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Terres d’Alliance - Route de l’Est.

Quatrième lune du printemps.


 - J’en ai marre de chevaucher, fiente de titan ! s’exclama Ries en levant les bras au ciel, sûr que Jorain pourrait le voir, alors que lui avait du mal à distinguer la large silhouette de l’aigle, haut dans le ciel emplit de nuages moutonnants. Son cheval, un bel alezan, broncha.

- Ries, reste poli, s’il te plaît, fit Layne en interrompant sa discussion avec Lilian. On en a tous autant ras le bol de rester à cheval, et il n’y a que toi qui râle.

- Regarde plutôt autour de toi, renchérit Lilian. Cette végétation marque le début de la lande des rocs, qui donnent son nom aux hommes -rocs, et où l’armée impériale a défait celle des Gobs. C’est une terre empreinte d’histoire et de sang, de gloire et de mort.

- Ouais, grommela Ries, mais ce n’est pas ça qui va guérir mes fesses ni m’occuper pendant vos interminables discussions.

     Ses deux amis ne l’écoutaient déjà plus, penchés l’un vers l’autre pour continuer leur tête -à -tête. Le jeune mage blanc poussa un nouveau grognement. Ca parlait encore et toujours d’histoire et de légendes, sans arrêt. Il avait bien essayé de s’y intéresser, au début de leur lente fuite vers la forêt elfe, mais ces récits sentaient la poussière et le renfermé. De plus, Lilian ne connaissait rien de l’histoire ancienne de son peuple, qu’il avait appelé les Nobles hommes. Il avait donc décroché, et le temps passait avec une lenteur exaspérante. La menace censée peser sur eux était toujours aussi impalpable, et Jorain devait s’ennuyer royalement, là haut dans le ciel, à les surveiller.

     Ries essaya encore de chanter une petite Influence, mais sa magie ne faisait plus effet. Il soupira... L’effort qu’ils avaient fourni pour repousser le thanatos les avaient vidé pour un temps de leur pouvoir, et le père de Layne les avait prévenu qu’ils ne pourraient même pas créer un souffle de vent pendant deux à trois semaine. Encore au moins une lune à patienter avant de pouvoir occuper son esprit !

     En attendant, il révisait ses principes, s’amusait à essayer d’en inventer d’autres, et observait en secret Layne. Il avait beau la trouver exaspérante, il ne pouvait détourner le regard de son visage, des petits mouvements de bras qui rythmaient sa discussion avec l’elfe. Ces deux là s’entendent à la perfection, songea -t -il, retenant un soupir. Ils ont les mêmes goûts, les mêmes rêves, et se connaissent depuis leur plus tendre enfance. Il faudrait que j’arrête de rêver.

     Cela ne faisait pas longtemps qu’il pouvait se laisser aller à avoir de telles pensées. L’elfe lui avait appris à protéger son esprit contre ses indiscrétions involontaires. Il pouvait donc enfin ouvertement se demander quels étaient les liens profonds qui unissaient les deux amis, et s’il y avait dans le coeur de Layne un peu de place pour un jeune crétin comme lui. Cette situation aurait du l’énerver, mais il ne pouvait s’empêcher de bénir cette incroyable suite d’événements qui l’envoyait en pleine aventure avec une telle jeune femme. De plus, il appréciait suffisamment Lilian pour supporter sa concurrence larvée. De toute façon, ni ses yeux noisettes ni ses cheveux bruns ne tenaient la comparaison face au regard gris -bleu et à la chevelure blonde de l’elfe. Autant se faire une raison...

     Ries continua à se torturer ainsi l’esprit pendant toute la journée, attendant avec impatience la nuit, histoire de reposer enfin son postérieur endolori. Une semaine de chevauchée, alors qu’il n’était monté sur un cheval que deux fois dans sa vie ! Il allait devenir un cavalier émérite, sans aucun doute.

 

     Parfois, ils croisaient une caravane de marchands qui faisaient la route vers Cytadine, ou des messagers qui galopaient à vive allure, mais la route était monotone au plus haut point. Ils avaient d’abord laissé les immenses champs et pâtures entourant la capitale humaine, pour pénétrer dans une région de petites collines boisées. Le printemps y commençait à peine, discrète touche de vert tendre dans la haute couronne des arbres dénudés. Puis, la forêt était devenue de plus en plus rabougrie, et actuellement ils chevauchaient dans les premières landes, contrée des hommes -rocs. C’était un paysage reposant, légères ondulations couvertes de bruyères, surmontées en arrière plan par le magnifique massif de la Colonne. Il s’étirait sans faille du Nord vers le Sud, ses hauts sommets couverts de neige qui jamais ne fondait, lui avait -on dit. Mais ce paysage avait le malheur de toujours être le même, ce qui rendait d’autant plus long le voyage. Et encore plus d’une lune de route, d’après Lilian !

     La nuit tomba enfin, et les trois cavaliers s’arrêtèrent à l’auberge qui servait d’étape aux lents convois de marchands. L’aigle avait déjà pesté de nombreuse fois à cause de leur allure d’escargot, mais la faible maîtrise de l’équitation des trois bipèdes ne leur permettait pas d’accélérer l’allure sans un grand inconfort. Jorain se souvenait encore de leur état lamentable, après une journée de simple trot. L’énorme rapace descendit en planant du ciel rougissant, et se posa près de ses compagnons de route sous l’oeil médusé et craintif des palefreniers de l’auberge.

- Alors, le questionna Ries. Quoi de neuf là haut ? Les Gobs sont sur nos traces ?

- Il n’y a que des lapins dans ces landes, répondit l’aigle, et je dois rester là haut à surveiller des escargots.

     Layne descendit de son cheval en laissant échapper un petit cri de douleur, et confia les rênes au garçon d’écurie qui se précipitait.

