Cytadine, capitale de l’empire humain - Bas quartiers.
Quatrième lune du printemps.
Cytadine, capitale de l’empire humain - Bas quartiers.
Quatrième lune du printemps.
Le gamin fonçait dans les rues de Cytadines, évitant avec adresse les passants, et chariots de paysans se rendant au grand marché. Il se retenait à chaque fois qu’il passait devant un étalage, car il était en mission. Mais la faim le taraudait, et un fruit, juste un fruit, aurait pu lui suffire. Il quitta bientôt le quartier marchand, pénétrant dans une partie de la ville aux maisons sales et décrépies, aux rues encombrées de tas d’ordures. L’empire avait beau être prospère, la capitale avait comme toute grande ville humaine son lot de désargentés désoeuvrés. La magie des blancs permettait à tout le monde de se nourrir, mais n’avait jamais empêché la pauvreté.
Des ruelles sombres et étroites montaient des bruits de discussions enflammées, de disputes violentes, mais le gosse n’y prêtait plus attention depuis belle lurette. Il était né dans les bas quartiers, y avait été “élevé”, et en connaissait les strictes règles de survie : ne jamais prêter attention aux embrouilles des autres, avoir des yeux dans le dos et pas d’amis pour te trahir, et, surtout, courir plus vite que les autres.
Pas un ne voyait vraiment le gamin se hâter, et ceux qu’il heurtait dans sa course savaient qu’ils ne devaient pas y toucher. C’était le protégé de Gros Georges, et il ne fallait jamais interférer dans ses affaires. Gros Georges était le plus gros homme de tout l’empire, murmuraient certains, mais c’était surtout le plus grand malfrat et trafiquant de Cytadine. Il menait ses affaires comme le plus strict des marchands, si ce n’est qu’il traitait de meurtre, de vol, d’importation de plantes et d’alcools prohibés. Aucune limite, rien d’impossible, telle était sa devise.
En fait, Gros Georges tenait un empire dans l’empire, dirigeant de main de fer mendiants, prostituées, assassins, voleurs, faussaires... Sa tête était mise à prix par l’empereur, bien sûr, mais son pouvoir dans les bas quartiers était trop fort pour que son arrestation soit réglée de manière expéditive. Une émeute monstrueuse aurait éclaté, bien plus meurtrière que les actions de gros Georges. La milice de la ville se contentait donc de maintenir sur ses hommes une pression constante, et de faire échec à ses plus grosses opérations. Cela faisait plus rire que rager le gros homme, car la loi de l’offre et de la demande faisait qu’il finissait toujours gagnant.
Le gamin atteint enfin le but de sa course, rentrant à toute vitesse dans une taverne presque en ruine. Il y avait quatre malfrats au visage particulièrement laid assis en rond autour d’une table ; ils levèrent la tête de leur partie de carte au passage du gosse.
- Alors, Raf, on va faire des gâteries au grand patron ? sortit l’un des joueurs de sa voix rauque.
Ils explosèrent de rire, retournant à leurs cartes. Raf secoua la tête, dégoûté. Qu’avait donc maître Georges à employer des demi -orques ? Ils étaient aussi stupide et méchant qu’ils étaient forts, et le garçon les trouvait particulièrement incontrôlable. A douze ans, le patron avait fait de lui son préféré, lui promettant la tête de son empire quand il disparaîtrait. Il plaçait de grands espoirs dans l’intelligence de Raf, mais tous les sous -fifres jaloux le traitait comme le mignon de Georges, ce qu’il ne supportait pas. Ils verraient tous, quand il deviendrait assez âgé pour remplacer peu à peu le gros homme : il n’emploierait que des pro, et son organisation serait aussi bien rodée que celle de l’armée impériale. L’homme roc massif qui se tenait devant une porte au fond de la salle se poussa pour le laisser passer, et Raf le salua :
- ‘Jour, Grand. Tout va ?
L’homme roc lui fit un sourire en haussant les épaules. Il était muet de naissance, lui avait dit Georges, mais il était celui en qui Raf avait le plus confiance. Le seul à ne pas poser de regards jaloux, lubriques, calculateurs, tout ce qu’il endurait en silence à longueur de journée. Son seul ami, à vrai dire.
Il descendit un escalier, pénétrant dans le royaume souterrain de Georges. Il n’y avait plus trace de poussière par terre, et des lampes à huiles soigneusement astiquées éclairaient le chemin. Raf se dirigea sans hésitation vers une porte en métal travaillé, perdue dans les souterrains. Il actionna la petite clochette en argent, choisissant avec soin la cordelette qu’il fallait tirer : la bonne changeait chaque semaine, et les autres actionnaient des pièges censés être définitivement meurtriers. La voix puissante de Georges retentit, et il entra en posant le pied sur les bonnes dalles. Le comptable maigrelet qui s’entretenait avec le patron s’éclipsa sur un geste de la main du gros homme, et Raf se retrouva seul avec lui. Il était vraiment énorme, étalé plus qu’assis sur un fauteuil pour deux personnes. Son menton se perdait dans une multitude de replis de graisse, et il hocha la tête en guise de salut. Raf nota un mouvement dans les ténèbres au fond de la pièce, qui n’était éclairée que par un feu de cheminée, mais n’y prêta pas attention. Sans doute un nouveau garde du corps, songea -t -il.
