Sud-Est des Grandes Plaines
Sixième lune du printemps
Sud-Est des Grandes Plaines
Sixième lune du printemps
Le gué doit être par là, hurla Lilian pour couvrir le bruit de l’eau.
Le Byrn était enflé par les récentes pluies, qui avaient rendu le voyage désagréable au possible pour les quatre voyageurs. Mais le ciel avait enfin arrêté de laisser tomber sur eux des trombes d’eau, et même s’il était encore voilé par de sombres nuages, le moral était en train de remonter. Ils se trouvaient au niveau du coude que faisait le fleuve avant de partir vers sa longue course pour l’Est, à la recherche du gué qui leur permettrait de le traverser.
Tenant son cheval bien serré, l’elfe fit s’engager prudemment sa monture dans le flot grondant. Ses amis le regardèrent traverser sans trop d’encombre le courant, et un soupir de soulagement s’échappa de leurs poitrines.
- Après toi, Layne, fit le jeune mage blanc, faussement galant.
- Merci, Ries, lui répondit la guérisseuse d’un ton acerbe.
Les relations n’étaient pas au beau fixe entre les membres du groupe. Cette pluie incessante énervait tout le monde, et de stériles disputes éclataient sans arrêt. Ces deux journées dans le clan des cavaliers leur avaient fait se rappeler à quel point il était agréable de ne pas courir sans cesse, et de se sentir en sécurité. Mais tous avaient conscience des menaces qui pesaient sur l’Alliance, et la perspective de pouvoir y faire quelque chose les poussait de l’avant.
La traversée du gué se déroula sans encombre, si ce n’est Grolin qui mit un temps infini à faire avancer sa monture terrifiée dans le cours d’eau. Des sourires naquirent quand le nain parvint enfin du côté Sud du Byrn. Il était trempé des pieds à la tête, et son visage était fermé.
- La viande empaquetée dans tes fontes sera peut-être moins dure à mâcher, maintenant, fit Ries d’un ton enjoué, et Grolin ne put s’empêcher de laisser échapper un sourire.
- J’espère que non, répondit le nain, j’avais besoin de nouvelles semelles.
La troupe reprit son chemin en riant, et le soleil fit alors une timide apparition, éclairant les coeurs. Ils sortirent de la forêt galerie qui gainait le fleuve, et replongèrent dans les hautes graminées des steppes. Cette partie des plaines était plus vallonnée, et leurs regards ne portaient pas loin. Se rappelant les conseils de Gadis, ils cheminèrent en silence, orientant leurs montures vers le Sud-Ouest. Lilian affirmait qu’ils n’en avaient plus que pour au plus une journée de cheval, et ils recommençaient à se rapprocher de la Colonne, un peu moins haute dans cette partie du continent. Ries était impatient de rencontrer son peuple, et il devait se contraindre à ne pas pousser trop son cheval.
Les graminées se firent de plus en plus basses au fur et à mesure de leur avancée, et des arbres recommencèrent à faire leur apparition, d’abord petits et courbés par le vent, puis plus imposants. Ils pénétrèrent bientôt dans une basse forêt de chênes verdoyants, et la chaude lumière jouant dans les branches rendait ce décor reposant.
Les voyageurs décidèrent d’une pause, et attachèrent leurs chevaux avant de sortir des tranches de viandes séchées. Ries fit apparaître de la verdure pour ceux qui en voulaient, une migraine maintenant constante battant ses tempes, et ils se mirent à table en devisant gaiement.
- Nous devrions voir le bout de ce long voyage cette après-midi, si je ne m’abuse, intervint Lilian. Cette forêt marque l’entrée du royaume des Nobles. La vallée qui abrite leur ancienne capitale se trouve non loin d’ici.
- Mais leur domaine s’étendait autrefois bien plus au nord, demanda le jeune mage, se souvenant de ce qu’avait dit l’elfe dans la tour, il y avait bien longtemps de cela.
- C’était il y a plus d’un millénaire, Ries. Même la végétation a changé depuis cette ère. Il n’y a plus trace de leur empire, si ce n’est dans de rares bâtiments conservés par magie.
- A quoi va ressembler cette ville après tant de temps, je me le demande, s’interrogea Layne.
- Les Nobles étaient de magnifiques créateurs, mais je crains que leurs constructions n’aient pas subsisté au choc de la guerre et à l’usure du temps, lui répondit Grolin.
- Quoi qu’il en soit, nous auront les réponses à nos questions dans peu de temps, fit le jeune Noble en se levant, impatient. En route !
Tous remontèrent sur leurs chevaux, et ils continuèrent dans la forêt, se frayant un chemin dans les fourrés de plus en plus épais. Une légère pente naquit peu après, avant de devenir telle qu’ils durent descendre de cheval pour la gravir. Le couvert s’éclaircit devant eux, alors que le soleil descendait sur la Colonne, teintant d’ocre les troncs et les feuilles rousses qui jonchaient le sol. Le groupe s’arrêta soudain en haut d’une longue descente qui plongeait vers une grande vallée. Tous eurent un hoquet d’émerveillement. Une immense cité, aussi grande pour le moins que Cytadine, envoyait haut dans le ciel des tours et des flèches fines et ouvragées, reliées par des arches d’une finesse inquiétante. Des murailles hautes de quinze toises, blanches et resplendissantes, entouraient ces prodiges d’équilibres. Tout autour de la ville, des champs tracés au cordeau étaient verts des nouvelles pousses de céréales, et des pâturages délimités de haies d’arbre en fleur abritaient de grands troupeaux qui paissaient tranquillement. Une calme activité régnait dans les champs et sur la route qui s’éloignait vers le Sud, même si de magnifiques guerriers en armure blanche patrouillaient dans toute la vallée sur de farouches destriers armés pour la guerre. Le tocsin résonna soudain dans la lumière faiblissante, et les paysans laissèrent leurs cultures pour se diriger vers la cité.
- Et bien, si je m’attendais à ça, murmura le nain, qui avait été le premier à reprendre suffisamment de souffle pour parler.