- Tu devrais rentrer retrouver Cassius, Jorain. Tu lui serais sans doute bien plus utile qu’à nous. Ces routes sont aussi sûres que le siège du haut commandement impérial.

- Je crois que c’est ce que je faire, soupira l’aigle. Je n’ai pas vu la queue d’un loup, et encore moins la tête verruqueuse d’un gob depuis Cytadine.

     L’elfe descendit de son cheval d’un mouvement gracieux qui fit grimacer Ries, qui était en train de ramper le plus lentement possible en bas du sien. Les palefreniers vinrent prendre leurs montures en les regardant avec envie. Leurs chevaux étaient en effet magnifiques, et maître Hieros les avait équipés sans compter. Après un instant d’hésitation, Jorain reprit.

- Vous êtes sur que vous vous sentez capable de continuer sans moi, jeunes gens ?

- Sans aucun problème, firent Layne et Lilian en coeur.

     Ries grommela son accord. Il se serait senti sécurisé par la présence de l’aigle, mais il était vrai qu’il serait plus utile à Cassius.

     Jorain les regarda un long moment, comme pour les jauger une dernière fois.

- J’y vais tout de suite, alors. Soyez prudents, je repasserai prendre de vos nouvelles d’ici quelques jours. Vous devriez être presque arrivés, à ce moment. Bonne route, mes amis, finit -il en s’élevant dans les airs.

     Les trois jeunes gens levèrent les bras, autant pour le saluer que pour se protéger de la poussière que son envol avait soulevé.

- Nous voilà seuls, murmura Ries.

- Enfin, firent l’elfe et l’humaine en se regardant d’un air complice.

- Ouais, et bien faites ce que vous voulez, moi je vais dévorer une assiette de ragoût et me coucher, leur fit le jeune homme, énervé.

     Il pénétra dans l’auberge sans un regard en arrière, se demandant pourquoi il réagissait aussi violemment. L’aubergiste l’accueillit avec un sourire professionnel dans une grande salle chaleureuse, et Ries ne pensa bientôt plus qu’à manger.

 

- C’est par là, dit Lilian, sortant son nez d’une vieille carte qu’il avait tiré de ses fontes, ramenées de Cytadine par l’aigle.

- Alors, c’est parti, lui répondit Layne.

- Qu’est -ce qui est parti, s’inquiéta Ries, qui sortit de ses rêveries habituelles.

     L’elfe montra le Sud -Ouest de son doigt tendu.

- A environ deux lieux dans cette direction, devrait se trouver une tour datant du temps d’avant les dernières grandes guerres. On m’en a parlé à la guilde des historiens, mais pas un de ces scribouillards ne s’est jamais donné la peine de venir voir sur place ce qu’il y avait dans cette tour.

- Et comme l’occasion fait le larron, continua Layne en se tournant vers le jeune mage, nous allons y faire un tour. Tu viens avec nous ?

     Ries les regarda, interloqué.

- Mais vous êtes devenus fous, ou quoi ? On va dormir dans la lande cette nuit, peut -être ! On est sensé fuir, je vous le rappelle. Pas faire un voyage d’étude, Sangdieux !

- Ries, ne jure pas, s’il te plaît, le calma Layne sur ce ton qui l’énervait prodigieusement. Il n’y a aucun danger, Jorain nous l’a dit, et ça ne nous prendra que deux jours. On dormira dans la tour !

- Il peut y avoir bien des trésors dans cette ruine, fit pensivement l’elfe.

     Ries ferma les yeux, et essaya de réflechir de manière objective. Evidemment, tu ne supportes pas qu’ils fassent des projets ensembles sans t’en parler. Mais çe serait un intermède plutôt intéressant à cet ennuyeux voyage. Il soupira.

- Et bien, allons -y. Je ne voudrais pas jouer les rabat -joie.

     Layne et Lilian se regardèrent en souriant et s’engagèrent dans la lande, suivant une ligne imaginaire qui filait vers un des pics de la Colonne, leur expliqua l’elfe. Ils ne pouvaient pas se perdre.

 

     Ils ne pouvaient pas se perdre, bougonna Ries. Et qu’était -on en train de faire, si ce n’était se perdre ? Ils tournaient dans la lande depuis maintenant une demi -journée, et le ciel s’assombrissait peu à peu. Ries avait de prime abord pensé qu’une tour se verrait à des lieux à la ronde, dans ce paysage nu, mais il y avait une multitude de petites vallées pouvant abriter une ruine. Ne possédant pas d’indication de distance exacte, Lilian les avait, après un moment passé à chevaucher en ligne droite, emmenés de vallons en collines, essayant de repérer une trace de construction. Ries se préparait à râler ouvertement, quand l’elfe leva le doigt.

- Ecoutez ! N’y a -t -il pas des bruits de bataille et des cris, par là ?

     Il montrait une éminence sur laquelle il ne les avait pas encore poussé à monter. Layne et Ries se regardèrent, le sourcil levé. Leurs oreilles devaient être bien moins fines que celle de l’elfe, car ils n’entendaient rien. Ils le suivirent pourtant sur l’élévation de terrain, adoptant un trot bien loin des règles esthétiques en la matière. Arrivés en haut, le mage blanc s’exclama :

- Tu as raison, Lilian. Regarde par là !

     Plus bas dans la pente, un lutin et un elfe étaient opposés à un groupe de Gobs. C’était la première fois que Ries en voyait, et il laissa échapper un soupir oppressé. C’était de véritables animaux, leur mâchoire prognathe ornée de dents pointues qui dépassaient de leurs lèvres fines et cruelles. Des touffes de poils désordonnées leur couvraient la tête, et leur peau était d’une nuance vert olive particulièrement repoussante. Mais Layne et Lilian n’avaient pas orientés leur regards vers la scène de combat.

- On l’a enfin trouvée, murmura la jeune femme.

