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     Le lendemain, la première image qui traversa l’esprit de la jeune fille fut le visage hypnotique du Réparateur de Masques. La tête douloureuse, elle sortit de son lit et marcha jusqu’à sa salle de bain sans pouvoir concentrer son attention sur autre chose que ce souvenir enjôleur. A la fois agréable et pernicieux, il agissait comme un sortilège sur elle. L’eau fraîche qu’elle fit ruisseler sur son visage l’éloigna un peu de ces songes fumeux, et lui rappela qu’elle devait se rendre dès aujourd’hui à la Fabrique.

     Combien de temps cela faisait-il ? Peut-être bien trois ans. Trois ans qu’elle n’avait pas foulé le sol de la Fabrique de Masques parce que le sien était devenu assez vite irrécupérable. L’organisation qu’elle s’apprêtait à rejoindre formait les futurs Masqués actifs de demain, qui façonnaient leurs faciès factices selon leurs aspirations professionnelles. Tout un programme. L’adolescente plissa les yeux et inspira profondément, peu enthousiasmée à l’idée d’y participer de nouveau. Elle ouvrit malgré cela son armoire, en quête de ses anciens uniformes, et les dénicha finalement dans un vieux carton. L’un était blanc, pour l’été, l’autre noir pour l’hiver, tous deux trop petits pour sa taille. Elle haussa les épaules et enfila ses vêtements ordinaires, de couleur blanche, ne trouvant rien de mieux à faire. Avec ou sans uniforme, elle se ferait remarquer.

     Avant de sortir, Glycerine jugea utile de dissimuler son parchemin. Personne n’entrait jamais dans sa chambre, mais après tout, cela pourrait peut-être bien changer, maintenant qu’elle possédait un masque digne de ce nom. Elle le glissa donc dans un tiroir de son bureau, peu visible à des yeux non avertis, et s’éclipsa de sa chambre non sans avoir revêtu son masque au préalable.

     Sa mère s’affairait déjà depuis plus d’une heure, préparant le petit déjeuner et s’occupant de corvées diverses avant de se rendre à son bureau.

- Et bien ? dit-elle à sa fille en la voyant sortir. C’est à cette heure-ci que tu pars ? Tu vas être en retard ! Et ton petit déjeuner ?

- Pas faim, bredouilla promptement la jeune fille avant de claquer la porte derrière elle.

     La bouillie laiteuse du matin ne l’emballait pas plus que cela. Elle prit donc la fuite, se doutant bien que sa génitrice se plaindrait dans son dos de son départ précipité et de son absence d’engouement pour les collations collectives.

     L’adolescente marcha d’un pas rapide le long d’une grande allée bordée d’immeubles colossaux. Le dos courbé, les yeux baissés, elle ne perdait pas ses anciennes habitudes de « marginale qui ne devait pas être vue ». Légèrement angoissée à l’idée de devoir se mêler à une foule de Fabriqués de son âge, elle fit son possible pour se calmer, pour garder l’esprit clair et vide – c’était, en définitive, tout ce qu’on lui demandait.

     Arrivée devant l’imposant bâtiment blanc strié de noir, de forme ovoïde, elle contempla un instant son immense portail obscur en fer forgé. Ses larges barres verticales, surmontées de pointes menaçantes, la firent frémir et grimacer. En effet, le lieu était très accueillant.

     Un groupe de Fabriqués la bouscula brutalement. Fluette, et sous la violence du choc, elle manqua s’écrouler lamentablement sur le bitume blafard, mais retrouva son équilibre à temps. Des ricanements jaillirent de leurs bouches tordues, et l’un d’eux darda avec dédain :

- Tu ne pourrais pas te pousser de notre chemin ?

     Le garçon était grand, fier, costaud, avec cet air arrogant, stupide, qui caractérisait si bien tous les adolescents qu’elle avait pu croiser jusqu’alors. Les lèvres pincées, elle ne répliqua pas et s’engouffra précipitamment dans l’édifice. Tandis qu’elle montait les escaliers pour rejoindre sa classe, quelques commentaires venimeux à son sujet parvinrent à ses oreilles ; elle fit du mieux qu’elle put pour les ignorer, mais cela était bien difficile...