- C’est incroyable, fit sur le même ton Lilian. Cette cité avait été détruite et rasée par les grands nains !
Une voix délicate s’éleva alors de leur gauche, interrompant Ries qui s’apprêtait à renchérir.
- Ne vous fiez pas aux apparences, jeunes voyageurs. Mais bienvenue tout de même dans le royaume des Nobles. Je vous attendais.
Ils tournèrent la tête, surpris, et découvrirent une frêle jeune femme à la beauté époustouflante, assise sur un tronc d’arbre. Un bandeau de soie noire couvrait ses yeux, mais son visage était tourné vers eux. Layne intervint alors, en hochant la tête.
- Regarde bien, Ries, cette scène est pétrie de magie. C’est une immense illusion à l’échelle de la vallée.
Ries sonda avec attention le paysage, et grogna de déception. La jeune femme reprit la parole.
- Cette illusion nous protège depuis de nombreux siècles maintenant, jeune mage. Ne soit pas déçu. Tu savais bien que les Nobles étaient un peuple sur le déclin.
- Mais j’espérais, répondit Ries d’un souffle. Quelle est la réalité ?
- Vous le découvrirez dans peu de temps. Je vais vous conduire chez les miens, si vous voulez bien me suivre.
- Comment saviez-vous que nous allions arriver, demanda le nain, soudain méfiant.
- C’est un oracle, Grolin, lui répondit l’elfe. Le bandeau est le signe de ceux qui voient le futur.
- Une petite partie du futur seulement, elfe. Heureusement pour nous.
L’aveugle les conduisit sur un petit sentier qui descendait dans la vallée, sans faire une erreur, et ils avançaient à la queue leu leu, tenant leurs chevaux par la bride. L’illusion s’estompa peu à peu, mais l’obscurité montante les empêchait de distinguer la réalité.
Ries semblait hypnotisé par la jeune femme, au grand énervement de Layne. Qu’est ce qui m’arrive, songea-t-elle soudain. Serais-je jalouse ? C’est n’importe quoi, fit-elle en secouant la tête. Arrête ça tout de suite.
Ils arrivèrent enfin sur un terrain plat, et se dirigèrent vers des lumières qui émergeaient d’un petit bosquet d’arbres. Ils rentrèrent dans le petit bois, et découvrirent en en émergeant une petite ville, presque un village, en fait, éclairé par de nombreuses torches. Il était fortifié de hauts rondins de bois, mais ces installations à but défensif étaient décorées de grandes fresques peintes. Ries laissa échapper un soupir désolé.
- C’est tout ce qui reste de mon peuple, alors...
- Il existe plusieurs villages partout dans la vallée, ne t’inquiètes pas. Nous vivons aujourd’hui en petites communautés, dans des lieux que nous n’hésiterions pas à abandonner en cas de danger.
Ils parvinrent devant une porte massive, qui s’ouvrit à leur approche.
- Bonsoir, Oracle, fit un homme grand et fin en s’inclinant devant la jeune fille.
Puis il se retourna vers les nouveaux arrivants, et les salua d’un mouvement de tête.
- Bienvenu chez nous, jeunes érudits. L’Oracle nous avait prévenus de votre arrivée.
Il eut un claquement de main, et un jeune homme vint prendre les rênes de leurs chevaux.
- Bojd va vous conduire jusqu’à la demeure qui vous a été préparée, et vous pourrez vous y restaurer et vous laver de la fatigue de votre long voyage. Demain, nous nous réunirons pour parler de ce qui vous amène. D’autres tâches m’appellent maintenant, je dois vous laisser. Bonne nuit.
L’homme s’éclipsa sans un bruit, laissant les compagnons interloqués par cet accueil mi-figue mi-raisin.
- Pas eu le temps d’en placer une, grogna le nain.
- Veuillez excuser Truge, mes amis, fit l’oracle avec un sourire. Il n’a admit qu’avec difficulté que des étrangers devaient être accueilli comme les nôtres. Mais c’est un homme profondément bon, et vous apprendrez à l’apprécier. Mais vous devez être épuisés. On va vous conduire, nous nous retrouverons demain. Bonne nuit.
La jeune femme s’éloigna elle aussi dans le village, et Ries la suivit du regard.
- Tu ne lui cours pas après pour lui dire que tu es en pleine forme, lui fit Layne, acide.
- Quoi ? Le jeune mage semblait absorbé. Elle me rappelle quelqu’un, c’est tout.
- Oui, un fantasme, sans doute, grommela-t-elle en suivant le garçon et les chevaux.
Quand elle se fut un peu éloignée, Ries se tourna vers Lilian. - Mais qu’est ce qu’elle a, tout d’un coup ?
- Les voies des femmes sont impénétrables, mon ami.
Ries explosa de rire à ce trait grivois, rare dans la bouche de l’elfe, et pris l’épaule de Lilian dans ses bras. Ils se dirigèrent vers la petite maison en rondins dans laquelle Layne venait d’entrer.
- J’espère qu’il y aura de l’eau chaude. Je ne supporterais plus une goutte d’eau froide, après toutes ces pluies.
- Je ne pourrais même pas en boire, rajouta Grolin en leur emboîtant le pas. Il me faut de la bière, ou je fais un malheur.
- Ne nous parle pas de bière ! firent l’humain et l’elfe en coeur.
Ils étaient installés autour d’un bon feu de cheminée, qui éloignait agréablement la fraîcheur montante de la nuit. Les Nobles avaient bien fait les choses. Deux grandes pièces séparées servaient de chambres, et une plus petite abritait un véritable trésor : une grande cuve d’eau chaude, avec assez d’eau pour que chacun puisse prendre un bain dans un large baquet de cuivre. De plus, des habits propres les attendaient sur leurs lits, et ils se sentirent bientôt agréablement décrassés. Layne s’était enfermée dans sa chambre en sortant du bain, et ses trois amis l’attendaient avec impatience pour attaquer le simple mais copieux repas qui fumait doucement sur la table.
