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Massif de la Colonne - Muraille du col d’acier.

Premier jour de la seconde lune du printemps.


     Dans la lumière laiteuse d’une lune pleine, le nain se tenait immobile, le visage fermé. Du haut des puissantes murailles qui fermaient le col d’Acier, il contemplait les milliers de feu qui piquetaient les steppes s’étendant au pied des collines. Il était appuyé sur une large hache, et celle-ci semblait mugir de joie et d’impatience, en accord avec le vent glacial qui faisait voler la barbe tressée du nain.

- Du calme, ma belle, murmura-t-il. Le temps de tuer ne saurait plus tarder.

     Pensivement, il évalua la distance qui séparait encore les troupes Gobs des premières montagnes du long massif de la Colonne. Ils n’étaient plus guère qu’à une journée des premiers contreforts, au train de marche forcée qu’ils tenaient. Une haute silhouette se dessina derrière le nain, et celui-ci salua le nouvel arrivant sans se retourner.

- Bonsoir, Timas. La nuit n’est pas propice au repos, n’est-ce pas ?

- Bonsoir, Kryn. Non, mon ami, je n’ai pu dormir. L’Ombre est troublée, ce soir. Il y a comme des effluves de sang dans l’air. Nous n’en avons plus pour longtemps, je crois.

     Kryn, commandant en chef des troupes qui tenaient la muraille, se tourna vers son compagnon. Il leva la tête, observant le visage sombre de l’homme-roc. Il conyempla un moment la petite lueur résignée qui brillait dans les yeux de son ami, et soupira.

- Il ne doit pas être tous les jours facile d’avoir des pouvoir d’oracle, Timas. Je me demande comment tu fais pour ne pas perdre tout espoir.

- Tel est mon destin, Kryn. Il y a moins de deux cents ans, mon peuple était un peuple d’esclave. Aujourd’hui, nous allons enfin pouvoir entrer dans l’histoire de l’Alliance comme héros, et non comme bête de somme. Mes ancêtres seraient morts avec plaisir pour cet honneur.

     Kryn secoua la tête, énervé. Toute mort est inutile, pensa-t-il, mais il ne contredit pas son ami. Il l’observa un moment en silence. Se découpant dans le ciel étoilé, sa silhouette le dominait de près d’une toise. Il était large comme deux nains, et semblait aussi indestructible que le roc qui donnait son nom à son peuple et à sa patrie. Le nain était content que ses semblables soient venus les aider, en ces heures qui s’annonçaient bien sombres.

- L’empire ne nous enverra pas d’aide, alors. Cela me surprend. J’avais confiance en Nathaniel.

     Le visage de Timas se crispa.

- L’empereur n’y est pour rien, Kryn. Les messagers que nous avons envoyés ne sont pas arrivés, je le crains. Le futur est trouble et indiscernable, du côté des Terres d’Alliance. Je ne sais quelle force peut ainsi gêner mon pouvoir.

     Le nain se tourna vers l’Est, incrédule.

- Comment des messagers pourraient être arrêtés dans leur route, mon ami ? Il n’y a pas plus sûre voie que celle qui mène à la capitale humaine. Nous sommes bien loin de Cythadine, certes, mais jamais un message ne s’est perdu, jusque là. Que se passe-t-il donc ?

- Le temps des grandes guerres est revenu, Kryn. Souviens-toi donc des légendes, souviens-toi de tous ces événements incroyables qui ont plongé le monde dans la destruction et la terreur. L’Alliance est plus solide que jamais, et pourtant tous les Gobs ont pris les armes. Les stratèges ont ignoré cette éventualité, et pourtant tous les clans brandissent la bannière du serpent, dans les steppes de l’ouest. Gobelins et orques, mineurs, trolls et troglodytes tous unis derrière les orques noirs. Cela ne s’est pas vu depuis près de six cents ans, Kryn. N’est-ce pas aussi incroyable que la disparition des messagers ?

- Sangdieux, jura le nain. Si seulement les aigles pouvaient revenir, je me sentirais plus rassuré, et nous serions certains que nos messages arrivent. Et si nous avions eu un mage qui se respecte dans nos rangs, le haut commandement de l’armée impériale serait déjà au courant !

- Tout est allé beaucoup trop vite, fit doucement Timas. Même moi, je n’ai vu cela que trop tard. Il ne sert plus à rien de maudire le destin. Il nous faut juste tenir la muraille le plus longtemps possible, et espérer que nos souhaits vont se réaliser. Les aigles ne peuvent plus être absent bien longtemps, maintenant.

