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"Mais s’il existait ?"


     Une puis deux puis quatre puis six et dix forteresses aux cinq enceintes de la cité, les vingt-trois citadelles et les mille et six cents tours des murailles crénelées encerclaient les habitations. Tout autour et jusqu’à l’horizon agrémenté de montagnes rondes s’étendaient les cultures verdoyantes que traversaient des chemins de terre ou pavés. Quelques villages, entre deux forêts touffues, faisaient briller leurs toits de tuiles et tourner les ailes de leurs moulins. Partout aussi les fleurs coloraient cette terre riche, jusque dans une carrière à découvert que les habitants ne creusaient plus. Quelques collines enfin montaient au ciel, qui portaient les bâtiments de marbre avec la statue et la cloche de bronze.

     Un léger soleil brillait paisiblement dans l’azur sans nuage. Les habitants pouvaient le voir derrière leurs portes closes, au travers du verre de toutes les fenêtres. Elle l’observait de sa chambre, un peu triste en ce début de journée, légèrement vêtue, la couverture de son lit sur les épaules et lui cachant les jambes. Ses premiers atours l’attendaient dans l’armoire de cèdre, près de son bureau à miroir cadré d’or où chaque matin elle faisait sa toilette. Sa chevelure d’un brun fauve trompeur s’échappait en mèches longues de la couverture pour y couler libre et furieuse. Elle détourna la tête un instant puis regarda, de ses yeux désolés et brillants, une dernière fois ce ciel vide.

     Fermant les paupières, l’habitante quitta la fenêtre et descendit de son lit, rejetant dessus la couverture de soie. Parmi les jupes elle choisit une pièce au tissu d’un violet enchanteur, coupée en feuille d’amande avec la même légèreté. Ses mains gracieuses bouclèrent par-dessus une ceinture de cuir solide, puis elle vêtit la chemise blanche et un gilet en peaux épaisses, fermé sur les côtés par des lacets serrés. Plus elle s’habillait et plus ses gestes devenaient secs, tandis que la chevelure sauvage, comme elle baissait la tête, se jetait sur ses épaules pour y couler jusqu’à sa poitrine. Ensuite seulement elle appela, son regard alors raffermi, et des servantes silencieuses terminèrent de la vêtir avant de la parfumer. La chambre sombrait dans cette lente activité, à peine troublée par la vieille voix d’une femme agenouillée qui rendait compte des nouvelles du jour.

     Quand la dame fut prête, ses servantes lui ouvrirent la porte de sa chambre avant de l’escorter le long des couloirs éclairés par de nombreuses fenêtres. Les semelles de cuir s’étouffaient sur le dallage. Durant la progression toutes gardaient la tête basse, leur maîtresse seule conservant une allure fière. Une toux lointaine éclata dans un passage annexe, vite dissipée, qui fit cependant frissonner la troupe. A part cela les corridors, aussi calmes que vides, défilaient doucement. Aux portes, un ou deux gardes en livrée ouvraient avant de se plaquer au mur, raides de même qu’immobile. Néanmoins elles approchaient de la salle à manger et quand apparurent les larges battants dorés à têtes animales, la procession des suivantes se retira, ne laissant que la plus vieille qui s’empressa de tirer les poignées.

- Tsarra, enfin te voilà !

     Dans la salle immense résonnèrent les talons hauts de la jeune dame qui s’approchait en souriant. Des lustres partout, des bougeoirs de métal contre les murs et les chandeliers sur la large table à nappe blanche emplissaient la pièce d’une senteur suave, appétissante. Cependant l’interpellée répondait, adoucissant le ton :

- Santé, Marion.

     Puis elle se tourna vers les autres dames et leur fit un salut de la main.

- Santé, mes sœurs.

- Santé à toi, répondit l’une d’elle qui portait de lourds vêtements verts comme une corolle fraîche, nous craignions que tu ne te réveilles pas.

     Ces paroles soulevèrent une vive émotion et les gestes, quoique retenus, les suivirent de près. Chacune allait de son mot gentil, toutes riantes quand elles se tenaient les mains, tandis qu’assis dans son siège l’oncle les observait, les sourcils lourds et dépité. Il les attendait au bout de la table, déjà servi par les hommes en livrée qui s’alignaient au fond de la salle, tels des colonnes de pierre. Deux garçons aussi, peu enclins à ces effusions qu’ils jugeaient déplacées, attendaient séparés de quelques sièges qu’elles viennent s’asseoir pour commencer à manger.