- Bon, Layne, on va mourir de faim si tu ne viens pas, fit le jeune mage dans un gargouillement d’estomac. Dépêche !
- Il lui en faut un temps pour passer une robe, grogna le nain dans sa barbe.
- Et elle n’a pas le choix, renchérit l’elfe. Sinon, on y aurait encore été demain.
La porte de la chambre s’ouvrit enfin, et ils se levèrent pour passer à table. Layne fit son apparition dans une longue robe blanche, les cheveux soigneusement coiffés, et Ries ne put s’empêcher un sifflet d’admiration intérieur. La robe soulignait à merveille sa silhouette, et le jeune mage ne comprenait pas son visage renfrogné.
- Tu es superbe, fit Lilian, coupant le compliment sous les pieds de son ami.
- C’est bien trop long, se plaignit la jeune femme. Cette belle oracle aurait pu voir que je n’étais pas aussi grande que les filles de son peuple ! j’ai l’impression d’être une enfant jouant avec les habits de sa mère.
- Quand tu auras fini de dire n’importe quoi, tu viendras manger, la coupa Ries en sautant sur une chaise. Moi, j’attaque. Je meurs de faim.
Grolin n’en demandait pas plus pour rejoindre le festin, et l’on entendit bientôt plus que le claquement de leurs mâchoires. Layne soupira encore une fois, et se laissa tenter par une appétissante salade de tomate.
Le soleil naissant les tira d’un agréable sommeil. Ries s’étira en soupirant, et demanda à l’elfe qui finissait de s’habiller :
- ça faisait combien de temps qu’on n’avait pas dormi dans un lit, Lilian ?
- Depuis une lointaine nuit dans une auberge, je crois, sourit l’elfe. Allons-y, le petit déjeuner est servi.
- Grolin, debout, fit Ries en secouant la lourde carcasse du nain. Il y a même un petit déjeuner, tu réalises ! Si tu ne te lèves pas, il ne restera rien pour toi.
- Si vous ne me laissez rien, grommela le nain en ouvrant les yeux, je mange les chevaux, vous êtes prévenus.
Le jeune mage et Lilian sortirent de la chambre en riant, et se dirigèrent vers la nourriture fumante. Layne n’avait pas encore quitté sa chambre, et ils comprirent son retard en la voyant apparaître quelques minute après, sa robe raccourcie par un ourlet soigneusement cousu. Mais son arrivée avec un sourire triomphant ne provoqua aucune réaction chez ses amis, qui avaient le nez plongé dans un bol de lait. Elle soupira, résignée, et s’installa pour manger, à défaut d’être félicitée.
Truge les reçu en fin de matinée dans sa demeure, une maison en rondins comme toutes celles du village. Il les pria d’entrer dans la pièce principale, sombre, et dans laquelle la lumière du soleil ne pénétrait que par quelques interstices dans le bois. Il leur fit signe de s’installer dans des fauteuils confortables, et pris lui même place sur un tabouret soigneusement ouvragé. Le jeune Noble remarqua de nombreuses sculptures, peintures, qui ornaient les murs et les angles de la salle. L’une d’elle en particulier représentait ce qui devait être une vue aérienne de la grande cité noble au temps de sa splendeur. C’était un tableau magnifique, fraîchement peint, et il resta un moment en arrêt devant. Truge ne prit pas la peine de lui expliquer les détails de la peinture, attendant impatiemment qu’il veuille bien s’asseoir. Le noble prit alors la parole, d’une voix profondément ennuyée.
- L’oracle avait prévu votre arrivée, et demandé que l’on vous reçoive comme des amis. Mais elle ne m’a pas dit ce qui vous amenait. Pourquoi ce long voyage depuis Cytadine, alors que l’empire ne se souvient qu’à peine de notre existence ?
- Et bien, fit Ries avec une profonde inspiration, nous sommes là pour deux raisons. Tout d’abord, pour essayer de trouver comment mettre fin aux sinistres machinations que deux races de mages que nous croyions inconnues sont en train de tisser. Ils conduisent les Gobs à la guerre, poussent des races jusque là neutres à attaquer l’Alliance. Par hasard, nous sommes tombés sur d’anciens documents datant de la gloire du royaume Noble, qui relataient des événements curieusement identiques à ceux qui se produisent actuellement. Nous tentons donc de retrouver des traces plus détaillées de l’action de ces races, et le pourquoi de leurs exactions. Et, éventuellement, comment les détruire. Ensuite, continua le jeune mage avec une nouvelle inspiration, j’essaie de retrouver mes parents, qui, m’a t’on dit, faisait partie de votre peuple.
Le regard du noble resta un moment vague, comme perdu, puis il se fixa à nouveau sur le groupe qui le regardait avec attention et espoir. - Désolé, mais je ne peux vous aider en ce qui concerne ces soi-disant nouvelles races de mages. Nos légendes ne parlent que vaguement de la guerre qui nous a opposés aux grands nains, et encore moins de ceux qui en seraient la cause. Quant au sujet de tes parents, jeune mage, je peux juste te dire que je les ai connus. Ils sont partis d’ici il y a plus de vingt-cinq ans, et ils ne sont jamais revenus. Voilà, je crois que cet entretien est clos. Je n’ai plus rien d’autre à vous dire.
Les quatre amis se regardèrent, ne pouvant en croire leurs oreilles, et Ries reprit la parole avec un ton pressant.
- Mais vous pouvez au moins me dire pourquoi ils sont partis, non ? Vous devez le savoir !
- Ils sont partis parce qu’ils ne supportaient pas le déclin de notre peuple, c’est tout. Ils couraient après une chimère, un rêve qu’ils avaient trouvé lors de l’exploration des ruines de Jalaad la resplendissante. Une histoire abracadabrante que je n’ai même pas voulu entendre. Maintenant, s’il vous plaît, j’aimerais prendre un peu de repos.
Il se leva et se dirigea vers la porte, pour leur signifier plus clairement qu’il en avait fini avec eux.
