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Cytadine, capitale de l’empire humain et des Terres d’Alliance.

Troisième lune du printemps.


 - Layne ?

     La voix était douce et calme, mais ceux qui connaissaient ce ton se recroquevillèrent, car il n’était pire menace que cette douceur. Maître Bert se tenait droit devant le bureau de Layne, les poings sur les hanches, semblant la défier de le regarder dans les yeux. Mais celle-ci se contenta de battre des paupières, et lui répondit tranquillement :

- Oui, Maître Bert ?

     Les vingt-cinq initiés présents dans la salle de classe retinrent leur souffle, attendant les éclairs qui allaient jaillir et déchiqueter l’insolente. Jamais, jamais il ne fallait répondre. Certains avaient appris avec douleur cette leçon, et ils ne l’avaient pas oubliée.

- N’aviez vous pas un travail à finir, au lieu de rêvasser, initiée Layne ?

     La voix augmentait progressivement de volume, rappelant immanquablement le bruit du tonnerre et de l’orage qui se rapproche.

- Ne deviez vous pas soigner la patte de cette pauvre souris, initiée Layne ? Ne deviez vous pas faire en sorte qu’elle puisse à nouveau trotter, comme le font déjà la plupart de ses semblables dans cette classe ?

     La fin de la phrase fut prononcée avec une telle puissance que les vitres de la salle tremblèrent. Le temps sembla se figer, comme pour se faire oublier. Mais Layne répondit à nouveau, sans trace de peur dans la voix.

- Quel est le problème de cette souris, Maître Bert ? La légère foulure qui l’incapacite temporairement, où la faiblesse de son coeur que j’ai diagnostiquée ? L’accélération cardiaque induite par la réduction magique de cette blessure l’aurait sans aucun doute tuée, la pauvre bête.

     Il y avait une subtile acidité dans le ton de la jeune femme. Les plus craintifs des initiés activèrent rapidement un sort d’atténuation du bruit, alors que les plus intelligents sondaient anxieusement la souris qui trottait devant eux.

     La réponse de Maître Bert ne fut au début qu’un chuchotement, audible uniquement par Layne :

- Layne, tu n’es pas censée démonter mes interventions pédagogiques, mon petit.

     Puis il continua, de manière suffisamment audible pour que tous grimacent.

- Peut-être êtes vous déjà trop grande magicienne pour ce cours, initiée ! Vous viendrez me voir dans mon office, au zénith. J’y statuerai sur votre sort, mais pour l’instant, veuillez disposer.

     Layne se leva tranquillement, baissant les yeux pour retrouver ceux de Maître Bert. Quand on était un initié assis en classe, on oubliait vite que le Maître ne mesurait guère plus qu’un nain. Elle ramassa sa cape dorée, signe distinctif propre aux mages guérisseurs, et sortit dignement de la classe, réprimant un sourire. Elle ferma la porte sur les remontrances de Bert, qui tançait violemment ses élèves de ne savoir faire un diagnostique correct.

     D’habitude, elle tentait de se faire oublier, mais cette fois, elle était plongée dans le souvenir de ce nouveau grimoire. Elle l’avait trouvé, poussiéreux et oublié depuis bien longtemps, dans les caves de la Guilde. Ses maîtres l’auraient traité de ramassis de légendes, mais il relatait des événements datant des dernières grandes guerres ! Et elle perdait son temps à soigner des souris.

     Elle en voudrait encore sûrement longtemps à son père, songeait-elle en se dirigeant vers le jardin de la Guilde. Ah, bien sur, sa fille unique ne pouvait être autre chose qu’un mage, tout comme lui ! Elle secoua la tête, amère, et les rayons de soleil qui jouèrent dans sa blonde chevelure attirèrent le regard d’un jeune humain. Celui-ci s’arrêta, l’air pensif.

 

     Ries avançait à grandes enjambées, l’air affairé, un rouleau de parchemin à la main. Se faire passer pour un messager était un bien triste subterfuge pour un tout prochain mage, mais les Guildeurs auraient repérés une Influence aussi sûrement qu’un dhole repérait un os. Il était pressé, car la grande course des initiés commençait dans moins de vingt-quatre heures, et il lui manquait encore un principe essentiel. Il savait qu’il pourrait le trouver dans la guilde des guérisseurs, mais celle-ci était immense, grand bâtiment en U qui surplombait le quartier riche de Cytadine. Il n’avait guère le temps de se perdre dans des explications compliquées, aussi se dirigea-t-il vers les jardins, espérant y trouver le chemin de la bibliothèque.

     Il se demandait dans quelle partie de celle-ci il allait pouvoir dénicher ce principe magique de contraction musculaire, quand un reflet d’or attira son regard. Une jeune initiée humaine passait non loin de lui, marmottant avec colère. Il réfléchit un moment, se demandant où il avait bien pu la voir.

 

- Layne, Layne ! Attends-moi, ne cours pas !

     Layne fut tirée de ses réflexions par les appels pressants d’un jeune homme qui courait vers elle, un parchemin de message à la main. Il portait la toge blanche des mages créateurs, et elle ne mit que peu de temps à le reconnaître.

- Layne, tu te souviens ? Aux Festives de bourgeons, la semaine dernière...

- Oui, Ries, je me souviens parfaitement. Comment aurais-je donc pu oublier tes rires avinés, et ta mine barbouillée par le chauffe-coeur, voyons ? Que fais-tu ici, tu n’es pas en classe ?

     Il lui aurait été difficile d’oublier le plus grand (par la taille) des initiés de Cytadine (et le plus alcoolique, selon certaines). Ils s’étaient rencontrés, assez violemment à vrai dire, lors d’une dansecourse qui clôturait la fête de printemps. Ils n’avaient discutés que peu de temps, Layne devant rentrer, mais elle se souvenait parfaitement des yeux troublants de Ries, et de son état d’ébriété avancée.

- Et bien, je suis là pour... Tu vois, continua-t-il en regardant son parchemin, en fait, j’ai besoin de ton aide.

