- Mais où étais-tu ? Non…Ce n’est pas possible !
La mère de Glycerine, un tablier blanc noué sur ses hanches, effleura le nouveau visage de sa pauvre enfant. Submergée par une émotion apparemment intense, elle oublia instantanément sa colère première.
- Où as-tu trouvé ce masque ? Ce n’est pas possible… C’est trop beau pour être vrai !
Sa bouche s’entrouvrit lentement avant de laisser échapper un cri d’exaltation pure.
- Peu importe ! C’est merveilleux ! Tu te rends compte, ma chérie ? Tu te rends compte que tu n’es plus une infirme ? Nous n’aurons plus à subir de commérages de qui que ce soit maintenant ! Viens par ici !
Hésitante, l’adolescente s’avança à petits pas vers sa génitrice. Tiraillée entre l’incrédulité, la joie et le mépris envers cette personne qui, tout à coup, faisait preuve de tendresse et de considération à son égard, son corps demeura raide sous cette étreinte incongrue. La mère serra sa jolie petite fille dans ses grands bras blancs et passa une main affectueuse, quoi que gênée, dans sa tignasse brune.
- Il reste cette coiffure, et ces vêtements aussi. Mais bon, je suis si heureuse ! Ce masque est tellement beau ! Comme celui que tu avais dans le temps, avant que… N’y pensons plus. Tu vas pouvoir retourner à la Fabrique maintenant ! Et avoir un avenir !
Glycerine recula lentement pour se diriger en silence vers la porte de sa chambre.
- Où vas-tu ? Tu ne souris pas ? Tu n’es pas heureuse d’avoir retrouvé un visage normal ?
- Je…
Heureuse n’était pas le bon mot. Elle n’était pas malheureuse non plus. Disons que cela l’arrangeait d’avoir un masque résistant à ses larmes. Le reste… elle ne savait pas vraiment.
- … Oui oui, répondit-elle toutefois, rapidement, pour avoir la paix.
Elle esquissa un sourire, qui apparut probablement comme une moue timide de contentement aux yeux de son interlocutrice. L’adolescente ne souriait pas très souvent ; les muscles de son visage n’étaient guère habitués à ce genre d’effort, surtout quand quelqu’un l’observait. Cela contenta tout de même sa génitrice qui, sur sa lancée, déclara allègrement :
- Des amis de la famille viennent ce soir… C’est formidable, tu vas pouvoir te montrer ! Bon ! Je vais tout de suite me mettre à la tâche, préparer le repas…
La maîtresse de maison se dirigea vers sa pièce fétiche, la cuisine. Sa progéniture partit aussitôt se réfugier dans sa chambre, pour méditer un peu plus longuement sur les évènements de la journée.
Elle referma la porte derrière elle, tira la chaise de son bureau et s’y assit lourdement. Finalement, elle était bel et bien revenue dans son refuge, dans sa petite cage... Avec d’infinies délicatesses, elle sortit le parchemin qu’elle avait caché sous sa veste en descendant de la colline, et le déroula sur son pupitre. Il n’avait subi aucune égratignure, aucun changement notable depuis qu’elle l’avait utilisé. Et pourtant, il paraissait si fragile ! Fascinée, elle l’observa un long moment sous toutes ses coutures, un sourire nettement plus franc qu’auparavant sur ses lèvres rosées. Le petit miroir, qu’elle avait heurté il y avait si longtemps, il lui semblait, attira son regard lorsqu’elle replia le papier pour le mettre de côté. Perplexe, elle finit par s’en emparer rapidement, et le porta à la hauteur de ses yeux.
Son visage masqué possédait, à présent, ce soupçon de froideur désagréable qu’elle percevait chez les autres. Les traits de son visage étaient parfaitement modelés par le plâtre, et sa bouche restait découverte grâce à l’ouverture prévue à cet effet. Il en allait de même pour ses grands yeux noirs, toujours aussi brillants et mélancoliques. Malgré cela, cette surface habilement façonnée et percée de trous manquait de couleur, de mouvement peut-être… d’une pincée de vie.