Les compagnons se levèrent, la mine sombre, et le saluèrent en sortant, retrouvant avec soulagement la lumière extérieure. Truge n’eut pas d’autre mot, et la porte se referma derrière eux avec un claquement. Ils se regardèrent, soudain déprimés.
- Nous n’avons tout de même pas fait toute cette route pour rien, gémit Layne. Ce n’est pas possible.
- C’était un risque, soupira l’elfe. Nous nous devions d’essayer, et nous l’avons fait.
- Ne dis pas n’importe quoi, Lilian, intervint Ries, le visage résolu. Si mes parents ont découvert quelque chose dans les restes de la cité noble, alors nous pourrons peut-être y trouver les légendes que nous cherchons. Et où ils sont partis, sait-on jamais, rajouta-t-il plus doucement.
- Vous ne devriez pas aller dans ces ruines, les interrompis la belle voix de l’oracle. Je n’y distingue qu’une brume sombre, mais un danger rôde entre ces murs souillés par la mort.
Ils se retournèrent vers la frêle jeune femme, qui marchait vers eux sans hésitation.
- Que vous a dit Truge ? demanda-t-elle encore.
- Rien du tout, grommela le nain. Il a été à la limite de l’incorrection, et c’est tout juste s’il ne nous a pas mis dehors à coups de pieds au cul.
- Je le craignais, soupira l’oracle. Ce n’est pas vraiment la bonne période de la journée pour lui parler.
- Comment ça ? s’interrogea Layne.
- Rien, il passe souvent des nuits difficiles, c’est tout. Que comptez-vous faire, maintenant ? Vous allez bien rester un moment avant de repartir, au moins.
- Nous allons explorer les ruines de Jalaad, voilà ce que nous allons faire, répondit Ries. Nous avons traversé suffisamment de périls pour ne pas nous laisser arrêter par une vague menace. Enfin, en ce qui me concerne, rajouta-t-il en questionnant du regard ses amis.
- J’ai toujours aimé les vieilles et belles constructions, fit le nain, en haussant les épaules.
- Et nous y trouverons peut-être ce que nous cherchons depuis si longtemps, rajouta Lilian.
La jeune femme se contenta d’approuver de la tête, en pensant secrètement que tant que leur route les éloignait de cette énervante oracle, elle serait d’accord.
- Soit, fit la jeune noble en guise de conclusion. Mais je vous en prie, soyez très prudents, car personne ne viendra vous chercher dans ces ruines maudites s’il vous arrive quelque chose. Allons chercher vos chevaux, je vais vous montrer la route. Mais je vous conseille d’attendre demain, et de partir à l’aube. Passer la nuit là bas serait la pire chose à faire.
Les quatre amis chevauchaient en silence, vaguement angoissés par les constantes recommandations de l’oracle. Le nain avait trouvé une hache posée contre un mur, et avait haussé les épaules en la prenant. Il en caressait pensivement le manche, en grommelant dans sa barbe. C’était une hache de bûcheron, mais son poids était sécurisant. Et comme le propriétaire ne s’était pas manifesté...
Ils avaient passé une nouvelle soirée en solitaire, et commençaient à trouver l’ambiance qui régnait dans le village noble particulièrement étrange. Quelle que soit l’heure de la journée, il n’y avait personne dans les rues, pas un enfant en train de jouer, même s’ils surprenaient parfois du coin de l’oeil un mouvement. Les repas arrivaient par magie sur leur table, confirmèrent Layne et Ries, et ils n’avaient pas revu l’oracle après qu’elle leur ait montré la silhouette dévastée de la vieille Jalaad, à l’Est de son village.
Le soleil ne s’était pas encore levé, et ils avançaient dans un décor onirique dans lequel ondulaient des écharpes de brume, avec en arrière plan la cité noble, qui semblait flotter dans les airs.
- Quels dangers pourrions-nous rencontrer dans cette Jalaad ? demanda soudain Grolin, brisant le silence d’une voix qui semblait résonner trop fort.
- Il y eu tant de morts entre ces murs, que des esprits peuvent encore hanter les lieux, imposant à tout être vivant de revivre leurs derniers instants, lui répondit Lilian. Demande à Ries quelle type d’expérience cela peut-être.
Le nain se tourna vers le jeune mage, et Ries résuma d’un mot :
- Terrifiant.
Layne hocha la tête, se souvenant des terribles cauchemars qui avaient troublé le jeune homme.
- Voilà un danger qui m’effraie bien plus qu’une troupe Gob, grommela le nain.
Tous acquiescèrent, pas vraiment convaincus. Ils rejoignirent bientôt l’ancestrale route pierrée qui quittait Jalaad pour se diriger vers le Sud, et la suivirent comme le leur avait conseillé l’oracle. Elle était disjointe et trouée de toute part, et il leur fut plus facile de faire avancer les chevaux sur le bas-côté. La silhouette de la ville noble en ruine monta devant eux, et ils parvinrent après un moment de chevauchée hésitante devant les immenses portes béantes de la cité. Ils firent s’arrêter leurs montures, et contemplèrent en silence la sinistre désolation qui régnait dans ces lieux plus que millénaires.
- Sangdieux, c’est immense, jura Ries. On pourrait passer des lunes à tourner avant de trouver ce que nous cherchons.
- La bibliothèque devrait être à l’échelle de celle ville, et être le seul bâtiment à vraiment rester debout, si les sorts de conservation ont gardé leurs pouvoirs, fit Lilian, songeur. Il faut espérer que nous ne perdrons pas trop de temps à chercher, c’est tout.
Les chevaux renâclaient furieusement, et ils décidèrent de les laisser entravés dehors. Ils ne voulaient surtout pas avoir à courir après une monture en fuite dans ce labyrinthe.
Alors qu’ils s’apprêtaient à rentrer dans l’ancienne cité, Layne les arrêta d’un geste.
- Ne bougez pas, je vais protéger vos esprits d’une petite Influence, ça limitera les risques.
Elle passa en murmurant devant Lilian et Ries, et resta un moment devant Grolin, avant de s’avouer vaincue.