     De l’autre coté de la pente se dressait une tour massive et basse, en pierre vieillie et recouverte de lichen. Elle avait l’air aussi vieille que la lande elle -même, et le soleil couchant ne l’aurait -elle pas mise en valeur qu’ils auraient pu ne pas la voir. Ries pris sa décision en un éclair. Elle allait arrêter de l’ignorer, Sangdieux !

- Foncez jusqu’à la tour et essayez de rentrer à l’intérieur avec les chevaux, tous les deux. Je vais aider ces deux malheureux !

     Il descendit de son cheval et parti en courant, se demandant ce qu’il allait pouvoir faire pour aider les deux guerriers en difficulté. Layne le regarda partir, interloquée, et réalisa seulement alors ce qui se passait de l’autre coté de la colline. Des Gobs, pensa -t -elle, horrifiée. Lilian la tira par le bras.

- Dépêchons -nous, Layne. Je ne sais pas ce que Ries à en tête, mais si cette tour peut nous offrir un abri, il faut faire vite.

 

     Le jeune homme s’arrêta en haletant sur un rocher qui surplombait le combat. L’elfe et le lutin se battaient à un contre trois, esquivant et parant les coups avec une maestria incroyable. Mais la fatigue se faisait sentir dans leurs mouvements, car des volte -faces leur permettant d’éviter les terribles lames Gobs se finissaient en trébuchements, et seule leur cotte de maille leur évitait de graves blessures. Ries respira un grand coup, et se souvint soudain que sa magie risquait d’être totalement inopérante... Pari ô combien risqué ! Mais s’il ne tentait pas quelque chose tout de suite, les Gobs allaient les massacrer. Il se concentra un instant, et tenta une Influence simple. Il sentit le pouvoir s’écouler de son esprit, et une vague de soulagement le submergea.

     Un terrible coup de tonnerre retentit soudain dans la petite vallée, juste au -dessus des combattants. Ries modifia alors la structure de l’air au -dessus de lui, afin qu’elle capte les derniers rayons du soleil.

     Le combat cessa momentanément, et tous levèrent la tête. Ries se mit alors à parler, la voix amplifiée magiquement en un grondement terrifiant. La lumière rougeâtre du soleil semblait se concentrer autour de lui, éclairant sa robe blanche et ses bras levés.

- Fuyez, monstres, ou l’ire du mage blanc s’abattra sur vous !

     Les Gobs se regardèrent sans bouger, hésitants. Les deux guerriers de l’Alliance ne perdirent pas de temps, et partirent en courant vers Ries. Celui -ci les attendit, maintenant l’illusion qui paralysait momentanément les Gobs. Ils se mirent soudain à se ruer vers eux, un hurlement sauvage aux lèvres.

- Fiente ! laissa échapper Ries, se retournant en emmelant ses robes, pour fuir vers la tour.

     L’elfe et le lutin le rattrapèrent bientôt, et ils se ruèrent de concert à travers la lande rouge sang.

- Et maintenant, Mage, haleta le lutin.

- Espérons que la tour a une porte ouverte pour nous, lui répondit sur le même mode Ries.

     Ils arrivèrent enfin en vue de la masse imposante de la tour. Lilian et Layne les attendaient devant une lourde porte en métal rouillé, bien heureusement ouverte.

- Vite, hurlèrent -ils, ils sont derrière vous.

     Ries pouvait sentir le souffle rauque des orques sur sa nuque. Ils couraient bien plus vite que les fuyards. Jamais ils ne pourraient atteindre la tour ! L’elfe fit soudain volte -face, poussant un terrible cri de guerre, son épée levée. Le lutin glapit en plantant les talons dans le sol :

- Lael, non !

     Mais Ries le saisit par le collet en passant, le traînant vers l’abri de la tour.

- Laisse -le, lutin ! Il donne sa vie pour toi, ne rends pas ce sacrifice inutile !

     Ries le jeta dans la tour, et suivit Layne et Lilian à l’intérieur. Il referma la porte, distinguant du coin de l’oeil les formes des orques se jeter sur l’elfe, les mâchoires grandes ouvertes. Le métal claqua enfin sur la pierre, atténuant les mugissements de joie des Gobs qui se jetaient à la curée. La peur envahit alors soudain Ries, qui poussa l’énorme gâche qui fermait la porte d’une main tremblante. Il était fou ! Il aurait pu se faire attraper et dévorer vivant, tout comme l’elfe qui avait donné sa vie pour eux. Et si la porte avait été close ! Ils auraient tous succombés sous les dents Gobs. Il se laissa tomber sur le sol froid et humide, saisit d’un violent tremblement.

- Lael, murmura le lutin, debout au milieu de la grande pièce ronde.

     Celle -ci s’étendait sur tout le diamètre de la tour, et un escalier montait, face à la porte. Des meurtrières laissaient passer une sinistre lueur, qui éclairait les chevaux, hennissants doucement de peur. Layne s’était assise sur un vieux coffre, toute pâle. Lilian faisait le tour de leur abri, vérifiant qu’il n’y avait pas d’autres entrées. Lui aussi était blanc comme un linge.

 

     Ils étaient tous les quatre assis autour d’un feu de fortune, entretenu par de vieux tissus poussiéreux. La fumée tourbillonnait dans la pièce, cherchant une issue, et leurs yeux étaient rouges et gonflés. Mais cette pauvre lumière tremblotante était bien plus sécurisante que l’obscurité totale. Dehors, les Gobs continuaient à pousser leurs cris sauvages, frappant parfois violemment la porte en métal, ce qui les faisait tous sursauter.

     Layne pris la parole, ne supportant plus le silence.

- Quelle est ton histoire, guerrier lutin ?, questionna -t -elle, tirant le lutin de ses rêveries morbides.

