Sud de la forêt elfique d’Azulis.
Troisième lune du printemps.
Sud de la forêt elfique d’Azulis.
Troisième lune du printemps.
La forêt bruissait doucement de ses chants habituels, crissements aigus des insectes, gloussements modulés des singes-chanteurs. Le soleil ne pénétrait que difficilement le plafond épais des arbres aux fûts énormes, qui étendaient sur le sol leurs longs contreforts en des courbes contournées. Dans une clairière de la “forêt-dont-les-feuilles-ne-tombent-pas"*, des herbacées à grandes feuilles furent soudain agitées par le passage d’un grand elfe habillé de brun. Il courait à une vitesse incroyable dans la jungle aux obstacles innombrables, semblant les anticiper avant même de pouvoir les voir. Parfois pourtant, un oiseau au plumage coloré à outrance s’interrogeait en le voyant trébucher. Mais il ne pouvait voir les larmes qui troublaient le regard d’un vert intense du jeune elfe.
Il avançait ainsi depuis deux jours, mais la fatigue ne le touchait pas. La rage qui le rongeait l’animait d’une énergie presque trop violente, qui menaçait de le submerger et de le détruire. Mais il continuait sans réfléchir, suivant les traces du fauve sans aucune hésitation. Il avait quitté sa forêt natale pour pénétrer dans l’immense jungle qui recouvrait le sud du continent connu, mais cela n’avait pas ralenti sa course. Il connaissait cette jungle presque aussi bien que s’il y était né, et le monstre qui avait décimé sa famille laissait de tels sillons dans le sol qu’un aveugle aurait pu les suivre.
Il était rentré d’une partie de chasse les bras chargés de nourriture, attendant les chants de joie de sa mère, de sa soeur, et surtout de sa toute nouvelle épouse, mais le seul bruit en provenance de son "arbre-abri" avait été le zonzonnement des mouches. Il avait laissé choir sautants et gloussants, et avait couru vers son foyer, ne pouvant croire le témoignage de son ouïe et de son odorat, observant avec horreur les ruines dévastées qu’était devenu sa maison. Tous étaient morts, leurs corps éparpillés dans toutes les pièces, coeur et foie violemment arrachés. Son père avait succombé son long couteau à la main, le visage crispé en un cri de terreur silencieux. Jein le lui avait pris délicatement, le visage en larmes, des sanglots trop forts retenus avec difficulté. Il avait eu un choix fugitif, devenir fou, ou se venger, et il était parti sans plus attendre, l’arme paternelle au poing. Il ne savait quel fauve avait pu perpétrer une telle infamie, mais celui-ci devait être énorme. Il laissait un énorme sillon dans la forêt, remuant le sol de ses longues griffes, brisant les jeunes arbres se trouvant sur son passage . Mais la peur n’avait même jamais effleuré le coeur de Jein, exclusivement empli de rage. Il ferait couler le sang du monstre sur son visage, il laverait sa colère en enfonçant sa main dans le torse de la bête pour lui arracher le coeur. Ensuite, il plongerait la lame encore fumante du sang de l’animal dans son propre coeur, et laisserait la mort l’emporter dans un oubli bienfaisant.