     A la porte de sa salle de classe, elle constata avec soulagement qu’elle était la première arrivée. Elle avisa une place à proximité de l’une des rares fenêtres présentes. Le mince rai de lumière malade qui s’en écoulait ressemblait presque à un étincelant faisceau céleste dans une pièce aussi sinistre. Ses prunelles obscures examinèrent les quatre murs recouverts de rayures blanches et noires, de tailles diverses, censées donner dynamisme et modernité aux lieux. Les tables noires, parfaitement identiques, étaient comme toujours soigneusement alignées les unes par rapport aux autres. Les sempiternels bacs de gypse, d’eau, les quelques ustensiles de sculpture et les larges miroirs dressés pour faciliter la personnalisation de leurs ouvrages plâtrés étaient soigneusement disposés sur chacune d’elles.

     Rien n’avait vraiment changé depuis son dernier passage. Elle retira sa veste, la posa sur le dossier de sa chaise, et reporta son attention sur la mince découpe de verre encastrée dans le mur. Celle-ci offrait une vue plongeante sur la cour de la Fabrique, où une myriade de Fabriqués discutaient joyeusement entre eux, chahutaient, riaient, se faisaient des confidences çà et là sur untel ou untel… A mesure qu’elle les regardait, un sentiment étouffant envahit sa poitrine, et la comprima douloureusement. De façon tout à fait inhabituelle, elle commença à les scruter, à les comprendre ou presque, à imaginer quelles pouvaient être leurs discussions, à sourire… Ils lui parurent soudainement tellement heureux et confiants, tous unis par un même espoir, celui de devenir un Masqué respectable, et surtout honorable… Il semblait finalement si facile de faire comme eux, de se réjouir d’illusions surfaites, de perpétuer la fadeur d’une société sans éclat ni merveille ! Vite, il fallait les rejoindre… Les doigts de la jeune fille cherchèrent frénétiquement un moyen d’ouvrir la fenêtre, d’abolir cette paroi translucide qui l’éloignait tant des autres… En vain. Il n’y avait aucune poignée pour le permettre. Alors ses mains retombèrent mollement le long de son corps frêle, et elle continua d’observer, sans se lasser, le ballet de la jeunesse florissante, masquée, vivante et insipide, le regard un peu amer et un peu envieux, aussi.

     Les premiers adolescents arrivèrent quelques minutes après dans la pièce. Ils ne remarquèrent pas leur camarade debout près de la fenêtre, et s’installèrent bruyamment en attendant leur Maître. Il devait y avoir deux filles et trois garçons, tous très enthousiastes et bavards, leurs déguisements partiellement personnalisés. Glycerine avait du retard sur eux. Elle s’assit à son tour, sans les regarder plus longtemps. Puis, par curiosité, elle trempa son index dans le bac d’eau fraîche en face d’elle, et prit un peu de gypse en poudre. Une pâte gluante s’étira entre ses doigts décharnés ; ce plâtre était très facile à obtenir. Comment se faisait-il qu’un matériau aussi déterminant pour l’équilibre d’une société puisse être aussi trivial et accessible pour tout un chacun ? Etait-ce là sa force ?

     D’autres Fabriqués pénétrèrent dans la classe, et toutes les places furent rapidement occupées. L’adolescente se sentait corsetée dans cette masse tapageuse et volubile, mais elle ne s’enfuit pas. Partir serait trop lâche, et trop insensé. Il n’y avait pas d’autre alternative que d’attendre que le temps passât, jusqu’au moment où l’on daignerait bien la libérer…

     Le Maître fit son apparition. Un quadragénaire aigri, au masque très grand et rectangulaire – symbole de sa position de Gardien du Savoir – contempla ses disciples avec froideur, avant de s’asseoir à son grand bureau surélevé. Le silence s’imposa aussitôt dans les lieux, signe de l’infini respect qu’accordaient tous ces jeunes gens à l’égard de cet illustre personnage.