Elle prit ensuite un peigne, qui traînait parmi le reste sur sa table désordonnée, se leva et tenta de se coiffer ; en vain. Au premier mouvement, les dents de l’objet se coincèrent à mi-chemin dans ses cheveux emmêlés. La brutalité de l’arrêt surprit la jeune fille au point qu’elle lâcha subitement son miroir. Celui-ci s’effondra sur le sol carrelé et se brisa dans un tintement étrange. Elle soupira, reposa son démêloir et s’apprêta à ramasser les morceaux quand elle vit son reflet démultiplié dans les petits éclats dispersés. Elle pencha alors la tête de côté, amusée d’abord par ce jeu de réverbérations, effrayée ensuite par son image démultipliée et cloisonnée dans des fenêtres trop étriquées. Sans plus attendre, elle se pencha vers le sol, ramassa un bout de verre à la hâte, et blessa par mégarde sa main gauche. La douleur physique la ramena spontanément à la raison ; considérant un instant la perle de sang qui grossissait dans sa paume, elle attrapa ensuite un mouchoir pour stopper l’hémorragie et s’assit sur son lit, brusquement très fatiguée.
L’adolescente retira son masque avec lenteur. Ce devait être la paroi brillante et colorée de son intérieur, tellement belle par rapport à l’autre face, qui protégeait l’objet de ses larmes. Elle respira profondément avant de le glisser, à nouveau, sur son visage serein.
Etait-ce une bonne chose, tout de même, d’avoir un déguisement à sa taille, et aussi résistant ? Elle se pliait parfaitement aux règles établies, tout en dissimulant la facette de son être que tout le monde abhorrait. Ce n’était pas dans ses habitudes de mentir, de jouer les hypocrites, et c’était bien ce qui la perdait normalement. Là… là elle jouait le jeu, comme tout le monde, grâce à ce « cadeau ». Etait-ce vraiment ce qu’elle voulait ?
Au moins, ses parents la laisseraient tranquille. Peut-être même parviendraient-ils à l’accepter, à l’aimer un peu. Mais cet amour sonnait faux. Pourquoi lui fallait-il une couche de plâtre sur son visage pour être digne d’affection ? Après tout, elle restait la même. Elle était toujours la jeune fille frêle, maladroite et étourdie, à la sensibilité révoltante. Personne ne s’en soucierait plus, néanmoins, vu que l’important, le faciès blanc, était acquis.
Sa conscience du monde qui l’entourait se fit plus nette. Il suffisait ainsi d’une chose aussi futile qu’un masque, en apparence, pour qu’autrui daignât vous tendre ses bras. Et vous oubliât un peu mieux aussi, en définitive.
Glycerine soupira. Dépassée par la situation, elle s’allongea sur son lit, et garda les yeux rivés au plafond. Non, elle n’était pas plus heureuse qu’avant. Plus apaisée, certainement. La solitude, en revanche, gardait ses serres bien enfoncées dans son âme.
- Glycerine ! Les invités sont là ! Viens saluer tout le monde !
L’adolescente ferma longuement ses prunelles fatiguées, sa main blessée posée sur son ventre. Il était temps d’affronter tous ces autres qui l’attendaient au tournant.
Elle les avait souvent observés, de loin, cachée derrière une porte, à l’époque où on lui refusait l’entrée de ces réjouissances mondaines. Son masque défaillant avait, une fois, contrarié toute l’assistance, et depuis elle ne les avait jamais revus de face.
- J’arrive… lança-t-elle d’une voix éteinte à sa mère impatiente.
Essayant mollement de réarranger ses cheveux, elle arriva dans le couloir menant au séjour en traînant les pieds.
- Tu pourrais être un peu plus présentable ! souffla sa génitrice, les lèvres pincées. Cette coiffure, vraiment… et ces vêtements… File te changer et attache-moi ces cheveux ! Mets la belle robe que je t’avais achetée, l’année dernière…
- Mais, mère…
- C’est la plus jolie de tes robes, coupa la mère d’un ton sec. Ne discute pas. Avant de nous rejoindre, passe dans la cuisine et prends le plateau des petites gelées pour les distribuer à tout le monde, cela te donnera une contenance.
Glycerine s’exécuta sans contester davantage, retournant dans sa geôle douillette pour enfiler le vêtement sollicité. C’était une « jolie » robe, oui, blanche et satinée, avec plusieurs rubans de la même teinte mouchetant son court jupon. Elle essaya tant bien que mal de tirer sur le tissu pour le rallonger… Peine perdue, ses genoux resteraient dénudés. Une moue crispée sur son visage morne, elle enfila un collant blanc à la hâte, prit un lambeau de soie noire sur sa table et noua ses cheveux en une minuscule queue de cheval. Elle se sentait franchement ridicule dans cet accoutrement mais elle n’avait guère le choix. Sa mère resterait, comme toujours, comme tout le monde, intransigeante sur son apparence.