 

     La vieille servante poussa la chaise à sa maîtresse avant de s’éloigner. De nombreux plats couverts s’étalaient sur la nappe blanche, à côté de bouteilles groupées qui perlaient aux lueurs de la salle. Entre deux gorgées de liqueur les discussions reprenaient, pleines de sujets familiaux ou divers qui leur permettaient de se détendre. Parfois l’oncle prenait la parole et alors tous l’écoutaient, attentifs à ses conseils comme ses sermons. Ce calme festif brillait dans les éclats cireux des bougies et les regards des attablés.

- Iras-tu voir Aline aujourd’hui ?

- Certainement pas, répondit Tsarra en secouant la tête avec plaisir, je la trouve ennuyeuse !

     A deux chaises d’elle, sa coiffure ornée de fleurs de pavot, la jeune Karine déclara qu’elle aimait bien la parvenue, avec le soin d’appuyer sur ce mot pour éviter les remarques. Dans son coin la plus âgée des cousines, tout en arrosant sa viande d’une sauce épaisse, se plaignait de son mari. Elle s’était battue pour quitter le village et encore lui avait-il fallu y abandonner son fils, « mais quel plaisir », ajouta-t-elle, « de vous revoir tous, et vous mon oncle, et toi surtout, Tsarra. » Toute la table approuva, la féline dénommée plus que les autres, qui rougissait d’une fausse émotion. Les vins repassèrent sur toute la table, puis la famille écouta l’oncle qui de sa voix grave et monocorde dictait les nouvelles du temple où les prêtres, précisait-il, commençaient à douter.

     Personne ne manqua pour s’indigner. Néanmoins les desserts arrivaient et déjà Marion, gênée, se leva en expliquant une obligation auprès des Cent. Elle fut saluée et partit, suivie de sa servante, tandis qu’à la table un cousin parlait de l’enceinte extérieure. Il disait même que la plaine de diamants avait perdu son éclat, ce qui obtint beaucoup d’effet, avant de se vanter de ses mérites. Lui-même souvent regardait la dame vêtue de cuir dont la chevelure sauvage surgissait sur les épaules et du dossier de sa chaise. Soudain un silence s’abattit sur l’attablée, parce que l’innocente Karine avait demandé des nouvelles de leur proche Aymé. Les regards fouillaient des assiettes vides, personne ne bougeait, déglutissant au mieux, puis l’oncle marqua et toute la famille à sa suite. Les discussions reprirent, à peine moins joyeuses, qui résistaient à force de foi et d’habitude.

- Dis-moi, demanda à Tsarra l’autre cousin en repoussant sa frange blonde, passeras-tu quand même la troisième enceinte aujourd’hui ? J’ai moi-même des devoirs à la forteresse.

     Il avait posé sa question avec prudence, afin d’éviter la même erreur que Karine, mais tout le monde devinait qu’il pensait à Rohd.

- Oui, répondit-elle avec douceur, faisons le chemin ensemble.

     Comme le repas finissait, chacun se leva, l’oncle le premier, et par réflexe les cousines évitèrent les accolades, se contentant du salut. Déjà la salle s’était de beaucoup vidée, les hommes en livrée retiraient les plats de la table, quand Tsarra frémit au contact sur son épaule de la main rude de son oncle.

- Tu iras à l’entraînement ?

- Bien sûr, répondit-elle un peu confuse, je n’y manquerais pour rien.

- Je l’espère, lança-t-il avec force, ses yeux fixés dans les siens, aussi sévères que brutaux. Promets-moi de n’y manquer pour rien.

     Elle acquiesça, soumise malgré l’apparence que lui donnaient ses vêtements, du moins comme le serait un chat avec son maître. Tous deux échangèrent encore quelques mots, amicaux mais mesurés, un peu sur l’amour, beaucoup sur le devoir. Elle était impatiente de se marier, de connaître la joie d’avoir des enfants et pour cela jalousait un peu sa cousine. Cela rassurait l’oncle, de savoir que la guerrière avait une âme maternelle, elle le savait. Enfin son cousin revint, après avoir changé de vêtements, et Tsarra le suivit avec sa servante jusqu’aux jardins.