- Combien de temps nous donnes-tu, Timas ? Combien de temps avant que le col d’Acier ne vomissent des troupes Gobs dans les paisibles terres de l’Est ?

- Je préfère ne pas le savoir, ami. J’ai décidé de ne pas regarder dans cette direction. Nous allons combattre à quatre ou cinq contre un, et mon peuple se trouve au levant de la Colonne. Il sera le premier à périr sous les lames noires des Gobs. Et comme nous n’y pourrons rien, je préfère ne pas le savoir, répéta-t-il en soupirant.

- Ne partageons pas notre trouble avec les troupes, Timas. Les hommes se battront mieux avec un peu d’espoir, et les archers elfes ne supporteront pas l’idée d’une mort certaine.

- Ne sous-estimez pas les elfes, commandant, fit une voix venue de nulle part qui fit sursauter le nain et l’homme-roc. Un visage fin, aux yeux de chat et aux oreilles longues et pointues fit son apparition derrière la muraille, premier plan surprenant au sinistre spectacle des feux Gobs.

- Pilgrain, expira le nain, énervé d’avoir été surpris. Il y a des portes à ces murailles, et tu as le droit de les emprunter.

- Malheureusement pour nous, fit le lutin en finissant de se hisser sur le chemin de ronde. Toutes les portes vers l’Ouest sont de trop, à l’heure actuelle.

     Timas lui demanda de sa voix grondante où était son compagnon.

- J’arrive, Timas, fit une voix chantante, plus bas sur la muraille. Ces satanés lutins seront toujours plus rapides que les elfes pour escalader une paroi.

     Un second visage émergea bientôt de derrière les pierres épaisses et sans âge qui composaient l’immense rempart.

- Les nouvelles sont aussi mauvaises que prévu, éclaireurs ? demanda le nain, inquiet.

- Plus mauvaises encore, commandant, répondit Pilgrain. Nous savons maintenant pourquoi tous les éclaireurs ne sont pas revenus. Ils ne s’attendaient pas à trouver des mages sur leur route.

- Je crains qu’ils ne soient tous morts, rajouta sombrement l’elfe. Ces mages sont bien plus puissants que je n’aurais pu l’imaginer de la part de Gobs.

     Le nain poussa un long soupir funeste.

- Allons nous coucher, mes amis. Assez de mauvaises nouvelles pour un soir de pleine lune. Je vous écouterai plus en détail demain, à la lueur du soleil.

     Il salua d’un mouvement de tête Timas, et serra le bras de Pilgrain, puis de l’elfe.

- Pilgrain, Lael, je suis heureux que vous soyez de retour sain et sauf. Je n’aurais pu supporter de nouvelles disparitions.

- Commandant, remercièrent en coeur l’elfe et le lutin, avant de se diriger d’un pas las vers les escaliers, vers un repos bien mérité.

     Timas regarda Kryn se diriger vers la tour dans laquelle il avait établi ses quartiers, et frappa du poing la muraille. Toutes ces morts, songea-t-il en rageant. Le monde était-il devenu fou ?

 

     Le pâle soleil d’un printemps à peine né ne parvenait pas à réchauffer le coeur et l’âme des combattants. Ils étaient en train de vérifier une dernière fois armes et boucliers, flèches et arcs. Le commandant nain ne s’était pas trompé de beaucoup dans ses prédictions. Cela faisait deux jours que la pleine lune était passée, et les Gobs étaient au pied des murailles, se préparant à l’assaut. Ils fourmillaient, innombrables, et les hautes tours d’assaut laissées hors de portée de flèche étaient sombres et menaçantes.

     Kryn, ruminant sombremant, contemplait cette agitation du haut d’une tour, l’un des cinq piliers sur lesquels s’appuyait la muraille. Il avait envoyé Pilgrain et Lael vers l’Est, pour porter le message de leur prochaine défaite, et regrettait par avance la précision des flèches de l’elfe, et l’humour bon enfant du lutin. Donner un peu de moral aux troupes avait été une lourde tâche, mais bien plus dure avait été celle de convaincre ses amis qu’ils devaient partir.

     Les lutins vivant dans les remparts avaient fui une journée auparavant, et leurs facéties n’égayaient plus les guerriers. Kryn ne pouvait leur en vouloir. Ils étaient tout sauf des combattants, et leur sacrifice aurait été inutile. Autant que quelques uns survivent.

     Chacun était à sa place, et l’huile bouillait dans les lourds chaudrons de fonte posés régulièrement le long des remparts. Les quelques mages de guerre dont disposaient les troupes de la muraille révisaient avec concentration leurs sorts, dans les lourds et anciens grimoires de l’ordre des guerriers-mages.