- Je m’appelle Pilgrain, et je suis - étais - éclaireur à la muraille du Col d’Acier, répondit -il doucement. L’elfe qui est mort dehors, Lael, était mon meilleur ami. Il faisait partie du même corps que moi. Les Gobs nous pourchassent sans trêves depuis maintenant trois lunes, nous empêchant de rejoindre des terres civilisées. Aujourd’hui a sonné la fin de cette longue course, conclut -il en plongeant son regard dans les flammes.

     Il reprit après un moment :

- Et vous, jeunes gens ?

- Des étudiants qui se sont trouvés par deux fois au mauvais endroit au mauvais moment, Pilgrain, lui répondit l’elfe. Voici Ries, mage blanc, et Layne, mage guérisseur. Je suis Lilian, simple étudiant en histoire.

- Initiés, Lilian, corrigea Layne. La muraille tient toujours, n’est -ce pas ?, demanda -t -elle alors, inquiète.

- C’était la mauvaise nouvelle que nous devions porter au haut commandement, guérisseuse. Mais les Gobs nous en ont efficacement empêchés. Ils courent plus vite que des chiens, ces monstres !

     Le silence retomba sur ces sinistres considérations. Ries n’avait pas pris la parole, encore paralysé à l’idée que la porte aurait put être close. Il contemplait sombrement les coffres poussiéreux, et les vieilles tentures aux dessins indiscernables qui habillaient la pièce. Ils n’étaient pas encore montés à l’étage, ayant peur de ce qu’ils pourraient y trouver. Il se décida à se lever, pour sortir une couverture de ses fontes.

- Je suis crevé, fit -il sombrement. Bonne nuit.

     Il s’allongea contre un mur sans attendre de réponse, et se roula en boule. Les sorts qu’il avait lancés l’avaient épuisé. Il n’était pas encore remis de ses abus passés. Le lutin le suivit peu de temps après, les traits tirés par la fatigue et la peine.

Layne les regarda se coucher, et dit doucement :

- Il a récupéré bien plus vite que Père ne l’avait prévu. Et il faillit nous mettre dans une sacrée mélasse, avec son héroïsme irréfléchi.

- Il a sauvé une vie, Layne. Ca vaut toutes les imprudences. Tout est fini, maintenant.

- Les Gobs vont attendre longtemps, tu crois ? Nous n’avons que bien peu d’eau, et encore moins de vivres.

- Je ne sais pas. Je ne sais pas du tout, fut la seule réponse de l’elfe.

 

     Ries fut réveillé par les cris de triomphe de Layne et de Lilian. Le soleil levant faisait rentrer une joyeuse lumière dans la tour, qui était bien moins sinistre sous cet éclairage. Ses deux amis se tenaient près d’un des coffres, ouvert, et regardaient avec ravissement des parchemins semblant dater de la naissance du monde. Le lutin dormait encore, roulé dans une couverture. Ries regarda un moment en silence l’elfe et l’humaine se congratuler, et secoua la tête. Héroïsme irréfléchi ! Le courage n’est chanté que dans les légendes, n’est -ce pas ? Il se décida à se lever, et de partir à l’exploration de l’étage. Peut -être trouverait -il un grimoire inestimable à jeter au Gobs, pour se calmer.

- Regarde ce que nous... commença à lui dire Layne en le voyant se lever. Mais Ries leur tournait déjà le dos, se dirigeant vers les escaliers.

- Qu’a -t -il, Lilian ? Il parle de moins en moins, et je n’arrive jamais à capter son regard.

     Ses blagues débiles me manquent, pensa -t -elle en silence.

- Il te le dira quand l’heure sera venue, Layne, fit doucement l’elfe. Regarde, s’enflamma -t -il soudain, ce parchemin doit au moins dater de cinq ou six siècles !

 

     Ries pénétra dans une pièce sans meurtrières, éclairée seulement par la lueur qui montait de l’escalier. Elle semblait vide, et de curieux échos la peuplaient. Inquiet, il se préparait à faire demi -tour quand un éclat attira son regard. Une rapière simple mais de magnifique facture était posée sur deux attaches plantées dans le mur, semblant n’attendre que sa main pour s’animer. Sangdieux, avec une telle arme, plus besoin de sorts pour faire peur aux Gobs !

     Il s’en approcha avec révérence, s’attendant à moitié à voir quelque chose lui arriver. Qui pouvait abandonner une telle arme, s’interrogea -t -il. Quelle sombre histoire s’est déroulée ici ? Mais sa main s’approchait sans conséquence de la poignée soigneusement travaillée, aussi la saisit -il d’un geste rapide avant de se jeter en arrière. Il crut entendre résonner un chant dans une langue aujourd’hui oubliée, un hymne joyeux et guerrier, comme ceux qui parlent d’anciens héros. Il regarda autour de lui, intrigué, mais la pièce était toujours vide. Il fit quelques passes maladroites avec la rapière, s’émerveillant de la légèreté de l’arme, et de la souplesse de la lame. Une telle beauté était faite pour un guerrier émérite, pas pour un jeune initié, soupira -t -il.

     Il se dirigeait vers l’escalier pour montrer sa découverte à ses amis, quand une violente secousse le jeta au sol. Une obscurité impénétrable monta du sol, lui cachant le chemin de la sortie. Ries observa, terrifié, la nuit prendre vie autour de lui. Une lumière tremblotante fit alors son apparition, dévoilant aux yeux ébahis de Ries une scène d’un autre temps.

 

     Layne s’exclama soudain :

- Lilian, je sens à nouveau les Influences ! Cet endroit en est truffé !

- Il y a du danger ? s’inquiéta l’elfe.

- Non, non, aucun danger ! Ce ne sont que des sorts de conservation. Cet endroit à plus d’un millénaire d’existence, de même que ces parchemins !