Peu après, elle sortit et entra dans la cuisine pour prendre le fameux plateau, débordant de mets savoureux – des gelées noires ou blanches contenues dans des petites coupelles transparentes, censées accompagner l’apéritif. Une vague d’écoeurement passa sur le visage de l’adolescente. Sans plus s’attarder, elle prit l’objet à deux mains, respira un grand coup et poussa d’un coup d’épaule la porte blanche menant au salon.
Ils étaient tous là, éparpillés dans la large pièce lumineuse, la mine affable, les gorges déployées par des rires savamment rythmés. Des bourgeois, pour la plupart, venus étinceler devant leurs comparses, démontrer par x ou y la puissance de leur aura. Lorsque l’ancienne aliénée fit son apparition dans la pièce, un silence moucha les voix enflammées qui ronronnaient jusqu’alors. Gênée, la cible de tous les regards baissa les yeux, murmura un timide « bonsoir » et partit instinctivement rejoindre sa mère.
- Vous vous souvenez peut-être de ma fille, Glycerine ? s’écria cette dernière d’un ton artificiellement fier. Elle va assurer le service, ce soir, pour m’aider un peu…
Quelques personnes chuchotèrent entre elles, dévorées par une curiosité déplaisante. D’autres gardèrent leur prestance dédaigneuse, voulant assurer de la sorte que nul ne pouvait les atteindre, pas même les vermines dans le genre de cette serveuse intérimaire. Une personne, toutefois, se manifesta de façon claire et mystérieuse :
- Un très bel ouvrage…
Sa voix provenait d’un grand siège faisant face à l’âtre crépitant de flammes blanches, à l’autre bout de la pièce. Glycerine fronça les sourcils, essaya de voir un peu mieux qui venait de parler de la sorte. Néanmoins, la personne se tenait de dos, et ne se retourna pas ; toujours est-il que cette simple remarque relança les discussions momentanément suspendues, et tout rentra dans l’ordre.
La maîtresse de maison empoigna vigoureusement le bras de sa fille, au point que celle-ci manqua renverser son plateau.
- Va donc servir ta tante… siffla-t-elle sans perdre son sourire jovial.
La jeune femme poussa son employée du jour dans le dos, avant de reporter son attention sur ses invités délicieux.
Sa tante… Pourquoi était-elle obligée de se diriger vers cet immonde personnage en tout premier lieu ? Glycerine marcha très lentement vers ce membre insupportable de sa famille, en s’efforçant de rester courtoise et sereine.
- Tante Marience… bredouilla-t-elle en arrivant devant l’énergumène. Voulez-vous… voulez-vous un peu de ces gelées ?
- Qu’est-ce que tu as, à marmonner comme ça ?
- Excusez-moi…
- Et ce n’est que maintenant que tu te présentes ? Si j’avais été ta mère, je t’aurais sévèrement corrigée. Elle est bien trop gentille avec toi, je lui ai toujours dit.
L’adolescente cligna plusieurs fois des paupières, les lèvres pincées, et attendit patiemment que sa tante se servît.
- Un employé digne de ce nom apporte à tous les invités les victuailles offertes avec célérité. Et toi tu traînes !
La jeune fille serra les dents, bouillonnant intérieurement. Elle était épouvantable, cette femme rondelette à la coiffure impossible, à la figure pareille à un rongeur malveillant !
- Enfin, je prends quand même, ajouta-t-elle avec condescendance, joignant le geste à la parole. Maintenant, ouste, de l’air… Ce n’est pas parce que tu as un nouveau masque que tu peux tout te permettre. Au contraire.
Et sa tenue, une robe dégoulinante de perles livides, qui s’entrechoquaient à chacun de ses reniflements méprisants, était une véritable agression pour des regards non accoutumés à un tel spectacle…
- Et bien ? Pars je te dis ! Je parle affaires avec ce monsieur. Tu comprends bien qu’une professionnelle comme moi, à la renommée universelle, ne peut perdre de temps, surtout avec quelqu’un comme toi. Allez !
La main de l’adolescente se contracta légèrement sur le plateau luisant, signe de sa nervosité contenue. Sa tante avait toujours été ainsi, aussi loin que remontaient ses souvenirs : orgueilleuse, pompeuse et mesquine. Elle s’inclina rapidement et continua sa tournée des grandeurs, à la fois angoissée et énervée par la situation. Bienheureusement pour elle, personne ne remarqua son trouble ; tout le monde était bien trop occupé à titiller son nombril et à épater la galerie de cette somptueuse soirée.