     Une immense et terrifiante clameur s’éleva soudain dans le défilé, sortie de la gorge de milliers de Gobs. Les lourdes tours montées sur roues se mirent en route, tirées par les gigantesques trolls, et les Gobs commencèrent à courir, à l’assaut du premier verrou qui protégeait le Col d’Acier et les Terres d’Alliance. Les races alliées se regardèrent, cherchant un peu de réconfort chez l’autre. Mais tous les visages étaient sombres, et résignés à l’idée de la mort.

     Un sourd grondement commença alors à monter de la poitrine des hommes-rocs. Ils n’étaient guère plus d’une centaine, et pourtant ce grondement supplanta bientôt le cri de guerre des Gobs. Ils levèrent bien haut les lourds marteaux de guerre qu’ils tenaient à deux mains, et une terrible litanie enfla dans le col d’acier. C’était un chant de guerre, le chant d’une race qui avait enfin l’occasion de prouver sa valeur.

     Kryn écrasa une larme perdue sur sa joue, et leva en hurlant sa lourde hache. Celle-ci lui répondit d’un profond mugissement, clamant sa joie de retrouver le chemin des têtes Gobs. Le cri inarticulé et farouche du commandant et de son arme fut repris peu à peu par tous, hommes, nains et elfes, qui brandirent en réponse leurs armes haut dans le ciel. Les Gobs ralentirent un peu leur course, et se turent, brusquement inquiets.

     Le nain tourna soudain la tête, surpris d’entendre un écho de son cri. Il semblait venir des hautes falaises qui surplombait l’étroite vallée dans laquelle les Gobs se ruaient. Il comprit alors que les lutins n’avaient pas déserté. Conscient de leur inutilité au combat, ils étaient montés dans la montagne, pour y préparer une surprise aux Gobs. Chacun d’entre eux fit exploser une charge de poudre à la fin de son cri, libérant en une violente déflagration des tonnes de roches instables. Ils poussèrent un dernier chant triomphant, avant de disparaitre dans l’avalanche fracassante qui se déclencha. L’avant-garde verte fut fauchée par des blocs de pierre gros comme des maisons, et une vague de poussière se leva, cachant les Gobs aux yeux des défenseurs de la muraille.

     Les armes des alliés se levèrent une nouvelle fois, en silence. L’hommage venait du fond de coeur, et plus d’un fit une promesse rageuse. Les lutins étaient aimés par tous les combattants de la muraille, et leur mort les avait animés d’une haine encore plus violente envers les barbares.

- Mes amis, murmura Kryn, ému. Cet acte sera chanté dans les légendes, je vous en fait le serment.

     La poussière retomba bientôt, dégageant une vue qui fit murmurer d’incrédulité les alliés. Dans un silence de mort, les lourds blocs de pierre commencèrent à se déplacer, pour laisser le passage aux tours d’assaut Gobs. Les verts reprirent peu à peu leur course hurlante, piétinant les cadavres de leur prédécesseurs. Ils semblaient toujours aussi nombreux, et des tours partirent brusquement de terribles décharges d’énergie rougeoyante. Kryn retint son souffle, mais elles se brisèrent sur les boucliers magiques hâtivement levés par les mages alliés.

     Les premières flèches elfes volèrent bientôt, nuée sombre qui s’abattit sur les Gobs, fléau ô combien meurtrier. Mais rien ne semblait pouvoir arrêter la course furieuse de leurs ennemis. Ils atteignirent bientôt les murailles, et des grappins volèrent par centaines, des échelles se levèrent par dizaines.

     Du défilé monta vers le pâle ciel de printemps la terrible rumeur du combat acharné que se livrèrent les alliés et les Gobs. Seule la nuit, après une éternité, signa provisoirement la fin de l’affrontement. Elle couvrit délicatement de voiles de brume les corps démembrés et sanglants qui couvraient le sol du Col et les murailles alliées.

     Kryn était assis près d’un feu de cheminée, dans ses quartiers. Timas se tenait debout contre le mur, soignant sans un bruit une terrible blessure qui courait tout le long de son torse massif.

- Nous avons tenu, mon ami, fit il en grimaçant de douleur.

- Mais à quel prix, Timas, lui répondit le nain en soupirant. Les mages ont forcé mon admiration en contenant les assauts magiques des Gobs, et en bloquant leurs tours, mais ils sont tous dans un état de fatigue lamentable. La nuit sera bien trop courte pour qu’ils ne puissent récupèrer, j’en ai peur.

- Nous verrons bien, conclut l’homme-roc d’un ton fataliste.