- C’est impossible. Ces documents, même si je ne les ai traduits qu’avec imperfection, ne peuvent dater de plus de six cens ans. Ils parlent de grandes guerres qui ont frappées “l’empire des hommes et des nains”, Layne.

- Je suis sûre de moi, Lilian. Il y a peut -être eu d’autres alliances, et d’autres guerres pour les détruire.

     Le lutin prit alors la parole, sa curiosité naturelle prenant le dessus sur sa tristesse.

- Vous voulez dire que les hommes, les nains et les Gobs sont en guerre depuis plus de mille ans ?

- Attendez, fit l’elfe en levant la main. Voici un passage plus explicite.

     Il le parcourut en murmurant, suivant les anciennes runes d’écriture du bout du doigt.

- Ca ne parle pas des Cytadins et des nains, murmura -t -il. Ce sont les sigles des Nobles hommes et des Grands nains, aussi incroyable que cela puisse paraître. Eux aussi devaient former un royaume, il y a plus d’un millénaire. Laissez -moi traduire ce passage plus en détail...

 

     La tour telle qu’elle était à leur arrivée avait disparu. Ries se tenait dans la salle de l’étage, fantôme au milieu d’une agitation débordante. Des hommes grands et minces couraient de toute part dans la pièce éclairée de torches. C’était la nuit, mais Ries ignorait comment il le savait. Il n’était pas vraiment inquiet, car il sentait bien que rien ne le menaçait. Mais cette disparition du monde concret restait angoissante. Il ne comprenait rien à ce que les hommes disaient. C’était une langue qu’il n’avait jamais entendue, même si certains mots avaient des échos familiers. L’agitation semblait se concentrer au -dessus d’une large table rectangulaire. Il s’en rapprocha, admettant difficilement que l’on pouvait le traverser sans qu’il le sente. Les hommes, en particulier un guerrier en armure armé d’une longue rapière, observaient un large plan des Terres d’Alliance posé sur la table. Ceux qui couraient de toute part y déposaient de petits morceaux de bois de couleur, en enlevaient d’autres, et cela faisait parfois pousser un grognement de colère contenue aux observateurs. Un mage, assis contre un mur, semblait diriger cette curieuse danse.

     Quelqu’un entra alors dans la pièce, et tout mouvement cessa. Ries regarda vers l’escalier, et découvrit stupéfait un nain comme il n’en avait jamais vu. Il était aussi grand qu’une femme humaine, aussi massif que peut l’être un nain, et était vêtu d’une cotte de maille faite d’un alliage aux reflets bleutés. Il portait une curieuse pioche semblant plus taillée pour le combat que pour la mine, et il exhalait la puissance et le danger. Ries eut un pas de recul involontaire. Le nain semblait en colère, et ne réagit pas au salut du guerrier à la rapière. Celui -ci fronça les sourcils, et le questionna d’un ton interrogatif et sec. Le grand nain se contenta de lui répondre d’un grognement, se dirigea vers la table, et planta d’un mouvement ample sa pioche dans la carte. Il venait de désigner un point de la Colonne, semblait -il, et une clameur de frayeur parcouru la salle. Le guerrier humain eu un geste de dénégation, et tourna la tête, surpris, quand un groupe de nains en armures et en armes pénétra dans la pièce.

     Il posa de nouveau une question au premier nain, et le ton monta rapidement. Des hommes se saisirent discrètement de leurs armes, et Ries recula, inquiet. Cette scène risquait de mal finir, et il ne savait pourquoi, cela l’emplissait d’un sentiment de vif effroi. Le guerrier sortit soudain sa rapière de son fourreau, et le jeune mage lui murmura de ne pas faire ça. Il reconnut la lame qu’il devait encore tenir, dans le monde réel.

     Le grand homme et le nain se disputèrent encore un moment, l’arme à la main, quand le mage humain poussa un cri incrédule. Ries et tous les fantômes le regardèrent, inquiets. Le mage parla alors d’une voix sanglotante, voilée par l’émotion. Le nain, sans un mot, se rua vers l’homme. Ce fut immédiatement la mêlée. Nains et humains se frappèrent sans pitié, et le sang coula bientôt de nombreuses et mortelles blessures. Les nains finirent par succomber sous le nombre, des renforts humains étant montés du rez de chaussée. Mais chacune de leur mort était le fruit de la chute de trois hommes. Ries recula jusqu’au mur, un murmure de refus aux lèvres. Arrêtez ce massacre, vous devriez être amis, pas ennemis.

     Le seul nain restant debout fut bientôt le premier entré, et il faisait tourner sa lourde pioche à deux mains, arrachant carotides et têtes humaines. Le sol n’était plus qu’une mare sanglante, et le guerrier humain se retrouva seul face au nain enragé, qui s’arrêta un moment de frapper, haletant. Les autres hommes s’étaient reculés, prudemment, et attendaient le dénouement du combat. Soudain, le nain chargea, levant bien haut sa terrible arme. Le guerrier humain laissa sa lame siffler dans l’air lourd et chaud, et la tête du nain vola dans une gerbe de sang. Elle retomba comme au ralenti, et roula doucement jusqu’aux pieds d’un Ries paralysé par la terreur. Les yeux vitreux du nain le contemplèrent un moment, et une larme de sang en coula. Sa bouche s’ouvrit soudain, et Ries poussa un terrible hurlement.

 

     Un hurlement fit sursauter Lilian, Layne et Pilgrain. Ils se regardèrent, et Layne cria :

- Ries !

     Ils se précipitèrent vers l’escalier, l’escaladant quatre à quatre. Ils trouvèrent le jeune mage couché sur le sol sombre de la salle, tenant dans sa main une rapière, son corps agité par de violentes ruades. Layne s’agenouilla à ses cotés, murmurant une Influence calmante, sans réaliser que le pouvoir s’écoulait de nouveau de ses doigts. Ries arrêta bientôt de convulser, et tomba dans un sommeil plus calme.