- Rien à faire, ta tête est trop dure pour que je puisse y implanter un sort. Je ne sais de quoi vous êtes faits, vous les grands nains, mais vous repoussez la magie aussi sûrement que l’huile repousse l’eau.
- Alors je ne crains rien, grogna le nain, moyennement rassuré. - J’espère, fit Layne dans un souffle.
Ries s’engagea alors entre les vantaux disjoints, et pénétra dans un monde minéral de blocs épars, de vieux murs croulants, et de lierres envahissants et poussiéreux. Curieusement, il n’y avait guère d’autres végétaux. Le jeune mage eut soudain une inspiration.
- Suivez-moi, je sais comment trouver facilement la bibliothèque !
- Ries, ça va ? hurla Layne, en scrutant la tour bancale qui s’appuyait contre la muraille. Sa voix résonna un moment, mais ils ne se sentaient plus aussi inquiets qu’en entrant dans la ville en ruine. Le soleil levant éclairait d’une paisible lumière Jalaad, et c’était plus une ambiance de tristesse et de vieillesse qui régnait dans ces lieux. La tête du jeune mage apparut soudain entre deux blocs de pierre, en haut de la tour, et il eut un rire époustouflé.
- Quelle vue incroyable ! hurla-t-il aux fourmis qu’étaient devenus ses amis, plus de vingt toises en dessous. Je vois Cytadine, au nord !
- Arrête de faire le crétin, et trouve cette bibliothèque. Tu ne nous sers à rien enterré sous des tonnes de pierres.
- Je la vois ! s’exclama Ries, après avoir passé un moment à scruter la cité. Elle est encore debout, tu avais raison, Lilian. C’est un bâtiment magnifique !
- Bon, alors redescend, maintenant, soupira Layne, d’une voix bien trop faible pour que le jeune mage puisse l’entendre.
- Layne, tu te fais du souci pour rien, la rassura Lilian. Cette tour n’a pas attendu mille deux cents ans pour s’écrouler le jour où quelqu’un monterait dessus, enfin.
- Je sais, Lilian, mais on ne sait jamais.
Le jeune noble sortit bientôt de la tour, rouge d’excitation et recouvert des pieds à la tête de toiles d’araignées.
- Incroyable, cette Jalaad la resplendissante. Je donnerais tout pour la voir du temps de sa splendeur. Suivez-moi, je vais faire le guide.
Ils emboîtèrent le pas au jeune mage, qui se repérait à voix basse. Ils venaient d’entrer sur une immense avenue, à peu près libre de débris, quand un sourd grondement monta derrière eux. Ils se retournèrent, surpris, et Ries murmura d’une voix blanche :
- La tour...
Ces amis devinrent tout pâles, et le jeune mage s’esclaffa soudain.
- Convaincante, mon imitation de tour qui s’écroule ?
Un grand sourire fendait son visage, et ses compagnons le regardèrent en soupirant, se demandant s’il fallait rire ou s’énerver.
- Pas drôle, jeune mage, gronda Grolin, résumant l’avis général. Trouve-nous cette bibliothèque, au lieu de faire des blagues débiles.
Ries se redressa en bougonnant. Pilgrain, lui, aurait trouvé ça à mourir de rire.
Ils se tenaient devant un gigantesque bâtiment presque parfaitement conservé, la tête dévissée vers le haut pour essayer d’apprécier tous les détails de la magnifique architecture. C’était une demi-sphère soutenue par d’immenses colonnes, qui s’élevait à plus de quarante toises dans le ciel.
- C’était le seul bâtiment de cette taille encore debout dans toute la cité. J’espère que c’est bien ce que nous cherchons.
- Sans aucun doute, fit l’elfe, impressionné.
- Ne perdons pas de temps, murmura Layne. Il y a moyen de se perdre, et je ne voudrais pas être surprise par la nuit là-dedans.
- Oh non, renchérit le nain. Plus vite on trouve ces grimoires de légende, plus vite on sort.
Ils s’engagèrent donc dans l’ombre, et les deux mages murmurèrent une influence lumineuse pour les guider dans les couloirs sombres et poussiéreux. Ceux-ci semblaient s’enrouler en une spirale montante, et ils distinguèrent presque immédiatement deux grandes portes en bois sculpté qui s’ouvraient sur une salle ronde aux dimensions imposantes. Elle était éclairée de rayons de soleil dans lesquels dansaient des particules incandescentes, la lumière passant par de grands vitraux taillés dans le haut plafond. Ils pénétrèrent à pas mesuré dans la salle, et découvrirent d’innombrables rayons de livres de toute taille, sans même une trace de poussière sur la tranche.
- Puissante Influence, murmura Layne.
- Alors là, ça risque vraiment de nous prendre du temps, grogna Ries.
Lilian était émerveillé, et se mit à parcourir les rayons en déchiffrant les titres des livres. La jeune mage se mit à la tâche, ayant quelques notions de langage ancien suite à ses nombreuses lectures, mais Ries et Grolin se sentirent rapidement inutiles. Ils tournèrent un moment dans la pièce principale, étouffant des bâillements, puis partirent chacun de leur côté explorer le bâtiment, d’un pas désoeuvré.
Ries s’engagea dans une galerie qui montait en spirale, les nombreuses ouvertures donnant sur la salle principale lui permettant de regarder de temps en temps si ses amis n’avaient pas de problèmes. De vieilles gravures décoraient les murs, fruit d’une technologie qu’il n’avait jamais rencontré jusque là.
Il s’arrêta, interdit, devant un bas relief qui semblait détailler, avec force d’enluminures poussiéreuses, les principes de bases d’une influence à laquelle il réfléchissait depuis le début de leur longue route. Après un long instant à se gratter la tête, un mince sourire naquit sur ses lèvres. Il reprit alors sa route, guilleret.