 

     Dans la cour les parfums de bouquets de lilas à fleur blanche se mêlaient aux senteurs lourdes de la rue et, léger, le mouvement du feuillage des bas arbustes, dont les fruits pendants mûrissaient depuis longtemps, répondait aux murs froids des bâtiments. Devant la fontaine muette Karine accordait son instrument. Elle les salua encore depuis son banc, puis cousin et cousine attendirent à l’entrée de la résidence. Huit hommes vinrent à eux, porteurs d’un palanquin à matelas de plumes chargé de coussins en soie de toutes les couleurs. Ils montèrent et le cousin ferma les rideaux épais par des gestes brusques. Il cria un ordre qui fit partir le palanquin au travers de la silencieuse cité.

     Le soleil faisait étinceler le pavage comme les murs marbré des habitations. L’atmosphère pesante se brisait au bruit du transport qui traversait les larges rues. De temps à autres une rumeur éclatait, qui durait parfois jusqu’à ce que la distance y mette fin ou qui, plus brutale, s’éteignait aussitôt. Les passants défilaient au pas, en même temps que des litières dorées qui se pressaient de disparaître. Parfois, au travers des rideaux, se faisait entendre le trot d’un cheval, puis le calme retombait dans les passages dégagés aux bancs de pierre vides. Des enfants couraient dans une ruelle, avec quelque flacon, plus loin se firent entendre les sanglots d’une petite fille qui serrait sa mère dans ses bras.

     Tout passait avec lenteur pour les cousins qui ne parlaient pas, un sourire à peine esquissé sur leur face frappée du malheur. Portes et fenêtres partout étaient couvertes de boucliers en bois, que des marques quelque fois recouvraient, tandis qu’ici et là, contre les murs, pendaient misérables des draps noircis par la cendre. Un vent tiède soufflait faiblement, incapable de soulever ces draperies sombres, tout juste de faire trembler les rideaux du palanquin. Tsarra entendit la première une toux éclater, s’éloigner puis s’étouffer plus loin. Elle regarda son cousin qui hocha la tête sans dire un mot. Ici et là de rares groupes d’habitants discutaient, joyeux en apparence, incapables de rire. Parfois ils les saluaient, se reconnaissant, et chaque geste échangé, chaque salut calmait un peu la peine du jour.

     Les sept porteurs tournèrent dans une place emplie de tonneaux et de caisses, de couvertures jetées par terre. Un homme du temple les regarda passer avec un regard lourd, accusateur, qui s’accusait tout autant. Il tenait dans sa main une trousse épaisse remplie d’onguents et de petits outils en argent. Déjà au bout de la grande rue apparaissaient les portes de la troisième muraille, avec sa gigantesque forteresse dont les murs immobiles dominaient l’entrée. Un garde se présenta, avec qui le cousin échangea quelques mots, puis ils passèrent au-dessous des herses, dans le souterrain de pierre et d’acier éclairé par des torches. L’odeur âcre de la fumée les calmait un peu, après celle plus lâche et stagnante de l’ancien quartier des fleurs.

     Cependant ils approchaient des casernes et sur leur gauche des forges amalgamées qui crachaient seules leurs nuages incandescents. Par les ruelles ils pouvaient voir un défilé de charrettes, de civières et de fourches. Par terre s’accumulaient les corps rongés, dévorés et difformes, que les piques embrochaient pour les jeter dans les chariots et cette colonne nécrophage s’en allait vers les cheminées ardentes, seules à produire un ronronnement continu dans le silence glacial des quartiers. Les hommes de la procession boitaient ou se tenaient aux roues qu’ils aidaient à pousser, parfois tombant au milieu de leur labeur, foule informe qui crachait et se tenait les côtes.

     L’allure du palanquin ralentit, si bien qu’il sembla vaciller. Tsarra décida alors de stopper les porteurs qui posèrent ensemble le transport. Le premier le cousin sortit, donna l’ordre de tirer les épées, puis il fit signe à sa cousine qui, écartant les rideaux, se glissa au-dehors à la manière d’un félin. Les quatre serviteurs formèrent un large carré autour d’eux, pour écarter les rares passants, et la troupe se mit en marche, abandonnant le palanquin au milieu de la rue, parmi les corps recouverts qui attendaient vainement qu’on pose le regard sur eux. Une odeur ignoble se répandait, née de la pourriture ambiante et qui seule réchauffait les cœurs.