- Que s’est il passé ? demanda le lutin.

- Je ne sais pas, murmura Layne, vidée. Il nous le dira peut -être quand il reviendra à lui. Aidez -moi à le porter jusqu’à sa couverture. Il lui faut un sommeil tranquille.

 

     Le crépuscule envahit doucement la tour, appelant au repos. La journée s’était écoulée lentement, passée à vider les coffres et à traduire les parchemins trouvés. Ries ne s’était pas réveillé, et Layne se demandait toujours ce qui avait pu le terroriser à ce point. Ils n’avaient réussi à lui faire lâcher son arme qu’avec difficulté, et l’avait laissée à côté de lui, troublés par le chant curieux qui s’était fait entendre à son contact.

     Dehors, les Gobs veillaient toujours, et leurs éclats de rires gutturaux les avaient fait sursauter toute la journée. Pilgrain avait passé le temps à une meurtrière, maudissant silencieusement les assassins de son ami.

     Layne se laissa tomber à côté de Ries, éreintée. Le sort, la faim et surtout la soif l’avait épuisée, et elle épongea de sa manche le front en sueur du jeune homme. Lilian s’était couché tôt, une violente migraine lui taraudant les tempes. La nuit tomba, et Layne s’endormit tout doucement, assise à côté de Ries. Elle se réveilla en sursaut dans l’obscurité, tirée de son inconfortable sommeil par les exclamations inarticulées de Ries. Pligrain grommela dans son sommeil, et Lilian ne parut même pas l’entendre.

     Layne souleva délicatement la tête de Ries, et glissa dessous ses genoux, en guise d’oreiller. Elle lui caressa doucement les cheveux, murmurant des mots sans suite et sans sens pour le calmer. Le visage du jeune mage était tiré et pâle, et il soufflait des phrases dans une langue inconnue. Elle le contempla longtemps à la lueur des étoiles, continuant à le bercer, jusqu’à ce qu’il retrouve un repos plus paisible. Elle fit délicatement glisser sa tête sur le coussin de fortune que formait la couverture, et déposa sur une impulsion un baiser sur son front fiévreux. Une douce chaleur envahit son corps, et elle lui murmura au creux de l’oreille :

- Fais de beaux rêves, jeune héros.

     Elle se retourna vers sa couche, et essaya de s’installer confortablement pour finir la nuit.

 

     Ries s’éveilla avec un grondement d’estomac, un sourire bête aux lèvres. Quel rêve débile avait -il pu bien faire ? La faim le tira de ses réflexions, et il se leva en grognant. Il se sentait tout courbaturé, mais le retour de ses souvenirs lui fit bien vite oublier la douleur. Les autres étaient déjà levés, Layne et Lilian toujours plongés dans leur lecture, le lutin regardant pensivement par une meurtrière. La rapière était posée à côté de sa couverture, et il la regarda avec une envie mêlée de crainte. C’était l’arme qui avait fait voler la tête du grand nain, sans aucun doute. Elle devait être multicentenaire.

     L’exclamation joyeuse de Layne lui fit tourner la tête.

- Enfin, tu es réveillé. J’ai eu peur un moment d’avoir forcé la dose sur mon Influence calmante. Comment te sens -tu ?

- Vaseux et brisé, mais sinon, ça peut aller.

- Raconte -nous ce qui s’est passé là -haut, Ries, lui demanda l’elfe, curieux. Ca tiendra lieu de petit déjeuner.

- Plus rien à manger, grogna Ries.

     C’était plus une affirmation qu’une question.

- La faim et la soif vont nous tuer plus sûrement que les lames Gobs, continua -t -il en soupirant.

     Il regarda avec envie les chevaux prostrés dans un coin, se refusant à envisager cette éventualité. Il s’assit à côté de ses amis, et Pilgrain les rejoignit peu après. Ries leur conta alors sa vision, venue tout droit d’un lointain passé, et cette dernière image terrifiante qui l’avait plongé dans l’inconscience.

     Lilian hocha alors la tête, et leur fit un résumé de ce qu’il avait pu lire dans les parchemins en voie de décomposition, malgré les sorts anciens qui les protégeait.

- Il y a de cela plus de mille deux cents ans, vivaient tout le long de la Colonne deux peuples. Les Nobles Hommes, qui sont les humains que tu as vu, Ries, et les Grands Nains. Ces deux races, qui vivent aujourd’hui recluse et dont on ne sait presque rien, ont été alliées à cette période, et formaient une civilisation peut -être encore plus avancée que la notre. Mais, alors que cette culture avait encore bien des potentialités de développement, apparut une menace jusque là inconnue : une nouvelle race de carnivores presque intelligents, les Gobs. Les deux races auraient du en triompher avec facilité, mais une incursion Gob parvint jusqu’au coeur de la plus grande ville naine, par le plus grand des hasards. Elle fit un massacre chez les femmes et les enfants nains, et la nouvelle arriva aux oreilles du plus grand chef des nains, alors qu’il était en compagnie de son ami, le roi des Nobles. La fureur l’aveugla, et il s’attaqua seul avec quelques guerriers à l’état major humain. Il succomba après un combat fratricide, et ce fut le début d’une guerre destructrice entre les nains et les hommes. Les Gobs s’en donnèrent à coeur joie, et ce fut la fin d’une civilisation qui promettait d’être brillante. Certains parchemins donnent plus de détails, mais ils sont en vraiment trop mauvais état. Il me faudrait consulter d’autres versions, conclut en murmurant l’elfe. Il y a de curieuses corrélations entre le passé et le présent, et cela mérite d’être approfondi.

- Il faudrait peut -être d’abord essayer de sortir d’ici avant d’être trop faible, fit Pilgrain. On ne pourra sûrement pas s’enfuir en rampant.