- Préparez votre plâtre, déclara-t-il d’un ton sec. Oh, mais je vois que nous avons une revenante…

     Tous les regards se tournèrent vers Glycerine, tassée sur sa chaise, qui s’efforça de fixer l’homme avec indifférence.

- Je vois que tu as fait peau neuve… murmura-t-il avec un sourire narquois.

     L’assemblée laissa échapper quelques rires moqueurs.

- Bon, et bien, tu as énormément de retard sur les autres, tu t’en doutes bien. Ton masque n’est pas mal, mais on dirait celui d’une gamine de dix ans ! Il serait temps de grandir, ma petite…

     La petite en question garda les dents serrées, et ses prunelles devinrent plus farouches qu’impavides.

- … Passons. Continuez vos travaux, les autres, je vais passer dans les rangs pour surveiller la bonne évolution de vos visages.

     Tous les Fabriqués dociles s’exécutèrent, touillant énergiquement eau et poudre blanche afin d’obtenir la mixture ardemment désirée. Glycerine fit de même, avec moins de vigueur toutefois, la mine fermée et résolue. Elle ne partirait pas. Même si le supplice était insupportable, même si cela s’apparentait presque à du masochisme, elle ne s’enfuirait pas. Elle serait ce qu’on exigerait d’elle, et tout irait bien.

     Plusieurs longues minutes s’écoulèrent de la sorte. Les adolescents continuaient de façonner leurs visages, en contemplant leurs reflets sur les glaces. La jeune fille s’interrompit un moment, et observa tout autour d’elle quelles étaient les professions envisagées par ses camarades. Son voisin avait apparemment l’ambition d’être un Orateur, et découpait le bas de son visage pour ne garder un demi masque, comme celui de son père. Seuls les Orateurs avaient le privilège d’avoir un faciès aussi ouvert ; c’est qu’il fallait à leurs belles bouches un espace aussi grand que les sornettes qu’ils proféraient.

     Elle, Oratrice ? Glycerine rit intérieurement. Incapable de s’exprimer correctement, sans balbutier, face à une seule personne, comment aurait-elle pu envisager une profession de cette envergure ? Le domaine dans lequel elle se sentait le plus lamentable était bien celui de l’éloquence. A peine avait-elle commencé à parler, dans ses premières années, que sa famille l’avait rabrouée parce qu’elle parlait trop. Justement. Elle posait « trop de questions imbéciles ». Depuis… depuis, elle ne parlait plus beaucoup. Et mal, de surcroît.

     Une belle demoiselle en face d’elle, à la longue chevelure blanche et raide, modelait sa face pour obtenir un triangle parfait. Une future Scribe, comme sa sœur. Glycerine n’avait jamais bien compris quel était leur rôle ; il lui semblait qu’ils étaient les auxiliaires de tous les autres emplois possibles, chargés d’écrire, de noter toutes sortes de choses, de se plier à la volonté de leurs supérieurs. Certains étaient plus réputés que d’autres en la matière ; sa sœur excellait, apparemment, dans l’écriture rapide et efficace. Ces atouts étaient nécessaires pour son futur emploi : elle aurait à rédiger les rapports journaliers des résultats du Garage, qui seraient régulièrement transmis au Grand Conseil de Masquerade. Tout ceci dépassait complètement l’adolescente qui, irrésistiblement, repensa au Réparateur de Masques. Quel dommage qu’il portât un masque aussi… effrayant. Les masques des Réparateurs étaient, d’après elle, les plus inquiétants. Le fameux bec recourbé leur donnait des allures de rapace fourbe et méchant – ce qu’ils étaient peut-être,à y regarder de plus près.

     Absorbée par ces pensées décousues, elle ne remarqua pas le Maître qui s’était approché de son pupitre. Aussi la surprit-il complètement lorsqu’il affirma brutalement, tout près de son oreille :

- Vous êtes ici pour travailler, Mademoiselle, et même deux fois plus que les autres, vu que vous êtes en retard.

- Oui pardon je… excusez-moi, bredouilla la fautive en reprenant son ouvrage avec vivacité.