- De mon aide ! s’exclama Layne. Mais bien sûr. Tu avais tellement bu de chauffe-coeur ce soir là que je m’étonne que tu te souviennes encore de mon nom !

- On avait descendu une bouteille de brûleventre à quatre, ce soir là, se défendit Ries, sans grande conviction. Et puis, malgré tous mes abus, comment aurais-je pu oublier ce visage envoûtant, enchaîna-t-il, tentant une approche plus tactique.

- Laisse tomber, Ries. A qui doit-tu apporter ce parchemin, qu’on en finisse.

- Ce parchemin, en fait, n’est qu’un leurre. Il me faut à tout prix un principe de Contraction musculaire pour demain, et je ne sais absolument pas où le trouver. Votre Guilde est un vrai labyrinthe, soupira-t-il en contemplant les arches et les couloirs qui s’entrecroisaient.

- Un principe de Contraction ? Mais que vas-tu en faire, si ce n’est pour apprendre à marcher droit ?

- Oh, ça va. Ries semblait vexé. Non, c’est pour la course des initiés de demain. Il me le faut absolument, ou mon pantin ne dépassera pas la ligne de départ.

- La course des initiés, s’étonna Layne. Mais d’habitude, il n’y a que des élémentalistes qui y participent. Tu n’as aucune chance, mon pauvre.

     Le visage du jenue mage se ferma, et il la contra d’un ton sombre :

- Justement, cette hégémonie n’a qu’assez duré. Un blanc n’est pas qu’un producteur de foin, je m’en vais le prouver à ces péquenots d’élémentalistes.

- Je ne vois pas le rapport entre un principe de Contraction et un pantin en pierre, Ries. Il est bien spécifié dans les règles que le pantin ne peut bouger que sous l’influence de l’initié, et de plus, tu n’as pas le niveau pour l’utiliser. Les arbitres vont te disqualifier aussi sec...

- Trouve-moi ce principe et viens demain à la course, Layne. Les arbitres ne vont pas s’amuser à analyser mes influences, et ne t’inquiètes pas pour ma compréhension du principe.

     Layne regretta presque de s’être montrée aussi dure, car cela avait visiblement touché l’initié.

- Ecoute, je connais ce principe. Si tu veux,...

     Ries l’interrompit, l’air impressionné.

- Il me le faut à tout prix ! Je suis prêt à tout pour l’avoir, même s’il me faut te ramener la couronne de l’empereur pour cela...

     Layne interrompit sa tirade en riant.

- Non, je ne te l’apprendrais qu’à condition que tu me montres ce pantin. Il m’intrigue suffisamment.

     Le visage de Ries s’éclaira brusquement, et il commença à l’entraîner vers la sortie, un large sourire aux lèvres :

- Alors vite, on y va, pas de temps à perdre. Il faut que je m’entraîne.

- Mais j’ai rendez-vous avec Bert au zénith, je ne peux pas...

- Raison de plus pour se dépêcher. Il ne faut pas faire attendre le petit homme, on sait ça même chez les Blancs.

     Sa voix enjouée se perdit dans les couloirs de la Guilde, sous les regards courroucés des Mages dorés de l’ordre des Guérisseurs. Layne se demanda un moment dans quelle histoire elle s’était engagée, mais il avait l’air si désespéré...

 

     Ries s’arrêta enfin de courir devant une petite maison à deux étages, en plein coeur du quartier marchand. La guérisseuse était encore essoufflée par leur course folle dans les quartiers populeux de Cytadine, et par la gymnastique qu’il avait fallu faire pour éviter le monde qui se pressait dans les rues illuminées par le soleil renaissant du printemps.

- Allez, plus que quelques marches, et on y est, l’encouragea Ries.

- Aucun problème, initié Blanc, lui répondit Layne, faussement sérieuse, en reprenant son souffle.

     Elle le suivit dans un petit escalier de bois vermoulu, remarquant au passage les soutiens magiques qui évitaient que la structure ne s’effondre. Il s’effaça contre le mur pour la laisser pénétrer chez lui. Elle s’attendait à trouver une chambre de célibataire mal rangée, et, effectivement, des habits à la propreté douteuse traînaient un peu partout sur le vieux parquet. Une petite lucarne laissait entrer une chaude lumière, qui soulignait l’exiguïté de la chambre.

- Et bien, ce n’est pas la salle du Conseil de l’Alliance, ici, laissa-t-elle échapper.

- Non, fit Ries avec un soupir résigné. Mais c’est sûrement moins cher, continua-t-il dans un rire. Laisse-moi te montrer mon bébé, plutôt...

     Il la guida vers un établi soigneusement rangé, et méticuleusement nettoyé. Assis dessus se tenait un pantin en ivoire blanc, qui brillait dans la lumière du matin. Layne se préparait à lui demander ce qu’il avait de si spécial, excepté sa couleur, quand elle jeta un coup de sonde vers la création de Ries. Elle ouvrit de grands yeux, estomaquée. L’intérieur du pantin était une merveille de complexité, un délicat entrelacs de muscles et de nerfs, de conduits d’air poreux, le tout imitant avec originalité la mécanique d’un corps humain.

- Magnifique, murmura-t-elle, impressionnée. Je comprends mieux, maintenant.

- Alors, au travail ! N’oublie pas que tu as rendez-vous.

- Bon, ce principe ne va pas te paraître bien compliqué à assimiler, mais sera plus dur à maîtriser finement. En fait,...

 

     Layne se tenait devant la porte de Maître Bert, en sueur. Elle avait quelques minutes de retard, mais c’était déjà trop. Ries avait appris le principe rapidement, et il était en train de s’entraîner à faire maladroitement bouger le pantin quand elle était partie. Il était tellement concentré qu’il l’avait à peine entendue partir, songea-t-elle en souriant. Ça changeait agréablement de ses manières un peu rustres d’alcoolique. Elle exagérait sans doute un peu, mais elle ne supportait pas ces buveurs invétérés qu’on rencontrait souvent chez les initiés. Un grognement de Bert la ramena à la future dure réalité, signe qu’elle pouvait entrer dans son office.

- Tu es en retard, ma petite.