- Maître Georges, l’oracle Istie avait bien un message pour vous. Elle me l’a fait parvenir avec les plus grandes précautions, et le voici.
Raf déposa un rouleau de parchemin soigneusement roulé et fermé d’un ruban de soie bleue sur le luxueux bureau, avant de faire quelques pas pour se retirer. Il leva les sourcils d’un air interrogatif, et Georges lui fit signe de le laisser.
- Tu reviendras prendre la réponse dans une heure, petit. Merci d’avoir fait aussi vite.
Le gosse disparut promptement, et Georges soupire en laissant glisser ses doigts boudinés sur la soie bleue. Elle avait toujours préféré le bleu. Question de vibrations, ajoutait -elle en riant. Istie, mon amour, je t’avais pourtant dit de m’oublier. La présence de son étrange commanditaire, dans son dos, l’énerva soudain. Mais il camoufla soigneusement ses pensées, laissant le flot des souvenirs l’emporter.
Il était tombé sur elle voilà près de dix ans, lors d’une des rares sorties qu’il faisait alors encore. C’était au cœur de l’hiver, et la pluie frappait avec violence le sol pavé des rues de Cytadine. Il avait aperçu une forme frêle fouillant un monceau d’ordure, et cette vision ne l’aurait même pas fait réfléchir si la jeune fille (car c’en était une) n’avait levé la tête vers lui à ce moment. Ses yeux étaient fermés, sans doute définitivement au vu des cicatrices qui barraient ses paupières. Ses cheveux longs et auburn pendaient en mèches sales et trempées, et Gros Georges n’avait put empêcher un mouvement de pitié. Pour la première fois depuis bien longtemps, son cœur s’était exprimé, le tançant pour qu’il prenne en charge cette pauvre infirme.
Il l’avait conduit de la main jusque dans ses appartements, l’encourageant de la voix, et elle avait eu un sourire reconnaissant quand il l’avait fait s’asseoir devant un feu chaud et ronflant. Il lui avait laissé dans les mains une serviette propre, et s’était assis dans un grognement sur un large banc.
- Quel âge as -tu, ma petite ? lui avait -il demandé de son magnifique timbre de baryton.
Elle ne connaîtra de moi que le son de cette voix, avait -il alors pensé dans un éclair. Elle pourrait aimer cette voix...
- J’ai quinze ans, maître Georges, avait -elle fait en commençant à se déshabiller.
Le gros homme en était resté bouche bée. Elle avait un corps encore jeune, laissé intact par la vie, et sa peau luisait du reflet cuivré des flammes. Georges avait senti un émoi encore inconnu lui brûler le cœur.
- Pourquoi te déshabilles -tu, petite ? Comment connais -tu mon nom , et quel est le tien ?, avait -il fait doucement.
- Je m’appelle Istie, et j’ai eu vision de votre nom. Je connais votre réputation, et je suppose qu’un feu chaud et une serviette ne sont pas gratuits. Soyez doux, par pitié...
Sa voix s’était brisée sur ces derniers mots, et une larme avait coulé sur sa joue à la peau de rose, sortie de son œil dévasté.
- Tu es donc un oracle, avait alors compris le gros homme. Mais tes visions ne sont pas encore infaillibles, Istie. Je ne te ferai jamais aucun mal, et aucun de mes hommes ne lèvera jamais la main sur ta beauté. Tu es en sécurité, ici.
La jeune fille s’était alors écroulée de soulagement sur l’épais tapis étendu devant la cheminée, éclatant en sanglots. Georges lui avait tendu une cape de fourrure, de loin, se refusant à ce qu’elle rentre en contact avec son corps répugnant, la consolant de la voix.
Istie était restée dans ses appartements cinq ans. Elle partageait avec lui ses visions, lui permettant parfois de juteuses anticipations du marché. Elle ne connut jamais de lui que sa voix, et fut la seule à écouter les chants qu’il composait à temps perdu. Elle les reprenait souvent en choeur avec lui, et ces instants furent les seuls véritables moments de bonheur de la vie du malfrat. En lui naquit un amour fou, qui le laissait douloureusement éveillé toute la nuit. Alors décida -t -il de la faire partir. Il souffrait trop de cet amour impossible et de l’espoir qui l’accompagnait. Elle était suffisamment douée pour rentrer dans la guilde des oracles, et sa vie y serait sans doute bien plus enrichissante que celle qu’elle menait avec lui.