Pour le festin nocturne, Glycerine garda son poste de serveuse. Cela ne fut pas plus mal : elle put de la sorte s’enfuir dans la cuisine pour le moindre prétexte, et abuser de ces accès de zèle qui plaisaient tant aux amis de la famille. Elle mangea d’ailleurs dans la cuisine, pour plus de commodité. Soulagée qu’une catastrophe ne fût pas encore survenue par sa faute, elle avala sa soupe la tête vide, le corps endolori, les yeux perdus dans le vague.
Quand le dîner se termina, les convives se rejoignirent tous au salon pour jouer aux cartes, ou pour babiller entre eux. Le frère et la sœur assurèrent leur avenir en conversant avec certains hauts placés, et le père confirma sa place de leader au sein de la société. Pendant ce temps-là, la mère traîna sa fille de groupe en groupe pour l’exhiber comme un trophée. Ballottée de la sorte, cette dernière resta muette et presque sourde devant tous ces gens faussement heureux de la rencontrer, faussement intéressés par son cas.
Au bout d’un certain temps, lassée par ce jeu qui finissait par nuire à son bon plaisir, la maîtresse de maison délaissa son enfant pour retrouver ses compères chaleureux, et rire de bon cœur avec eux. Perdue au milieu de la pièce, et ignorée par ces petits troupeaux de gens dociles, l’adolescente s’en alla finalement vers la cheminée, espérant trouver un fauteuil libre sur lequel se reposer en attendant la fin de la fête. Elle repensa soudainement à l’invité mystérieux qui avait parlé de son masque, quelques heures plus tôt ; intriguée, elle s’approcha craintivement de l’âtre, et vit à son grand étonnement un homme enfoncé dans un canapé, la mine plutôt fatiguée, un sourire énigmatique sur ses lèvres de grenat. Ses grands yeux émeraude se tournèrent vers elle. Stupéfaite, l’adolescente eut l’impression qu’il s’était attendu à sa venue, au vu de son regard entendu.
- Assieds-toi, je t’en prie… dit-il d’une voix onctueuse.
Glycerine s’assit presque aussitôt sur le sofa, envoûtée par cet être… effrayant par certains côtés. Etait-ce le contraste étonnant de ses prunelles et de sa bouche, alors que tous ici présents portaient des lentilles noires et du blanc à lèvres pour dissimuler leurs couleurs naturelles ? Etait-ce son charisme déroutant, inquiétant même, compte tenu de la froideur de son teint et du bec acéré de son masque qui, comme celui de son frère aîné, suggérait sa condition de Réparateur ? Son esprit se trouva enlisé dans une brume indéfinissable.
- Ton masque est vraiment admirable. Je crois que je n’en ai jamais vu de semblable. Où l’as-tu trouvé ?
- Je…
Erato ne lui avait pas intimé le secret à propos de son existence, et de la provenance du masque. Méfiante, elle garda la réponse sous silence. Qui était donc cet homme ?
- Pardonne-moi, c’est peut-être indiscret. Je…
La mère de Glycerine apparut sans crier gare derrière le siège de l’inconnu d’un air triomphant.
- Ah, Glycerine ! Tu sais repérer les invités de qualité ! C’est vrai, je suis désolée, je ne vous ai pas présentés tous les deux. Glycerine, voici le Professeur Kayne, le Réparateur de Masques en chef, et par conséquent Adjoint à la Direction du Garage, un des supérieurs de ton très cher frère, et membre du Grand Conseil de Masquerade. Professeur, voici Glycerine, mon enfant, la dernière-née de la famille.
- Enchanté, affirma gentiment le professeur en opinant du chef.
- Chérie ! tonna le père au loin.
- J’arrive ! Bon, je dois vous laisser… Professeur, si vous désirez quoi que ce soit, n’hésitez pas à demander à ma fille de vous servir.
Tandis que la mère repartait à l’autre bout de la pièce, les deux protagonistes furent pris de mutisme, surtout l’adolescente qui n’en revenait pas d’être assise aux côtés d’un être aussi célèbre dans l’organisation de la cité, et aussi original.
Qu’il avait l’air jeune, et terriblement éloigné de tout ce qu’elle avait pu imaginer à son sujet ! Peut-être la trentaine, une chevelure courte et blonde, agitée par quelques vagues charmantes, le bas du visage viril et doux. Le bec courbé de son masque voilait à peine ses lèvres joliment galbées et son sourire, confiant et malicieux, dégageait une énergie toute particulière. Cependant, tout ceci n’était rien comparé à l’éclat de ses larges prunelles : piquetées çà et là d’étincelles dorées, leur beau vert profond n’en devenait que plus saisissant. Ce mélange étrange soulignait une intelligence remarquable et peut-être bien…s ournoise. Subjuguée, Glycerine eut énormément de mal à détacher son regard de cette personne, ou même à être discrète dans sa contemplation.