     Bert trônait derrière son bureau, dans une pièce remplie à craquer de bocaux pleins d’organes, de corps conservés magiquement. Layne ne fut pas impressionnée, car ce n’était pas la première fois qu’elle était convoquée.

- Je suis désolée, Bert, j’ai dû aider un initié dans le besoin.

- Oui, le jeune Blanc. Je vous ai vu partir en courant la main dans la main, ce matin. Faudra-t-il que j’en parle à ton père, Layne ?

- Oh, ce n’est pas nécessaire. Père est assez occupé en ce moment par ses nouveaux sorts. Je ne sais pas pourquoi il s’acharne à inventer toutes ces influences meurtrières, alors que nous sommes en paix depuis si longtemps. Je croix qu’il est encore déçu par mon choix, même si j’ai fini par opter pour une guilde de magie.

- Ne crois pas ça, mon petit. Ton père est très fier de toi, même s’il ne le montre pas. Tu lui rappelles ta mère, et uniquement pour ça il t’aime plus que tout au monde. Mais revenons à nos bêlants.

- A savoir ?

- A savoir, quand vas-tu enfin te décider à accélérer le rythme de tes études, Layne ? Tu n’as plus que quelques classes à survoler comme la mienne pour devenir Mage, et tu maîtrises déjà suffisamment de principes pour passer l’initiation demain. Quand tu arrêteras de passer tes soirées à lire ces vieux bouquins au lieu de réviser tes théories...

- Arrêtons cette vieille dispute, Grand-père. Je vais devenir Mage dans les temps, alors laissez-moi faire ce que je veux en attendant, toi et Père, s’il vous plaît.

     Bert répondit sur un ton songeur qui ne lui était pas habituel à ce stade de la conversation.

- C’est que les mages guérisseurs vont avoir fort à faire dans peu de temps, mon petit. Je veux que tu puisses avoir accès au plus grand nombre de sort possible d’ici là, et pour cela, il faut que tu passes l’initiation.

- Comment ça, s’inquiéta Layne. Les mages guérisseurs ne sont plus guère que de vulgaires médecins, depuis près de six cent ans que dure la paix, non ?

- Je ne voudrais pas t’inquiéter outre mesure, Layne, mais la frontière Ouest est en ébullition. Les nains nous envoient messages sur messages pour obtenir de l’aide, et l’Empereur prend leur demande au sérieux. Certaines rumeurs, exagérées à mon avis, affirment même que le Col d’Acier vient de tomber. Je ne pense pas que l’Alliance soit vraiment en danger, mais une attaque concertée des Gobs pourrait faire bien des morts inutiles. Un vrai doré est toujours utile lors d’une guerre, Layne. Et tu es l’une de mes élèves les plus douées, sans aucun doute.

- Mais, n’y a-t-il pas des mages guérisseurs avec bien plus d’expérience que moi ? s’étonna Layne, qui réalisait peu à peu la portée de ce que lui disait son grand-père. Les Terres d’Alliance n’avaient pas vu de Gobs depuis bien longtemps maintenant, et seuls les nains qui tenaient la frontière depuis plus d’un demi-millénaire prenaient encore leur menace au sérieux.

- Ces soi-disant mages sont des pleutres qui ne sont ici que pour se faire des bourses en or, s’enflamma Bert avec sa truculence habituelle. J’ai plus confiance en toi pour maintenir le moral des troupes qu’en toute cette bande de geignards.

- Mais Bert, je n’ai que vingt ans, murmura Layne, à la fois terrorisée et galvanisée par la confiance que son grand père lui témoignait.

- L’âge ne donne pas le courage, bien au contraire, lui répondit doucement Bert. Mais ne t’inquiètes donc pas. Il coulera encore de l’eau sous les ponts avant que les nains ne cèdent du terrain, et tu as encore le temps de devenir un Grand Mage avant d’avoir à mettre tes pouvoirs au service de l’Empire.

     Au regard toujours perdu de sa petite fille, le Maitre reprit :

- Non, sérieusement, ne t’en fait pas trop. Mais j’aimerais bien que tu arrêtes de perdre du temps en classe, alors que tu pourrais sauver des vies, même en tant que vulgaire médecin.

- Je te promets de faire un effort, grand-père, fit Layne en soupirant.

     Il lui était dur de se retrouver ainsi confrontée à la réalité de ses engagements, alors qu’elle n’avait choisi la guilde des guérisseurs que pour voir son grand père plus souvent. Sangdieux, elle voulait être historienne, pas mage. Mais sauver des vies était sans doute un but autrement plus important que de traduire de vieux ouvrages rongés par les bouffetouts. Elle se promit de faire un effort. Et puis, savait-on jamais, son père la reconnaîtrai peut-être enfin en tant que fille, et non comme l’image d’une mère qu’elle n’avait qu’à peine connue.

- Ca me ferait plaisir, initié Layne. Et puis, tu sapes toute mon autorité en cours, ça ne se fait pas.

- Les plus courageux font encore dans leur culotte quand tu lèves un peu la voix, grand-père, lui répondit Layne en souriant. Je vais te laisser travailler, j’ai des théories à revoir. A demain, Maître Bert, continua-t-elle en se dirigeant vers la porte.

- A demain, initiée, la salua le petit homme en grommelant.

     Tant de temps de perdu, pensa-t-il en la regardant sortir de son office, alors qu’elle aurait pu être la plus jeune Mage de toute l’histoire de la Guilde. Enfin, elle a le temps de devenir adulte, songea-t-il en se replongeant dans un vieux grimoire de sorts.

 

     Layne fut surprise de trouver Ries qui l’attendait à la porte de la Guilde, faisant le pied de grue en contemplant les premières tenues légères de l’année.

- Alors, on ne travaille plus, initié ?

     Ries la regarda en souriant :

- Sans entraînement, mon pantin est encore dix fois plus rapide qu’un morceau de pierre animé par un élémentaliste. Je suis venu pour te demander si tu assisteras à la course, demain. Peut-être qu’après, on pourrait aller aux festives ensemble, non ?