De temps à autre, une salle obscure s’ouvrait dans le mur opposé à la grande pièce, mais de sombres remugles de papiers en décomposition s’en échappaient, et le jeune mage jugea inutile de risquer de se retrouver nez à nez avec des rats. Pourtant, une des pièces, éclairée par la lueur du soleil, le tenta, et il découvrit en entrant de longues rangées de sculptures d’albâtres posées en rang, soigneusement polies. Elles représentaient des hommes et des femmes nus, dans des postures presque érotiques, chacun soigneusement mis à distance, et ces corps alanguis semblaient attendre la libération, afin de pouvoir enfin se retrouver dans une étreinte libératrice. Le jeune homme, hypnotisé, crut soudain voir les corps se mettre en mouvement, glissant les uns vers les autres avec des soupirs de désirs. Les femmes, grandes et belles, laissaient leurs mains glisser sur leurs jambes finement galbées, sur leur ventre, vers... Ries eut une difficile déglutition, et secoua la tête en fermant les yeux, prit d’un violent émoi. Quand il les rouvrit, les sculptures avaient repris leur position initiale, et le jeune mage sortit de la salle en reculant, le coeur battant aussi fort qu’un tambour. On ne lui avait jamais parlé de cette forme d’art, songea-t-il en continuant de suivre la galerie, mais c’était... Puissamment évocateur. Il se prit à regretter que Layne ne l’ai pas suivi, car, savait-on jamais, si elle avait été aussi sensible que lui à l’atmosphère troublante de la pièce... Le jeune homme cru alors entendre un gémissement frustré, et fouilla du regard les environs, intrigué. Mais seules quelques grains de poussières flottaient, illuminés par la lumière chaude du soleil. Il eut un haussement d’épaule ; sans doute une expression de sa libido.
Ries atteint bientôt le plus haut du couloir. Il redescendait selon une nouvelle spirale, mais le regard du jeune homme fut attiré par une autre salle, les oeuvres qu’elle rassemblait semblant axées sur Jalaad. Il entra, faisant courir son regard sur des maquettes d’une finesse incroyable, sur des peintures représentant la ville sous tous les angles. Il cligna soudain des yeux, incrédule. La peinture de Truge ! Elle était accrochée au mur, identique comme deux gouttes d’eau à celle qu’il avait vu le matin dans le salon du noble. Ries regarda par terre, mais seules ses traces étaient visibles dans l’épaisse poussière. Personne n’était venu ici depuis des centaines d’années, pour le moins. Sans comprendre, il sortit de la salle, et s’engagea dans la galerie descendante. Décidément, cette bibliothèque lui réservait bien des surprises. Il ignora les pièces qui s’ouvraient sur sa gauche, jusqu’à ce qu’il croise les traces de Grolin. Le nain était entré dans une salle plongée dans la pénombre, et était ressorti rapidement, vu la longueur de ses pas quand il en était reparti. Le jeune mage jeta un coup d’oeil prudent à l’intérieur, et découvrit une immense sculpture qui luisait dans l’ombre. Elle représentait une scène de bataille dantesque, un violent affrontement entre les nobles et les grands nains. Ries eut le souffle coupé, car cette oeuvre était aussi sanglante et violente que les formes allongées avaient été érotiques. Il sortit en secouant la tête une nouvelle fois, pour ne pas se laisser prendre au piège de cette image. Il aperçut alors du coin de l’oeil des formes fantomatiques qui tournaient autour de la sculpture, et les gémissements de haine qu’elles poussèrent lui percèrent les tympans. Il partit en courant, refusant de toutes ses forces l’hostilité que distillaient ces supplications inarticulées. Il parvint enfin dans la grande salle centrale, le souffle court, et Layne et Lilian levèrent les yeux, soudain inquiets de le voir revenir si pâle.
- ça va ? lui demanda la jeune mage, soucieuse.
- Si on veut, haleta Ries. Vous avez vu Grolin ? Je crains qu’il ne lui soit arrivé quelque chose de terrible.
Un hurlement terrifiant jaillit soudain de l’ombre, derrière lui. Il se retourna rapidement, et n’eut que le temps de se jeter de côté pour éviter la hache du nain. Celui-ci, emporté par son élan, fit quelques pas, puis pivota en levant à nouveau son arme. Le jeune mage sortit sa rapière, et se mit en garde pour tenter de parer l’attaque que préparait son ami.
- Grolin, tu es fou, hurla-t-il alors que le nain s’approchait de lui
- Assassin, gronda le nain. Le jeune mage crut voir ses yeux rougeoyer dans l’ombre. Je vais te tuer comme tu as tué les miens, misérable lâche.
Le nain porta alors un terrible coup de taille vers la tête de Ries, qui le bloqua de sa lame au dernier moment. Mais Grolin était un farouche guerrier, et déjà le jeune mage devait lever sa rapière pour une nouvelle parade. Il ne tiendrait pas longtemps face à des coups aussi violents, songea-t-il en essayant de reprendre son souffle. Derrière eux, Lilian pressait Layne.
- Fait quelque chose, vite, Grolin est possédé.
- Je ne peux pas, fit Layne avec un grognement de frustration. Je n’y arrive pas !
La jeune mage eut un cri étranglé quand l’arme de Ries vola sous un nouveau coup du nain. Celui-ci leva sa hache, se préparant à porter l’attaque finale en bavant des mots de haine. Le jeune homme était par terre, les bras levés en une risible tentative pour se protéger contre la large lame d’acier. Lilian se précipita avec un cri de négation vers le nain, mais Layne le précéda. Une brûlante vague d’énergie effleura l’elfe, et vint frapper de plein fouet le nain en train d’abaisser son arme. Grolin vola sous l’impact, et frappa avec force le mur de pierre. Il retomba avec fracas, poupée désarticulée et sans vie.
L’elfe se précipita vers Ries, tandis que Layne courait vers le nain en criant son nom. Le jeune mage rassura l’elfe d’un geste, et se releva. La jeune femme les regarda, les yeux pleins de larmes, tenant dans sa fine main la large patte de Grolin.
- Je l’ai tué, murmura-t-elle, incrédule. Je l’ai tué !
Lilian et Ries l’entourèrent, et elle se laissa aller dans leur bras en sanglotant.