- Tu es blessée ? demanda subitement l’homme, en esquissant un petit geste pour désigner la main lésée de la jeune fille, qu’elle avait laissée ouverte sur ses genoux.
- Oh oui, une petite coupure, ce n’est… rien.
- Comment t’es-tu fait cela ?
- J’ai cassé un miroir et en ramassant un morceau je…
- Fais-moi voir.
Perturbée, l’adolescente tendit sa paume tremblante. Le Réparateur caressa langoureusement la plaie et la scruta avec gravité.
- Ca n’a pas dû être facile de servir, avec cette coupure.
- Oh non je… Ca ne me fait presque pas mal.
Elle déglutit difficilement. Elle sentait le feu monter à ses joues, et une chaleur dérangeante envahir son corps chétif. Le Réparateur garda sa main dans la sienne.
- Connais-tu tous ces gens ?
- Qui donc ? Eux, les invités, vous voulez dire ? Non… Enfin il y a des membres de ma famille, leurs amis, et leurs collègues…
- Pourtant, nous ne sommes pas censés fêter ton anniversaire, aujourd’hui ?
- Mon anniversaire ?
- Ne me dis pas que tu l’as oublié !
Oublier le propre jour de sa naissance… Glycerine resta silencieuse un long moment. Elle ne l’avait pas oublié, non, ce n’était pas tout à fait cela. Juste que l’on n’avait jamais considéré son anniversaire comme un évènement méritant une célébration particulière, alors elle faisait comme les autres : elle ignorait ce funeste jour.
- Comment savez-vous que… ? questionna brusquement la jeune fille, intriguée par le fait que Kayne fût au courant.
- Il y a un certain nombre de choses que je dois savoir sur les gens, au vu de ma place. Tiens, regarde, par exemple…
Il balaya la pièce du regard, avant de désigner sa victime en la pointant discrètement du doigt.
- Tu vois, le gros monsieur avec les cheveux blancs ? C’est Pascal, un de mes employés. Un bon Réparateur dans son domaine. Mais, le pauvre, il est cocu.
- Je vous demande pardon ?
Choquée, les yeux ronds, l’adolescente jeta des coups d’œil furtifs un peu partout, craignant que quelqu’un eût entendu leur discussion. Elle était sidérée : pourquoi un membre aussi haut placé révélait des informations aussi… préjudiciables, à une gamine comme elle ?
- Oui, le pauvre, sa femme le trompe avec un Ouvrier. C’est une grande trahison, il ne faut pas que cela se sache ; qui sait ce que diraient les gens s’ils étaient au courant. Une femme de la Haute avec un prolétaire… Il y aurait bien des ragots à faire. Oh, ne t’en fais pas, je sais que je peux te faire confiance. Je sais bien que tout ceci ne t’intéresse pas.
- Pourquoi vous me dites tout ça, alors ?
- Pour passer le temps.
- Mais… vous n’avez pas le droit de me dire ces choses-là, normalement, si ?
- Certes non. Je viens de braver un grand interdit. Et je suis toujours là, en face de toi. J’ai du pouvoir. Je pourrais presque, en théorie, me gracier tout seul, tu sais, alors bon… Je n’ai pas souvent l’occasion de m’amuser. Personne ne nous entend, de toute façon.
- Vous êtes…
- … Bizarre ? susurra-t-il avec un sourire provocant.
- Non ce n’est pas ce que…
- … Oui, évidemment, dans ce domaine-là, je ne peux pas te battre.
- Hé !
- Bon, je vais y aller. Une dernière chose, tout de même.
L’homme se leva de son siège avec élégance, et se pencha nonchalamment vers Glycerine.
- Qu’as-tu eu, comme cadeau d’anniversaire ?
- Mais… ! Euh… Rien.
- Ne sois pas ingrate, tu as eu cette fête splendide ! Plus sérieusement, voici mon cadeau : ma porte ouverte. Tu pourras venir me voir quand tu le voudras, pour une raison ou pour une autre, au Garage. C’est un grand privilège : je ne soigne pas directement mes patients, en général. Je supervise. Mais comme je m’ennuie un peu, et comme ton cas m’intéresse… A bientôt, je l’espère.
Kayne prit sa cape opaline, son chapeau de la même teinte, et salua brièvement les invités présents qui le gratifièrent de beaucoup de sourires humides et de gestes emphatiques. Glycerine, elle, demeura assise sur son fauteuil et observa son départ sans rien dire, totalement déboussolée par cette entrevue, par ce Réparateur aussi singulier qu’exaspérant…