     Pendant un moment, Layne resta interloquée. Il venait de l’inviter, et le faisait l’air de rien. Enfin, il était finalement plutôt sympathique, alors pourquoi pas ? Mais elle se souvint soudain de son rendez-vous avec Lilian.

- Je suis désolée, mais j’ai rendez-vous avec un ami demain.

     Ries sembla désappointé, mais il insista.

- Et bien, amène-le au moins à la course. C’est grâce à toi que je vais gagner, non ?

- Tu as l’air bien sûr de toi... Tu pourrais être déçu.

- J’ai de bonnes raisons de l’être. Je parierai un tour nu comme un ver dans les rues de Cytadine que je vais gagner. Alors, j’espère te voir demain, Layne, finit-il en s’éloignant, un sourire triomphant aux lèvres.

     Elle secoua la tête, énervée de ne savoir que faire. Il allait lui falloir convaincre Lilian de venir. Ça n’allait pas être une partie de plaisir. Il préférait cent fois ses études d’histoire à tout contact avec la foule estudiantine de Cytadine. Mais il lui devait une faveur, après tout.

 

     Les gradins du stade de Cytadine étaient pleins à craquer d’étudiants en liesse, venus défendre les couleurs de leurs Guildes. Les participants étaient assis à l’ombre, en train de répéter les Influences complexes qui feraient se mouvoir leurs pantins autour de la piste ovale du stade. Il y avait en grande majorité des élémentaliste et des initiés rouges, et il était le seul blanc du groupe. Il les regarda avec attention, cherchant celui qui pourrait contrer ses influences. Car si les règles officielles spécifiaient qu’il ne devait y avoir aucune interaction entre les participants, les coups bas ne manquaient jamais.

     Il jeta un coup d’oeil vers les gradins, se demandant si Layne était venue, finalement. Il ne savait pas ce qui lui avait pris de l’inviter aux festives qui suivraient la course. Il était évident qu’elle refuserait, connaissant son aversion pour les jeunes crétins comme lui. Mais bon, pensa-t-il, je m’en serai voulu de ne pas avoir essayé. Elle est tellement craquante quand elle prend son air indigné...

     Les arbitres appelèrent enfin les participants sur la ligne de départ. Chacun pris son pantin dans les bras, certains n’étant guère que de vagues formes en terre cuite. Sa création brillait au soleil, et plus d’un le regardait d’un air soupçonneux. Il se plaça à l’endroit que lui avait attribué le tirage au sort, et posa son oeuvre par terre, sans même se donner la peine de la faire tenir droit. Une petite voix retentit soudain à son oreille. Il reconnut le parfum particulier d’une Influence de Layne.

- Bonne chance, Ries. On est avec toi.

     Il regarda vers les tribunes, et retrouva la source de l’appel. Layne lui fit un petit signe de la main, et un jeune elfe d’une beauté époustouflante assit à ses cotés lui fit un sourire crispé. Voilà qui scellait le destin de ses intentions.

     Il se força à se concentrer, car la course était sur le point de commencer. Les initiés s’assirent au bord de la piste, à quelques mètres de leurs pantins, attendant le signal du départ. Soudain, une clameur s’éleva dans le stade, car les arbitres avaient laissé s’envoler les oiseaux, signal du début de l’épreuve. Tous se précipitèrent derrière leur pantin, commençant à incanter les sorts qui les ferait se mouvoir comme des êtres vivants. Ries pris son temps, car il devait camoufler l’Influence, illégale à son niveau, que Layne lui avait appris la veille. Son pantin se leva d’un mouvement fluide, et Ries ne put s’empêcher d’admirer la facilité avec laquelle il le contrôlait. Les autres ne donnaient guère plus qu’un maladroit trébuchement à leur pantin, les faisant avancer doucement. Ries se mit à faire marcher le sien, le cœur battant, murmurant sans arrêt pour ne pas perdre le contrôle. Il se sentait comme ne faisant qu’un avec sa création. Gonflement des muscles, appel d’air pour leur fournir de l’oxygène, il avait créé un magnifique petit être.

     Soudain, une fissure s’ouvrit sous -ses pieds - les pieds de son pantin, qui s’écroula. Ries entendit en arrière plan le cri désolé de ses supporters. Un rouge le dépassa en ricanant. Ries ne put s’empêcher de sourire. Ah, il allait voir ce qu’était un créateur ! Il fit se relever d’une pirouette son pantin, et le relança dans la course, le faisant se mouvoir aussi vite qu’un lutin atteint de nanisme. Il rattrapa le rouge, ignorant son rictus de colère, entièrement plongé dans la magie des mouvements de son pantin, le faisant bouger comme il faisait bouger son propre corps. Il ressentait une exaltation comme il n’en avait jamais éprouvé, et le chant d’un sang plus ancien que le sang des cytadins résonnait dans son cœur. Il se précipitait vers la ligne d’arrivée, laissant loin derrière tous les autres, dans le rugissement qui montait des gradins, quand un gigantesque coup de tonnerre retentit, accompagnant un éclair qui foudroya son œuvre. Son cœur s’arrêta de battre un instant, et une violente douleur le fit se plier en deux. La voix implacable des juges se fit entendre, dans le silence qui avait suivit cette intervention destructrice.

- Initié Ries, disqualification pour tricherie.

     Il s’écroula dans l’herbe qui bordait la piste, regardant sans les voir les initiés qui le dépassèrent bientôt. Il s’accorda une minute de pure détresse, avant de se relever et de s’éloigner de la piste d’un pas rapide. Il sortit du stade, ignorant les appels de ses amis, retournant vers Cytadine, la fureur lui rongeant le cœur. Six mois de travail ! Ils avaient détruits sans remords six mois de travail. Ils auraient pu se contenter de le disqualifier, et épargner sa création ! Il se retenait d’éclater en sanglots avec difficulté, avec la terrible impression qu’une partie de lui était resté dans les débris fumant de son pantin. Six mois de travail. Les fumiers !