- J’ai bien senti qu’un esprit le tenait sous son emprise, mais je n’ai rien pu faire d’autre, laissa-t-elle échapper après quelques secondes. J’ai essayé de retenir mon Influence, mais son pouvoir m’a hypnotisé, et la puissance, la puissance qui enflait, et c’était le seul moyen de passer ses défenses… et je n’ai rien pu faire d’autre, répéta-t-elle en retenant une nouvelle crise de larme.
Des hurlements montant partout dans la bibliothèque firent mourir les mots de réconfort que Ries s’apprêtait à prononcer. Lilian résuma la situation d’un ton terrifié, essayant de couvrir la terrible symphonie créée par les cris des spectres.
- Il faut partir d’ici, et vite ! Je crains que le sort de Layne ne nous protège pas contre un tel déferlement de haine.
Les trois amis se levèrent d’un seul mouvement, et se mirent à courir vers la sortie. Des formes torturées les entouraient de toute part, les harcelant comme un essaim de guêpes. Ries sentait les portes de son esprit trembler sous leurs coups de boutoir, et ils atteignirent enfin la sortie avec un soupir de soulagement. Lilian eut alors un hoquet d’étonnement.
- Le soleil ! s’exclama-t-il. Il est sur le point de se coucher !
En effet, l’astre lumineux n’était plus qu’une boule rougeoyante juste au-dessus des murailles de Jalaad. Derrière eux, les esprits tournaient à la limite de l’ombre, attendant la nuit avec des gémissements affamés. - Suivez-moi, fit Ries en prenant les mains de ses amis.
Il se mit à murmurer en les entraînant vers les portes de la cité noble, et leurs pas se firent enjambées de géants. Ils foncèrent à une vitesse folle à travers les rues que l’ombre commençait à envahir. Des formes pâles émergeaient de tous les bâtiments en ruine, mais ils allaient trop vite. La forme haute des portes se dessina enfin devant eux, laissant passer un dernier rayon de soleil. Ils émergèrent de la ville en ruine en courant, et ne s’arrêtèrent qu’au niveau des chevaux, qui hennissaient de terreur en regardant la sinistre Jalaad. Ries se laissa tomber sur le dos, et eut un dernier soupir avant de fermer les yeux :
- Suis mort...
Layne se coucha plus délicatement dans l’herbe douce, et ne laissa échapper qu’un mot avant de sombrer dans le même sommeil :
- Pareil...
Lilian les regarda avec un tendre sourire, et murmura pour lui-même :
- Vos Influences étaient dignes de grands maîtres, mes amis. Heureusement pour nous.
Il laissa alors son esprit entrer en contact avec celui de ces compagnons, et calma tout doucement leurs âmes affolées.
- Ce ne sera pas aussi efficace qu’une Influence, mais au moins, vous ne ferez pas de cauchemars.
Il souleva Layne et l’installa du mieux qu’il put sur son cheval. Puis Ries fut péniblement dressé, et plus lâché que posé sur sa monture.
- Pas idée d’être aussi lourd, gronda l’elfe, avant de monter sur son cheval. En route, murmura-t-il, ses paupières déjà lourdes.
C’était des bêtes intelligentes, et leur pas de retour fut lent et calme, pour ne pas réveiller leurs trois cavaliers. Le cheval dont la selle était restée vide regardait en hennissant la cité en ruine, qui se découpait dans la lueur blafarde de la lune montante.
Une chaude lumière réveilla Ries, qui grogna de contentement.
- Pas à dire, rien de mieux qu’un lit pour dormir.
Le retour soudain du souvenir des événements de la veille le fit s’asseoir brusquement dans son lit.
- Sangdieux, Grolin !
Il regarda le lit à côté du sien, mais la couche du nain n’était même pas froissée. La tête de Lilian émergea alors dans l’embrasure de la porte, les lèvres étirées d’un triste sourire.
- Enfin réveillé. Viens manger, le déjeune vient d’arriver. Tu as déjà loupé le petit-déjeuner, ça ne te ressemble pas.
- Grolin est...
- Oui, soupira l’elfe. Viens à table, Layne vient juste d’émerger. Nous allons parler de tout ça.
Ries retrouva Lilian en train de chipoter dans son assiette. La porte de leur demeure était ouverte, et laissait entrer un grand rayon de soleil. Le jeune mage s’assit lourdement à côté de l’elfe, et regarda avec appétit les rôtis et plats de légumes qui fumaient sur la table. La porte de la chambre de Layne s’entrebailla alors doucement, et la jeune femme en sortit, les yeux bouffis et rougis par les larmes. Ries eut le souffle coupé par sa beauté. Elle émergeait à peine du sommeil, et la marque des draps était encore visible sur sa joue rosie par la chaleur du soleil. Lilian eut alors un murmure à l’attention de Ries.
- N’est-ce pas ?
Layne se glissa dans un fauteuil, en refusant d’avance la proposition de ses compagnons.
- Non merci, je n’ai pas faim.
Le jeune mage eut un soupir désolé.
- Et bien moi, je meurs de faim.
Il dévora la part de l’elfe et de la jeune femme, le coeur emplit de remords d’avoir faim en des heures si sombres.
- Vous avez trouvé quelque chose, au moins, dans cette horrible bibliothèque ? demanda-t-il entre deux bouchées.
Lilian résuma le résultat de leurs recherches, parfois complété par Layne.
- Nous avons plus ou moins éclairci deux points importants. Certains récits font allusion à deux races de mages qui ont fait leur apparition peu avant les guerres qui ont détruit les civilisations naines et nobles. Gaïen ne serait donc qu’un représentant de l’une de ces races, pour notre malheur. Il doit en exister d’autres comme lui. Par contre, rien sur la manière de les détruire. Si les nobles l’avaient su, je crois qu’ils ne s’en seraient pas privés.
- J’ai trouvé des récits de dissidents humains, intervint alors Layne. Visiblement, il existait des courants d’opinion affirmant que la civilisation noble était décadente, et qu’elle méritait sa fin. ça parlait de tueries à but artistique, de sacrifices atroces. Mais je ne crois pas que l’on puisse appliquer ces idées à notre pragmatique empire.