Soudain, retentit non loin de Jein le rugissement d’un animal en chasse, suivit quelques secondes après par le cri de douleur d’un long-nez blessé à mort. L’elfe accéléra encore l’allure, aussi incroyable que cela puisse paraître, et pénétra sans un bruit dans une clairière marécageuse, où un combat de titan se déroulait. Un vieux long-nez mâle, de près de deux toises au garrot, se battait contre une créature de cauchemar. C’était un fauve énorme, dont la peau était de chitine noire, brillante sous le soleil implacable. Sa gueule n’était qu’un gouffre béant, labyrinthe de dents longues et acérées à l’implantation irrégulière. Il plongea violemment ses griffes puissantes dans le torse du vieux mâle, lui arrachant le coeur en un long feulement de joie sanguinaire. Ses sens aiguisés n’eurent que le temps de l’avertir d’un danger, et il se retourna souplement pour faire face au jeune elfe qui fonçait vers lui, son arme grande comme une de ses griffes en avant. Aurait-il su rire qu’il se serait moqué de cette fourmi, mais il fut surpris par le saut fluide de Jein. Celui-ci, hurlant le nom de sa bien-aimée, s’éleva dans les airs comme un ange vengeur, et retomba sur l’encolure du monstre, plongeant sa lame dans une articulation de la carapace chitineuse. Il frappa rageusement une fois, deux fois, alors que le fauve se débattait comme une furie, et il finit par lâcher prise sous la violence de ses mouvements. Il prit son envol pour la seconde fois, et tomba sur un vieux tronc, sa tête frappant le bois desséché avec un bruit sourd. L’animal, le torse ruisselant de son propre sang, le saisit d’une patte rageuse, ses longues griffes s’enfonçant dans le corps inerte de l’elfe. Il s’apprêtait à l’enfourner dans sa gueule large comme deux cuisses d’homme, mais il relâcha sa terrible étreinte avec un sursaut. Le monstre poussa un rugissement incrédule, levant la tête vers le ciel, et dans la lumière aveuglante du soleil brilla une flèche en acier dont l’empennage dépassait à peine de son orbite sanglante. Il eut une dernière ruade de rage, et s’écroula dans un bruit de tonnerre au milieu des fougères qui couvraient le sol de la clairière.
Deux silhouettes jusque là invisibles firent leur apparition dans la clairière. L’une d’elles était un elfe de la même race que le jeune qu’il venait de sauver, grand et svelte, ses cheveux châtains attachés en une longue queue de cheval. Il tenait d’une main un grand arc d’acier à double courbe, remettant de l’autre une longue flèche du même métal dans son carquois. Son compagnon, un être à la peau blanche comme de l’albâtre, au front bombé et dégarni, et vêtu de longues robes chatoyantes, se précipita vers la forme évanouie de l’elfe. Il le retourna avec délicatesse, passant ses mains à la longueur et à la finesse incroyable sur le corps ensanglanté de Jein. Il murmurait doucement, et peu à peu, les terribles marques laissées par les griffes du monstre se résorbèrent. Le grand elfe s’arrêta de derrière lui, et contempla la scène en secouant la tête.
- Attaquer un feulant-mage au poignard. Il doit être fou ou suicidaire, mais sa vitesse a forcé mon admiration.
- Son cri d’attaque était plutôt un cri de douleur, Iolan. Il cherchait la mort plus que la gloire, à mon avis.
La réponse de l’être fut prononcée d’une curieuse voix chantante et fluide.
- Qu’est-ce qui à bien pu causer cette folie, Gaïen ?
- Nous lui demanderons quand il se réveillera, mon ami ; pour l’instant, aide moi à le transporter jusqu’à ton campement.
Jein se réveilla dans le crissement crispant des insectes nocturnes. Il observa un moment les étoiles dont la lueur traversait les hautes frondes de la jungle, l’esprit encore brumeux. Un petit feu brillait à coté de lui, éclairant fougères arborescentes et racines-echasses. Soudain, la mémoire lui revint, et il poussa un long et silencieux appel. Iolan se précipita, lui saisissant les épaules pour l’empêcher de s’enfuir.
- Du calme, jeune elfe. Il n’y a que des amis, ici. Le monstre est mort, et un miracle a permis que tu sois encore en vie.
- Tu as eu de la chance que nous passions par là, fit Gaïen en arrivant. Laisse moi observer ces blessures.
Il l’ausculta rapidement, sondant les cicatrices et la tête encore douloureuse de Jein.
- Qui êtes vous ?, demanda ce dernier, déçu d’être en vie mais fortement intrigué.
- Je suis Iolan, répondit l’elfe, et voici Gaïen, un puissant mage qui vient de l’autre côté de l’océan, d’une contrée encore inconnue.