     Il s’arrêta de marcher près des douves de la ville, au cœur d’un petit bosquet de saules vert tendre au sein duquel il venait parfois chercher la tranquillité. Les murs de gré rouge de Cytadine l’écrasaient de leur hauteur, et il s’assit au bord de l’eau des douves, ignorant les couinants qui venaient lui mendier quelques morceaux de pain. Sangdieux, ce travail aurait pu lui servir de création pour passer au rang de mage. Il venait de perdre six mois, et il devrait encore attendre avant de porter la robe de Mage. Il avait déjà prévu de partir vers le sud pour voir du pays, et peut-être retrouver trace de ses parents. Ceux-ci, lui avait-on raconté à la guilde, qui l’avait accueilli et élevé avec amour mais rigueur, l’avaient laissé sans un mot. Mais leurs tenues et leurs visages étaient ceux d’une race d’humains qui vivaient loin vers le sud, en dehors même des Terres d’Alliance. Et son secret espoir était de les retrouver, pour leur montrer ce qu’il était devenu, même sans leur soutien. Et pourquoi pas, de se sentir enfin heureux, sans arrières-pensées.

     Ries ruminait ces sombres pensées, quand une douce voix le sortit de sa torpeur.

- Tu ne méritais pas ça, Ries, fit Layne. Ta course était magnifique, et tous étaient en train de t’acclamer quand les juges ont frappés.

- Pour une fois, j’ai retrouvé un peu de poésie dans la magie, renchérit une voix chantante. Juste pour ça, les juges auraient dû oublier leurs sacro-saintes règles.

     Ries se retourna, ne sachant s’il devait remercier Layne et son ami elfe, ou s’il devait les envoyer paître. Mais était-ce vraiment une solution que de rester seul, encore une fois ?

     Il leur fit signe de venir s’asseoir à coté de lui, en silence.

     Layne lui présenta l’elfe :

- Ries, voici Lilian, un vieil et cher ami. Il finit ses études à l’école d’histoire, avant de rentrer chez lui.

     Ries le salua d’un mouvement de la tête, se replongeant dans l’étude de l’eau qui coulait doucement sous les murailles de la capitale humaine.

- Peut-être souhaites tu rester seul, fit Lilian avec tact.

     L’elfe aurait dû énerver Ries, mais il ne put s’empêcher de le trouver sympathique.

- Non, restez, au contraire. Je ne veux pas finir la soirée seul, ou je vais vraiment me sentir mal. Qui a gagné la course, finalement ?

- C’est toi, dans le cœur de tous, lui répondit avec tendresse Layne. Pas un n’a applaudi à la fin, et tous sont partis en silence. J’ai même cru entendre des bruits de dispute chez les juges. Ta création a fait battre plus d’un cœur, Ries. Et les grands Maîtres ont fixés ton visage dans leur mémoire.

- Peut-être n’as-tu pas tant perdu de temps, renchérit l’elfe.

     Le jeune mage leva la tête, surpris, se demandant si les elfes savaient lire dans les pensées.

- Pas tous, Ries. Et je ne le fais que rarement, car on trouve dans l’âme des gens bien trop de pensées noires et déprimantes.

- Il ne le fait que pour m’énerver, ce résidu de bouffetout, rigola Layne. Allez, viens, les festives vont bientôt commencer, les oiseaux chantent, et le coucher de soleil s’annonce magnifique.

- Et il ne faut pas laisser Layne seule pendant une festive, continua l’elfe en souriant.

- Lilian ne supporte pas la foule, et encore moins la foule agitée d’une fête, se moqua gentiment Layne. Il préfère se plonger dans de vieux livres qui content des histoires d’amour bien plus héroïques.

- Rêves d’elfes, fit doucement Lilian.

     Ries se sentit tout à coup bien mieux, à les voir se taquiner ainsi.

- Non, je n’ai pas envie de faire la fête, ce soir. Restons plutôt assis au bord de l’eau. J’ai envie de calme, et j’ai des amis à découvrir, je crois.

- Pourquoi pas, répondit simplement Layne.

- Je pense avoir bien des histoires à vous raconter, continua l’elfe.

     Ils s’installèrent donc au calme, se préparant à une soirée tranquille. Leurs derniers instants de tranquillité avant bien des lustres, à vrai dire, mais ils étaient loin de s’en douter.

 

     La lumière baissait lentement sur le bosquet de saules, qui laissaient tomber leurs branches en une douce caresse vers l’eau. Les trois jeunes gens étaient assis dans l’herbe tendre du printemps, loin du reste du monde. Ries et Layne écoutaient Lilian leur conter de sa magnifique voix l’histoire ancienne des Terres d’Alliance. Comment les elfes, il y avait maintenant près de six cent ans, galvanisés par le discours du jeune empereur humain de Cytadine, Nathaniel, étaient venus apporter la précision meurtrière de leurs flèches aux nains qui tenaient les cols du long massif de la Colonne. Comment la grande armée des Gobs avait finie par submerger les citadelles naines, et passer la Colonne en une ruée sanglante et meurtrière. Ils s’étaient jetés sur les terres fertiles, brûlant les fermes et dévorant troupeaux et bergers, gigantesque raz de marée de destruction. Les nains et les elfes avaient fuis en avant, vers la promesse de protection que leur offrait la capitale de l’empire. Mais ils n’avaient pas eu le temps de la rejoindre.

     Un matin au ciel enfumé et rougeoyant, ils avaient trouvés sur leur route la grande armée impériale, qui les avaient accueilli en son sein. Alors les elfes avaient de nouveau bandé leurs arcs, et les nains aiguisé la pointe de leurs pioches de bataille. Et aux cotés des humains, des hommes rocs hauts de une toise et demie, des lutins mêmes, les races alliées face à l’adversité se retournèrent vers les Gobs, et un terrible choc eut lieu. Les terres couvertes de blé et d’orge furent arrosées de sang pourpre et olive, et les rivières prirent miséricordieusement en leur bras les corps des morts. Le ciel et la terre et les eaux furent rouge pendant plus d’une lune, mais la menace Gob fut éradiquée, leurs troupes innombrables repoussées, et pourchassées par des nains assoiffés de vengeance. Bien des héros se distinguèrent en cette terrible guerre, mais, aucun d’entre eux, si ce n’est l’empereur de Cyradine, ne devaient survivre pour entendre les chants qui leur furent consacrés.