- Vous avez choisi la forme de votre Masque ?

      La question qu’elle redoutait tant, depuis son arrivée à la Fabrique, était tombée comme un couperet au travers de sa gorge. Incapable de répondre, elle continua à mélanger sans mot dire, et attendit avec angoisse la réaction démesurée du Gardien…

- Et bien, quand on vous pose une question, la moindre des choses, c’est d’y répondre !

- Pardon Maître je… je ne sais pas quelle forme…

- Il faudrait vous décider maintenant ! Vous avez eu trois ans pour vous faire votre idée ! Ca ne vous suffit pas ? Vous êtes attardée ? Ce n’est pourtant pas bien compliqué : Orateur, Gardien, Réparateur ou Scribe, il n’y a pas trente-six catégories que je sache ! Je ne vous demande même pas votre profession définitive, juste dans quelle formation vous souhaiteriez vous engager… Ce n’est pas compliqué bon sang ! Vous voulez finir Ouvrière ? Quelques Fabriqués se retournèrent, amusés par la situation. Ce n’était pas tous les jours que le grand Maître se fâchait ouvertement contre quelqu’un.

- Excusez…

- Arrêtez de vous excuser à tout bout de champ, c’est exaspérant. Vous avez intérêt à obtenir quelque chose de satisfaisant d’ici la fin de la journée, sinon…

     Le Gardien calma sa respiration, baissa le ton pour s’adresser une dernière fois à cette mauvaise élève :

- Vos parents sont formidables, pourtant ! Votre frère est un exemple pour tout le monde, votre sœur est brillante ! Pourquoi diable vous… ?

     Il s’interrompit et retourna à son office, ne parvenant pas à saisir pourquoi cette gamine ne faisait pas comme tout le monde. Celle-ci fronça les sourcils, toujours occupée à mélanger mécaniquement sa pâte, espérant gagner un peu de temps de la sorte… Mais les minutes paraissaient s’empêtrer entre elles, et freiner la lente rotation des aiguilles de l’énorme horloge, située au-dessus du Maître.

     L’adolescente leva timidement les yeux vers son miroir, scruta attentivement les moindres courbes de son visage figé. Son masque n’était pas si mal, comme cela, après tout ; cela la dérangeait presque de devoir le ciseler ou de rajouter quelques couches de gypse supplémentaire pour plaire… Néanmoins, si elle le gardait tel quel, sa famille recommencerait à la persécuter. Eux qui appartenaient à la « haute sphère sociale », au vu de leurs rangs respectifs, ils n’accepteraient jamais qu’elle puisse s’abaisser à la condition d’Ouvrière, arborer un masque seulement adapté aux besoins d’un emploi de bas étage.

     Avec une infinie lenteur, elle porta sa main tremblante, enduite de pâte visqueuse, jusqu’à son déguisement, et dessina au hasard une traînée invisible sur sa joue. Elle faisait vraiment n’importe quoi, elle devait se reprendre, se décider une bonne fois pour toutes, déterminer quel serait son avenir pour avoir la chance d’en avoir un… Quelles étaient les alternatives, déjà ? Oratrice ? Impensable. Gardienne ? Etait-elle capable de garder autre chose que ses espoirs futiles et répugnants ? Il lui semblait que non. Réparatrice ? Sa propre personne était déjà si brisée de part en part, en tous points, que réparer les autres dans son cas… relèverait de l’exploit. Restait Scribe. Peut-être la seule catégorie à sa portée, encore que... Elle n’écrivait presque jamais – et n’avait de toute façon quasiment jamais à le faire. Mais s’il fallait choisir à tout prix quelque chose, soit… ce serait le triangle à la pointe dirigée vers le bas. A contre coeur, elle enfonça sa main dans la boue blanche, en sortit une masse conséquente et la répartit sur son masque afin d’estomper ses jolies rondeurs, le rendre ainsi plus anguleux et plus artificiel que jamais.