 

     Approchant des bains abandonnés, Tsarra reconnut sur les hautes marches du tribunal quelques amies et amis à elle qui se divertissaient au jeu de la balle, avec peu d’entrain. La jeune et espiègle Aline se trouvait parmi eux, dans le rouge chaleureux de ses vêtements qui lui donnaient des airs de femme. De tous et toutes la moins âgée, elle savait se faire aimer pour son innocence et la joie qu’elle communiquait.

- Merci, dit Tsarra à son cousin, pour m’avoir accompagnée, mais voici que nos chemins se séparent.

- Comment ? se surprit ce dernier. Je croyais que vous ne vouliez pas voir cette Aline ?

- Le cœur est inconstant, vous devriez l’apprendre ! Santé à vous, mon frère, et prenez garde.

     Lui se permit de toucher sa main, avec un sourire fraternel, puis il repartit, encadré par ses serviteurs, tandis qu’elle courait à la rencontre du groupe.

     Le premier à se rendre compte qu’elle venait fut Shern, alors la balle entre les mains et prêt à compter les points. Il fit un petit bonjour discret de la main, ce qui prévint le reste du groupe. Ils agitèrent les bras et tous allèrent à sa rencontre, laissant là le ludique enfantillage, pour lui demander des nouvelles de sa famille. « Nous en parlons plus facilement », disait Aline, « que nous sommes loin du temple. » Cette simple phrase résumait le mélange insaisissable d’émotions qui traversait la discussion comme le mot de « maladie ». Au loin s’élevait le rideau brûlant des cheminées.

     Puis ils parlèrent de Rhod, de sa nouvelle charge qui faisait sa gloire et son mérite. Shern l’avait visité plus tôt ce matin, quand le soleil ne se montrait pas encore et qu’il restait un ou deux fins filets de nuage dans le ciel. Il le décrivit épuisé, empli de sombres pensées et prompt à se disputer, surtout quand il s’agissait de parler du temple. A ce sujet il préférait de beaucoup écouter son ami parler de Tsarra, même pour entendre redire ce qu’il savait déjà, et Shern prit plaisir à décrire son visage qui s’éclairait pour le plus petit geste de son aimée. Il gardait d’ailleurs dans un vase les quelques fleurs bleues que la farouche habitante lui avait offertes.

     Tsarra comptait lui rendre visite avant d’aller à l’entraînement, ce qui ne surprenait personne. Ils s’aimaient, en quelque sorte la maladie pour eux ne pouvait pas exister tant qu’un lien aussi fort, auquel aucun autre ne pouvait se comparer, existerait. Seulement elle avait peur que Rhod tente de la convaincre, aujourd’hui seul à le soutenir quand un mois plus tôt tous s’accordaient avec lui, que les malheurs de la cité n’avaient que des causes matérielles. « Il craint la corruption, » supposait-elle devant ses camarades, « mais je suis sûre qu’il aime le protecteur autant que nous tous. » D’ailleurs, ajoutait Aline, le bruit courait qu’on allait consulter ce seigneur, protecteur de la cité, et qu’une foule attendait, amassée devant les portes du temple.

 

     Au même moment, derrière les hautes constructions de la cinquième muraille, au milieu des jardins et des colonnades, montés sur les balcons de marbre et massés dans la cour, des cohortes d’habitants voyaient surgir du temple Londant le jeune serviteur essoufflé, dans sa bure pesante et misérable. Soudain allait retentir, à la suite du massacre au palais, de l’année de fléau, du conseil des Cent, des milliers de suppliques et de la plainte de Johann, la célèbre phrase de Londant, glapie avec violence et qui fit tressaillir et sombre la foule dans un délire nouveau.

« L’épée est tirée ! »

     Combien peu avaient cru le fidèle Johann ! Combien peu avaient pu concevoir une telle idée ! Ce peu de mots suffisait à accuser toute la cité pour un an de silence. « L’épée est tirée ! » Il n’y en eut pas un dans la foule pour avoir la force de reprendre cet appel. A la honte mêlée de culpabilité s’était cependant immiscé le plaisir du soulagement. Maintenant, on savait, et même, pour ces gens habitués à leur seigneur, les implications du geste ne pouvaient finir qu’en allégresse. Alors Londant reprit : « La guerre arrive ! Elle est à nos portes ! » Des milliers de poitrines à nouveau vives exclamèrent toutes ensemble leurs cris de joie. L’histoire veut que l’appel, pendant que Londant continuait son discours, se répandit jusqu’à la cinquième muraille et, de là, comme subitement enflammé par les feux des forteresses, il se précipita dans toutes les rues, dans toutes les maisons, ouvrant portes et fenêtres, alertant tous les habitants de la cité.