 

     Le soleil se leva et se coucha encore deux fois avant le retour des aigles. Ils revenaient du grand concile annuel qui les rassemblaient tous aux premiers jours du printemps, et si les nouvelles n’étaient pas très originales, ils étaient néanmoins content d’avoir retrouvé de vieux amis. Le retour avait été long, et ils étaient heureux d’apercevoir enfin les contreforts de la Colonne, qui s’étendaient loin vers le Sud et le Nord dans la lumière du crépuscule. Mais un sinistre tumulte courut dans le vol, car le Col d’Acier était éclairé de feux sauvages. Ils forcèrent l’allure, soudain inquiets pour leurs compagnons bipèdes. Des sifflements incrédules s’échappèrent de leurs becs puissants quand ils survolèrent les ruines de la muraille, les lourdes pierres brûlées et mises à bas, les monceaux de cadavres qui jonchaient le sol du défilé. Ils tournèrent au-dessus de cette terrible scène de désolation, distinguant dans l’ombre les corps emmêlés de Gobs et de nains, d’humains et d’elfes, morts l’arme à la main.

     Des larmes montèrent dans les yeux de ceux du peuple ailé, car il ne semblait pas rester un seul être en vie. Leur chef, un aigle immense, au plumage noir, surpris un mouvement, et se laissa tomber brusquement. Il revint aussi vite, la tête d’un orque dans ses puissantes serres, en sifflant de rage.

- Le concile, fiente de mouette ! Nos amis sont tous morts, et nous étions en train de nous empiffrer de moutons ! Ils sont tous morts, Sangdieux, finit-il plus doucement en relâchant le crâne de sa victime.

     Ils planèrent en rond un moment, cherchant désespérément un signe de vie dans la nuit tombante, et ce fut Pyanne, la compagne du grand noir, qui héla la première ses compagnons, tout en piquant. Elle se posa doucement à coté du grand corps, rougi par le sang, de Timas. Il se tenait à coté du cadavre de Kryn, pleurant de rage, frappant le sol de ses poings énormes.

- Timas, fit délicatement Pyanne. Nous sommes désolés...

- Ce n’est rien, amis ailés, répondit l’homme roc d’une voix faible. Tel était le destin.

     Il se tourna vers Pyanne et les autres aigles, ailes à demi déployées, qui s’étaient posés. Ils laissèrent échapper un sifflement de douleur en voyant la terrible lame enfoncée jusqu’à la garde dans son corps massif. Il se releva en trébuchant, tenant la hache de Kryn dans sa large main. Celle-ci chantait doucement, un murmure incompréhensible, mais ce chant était empreint de tristesse et de respect.

- Prenez l’arme de Kryn, fit Timas, et portez-la au haut commandement impérial. Elle crie vengeance. Dites-leur que la muraille est tombée. Dites-leur que les Gobs sont repoussés, pour un temps.

     Il chancela, et tomba à genoux. Les aigles se rapprochèrent en sautillant, ne sachant comment l’aider, comment le soigner. Timas reprit la parole, dans un râle.

- Dites leur... Dites leur que nous sommes désolés, finit-il en s’écroulant, face contre terre.

     Les aigles poussèrent un nouveau cri, pleurant la mort de leur ami. Pyanne prit alors la parole, dans le langage sifflé des aigles. Sa voix était voilée par l’émotion.

- Il nous faut voler au plus vite vers la capitale humaine, mes amis. Il est inconcevable que l’empereur n’ait pas été mis au courant de la menace Gob. La muraille doit se relever, pour la sauvegarde de l’Alliance.

     Son époux, Flynn, écarta les ailes en signe de colère.

- Ma compagne, part vers l’Est avec les femelles, pour avertir les hommes. Je vais vers l’ouest, avec ceux qui le veulent, venger mes amis.

     Il s’envola dans un tourbillon, suivit par tous les grands aigles mâles. Les femelles se rapprochèrent de Pyanne, chantant doucement.

- Une période de malheur vient de débuter, amies. Il nous faut ne pas perdre de temps.

     Elle s’approcha du corps de l’homme-roc, et prit délicatement de sa serre la hache de Kryn. Une voix murmurante se fit entendre dans sa tête, paroles de haine et de vengeance, complainte de tristesse. Oui, songea-t-elle. Tu trouveras un guerrier pour te porter à la guerre, et tu y vengeras ton maître et créateur. Toutes ces morts ne seront pas oubliées.

     Les aigles s’envolèrent, ne laissant derrière eux que le vent froid, hurlant dans les ruines, dernier être vivant dans les ruines de la plus haute muraille de l’Alliance.

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