     Il y avait bien des larmes dans les yeux des guerriers qui rentraient vers leur ville, car nombre d’amis étaient mort sous les lames Gobs. Mais un rugissement de douleur se fit entendre dans toutes les gorges quand ils retrouvèrent leur cité en flamme, les murs de grès rouge de Cytadine reflétant sinistrement le désastre. Nathaniel, le jeune Empereur-Mage, poussa un cri incrédule. Sa puissante magie avait fait plus de morts qu’un corps armé chez les Gobs, mais il n’avait su prévoir la menace qui pesait sur la capitale de son empire. Du nord étaient tombées les troupes hurlantes des barbares Nordiques, assoiffées de violence et de sang. Pourtant, tout espoir n’était pas perdu. Du haut des murailles intérieures, flottait encore l’étendard arborant l’aigle rouge de l’empire : la cité haute n’était pas encore tombée !

     Femmes et enfants la tenaient courageusement, venus des quatre coins de l’empire. Mêmes les paisibles demi-hommes étaient sur les parapets, faisant vrombir leurs frondes pour repousser les grands nordiques. Alors l’armée impériale avait oublié ses blessures, et relevé à nouveau ses armes pour libérer sa ville. Venus de l’Ouest, envoyés par les elfes, volèrent à leur secours les grands aigles de la Colonne. Bien des hommes tombèrent, guerriers et mages partis dans l’infini de l’oubli, mais les nordiques furent vaincus, et la ville rendue à ses habitants. Les terres de l’Est étaient dévastées, le sol fertile brûlé, les grands troupeaux décimés par la dent des Gobs. La ville de Cytadine n’était plus que ruines dévastées, précieux écrits et connaissances perdues dans les flammes allumées par les nordiques.

     Mais les races alliées face à l’adversité se retrouvèrent pour prêter serment, et sous l’égide de Nathaniel naquirent les Terres d’Alliances. Tous se prêtèrent main forte, et la guerre finit peu à peu par sortir des mémoires. La frontière Ouest fut consolidée, et les nains aidés par les troupes impériales la tiennent depuis six siècles sans céder. Au nord, une immense muraille s’éleva, pour mettre un terme aux pillages nordiques. Les Terres d’Alliance étaient nées, et la promesse de paix qu’elles portaient ne fut jamais trahie.

     Lilian s’arrêta de parler, la voix un peu rauque.

     Layne et Ries restèrent un long moment sans parler, regardant la lumière du couchant qui faisait rougeoyer les murailles, comme en hommage aux morts qui les avaient défendues. Layne pensait avec angoisse aux paroles de son grand père, ne pouvant croire que la frontière Ouest pouvait à nouveau vomir les hordes Gobs. Elle s’apprêtait à partager ses craintes, quand un cri terrible la fit tressaillir. Les trois jeunes gens levèrent la tête vers le haut des murailles. La forme pourpre d’un soldat de l’empire se dessina entre les créneaux des remparts, puis tomba vers les douves comme une pierre, en un long hurlement.

- Sangdieux ! s’exclama Ries, commençant à tisser en murmurant une complexe Influence.

     Ses traits se tirèrent sous l’effet de la fatigue, mais une bulle translucide se leva des eaux, amortissant la chute de soldat. Ries continua son effort, le ramenant vers la berge, et s’écroula dans l’herbe, épuisé, à coté du corps en armure. Layne réalisa que le sang coulait à flot par de terribles blessures, des coups ayant traversé l’armure solide du soldat. Elle se mit à incanter, essayant de stopper l’hémorragie, presque submergée par l’ampleur de la tache. Sangdieux, c’était tellement plus fatigant que de soigner une souris ! Bert ne l’avait pas prévenu.

     Lilian regardait vers le haut des murailles, son beau visage tendu par la peur.

- Qu’avez-vous fait, malheureux, murmura le guerrier, en une toux grasse. Il va renifler vos sorts et vous poursuivre jusqu’à la mort, maintenant.

     Ries, se relevant doucement, le regarda d’un air incrédule.

- Portons-le à l’abri du bosquet, fit Lilian d’une voix pressée. Vite, il ne faut pas perdre de temps.

     Rassemblant leurs forces, les trois amis tirèrent tant bien que mal le lourd guerrier à l’ombre des saules.

- Trop tard, fit soudain Lilian. Il nous a vus.

     Layne leva la tête, et distingua en haut des murailles la silhouette sombre d’une forme en cape noire. Elle poussa alors un hurlement de pure négation.

- Non ! Ries, Lilian, donnez-moi votre main, par pitié, vite !

     Ils s’exécutèrent sans discuter, terrorisés par le ton pressant de leur amie. Formant un cercle fragile, ils se tinrent frissonnants dans le crépuscule naissant. Ries compris alors soudain la peur de Layne. Une puissante vague noire de destruction se ruait vers eux. Il aida hâtivement Layne, malgré la fatigue qui le taraudait. Leurs forces mentales unies, ils ralentirent l’arrivée du sort, qui se rapprochait de plus en plus lentement. Quatre toises, deux... Les branches des saules disparurent dans un chuintement, touchées par l’Influence destructrice. Lilian poussa un murmure désespéré, car leurs forces étaient insuffisantes face à cette terrible menace.

     Le soldat poussa alors un long sifflement, modulé et tout juste audible. La forme large d’un aigle les survola soudain, haut dans le ciel, et piqua en silence vers la forme noire. Celle-ci relâcha ses efforts, se concentrant vers cette nouvelle menace. Layne poussa alors un cri de haine, et tira les dernières forces de l’âme de ses amis. Ries et Lilian sentirent une terrible énergie les unir en une étreinte mentale brûlante de colère, et un rayon de pure lumière fusa de leur cercle. Ils s’écroulèrent alors tous les trois, évanouis, et seul le soldat put constater le résultat de leur acte : une portion de muraille explosa soudain, emportant avec elle la silhouette sombre, et la déflagration mit bien du temps à s’atténuer, dans le lointain paisible.