« L’épée », disait-on, « l’épée ! » Le glapissement terrible retentissait déjà à la quatrième muraille, envahissant les places et les arsenaux, soulevant des milliers de clameurs à sa suite. Derrière, plus faible, se faisait entendre l’appel complet, « l’épée est tirée ! » Enfin une multitude, une légion de petits cris naissants se propageait, mêlés d’imprécations et d’impératifs, dans une agitation sans commune mesure. L’histoire veut aussi que ces clameurs aient amené les premiers nuages à l’horizon et qu’avant le midi, comme déjà les appels, dévalant de la troisième muraille, se jetait sur la seconde avec fureur, toutes les habitations et même la vallée de diamants retentirent du son des premières cloches.

 

     Tsarra la première tourna la tête, croyant que cela venait des forges, puis elle perçut mieux la rumeur venue du plus haut de la cité.

- Qu’y a-t-il ? demanda Aline en baissant la tête, un peu apeurée.

     Personne ne lui répondit, pas tout de suite du moins. Aussitôt la rumeur se fit orage et l’orage brasier dans les têtes des jeunes gens : « L’épée est tirée ! » Leurs cœurs bondirent à cet appel, exultant de joie, d’un mélange de tristesse sublimée. Déjà les habitants sortaient par toutes les portes et les rues, vivantes à nouveau, s’emplissait de ces cohortes qui remontaient en direction du temple, pour être au plus près de la nouvelle. Tsarra suivit le mouvement, inconsciente de ses gestes, jetée dans la plus pure allégresse. En son esprit se répétaient des cris toujours plus nets : « la guerre, la guerre, notre seigneur nous appelle ! » Plus rien d’autre ne comptait, plus rien.

     Alors les premières cloches résonnèrent dans toute la cité, tonitruantes, reprises déjà par les milliers d’autres tours aux instruments de bronze qui s’agitaient avec fureur, étincelants. Les cris se précisaient, le discours venu du temple se propageait dans la foule qui le répétait avec force, et Tsarra avec eux : « Notre seigneur est blessé ! Il nous appelait ! Nous l’avons oublié ! » Dans son cœur, au plus profond d’elle-même, l’habitante se répétait « non, non, jamais ! » Mais déjà les premières pulsions la prenaient, pleines d’une coupable ivresse où se mêlaient les clameurs ardentes de la population.

     Shren la prit par la main, près de la serrer dans ses bras : il chantait les paroles de Londant. Derrière les hautes murailles apparaissaient les premiers feux, jaillissements soudains de la liesse libérée. Les injonctions atteignaient la troisième muraille : « Aux armes ! Malades, morts, infirmes, tout ce que la cité peut offrir ! Ouvrez les arsenaux, ouvrez les prisons, poursuivez-les jusque dans les caves, jusque dans les égouts ! Que la cité ruisselle de leurs crimes ! Aux armes ! L’épée est tirée ! Engrangez le grain, pillez la plaine ! Que la cité paie son prix à son maître ! »

     Enfin l’ordre prit corps et la foule se déformant sombra dans la démence. Les soldats les premiers trempaient leurs lames, puis des armes surgirent des maisons, passèrent de main en main, des chargements entiers arrivaient depuis les magasins. Tout le monde était assourdi par les cris, les clameurs, les quelques pleurs étouffés et la détonation interminable des cloches. Des corps s’effondraient sur le pavé, parfois jetés des fenêtres, d’autres retournaient leur arme sur eux et s’abattaient ainsi les yeux ouverts, un sourire aux lèvres. Tsarra sentait l’odeur immonde de la chair l’envahir, qui lui troublait les sens, tandis qu’elle s’acharnait sur une couverture, lui donnant de grands coups qui faisaient jaillir des traînées superbes. Puis elle se jeta sur un innocent, parce qu’il n’y avait pas d’innocent dans la cité, et il s’agissait d’une de ses amies qui disparut bien vite dans l’amalgame poisseux de la foule.