Jein regarda le mage en silence, notant son apparence frêle, et le pouvoir qui diffusait de son corps.
- Pourquoi m’avez vous sauvé ?, grinça-t-il, amer. J’allai trouver l’oubli et une mort honorable.
- Mais qu’allais-tu donc oublier de si terrible, Jein ? questionna Gaïen en chantant.
Jein, presque hypnotisé par la voix magnifique du mage, oublia de se demander comment il avait pu deviner son nom. Il leur raconta son retour de chasse, les corps déchirés de sa famille, la mort de sa bien aimée, et de leur enfant encore en elle. Des larmes firent leur apparition dans ses yeux, mais il les arrêta, rageur. Un longue-queue plana un moment au-dessus de la petite trouée qui abritait le groupe, et Iolan repris la parole, songeur.
- Il y a quelque chose d’incroyable en marche... Les feulants-mages, et les autres aberrations de la nature, sont de plus en plus nombreux, et voilà maintenant qu’ils sortent de la jungle pour pénétrer en Azulis. Ils ne se contentent plus de prélever leur tribu de sang chez les animaux, voilà qu’ils chassent les nôtres.
Gaïen prit la parole.
- Seriez vous mages, mes amis, que vous pourriez voir les vibrations qui s’écoulent de leurs corps. Ces animaux ne sont pas le fruit du ventre de la nature, ils sont pures créations de magie. Ce n’est pas tant le sang qu’ils cherchent dans le coeur et le foie de leur victime, que leur énergie vitale et mentale. Ils consolident ainsi leur existence contre nature.
- Mais qui a bien pu créer de tels monstres ?, questionna Jein. Qui est si cruel pour infliger aux Sylvestres un tel fléau ?
- Ces animaux ne sont pas nés du mal, murmura Gaïen. Ils sont nés de trop de bien, je le crains.
- Comment ça ? demanda Iolan, soudain angoissé par ce qu’allait dire le mage blanc.
- L’empereur-mage Nathaniel a étendu son influence bienfaisante sur tout le continent, et cela depuis plus de dix générations. Il est aujourd’hui presque uniquement pétri de magie, comme le monstre que nous avons détruit aujourd’hui. Son existence est un pôle positif de pouvoir dans le monde entier. Aujourd’hui, l’équilibre est tout simplement en train de se rétablir. Le mal va frapper encore et encore toute trace de bonté et de civilisation, jusqu’à ce que la balance penche de l’autre côté. Des temps bien sombres sont de retour, mes amis, conclut le mage en une terrible prophétie.
Le regard de Jein se figea, luisant d’une flamme inquiétante. Personne ne remarqua son air crispé et le rictus qui déformait ses lèvres, mais une terrible promesse venait d’être forgée, trempée dans la plus violente des rages.
Le soleil se leva bientôt, et Jein fit de même, tout son corps encore douloureux des coups qu’il avait reçu. Gaïen n’était en vue nulle part, mais Iolan était en train d’aiguiser les pointes de ses flèches à la pierre. Jein s’approcha, contemplant les traits d’acier.
- Comment fais-tu pour envoyer de telles flèches plus loin qu’une toise, Iolan ? Elles doivent être lourdes comme mon poignard.
- Bonjour à toi, Jein. De telles flèches sont tout ce qui peut envoyer un feulant-mage, ou tout autre bestiole de son acabit directement dans l’antre de la mort. Il suffit d’avoir un arc suffisamment puissant, conclut-il en montrant l’arme impressionnante qui gisait à ses pieds.
C’était un arc à double courbe, comme en faisaient les elfes, mais il était fait d’un alliage à la couleur sombre, et non de bois. Jein le souleva, curieux, et fut surpris par son poids. Il essaya de le bander, et poussa en grognement sourd en constatant qu’il n’arrivait même pas à approcher le filin d’acier servant de corde de l’encoche de l’arme. Iolan se leva en souriant.