 

     Plusieurs heures plus tard – elle n’eut pas le courage de les compter – le carillon salvateur résonna, annonciateur de la fin des réjouissances de la journée. Les élèves se levèrent en silence, saluèrent leur Maître avec courtoisie et admiration, avant de regagner leurs demeures respectives, le cœur léger et insouciant, comme toujours.

     Tous sauf la Demoiselle des Songes qui marchait dans les couloirs, épuisée par le travail effectué. Elle ne saisissait pas bien, d’ailleurs, pourquoi cela était aussi éprouvant, d’étaler du plâtre sur son faux visage. Quelque chose lui échappait.

- Eh !

     Une voix féminine et juvénile retentit derrière elle. Surprise, Glycerine se retourna vivement, se demandant bien quelle personne pouvait l’appeler de cette façon.

- Tu es nouvelle non ? Ou ça fait longtemps que tu n’es pas venue ?

- Euh… Oui. Je ne suis pas allée à la Fabrique pendant trois ans.

- Ah ! Moi c’est Erynnie, et toi ?

- Glycerine.

- Enchantée ! Ca te dérange si on fait un bout de chemin ensemble ?

- Je… Non…

- Je t’ai vue, ce matin ! J’habite deux rues plus loin que toi.

- Ah… Ah bon…

- Tu sais, moi non plus, je n’aime pas ces Masqués.

     Glycerine eut un léger mouvement de recul, et examina un peu plus attentivement son interlocutrice. Elle avait les cheveux noirs, longs et souples, les yeux de la même couleur, et quelques minuscules touches noires ornaient les bords de son masque. Etrange.

- Pas mal hein ? C’est pour afficher ma rébellion. Pourquoi est-ce qu’on devrait tous porter des masques blancs ?

- Je…

- Ah, je savais que tu serais d’accord avec moi ! Moi j’aime le noir autant que le blanc, alors voilà, j’ai fait des points noirs sur le bord pour montrer ma position.

- Oh…

- Pas mal hein ?

     Les deux jeunes filles arrivèrent dans un boulevard animé. Erynnie ne cessait de parler à toute vitesse de ses opinions sur tout et sur rien, sous le regard médusé de son interlocutrice.

- … Non parce que tu vois, rien ne justifie qu’ils soient tous blancs. On devrait afficher nos différences ! La forme, ça ne suffit pas. J’essaie de rallier des gens à ma cause, mais je crois que je suis un peu trop en avance sur mon temps. Alors je continue de manifester…

     Elle se tut un moment, attendant apparemment une réaction de Glycerine, quelle qu’elle pût être. Celle-ci, hésitante, demanda timidement au bout de quelques secondes :

- Pourquoi tu ne fais des points noirs que sur les bords ?

- Si j’en faisais sur tout le visage, ma mère me tuerait, attends ! Et je serai bannie !

- Ah oui… logique…

- Non mais voilà, je veux juste… On n’est pas obligé de révolutionner le monde tout seul, hein ? J’y vais doucement, sinon mon combat sera vain, les gens seront trop choqués et… Ah, finalement tu es comme les autres, tu ne peux pas comprendre, de toute façon !

     Erynnie se renfrogna. Glycerine ne comprit pas ce brusque changement d’attitude, cette vexation. Sa question avait-elle été si terrible ?

- Oh tiens, regarde ça ! s’exclama subitement Erynnie.

     Son interlocutrice tourna lentement la tête vers le point indiqué. Au loin, il y avait la Colline d’Emeraude et… une foule de personnes amassées devant. Sans y penser, Glycerine courut vers le tertre, abandonnant momentanément sa camarade de classe. Arrivée au bas du monument maudit, elle joua des coudes pour s’approcher au plus près de la scène, afin de constater quel miracle avait pu attirer les regards auparavant apeurés des passants. Un roulis mécanique blessa ses oreilles : plusieurs grandes machines métalliques, en fer noir, s’apprêtaient à… briser la colline.

- … Non ! murmura l’adolescente dans un souffle inaudible.

     Trop tard. Les immenses pelles rongèrent lentement la terre lumineuse, les brins d’herbe fléchis, tassés entre eux, sous les acclamations joyeuses des Masqués.