Bien entendu, elle refusa ces arguments en bloc, s’opposant à l’idée de le quitter. Mais Georges avait versé une drogue soporifique dans les plats du dernier repas qu’ils devait faire ensemble. Alors qu’elle s’endormait, il lui avait chanté une dernière ode, et quand sa respiration avait été calme et régulière, il s’était penché pour l’embrasser délicatement. Des larmes étaient tombées sur son beau visage, mais il les avait écrasées rageusement en se redressant. Oublie moi, Istie, oublie moi vite, mon seul amour.
Il finit par se décider à dérouler le parchemin, quittant le monde de ses souvenirs. C’était la première fois qu’il avait un message d’elle depuis leur séparation. Il la faisait protéger de loin, laissait des oboles mirobolantes dans le tronc de son temple. Elle avait appris à écrire, pensa -t -il avec fierté, performance réservée aux plus doués des oracles.
Ma voix tant aimée... Je ne t’ai jamais oubliée, et je ne t’ai jamais pardonné de m’avoir éloigné de force de la chaleur de ton foyer. Je ne sais pourquoi tu ne m’as pas gardée près de toi. T’es tu lassé de moi ? Je n’ai jamais pu avoir de visions claires de tes motivations. Mon esprit était sans doute troublé par la force de cet amour que je n’ai jamais pu t’avouer.
Une larme tomba alors sur le papier, troublant la finesse de l’écriture.
J'ai eu il y a deux jours maintenant une apparition terrifiante de réalité. Cela te concernait, du moins en partie. Des temps bien sombres se profilent à l’horizon de l’Alliance, en particulier pour notre ville. Des gens meurent par milliers dans les flammes de mes visions, et cela t’es en partie du, Georges. Je ne sais quelle suite d’événements vont conduire à toutes ces morts, mais peut -être peux tu modifier en partie cet atroce futur. Si mon amour pour toi signifie quelque chose, alors je te supplie du fond du coeur de faire attention. Cesse pour un temps tes activités hors -la -loi, laisse une chance à la paix, par pitié.
Je ne t’oublie pas.
Istie
La forme sombre sortit alors de l’ombre, passant devant le bureau de Georges. Son visage était perdu dans l’obscurité que créait la capuche de sa longue cape. Elle prit la parole avec un accent terrifiant, cliquetant et métallique.
- Quelles nouvelles ?
- Rien, murmura le gros homme en roulant le parchemin. Rien du tout.
Il tira alors une cordelette, et Raf apparut bientôt. L’étranger avait repris sa place dans l’ombre.
- Pas de réponse, lui dit -il sombrement.
Mais la danse subtile de ses mains disait tout autre chose : Fuis, Istie. Quitte Cytadine et ne reviens pas, mon amour. Le visage de Raf se fronça subtilement à ces derniers signes, incongrus sur les doigts de son mentor. Mais il hocha juste la tête, en répétant : pas de réponse. Brave gosse, pensa Georges. Raf sortit de la pièce en courant, et la forme reprit sa place devant le bureau.
- Nous parlions des prix de tes assassins, cher ami...
Raf revint le lendemain, le visage défait. Georges s’inquiéta.
- Qu’y a -t -il, Raf ?
- Elle est morte, Georges, elle est morte, sanglota le jeune adolescent.
- Comment ?, murmura Georges, la voix plus froide que l’acier. Comment ?
- C’est Karl qui l’a tuée, et il n’a rien compris à mes hurlements. Il m’a dit que l’ordre était de ta main, il ne comprenait rien...
- Sort, petit. J’ai à faire.
Raf s’éclipsa, et le gros homme se retourna vers son visiteur, le visage convulsé par la rage.
- Serais -tu au courant de cette affaire, gronda -t -il, sa main se rapprochant d’un poignard glissé à sa ceinture.
L’étranger se contenta de lui lancer une bourse remplie.
- Pour le meurtre d’une aveugle, susurra -t -il.
Georges poussa un cri terrible, et le poignard s’envola vers le visage caché dans l’ombre. Mais il heurta un mur invisible, et retomba en cliquetant par terre.
- Tiens -tu à ce jeune Raf, Maître Georges ? Tiens -tu à son innocence, tiens -tu à revoir un jour son sourire ?
Le ton de l’étranger était neutre, sans aucune trace d’émotion.
- Tu n’oseras pas, laissa échapper Georges. Ma colère te poursuivra...
- Je ne crains la colère de personne, gros homme. Continuons à mener nos affaires sans autres interruptions, et le jeune garçon ne saura jamais que tu as failli ordonner une atrocité. Je te disais avoir besoin d’un assassin de grande qualité, avant que tu ne commence à perdre du temps...
- Je te maudis, Bâtard, je voue ton âme aux sept enfers de la lune...
La silhouette en mante noire éclata d’un rire sauvage, se contentant de sortir une autre bourse.