- Tu n’y arriveras jamais en t’y prenant comme ça, Jein. Seul un homme-roc pourrait accrocher la corde à l’arc par la seule force de ses bras.
Iolan pris l’arc des mains du jeune elfe, et eu tôt fait de bander l’arc en s’aidant de son poids. Il le rendit à Jein, puis lui tendit une flèche.
- Tiens, essaie-toi sur cet arbre.
Jein plaça la flèche sur le guide, tendit son bras gauche tout en amenant la main droite, qui tenait la corde et la flèche, vers sa joue. Le filin d’acier se tendit avec difficulté, et l’elfe ne put le retenir plus d’une demi seconde. La flèche partit avec un sifflement sinistre, se plantant dans un arbre à une toise de celui indiqué par Iolan.
- Sangdieux, jura Jein, reposant l’arc par terre.
- Il faut viser tout en tendant ce monstre, fit Iolan en riant. Il m’a fallu bien des années de pratique pour arriver à être aussi habile qu’avec un arc normal.
Le jeune elfe grogna en signe d’assentiment, et partit chercher la flèche. Elle s’était enfoncée du tiers de sa longueur dans le bois, et il la contempla, se demandant comment faire.
- Prends une hache, Jein. Il n’y a que ça. Ca te fera les bras pour apprendre à tirer.
Jein se retourna, et demanda au chasseur :
- Tu m’apprendras, hein, Iolan ? Tu m’apprendras, et je viendrais avec toi chasser les monstres qui hantent notre forêt.
- Si tu veux, petit. Si cela peut te faire oublier, finit Iolan en murmurant.
Pendant un mois, Jein s’entraîna à l’usage de l’arc d’acier, appris à se mouvoir encore plus silencieusement qu’il ne savait le faire. Il brûlait de s’en servir contre un des monstres que Iolan chassait parfois, mais son maître était intraitable. La moindre erreur pouvait être fatale, face à ces animaux aux sens surdéveloppés. Gaïen revint à ce moment, sans expliquer son départ, et leur apprit qu’il était temps de revenir chasser du côté d’Azuline, la grande cité des elfes sylvestres. Des tueurs de monstres y étaient maintenant nécessaires, car la menace se faisait de plus en plus forte.
Sur le chemin du retour, le mage appris à Jein à se servir de son esprit pour se camoufler, puis à dissimuler son esprit contre les coups de sonde de ceux qui savait se servir de la magie. L’elfe était un élève appliqué et doué, et fut bientôt en mesure de prendre l’arc d’acier pour chasser les feulants-mages, les long-nez à la carapace hérissée de pointes, et les autres chimères qui hantaient la forêt. Ils finirent par arriver dans la partie décidue de la forêt, et y retrouvèrent leur peuple, inquiet et angoissé.
Un soir, Iolan rentra de sa chasse avec deux arcs. Il s’approcha de Jein, qui était en train de monter le campement.
- Tu n’es plus mon élève, aujourd’hui, fit il en lui tendant un magnifique arc d’acier sombre, ainsi qu’un carquois de flèches faites de la même matière.
Le jeune elfe semblait ému, mais seule une sombre résolution se fit sentir dans sa voix :
- Iolan, je te remercie de ton enseignement. Tu as redonné un but à ma vie, et par cet arc, j’en fait le serment, j’éradiquerai la menace des monstres de notre terre.
Il poursuivit en rassemblant les quelques effets qu’il possédait.
- Il me faut te quitter tout de suite, même si cela me déchire le coeur, car ma rage est bien trop brûlante encore pour que je reste en place. Adieu, mon maître.
Là-dessus, Jein disparut dans la forêt sans un bruit, laissant derrière lui un Iolan médusé.
- J’espère que je n’ai pas fait une erreur, murmura-t-il, inquiet. J’espère du fond du coeur que je n’ai pas fait d’erreur, Jein.