- De quoi ont peur les Gobs ?, demanda Ries, songeur.

- Les Gobs n’ont peur que de leur mère, et, peut -être, des grands loups qui chassent dans les steppes. Ces bêtes sont grosses comme des poneys, et se font un plaisir de tenter d’éradiquer les races Gobs de la surface du continent. Malheureusement, celles -ci se reproduisent trop vite pour les loups.

- Tu as une idée, Ries, demanda Layne, trouvant au fond des yeux du jeune mage une lueur amusée.

- Voilà comment nous allons procéder, mes amis. Nous allons bien voir si les Gobs courent plus vite que le son, fit Ries, un sourire aux lèvres.

 

     Ils attendirent que la nuit commence à tomber pour mettre leur plan à exécution. Ries fit se former un nouveau cercle autour de lui, et commença à tisser des influences.

- Ne va pas trop loin, Ries, lui murmura Layne. Tu pourrais en mourir, cette fois.

- T’inquiète pas, chérie. Ce ne sont pas des principes bien dangereux que nous allons créer ce soir.

     Layne rougit violemment, et Ries regretta immédiatement cette pique inutile. Pour une fois qu’elle s’inquiétait de sa santé. Ries se reconcentra, et un épais brouillard se leva peu à peu autour de la tour. Les rires grossiers et constants des Gobs se turent.

     Ries attaqua alors la partie la plus délicate du sort. Du brouillard sortirent bientôt des grognements, des bruits de halètements. Pilgrain quitta alors le cercle, pour entrebâiller prudemment la lourde porte en métal. Des hurlements terrifiants de loups montèrent brusquement dans la nuit. Les Gobs se mirent à beugler avec inquiétude, et Ries mit alors en branle la touche finale de son sort : en ombre chinoise dans la lueur de la lune, se dessinèrent les formes troubles de loups gigantesques. Les hululements devinrent alors concert de cris affamés, et les Gobs se ruèrent soudain en glapissant de terreur, les formes à leurs trousses.

     Le jeune mage, comateux, soupira.

- Ils vont finir par se rendre compte qu’il est impossible que les grands méchants loups de leur enfance se trouvent ici. Ne perdons pas de temps.

     Ries se dirigea vers la sortie, mais ne put faire que quelques pas avant de s’écrouler, terrassé par la fatigue. Lilian et Layne se précipitèrent pour le soutenir, alors que Pilgrain pointait prudemment son nez dehors.

- Allons -y, murmura le lutin.

     Ils firent sortir les chevaux, et se mirent en selle, Pilgrain soutenant le mage défaillant. Ils s’éloignèrent de la tour plongée dans le brouillard et l’obscurité en silence, priant pour que le flair aiguisé des Gobs ne les repère pas tout de suite. Ries tenait la poignée de la rapière qu’il portait à la hanche, essayant de trouver un peu d’énergie dans la sombre chanson de l’arme. Surtout, il ne fallait pas que les orques reviennent. Il entendait déjà le claquement affamé de leur mâchoire.

 

     L’aube perçait quand ils s’arrêtèrent enfin pour prendre un peu de repos. Ils se laissèrent glisser en bas de leurs chevaux, fourbus, et burent un peu de l’eau tirée d’une des nombreuses sources qui prenaient naissance dans les landes. Le soleil éclairait leurs traits tirés, et Ries sentait encore la terrible migraine qui l’avait fait gémir toute la nuit. Layne avait voulu le soulager, mais il avait refusé, arguant qu’elle devait garder ses forces en cas de retour des Gobs. Au moins, il sentait toujours le pouvoir en lui. Quel piètre mage il faisait !

     Soudain, leurs précieuses montures se rebiffèrent. Elles se mirent à tourner en rond, sous le regard médusé des fuyards, avant de pousser des hennissements terrorisés et de partir au galop. Ils n’eurent pas même le temps de lever le petit doigt pour les rattraper qu’elles avaient déjà disparu derrière une colline. Lilian se laissa tomber par terre, découragé.

- Ce coup -ci, on va vraiment y passer, murmura -t -il.

     Pilgrain sortit sans bruit deux tridents de la taille de longs poignards, regardant avec anxiété la direction opposée à celle prise par les chevaux. Ries leva la lame de sa rapière, se demandant comment il allait faire autre chose que du bruit avec. Layne préparait une influence meurtrière, sans doute tirée de l’enseignement de son père.

- Non, lui souffla -t -il. Ca va te tuer.

- Quelle mort préfères -tu, mage blanc ?, lui répondit -elle froidement.

     Elle n’avait pas tort, pensa -t -il en scrutant anxieusement l’horizon. Après un atroce moment d’attente, se dessinèrent bientôt en contre jour les silhouettes de hauts quadrupèdes. Les trois amis poussèrent un ouf de soulagement, mais Pilgrain soupira doucement.

- Oh non, des loups... Quelles mâchoires préférez -vous, mes amis ?

     Consternés, ils ne purent que constater l’avance rapide des puissants animaux. Ceux -ci, une troupe de cinq énormes bêtes, s’arrêtèrent à une dizaine de toises d’eux, langue rouge et pendante entre des crocs de la taille d’un doigt. Ils avaient un pelage clair, presque blanc, et Ries ne pu s’empêcher de les trouver magnifiques. Même Layne avait oubliée qu’elle préparait une Influence.

- Voilà des proies bien maigrichonnes, mes amis, gronda soudain le plus grand d’entre eux, un vieux mâle au corps couvert de cicatrices. Tant de chemin, et ils ne nourriront même pas l’un d’entre nous !

     Ries cru qu’il allait tomber. Layne se laissa aller contre lui, et il l’entoura d’un bras qu’il savait faussement protecteur. Lilian s’était couché dans la bruyère humide, regardant le ciel bleu intense, attendant la mort avec une philosophie fascinante. Seul Pilgrain avait un petit sourire aux lèvres.