- Ah ! Ils se décident enfin ! Bah, ça fera de la place, marmonna Erynnie, qui venait d’arriver aux côtés de Glycerine.

     Celle-ci lança un regard furieux à cette nouvelle arrivée dérangeante et méprisable. Comment osait-elle parler de la sorte ? Que savait-elle de cette Colline, de ce qui pouvait s’y produire, pour discourir avec tant d’indifférence ? Ses poings se serrèrent.

- Qu’est-ce que tu as ? interrogea Erynnie, en voyant la colère étrécir les lèvres et les pupilles de son interlocutrice.

     Glycerine ne répondit pas. Ses prunelles perdirent toute l’innocence qui les caractérisait si bien auparavant.

     C’est alors qu’un évènement inattendu se produisit. Cela commença par une toute petite fissure, au niveau de son fond plâtré. Les filaments fraîchement appliqués se détachèrent très lentement. Au début, personne ne le remarqua, pas même l’adolescente qui, sous les coups de sa rage, gardait les yeux rivés sur la terre effritée, cherchant un moyen d’interrompre le massacre. Mais bientôt, Erynnie constata un léger changement sur le visage factice de sa camarade. En effet, il se fendait, inexorablement, et très nettement, en deux. Lorsque la brisure atteignit le nez de Glycerine, celle-ci toucha son front dénudé, sentit son déguisement se découper de lui-même, pour se déchirer en un crac retentissant. Les deux moitiés de sa figure tombèrent lourdement sur le sol.

- Re… Regardez ! hurla Erynnie, effrayée par la situation.

     La foule se détourna du mont délabré pour observer, avec horreur, l’adolescente au visage nu, au masque fendu en deux parts égales. Les Masqués furent rapidement submergés par un brouhaha incessant, gorgé de suppliques alarmées ou de remarques agressives. Les parents cachaient les yeux de leurs enfants pour qu’ils ne pussent voir une scène aussi monstrueuse. Les regards de certains adultes se remplirent de colère, et leurs lèvres se déformèrent en de grimaces malveillantes ; comment pouvait-on laisser faire de telles atrocités, et en public ?

- C’est une Allergique ! cria tout à coup quelqu’un.

     Un hoquet de peur collectif coupa toutes les discussions animées. Certains tremblèrent, réalisant qu’ils avaient en face d’eux quelqu’un d’aussi maudit que la colline dans leur dos. D’autres retroussaient leurs manches, prêts à punir l’hérétique comme il se devait.

     L’adolescente, au milieu de ces agitations frénétiques, restait figée. Elle était trop choquée pour s’exprimer, pour réagir à quoi que ce fût ; elle entendait bien tout ce qui se disait à propos d’elle, mais n’y accordait pas d’attention. Elle gardait les yeux fixés sur les fragments de son masque, comme si son corps tout entier se trouvait brutalement pris dans de la glace… ou dans du gypse.

- Mademoiselle. Veuillez me suivre.

     Un Gardien impérieux s’était dressé à ses côtés. Le peuple avait reculé pour ne pas gêner la force de l’Ordre Public durant sa lourde tâche. Incrédule, Glycerine releva très lentement la tête vers celui qui tirait sa manche sans oser la regarder de front. Elle ramassa ensuite machinalement son déguisement brisé et suivit l’agent.

     Ils s’éloignèrent tous deux, sous les murmures inquiets et curieux de la masse. Erynnie affirmait à qui voulait bien l’entendre qu’elle ne connaissait pas cette fille, qu’elle l’avait tout juste abordée ce jour-là par gentillesse, mais qu’elle s’était rendue compte assez vite que quelque chose clochait.

     La tête entièrement vidée de tout sentiment particulier, Glycerine marcha aux côtés du Gardien sans protester. Qu’allait-elle devenir, à présent ? Au vu du chemin qu’ils empruntaient, ils semblaient se diriger jusqu’à chez elle… La gorge nouée, ses muscles se raidirent douloureusement. Tout se compliquait et s’envenimait bien vite…

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