- Dans quelle fiente ils se sont mis, dit doucement le soldat à l’aigle venu se poser à coté de lui.

- Ils t’ont sauvé la vie, ami. Et celle-ci est plus importante que tout, à l’heure actuelle, répondit l’aigle de sa voix sifflante. Allons les mettre à l’abri au lieu de conjecturer, ils vont bientôt se réveiller avec une violente migraine.

     Le soldat poussa un sifflement d’étonnement quand il retourna Ries.

- Ce ne sont que des initiés, Jorain ! Des enfants !

- Il n’y a plus d’enfants devant toi, Cassius. Juste de jeunes mages plus puissants que bien des charlatans qui officient en ville. Aide moi plutôt à les transporter.

 

     La douleur était lancinante, battant contre ses tempes au rythme de son coeur. Ries se sentait nauséeux, migraineux au possible, et de plus, il était allergique à la paille dans laquelle il reposait. Il se leva avec un éternuement, et poussa un grognement quand la souffrance le submergea en retour. Il se trouvait dans une haute grange plongée dans l’obscurité, et ses amis étaient couchés à coté de lui dans un grand tas de paille. Il entendit dehors le bruit d’une discussion, et se dirigea vers celle-ci, essayant de se souvenir ce qu’il pouvait bien faire là. Et le pourquoi de ce terrible mal de tête. Avait-il encore abusé de brûleventre, malgré ses résolutions ? Il sortit en titubant dans la nuit, tombant sur Cassius et Jorain. Il les contempla un moment, en silence, et s’assit, ou plutôt se laissant choir le cul par terre, alors que lui revenait la mémoire.

- Sangdieux, ce n’était donc pas un cauchemar d’alcoolique.

- Bienvenue chez les vivants, jeune Mage, fit l’aigle en se retournant vers lui.

- Quel est ton nom ?, continua Cassius.

- Ries, mon nom est Ries. Mais qui êtes vous donc, par les bourses de Nathaniel !

     Le soldat fronça les sourcils à cette grossièreté, mais l’aigle interrompit la tirade qu’il préparait.

- Un peu de respect, jeune mage. Mon nom est Jorain, et voici Cassius.

     Le soldat inclina la tête, sèchement.

- Pardonnez son attitude, maître guerrier, fit la voix chantante de l’elfe. Il ne sait pas à qui il a affaire, et les milieux estudiantins ne sont pas réputés pour leur finesse dans l’usage des mots. Je suis Lilian, et la jeune fille qui gémit de douleur dans la grange est Layne. Pourquoi ne pas nous avoir ramenés en ville, au lieu de nous en éloigner ? Existe-t-il un danger si grand entre les murs de notre capitale ?

     Cassius excusa Ries d’un grognement. La lumière pâle de la lune éclairait à peine le dur visage du guerrier, mais Ries fut content de l’intervention de l’elfe. Il n’aurait pas aimé être la cause de la colère de Cassius. Il paraissait assez fort pour le briser en deux d’une seule main.

     L’aigle prit la parole en écartant ses larges ailes.

- Je te laisse leur expliquer, Cassius. Je pars en reconnaissance.

     Il s’envola dans un tourbillon d’air et de plumes.

- Asseyez-vous donc, jeunes gens. L’histoire va être longue à raconter.

- Ai-je le droit d’écouter aussi, intervint Layne en arrivant. J’aimerai savoir à qui nous avons eu affaire, tout à l’heure.

     Elle se frottait les côtes en marchant, car c’était l’aigle qui l’avait portée dans ses puissantes serres.

- Sangdieux, Ries, comment fais-tu pour supporter ces lendemains de torche, finit-elle en s’asseyant avec légèreté. C’est insoutenable, comme douleur.

     Le guerrier prit alors la parole, coupant la réponse acerbe de Ries.

- Les murailles du Col d’Acier sont tombées il y une semaine, jeunes gens.

     Lilian poussa un cri d’effroi, et Ries jura encore plus grossièrement que précédemment.

- L’armée Gob s’y est pourtant brisée les dents, et les aigles nous ont assuré que pas un snot n’avait pu passer. Ils surveillent avec attention le défilé et les ruines de la citadelle, attendant l’arrivée des troupes de soutien de l’Empire. Mais, par malchance, un groupe d’orques a du se glisser sans se faire voir. En patrouille, je suis tombé sur eux, à quelques lieux de Cytadine seulement. Ce fait en lui même est incroyable, et plus incroyable encore était la présence d’un magicien en leur sein. J’ai pu en tuer la plupart avant de m’enfuir pour porter la nouvelle au haut commandement, mais ce mage m’a suivi comme un dhole suit une piste de sang. Il a fini par me retrouver sur les murailles de Cytadine, où je pensais le perdre. Jusqu’à votre intervention salvatrice, finit-il en les remerciant d’un signe de tête.

- Mais qu’était ce mage, questionna Layne, inquiète. Il dégageait une puissance comme je n’en ai jamais perçue auparavant. Ce ne peut-être un gob, ils sont aussi myope pour discerner les forces qu’une taupe.

- C’était un Thanatos, lui répondit Lilian avec un tremblement rétrospectif.

- Tu m’intéresses, fit Cassius, les sourcils se relevant. Continue donc...

- Les Thanatos n’étaient pour moi que les grands méchants loups des légendes. Mais leur réalité implique bien des malheurs. Ce sont, selon certains conteurs, les mages les plus puissants des Gobs. On n’entend parler d’eux que lors des grandes guerres, et j’espère que leur présence ne signifie pas le retour de temps de violence...

- C’est donc ça, fit Cassius avec un soupir.

- Mais que ce passe-t-il donc ?, s’interrogea Layne. Père, qui m’apprend des sorts complexes de guerre, grand-père Bert qui veut m’envoyer sur la frontière Ouest... Le monde devient fou.

     Tous la regardèrent, interloqués.

