ries, et les montures qui tremblaient violemment de fatigue. Ils rejoignirent leur ami, et se retournèrent en suivant son regard crispé.
Le choc entre les cavaliers et les hommes basanés fut terrible. L’avant garde des hommes des plaines, surprise par cette opposition inattendue, s’écroula dans les hennissements de douleur des chevaux, transpercés par les piques solidement appuyées sur le sol. Ceux qui suivaient de près essayèrent sans succès d’arrêter leurs montures lancées au triple galop, et vinrent lourdement chuter sur leurs compagnons. Les hommes basanés -des berbères, souffla Lilian- se ruèrent sur les survivants, des poignards courbes à la main, tranchant sans pitié les gorges des hommes des plaines. Mais déjà le gros de la troupe des cavaliers se jetaient dans la mêlée, leurs chevaux soigneusement dressés dansant sur place alors que les épées à longs manches de leurs maîtres tranchaient les têtes avec une terrifiante facilité. Layne poussa soudain un soupir. La forme sombre du Thanatos s’extraya de la masse mouvante des combattants, suivit par trois hommes des plaines au visage sinistre, la lame levée. Un des berbères tenta de frapper l’esprit majeur dans le dos, mais il s’effondra dans un bruit de tonnerre, et une forte odeur de foudre se répandit, emportée par la brise. Lilian s’avança alors devant ses deux amis, qui étaient en train de préparer une influence pour tenter de stopper le mage noir. Layne s’interrompit avec un cri de négation, mais l’elfe était déjà quelques toises devant eux, masquant le Thanatos de son corps, empêchant les mages de laisser partir l’énergie qu’ils accumulaient.
Le Thanatos levait déjà les mains pour foudroyer Lilian, quand celui-ci se mit à chanter dans un langage guttural, incompréhensible et glaçant. L’esprit majeur poussa un hurlement de rage, et les hommes des plaines se précipitèrent, l’arme levée. Un vent violent et froid se mit souffler sur la plaine, et la silhouette du mage noir se mit à se tordre, ses robes sombres prises d’une folle agitation. Un brouillard épais et gris s’échappa alors de sa capuche, emporté par le vent vers Lilian, glissant entre les hommes des plaines arrêtés, terrorisés. Il était animé de pulsations d’un vert macabre, et se réduisit à un mince filet presque solide d’apparence. La robe du Thanatos tomba au sol comme une loque abandonnée. L’elfe arrêta alors son chant terrifiant, et ouvrit la bouche. Le filament brumeux se convulsait violemment, mais semblait irrésistiblement attiré par l’aspiration de Lilian. Celui-ci eut un hoquet quand il avala la brume verdâtre. Le vent cessa aussi brusquement qu’il s’était levé, et les cavaliers reprirent leur course vers l’elfe. Layne se mit à murmurer avec hâte, mais il était déjà trop tard. Les longues lames sifflèrent, et s’enfoncèrent dans le corps tendu de Lilian, qui tomba lourdement au sol. Pris d’une rage incontrôlable, les deux mages unirent leur forces en un terrible déploiement d’énergie. Les trois cavaliers furent comme frappé par un titan lancé au galop, et furent projetés plus de dix toises en arrière, désarticulés.
La jeune mage laissa échapper un sanglot en se jetant sur le corps de son ami. Du sang coulait de larges blessures, et elle se mit à incanter avec ferveur. Le sang s’arrêta de couler, et Ries qui marchait incrédule vers eux eut un fol espoir.
Brusquement, le souffle coupé, il comprit que Layne était aveuglée par la douleur. Plus un souffle de vie ne sortait des lèvres bleuies de l’elfe. La jeune mage continuait à réparer les chairs, à stopper les hémorragies, le visage enfiévré. Ries la prit par les épaules, en murmurant doucement son nom, retenant ses larmes. Elle s’arrêta enfin d’incanter, et posa ses lèvres sur celles de Lilian, secouée d’énormes sanglots.
- Layne... Layne, arrête, ça ne sert à rien. Arrête.
Elle poussa soudain un cri déchirant, et se laissa aller dans les bras du jeune homme. Une femme berbère intervint alors, sortant des hautes graminées.
- Compagnons d’Ys, ne perdez pas de temps ! Nous ne tiendrons plus ces cavaliers bien longtemps. Vous devez fuir, porter l’espoir de notre dieu.
Ries acquiesça sombrement, ne comprenant qu’à demi-mots le langage rapide et heurté de la femme. Mais il leva Layne, et la poussa vers leurs chevaux. Elle marchait comme une somnambule, le visage gris, les yeux vagues. Il l’aida à monter sur sa monture, la suppliant de se reprendre, des larmes aux yeux. Mais la jeune femme était un véritable zombie, et Ries dû garder les rênes de son cheval. Il sauta sur le sien, et conduisit maladroitement leurs deux montures vers le fleuve. Il prit peu à peu de la vitesse, et Layne eut au moins le réflexe de se tenir au pommeau de sa selle. Les chevaux adoptèrent un demi-galop, et Ries se retourna pour remercier silencieusement ceux qui donnaient leur vie pour les aider. Une nappe de poussière se levait dans les plaines, et le jeune mage espéra que la mort du Thanatos déstabiliserait les cavaliers. Mais il ne devait jamais le savoir.
Ils atteignirent avec le crépuscule la verte sylve qui gainait le Byrn, et Ries décida que les chevaux n’iraient pas plus loin aujourd’hui. Il était déjà miraculeux qu’ils ne se soient pas écroulés, morts de fatigue. Il s’arrêta donc au bord de l’eau, et contempla l’antique pont en bois qui surplombait le large flot du fleuve. Il ne tenait que par magie, mais il résisterait bien encore quelques instants, espéra le jeune mage. Il engagea donc les montures sur le pont, prudemment. Layne restait prostrée, ne disant mot, et Ries s’inquiétait de ce silence morbide. Ils traversèrent le fleuve sans encombre, et arrivés de l’autre côté, il se mit à murmurer des Influences, dénouant l’antique structure magique qui maintenait le pont en état. Celui-ci se mit à tomber par pan, le bois soudain vieux et fragile. Quelques minutes plus tard, il ne restait plus trace d’un passage au-dessus des flots. Le jeune mage eut un soupir satisfait, et sauta de son cheval pour aider Layne à descendre du sien. Il la conduisit au bord de la route, dans l’herbe fraîche, et la fit s’asseoir. Son regard était toujours fixe, effrayant de vacuité. Il la laissa le temps de s’occuper des chevaux, et revint avec du bois pour faire un grand feu, afin d’honorer la mémoire de son ami. Les flammes montèrent dans la nuit naissante, et Ries s’assit tout contre Layne, autant pour essayer de la consoler que pour se réconforter. Il prit sa main dans la sienne, mais elle resta inerte et froide, sans vie. Le jeune homme se laissa alors aller au désespoir, des larmes brûlantes coulant sur ses joues. Avait-il donc perdu un ami et celle qu’il aimait au même instant ?