- Arrête de terroriser ces pauvres enfants inutilement, intervint alors une femelle à la voix presque tendre. Ils vont s’évanouir, si tu continues...

Le grand loup et ses compagnons éclatèrent d’un rire sauvage qui n’était pas fait pour rassurer les jeunes gens.

- Qui nous a envoyé des orques pour le souper, que je lui lèche le nez ! explosa le chef de la meute. C’était un vrai moment de bonheur !

     Layne et Ries se laissèrent alors aller par terre, le soulagement leur ayant coupé les pattes plus sûrement qu’un coup de bâton derrière les genoux. Lilian avait un sourire béat aux lèvres, et continuait à regarder le ciel. Pilgrain s’avança alors, avec une révérence :

- Messires Loups, je suis heureux que le soleil brille sur votre fourrure et sur les os de vos ennemis.

     Les loups grondèrent alors de nouveau de ce rire terrifiant, appréciant à sa juste mesure l’humour courageux du lutin.

- Mais que faites -vous donc à errer dans les landes, et à traîner derrière vous le poids désagréable d’une compagnie gob ?

- C’est une longue histoire, maître loup, répondit Pilgrain, et si notre soif est maintenant étanchée, deux jours de jeûne ont affaibli notre corps.

- Il est hors de question de vous laisser raconter une histoire le ventre vide, jeunes gens. Installez -vous confortablement, vous êtes en sécurité, maintenant. Préparez donc aussi un feu, je crois que vous n’apprécieriez pas de manger chaud parce que le coeur de votre repas bat encore.

     Et le loup de repartir de son énorme rire, avant de conduire sa meute pour la chasse.

- Je ne suis pas sur d’apprécier à sa juste valeur l’humour de notre sauveur, murmura Layne.

- C’est un humour mortel pour les Gobs, Layne, lui répondit le lutin en s’allongeant à son tour pour profiter du soleil montant. C’est donc un humour particulièrement appréciable... Ca fait du bien de pouvoir s’arrêter de courir... N’est -ce pas, Lael, finit le lutin en un murmure.

 

     Ils mangèrent à s’en faire péter la panse, pour utiliser le mot juste. Les loups refusèrent poliment le lapin à la broche que les bipèdes leur proposèrent, et tous s’installèrent confortablement autour du feu, alors que le soleil quittait à peine le zénith, réchauffant les corps et les âmes. Les trois cytadins racontèrent alors leur aventure, le lutin la sienne, et les loups restèrent pensifs un long moment.

- J’ai du mal à imaginer qu’un empire en paix existait déjà il y a plus de mille ans, finit par dire le grand loup, dont le nom était imprononçable pour un humain. Pourtant, la mémoire collective de mon peuple me hurle que vous avez raison, jeunes gens. Mais qu’allez vous faire, maintenant ? Reprendre la route vers la forêt elfe ?

- Oui...Non...Je ne sais pas...

     Les réponses des trois amis sortirent en même temps. Tous se regardèrent. Lilian fut le plus rapide à reprendre la parole.

- Je ne me vois pas aller tranquillement attendre chez moi alors que l’Alliance semble en danger. Je compte aller trouver ces Grands Nains, pour consulter leurs plus anciennes légendes et comprendre ce qui se passe. Et peut -être...

- Mais oui, l’interrompit Ries. Et après, on ira sauver le monde sur de blancs destriers. Non, moi, je ne me crois pas suffisamment fort pour préserver la paix dans les Terres d’Alliance. Je vais rentrer sur la capitale y passer l’initiation pour être mage. Ensuite, je filerai vers le Sud pour retrouver une trace de mes origines, et peut -être de mes parents, si la chance est avec moi.

     Layne hésita, regardant ses deux amis.

- Je n’ai pas envie que nous nous séparions. Je veux que l’on reste ensemble, et que l’on continue.

     Ries se buta, et Lilian la regarda avec une innocente obstination.

- Ecoute, Ries, le chemin le plus court pour les terres de tes ancêtres passent par la contrée des Grands Nains, et tu n’as pas besoin d’un avis extérieur pour savoir que tu es déjà un vrai mage. Viens avec nous, s’il te plaît...

     Pilgrain les interrompit à ce moment, alors que les loups baillaient de contentement en les voyant se chamailler.

- Je ne voudrais pas jouer les rabat -joie, mais vous n’irez nulle part pour le moment. Vous êtes à pieds, vu que les chevaux ont eu bêtement peur de nos amis, et il vous faudrait deux mois de marche pour atteindre le plateau des Jumelles, royaume des Grands Nains. De plus, la région qui s’étend entre la lande et les cette partie de la Colonne doit grouiller de Gobs. Je vous aurais bien suivi bien dans cette quête, histoire de voir du pays. Ma mission a perdu de son urgence, je le crains. Mais cela risque d’être long et difficile.

     Le grand loup intervint alors, de sa voix grondante.

- Ecoutez, vous avez besoin de monture, et vous semblez attirez les Gobs comme un pot de miel les ours. Nous pourrions arriver à un arrangement, je pense. Aucun d’entre vous n’est suffisamment lourd pour ralentir notre course...

     Layne se tourna alors vers Ries, une prière silencieuse dans les yeux.

- Ries...

- Bon, d’accord, grommela le jeune mage. Puisque tous se liguent... Allons -y.

- Merci, murmura -t -elle.

- Oh, de rien. C’est pour le principe de contraction musculaire, on dira, finit Ries.

     Personne ne vit le regard exaspéré mais résigné de l’elfe.

- Et bien, fit alors Pilgrain, puisque tout le monde est d’accord, en route pour se faire botter les fesses par de farouches grands nains, mes amis.

     Les loups se regardèrent, la mine gourmande... ça sentait le gob à pleine narine.

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