Ries comprit alors l’origine de ces sculptures criantes de vérité qui l’avait tant troublé.
- Sangdieux, laissa-t-il échapper, horrifié.
Il expliqua alors à ses amis ce qu’il avait trouvé, et l’origine de l’esprit qui avait possédé Grolin. Ses amis eurent un soupir dégoûté, et Lilian reprit son récit.
- Par contre, nous avons trouvé des éléments bien plus concrets concernant tes parents, Ries.
Le jeune mage leva la tête, soudain plein d’espoir. Il semble qu’ils aient eux aussi fait des recherches dans la bibliothèque, car nous avons trouvé des notes datant d’au plus une trentaine d’année. Elles sont assez incomplètes, ce ne sont que des brouillons, mais elles parlent d’une naissance décisive pour l’avenir du monde, naissance déjà par deux fois empêchée. Je ne sais pas qui, ou quoi, est censé naître, mais tes parents parlent d’une légendaire caverne, dans les montagnes de la Colonne à l’Est d’ici. Visiblement, ils espéraient y trouver des réponses. Leurs indications sont assez précises pour que nous ayons une bonne chance de retrouver ce lieu, je pense. ça serait la prochaine étape logique de notre voyage.
- Et qui mourra, cette fois ?, demanda alors Layne d’une voix sombre. A qui de sombrer dans l’oubli pour une cause perdue d’avance ?
- Arrête, l’interrompit Ries. Ne soit pas défaitiste. Nous sommes tous conscients des risques que nous courrons, et Grolin savait ce qu’il faisait en abandonnant son peuple. Tu n’as sûrement pas à te reprocher sa mort, continua-t-il plus gentiment. Tu n’as fait que sauver la mienne, et j’aimerais que tu montres un peu plus de joie à cette idée. Notre ami était déjà perdu quand il est mort, tu le sais. Ne te blâme pas pour avoir succombé à l’attrait du pouvoir, finit-il en murmurant. Nous ne sommes que des initiés jouant avec des forces qui nous dépassent, et nous faisons juste de notre mieux.
Layne resta un moment pensive, et eut un triste sourire.
- Tu dois avoir raison, pour une fois. Pas de sacrifices inutiles, aurait dit Pilgrain.
- Plus de sacrifices, fit avec force Lilian. Nous ne sommes plus que trois, et il est hors de question que l’un d’entre nous meurt encore. Nous finirons cette aventure en vie et devant l’empereur, qui saura quoi faire. Vous verrez, tout se passera bien.
- Si tu le dis, soupira Ries. Je ne suis pas sûr qu’il soit nécessaire de rester ici plus longtemps. Je me sens assez reposé pour partir tout de suite, et nous pourrions charger des provisions et des couvertures moins pouilleuses sur le cheval de Grolin, conclut-il de manière volontairement pragmatique.
- Je suis d’accord, murmura Layne. Ne perdons plus de temps. J’ai hâte de rentrer chez moi, et d’y retrouver un semblant de vie normale.
- Allons remercier Truge pour son accueil, puis nous partirons, résuma Lilian en se levant.
Ils toquèrent un moment à la porte du noble, mais même s’ils entendaient sa voix en arrière plan, il ne leur répondit pas. Ries, excédé, ouvrit alors la porte d’un geste violent, et pénétra dans la pièce sombre. Des volutes de fumées épaisses y flottaient lourdement, et le noble était en train de sculpter de la pierre, comme perdu dans une profonde transe. La lumière du soleil lui fit tourner la tête, et il sortit de son hébétude.
- Quoi ? Qui êtes vous ? Où sont les tours de Jalaad ?
Les trois amis le contemplèrent un moment, puis se retirèrent en silence, refermant la porte sur les rêves du noble.
- Voilà donc d’où il tire son inspiration, murmura Ries. Cette drogue le plonge dans le passé glorieux de son peuple, et ainsi doit-il en être pour tous les nobles encore en vie. Je suis heureux que mes parents aient voulu fuir cette déchéance.
- Tu ne dis plus “ton peuple”, jeune mage ? intervint l’oracle, les prenant par surprise.
- Non, secoua la tête Ries. Je suis un Cytadin, c’est tout. Pourrais-tu nous faire don de provisions de route, demanda-t-il alors. Nous repartons.
- Vous rentrez à Cytadine ?
- Nous partons sur les traces de mes parents, dans les montagnes à l’Est d’ici.
- Je ne vois rien de bon là-bas, mes amis. Il n’y a dans ces montagnes que le froid, des Gobs, et la mort.
- Nous n’allons pas abandonner maintenant, conclut Ries, définitif. Nous ne voulons pas perdre de temps avant de partir. Nous n’avons plus rien à apprendre ici.
- Soit, souffla l’oracle, une lueur d’inquiétude dans les yeux.
L’oracle leur fit un dernier signe, et ils disparurent dans le bosquet. Ries n’eut qu’un regard vers la jeune femme, et vers le village qui abritait son peuple en train de mourir. Il haussa les épaules, au grand soulagement de Layne, et regarda résolument vers l’Est. Il se mit soudain à chanter d’une horrible voix fausse pour dérider ses compagnons, qui se mirent à rire et à pousser des cris de récrimination.
L’oracle rabaissa doucement sa main, et eut un soupir.
- Je n’en attendais pas moins de toi, Ries. Soit prudent, mon fils, cette route est jonchée d’embûche, et elle ne nous a apporté que douleur et mort. Mais je n’avais pas le droit de t’en dire plus, malheureusement.
Les derniers mots de l’oracle s’estompèrent dans le vent, et la jeune femme ne fut plus qu’une indistincte silhouette. Elle ôta son bandeau, et ses yeux noisettes furent la dernière partie de son corps à partir en fumée. Une forme blanche s’éleva dans les airs, souffle de vie, laissant le village noble calme comme un cimetière.