- Bert est ton grand père !, laissa échapper Ries, surpris.

- Je pensais bien avoir reconnu la griffe de Maître Hieros dans ce sort, jeune fille. La muraille est percée d’un bien beau trou, et les gens vont passer du temps à s’interroger, continua Cassius.

     Lilian murmura, songeur :

- Tu ne m’avais jamais dit que ton père était le plus grand mage de guerre de toutes les Terres d’Alliance, Layne.

     Celle-ci fondit en larme.

- Mais foutez-moi la paix avec mon père, Sangdieux ! Je ne voulais pas être un mage, je voulais juste devenir une historienne avec une vie tranquille et sans heurts, finit-elle en sanglotant. Qu’ont-ils tous à vouloir faire de moi un mage,...

     Lilian la pris dans ses bras, la berçant doucement pour la réconforter. Ries sentit une pointe de jalousie lui écorcher le coeur à cette vue, aussi se retourna-t-il vers Cassius.

- Mais pourquoi nous avoir éloignés de la ville, finalement ? Le Thanatos est mort, et les murs de la ville sont la meilleure protection possible, non ?

- Le Thanatos n’est pas mort, mon garçon. Il en faut bien plus pour le détruire. Jorain a été obligé de porter mon avertissement au commandement par les airs, et moi de vous éloigner de la ville. Je crains qu’il ne vous faille passer un moment au vert, sauveurs.

     Un bruit de cavalcade les fit se retourner, inquiet. Cassius leva sa longue lame d’acier, et Lilian crut entendre celle ci vibrer d’une joie sombre. Mais Jorain précédait le groupe qui s’approchait à cheval, et il se posa en silence.

- N’ayez crainte, mes amis. Vous serez content de voir qui arrive.

     Layne sécha ses larmes, remerciant Lilian en lui serrant l’épaule d’une main. Elle poussa un cri de soulagement en reconnaissant les deux cavaliers, qui venaient de stopper leur monture à quelques mètres d’eux.

- Père ! Bert ! cria-t-elle en s’élançant.

     Le plus grand des deux hommes sauta avec aisance de son cheval, et étreignit Layne en la soulevant du sol.

- Ma fille, murmura-t-il en lui caressant les cheveux. Je suis tellement soulagé.

     Il la reposa avec tendresse, et laissa Bert la serrer dans ses bras épais. Il se dirigea vers le groupe.

     Ries étudia le visage du père de Layne, reconnaissant le visage rond et les traits fins qui caractérisaient sa fille. Il prit la parole, d’une voix profonde et grave. Ries sentait le pouvoir qui émanait de lui par vagues.

- Capitaine-foudre Cassius, je vous salue.

     Le soldat lui répondit aussi solennellement.

- Grand Maître Hieros, je suis heureux de vous rencontrer de nouveau, même si d’autres circonstances auraient été préférables.

     Hieros se tourna vers l’elfe, et lui fit un signe de la tête.

- Lilian.

     Sa voix fut sèche, et Ries se douta que ce n’était pas le grand amour entre l’elfe et l’humain.

     Le grand mage se tourna finalement vers Ries :

- Mage blanc, nous n’avons pas été présentés ?

     Celui-ci sentit son cœur se gonfler de fierté. Mage blanc !

- Mon nom est Ries, Maître, et je ne suis malheureusement qu’initié.

- La valeur n’attend pas les titres, jeune mage. Il faudra m’expliquer ce qu’un homme de l’ancienne race fait parmi nous, continua-t-il, l’air intrigué. Sangdieux, un trou de cinq mètres dans les murailles extérieures ! Le bruit de vos esprits m’a même tiré de mes études. Ma fille, je suis fier de toi.

     Le visage de Layne se ferma. Evidemment, murmura-t-elle. Il lui suffisait de faire un trou dans un mur pour être reconnue. Son grand père lui serra le bras, en signe d’apaisement. Elle le remercia de son soutien d’un sourire.

- Comment avez-vous fait pour nous retrouver dans cette ferme abandonnée, Maître ? , intervint Cassius, pratique.

- Je retrouverai l’esprit de ma fille à des lieux, capitaine. Il brille comme un phare dans la nuit.

- Pour son malheur, j’en ai peur.

     Cassius expliqua alors aux deux mages le pourquoi de la situation. Le visage de Bert se ferma, et celui de Hieros devint songeur.

- De sombres heures sont de retour, je le crains. Ce Thanatos va avoir affaire à moi, et on verra si la magie Gob peut le sauver longtemps. En attendant, il semble que ces jeunes gens devraient se mettre à l’abri. Où pourrions nous les envoyer, Cassius ?

     Bert intervint alors, de sa voix cassée par le passage des années (et des bouteilles) :

- Peut-être que la famille de Lilian pourrait les accueillir un moment, Hieros. Ils y seraient en sécurité, et ce séjour ne leur serait pas trop désagréable.

     Bert soulevait un vieux point de dissension entre son gendre et sa petite fille, et attendit la suite les bras croisés.

- Pourquoi pas, fit doucement le père de Layne. Pourquoi pas ?

     Les trois jeunes gens se regardaient, quelque peu frustrés d’être oublié dans la conversation. Que faisait-on de leur avis ? Mais Cassius renchérit.

- Cela me semble une bonne idée, Maître. Le Thanatos n’osera pas se risquer dans la forêt elfe. De plus, ils seront bien au nord du Col d’Acier, avec suffisamment de citadelles naines entre eux et les Gobs. Ils y seront bien.

     Layne hésitait entre la joie et la peur. Ils étaient obligés de fuir une menace grave, pour eux et l’Alliance, mais elle allait enfin pouvoir voir la forêt de Malachys, tant chantée par Lilian.

     Cassius reprit la parole.

- Ne perdons pas de temps, Maître Hieros. Ils devraient déjà être loin de Cytadine. Ne vous inquiétez pas, jeunes gens, continua-t-il en captant l’échange de regard affolé entre les trois amis. Vous ne laisserez votre ville et vos habitudes que pour peu de temps. L’Alliance est bien assez forte pour éliminer rapidement toute menace.

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