     Comme les rues se vidaient, bouillonnantes de vie, et qu’il ne passait plus que de petites troupes qui couraient de maison en maison, la farouche habitante s’en alla en direction de la demeure familiale. Elle ne comptait plus ni le temps ni l’effort de la course qui tirait sur ses muscles fatigués. Plusieurs blessures entaillaient sa chair, sans gravité, qui se teintait d’un rouge sombre. Dans sa tête les cris se répétaient, les imprécations et les formidables fureurs des cloches qui explosaient prodigieuses au sein de la démoniaque félicité. Tsarra voyait à peine devant elle, troublée au plus haut point par la nouvelle et heureuse, heureuse au point que plus rien ne lui importait. Elle enviait au passage les corps couchés.

      Dans le jardin les lilas étaient rouges. Un instrument reposait par terre, brisé. Passé la porte, partout régnait la fureur. Un garde la salua, sa main sur son camarade, et lui dit : « Salut ! » Sa famille l’attendait avec impatience dans la grande salle. Des tableaux traînaient par terre, piétinés, leur cadre brisé et à peine jetés sur le côté. Elle sentit des éclats de verre sur la plante de ses pieds, descendit les escaliers, enjamba sa vieille servante avant de pousser, exténuée, les battants de l’immense pièce familiale.

- Salut ! lui lança son oncle avec ferveur.

     Elle l’écoutait à peine lui reprocher de n’avoir pas été à l’entraînement. Par terre reposaient plusieurs de se cousines.

- Le chevalier Largen en personne s’était déplacé !

- Quelle importance ? demanda-t-elle en toute innocence, plongée dans la joie de l’instant.

     Elle ne savait pas les derniers mots de Londant.

 

     L’histoire veut que l’homme seul, acclamé par les coups de couteau et la furie des massacres, après avoir donné les consignes aux citoyens, du haut des marches et levant les bras avait ordonné la mise à mort du champion de la cité. La foule aurait hurlé : « Les Cent ! Les Cent », mais ce sera quelqu’un d’autre. Depuis longtemps la discussion courait pour sacrifier le meilleur de la cité au protecteur et maître de la cité. Des nombres avaient couru, cinquante, deux cents, cinq cents, mille, des quartiers entiers pour quémander l’aide de leur seigneur. Parmi les chaires, dix avaient alors proposé leurs enfants préférés, tous guerriers, tous admirables et qu’on disait nés par la volonté du maître.

 

     Tsarra faisait partie de ces enfants. Les dix seraient brûlés le soir même devant la statue du protecteur.

- Largen va arriver pour te remettre tes armes. Ce soir, enfant, tu glorifieras notre maître, notre famille et la cité.

     Cette déclaration la fit vaciller. Il n’y aurait pas pour elle de lendemain, pas de rire, pas de soupir, pas même la lumière de soleil au travers de la fenêtre. Le voile glacial de la mort lui fouetta le visage dans un frisson. Mais déjà elle imaginait son maître et cette simple pensée, pleine d’affliction et de culpabilité, lui rendit le comble du bonheur. Elle alla se presser contre son oncle, lui faisant lâcher son épée, puis contre Karine qui pleurait de joie, et toutes les cousines et son cousin voulurent participer à la réjouissance. Ils l’applaudissaient avec le plat de leurs armes.

     L’oncle appela des serviteurs qui, dans leur livrée au blanc souillé, la conduisirent de la demeure jusqu’aux bains. En traversant les rues ils virent une cité larmoyante, brillant de mille feux aux foudres furieuses de l’astre céleste. Le liquide coulait des fenêtres, se répandait en filets épais sur les murs jusque sur les pavés où il ruisselait. Des dizaines de cadavres meurtris s’exposaient à l’air libre, leurs carcasses défoncées, qui hurlaient encore dans les échos de l’après-midi. Un cheval passa, monté par un homme en armure étincelante. Il s’agissait du chevalier qui convint de la retrouver à l’entrée des bains avec son oncle pour la remise des armes.

     Là-bas, dans l’immense salle baignée de vapeur, Tsarra se fit défaire les lacets de son gilet puis retirer celui-ci avec lenteur. Des gens se pressaient pour poser nombre de parfums autour du bassin de marbre à colonnes, tandis que d’autres amenaient savons et herbes. Les serviteurs emportèrent la chemise tachée de sang, puis la sacrifiée défit seule la boucle de sa ceinture, pour faire tomber la jupe à ses pieds. Elle se retira alors dans l’eau du bain qui fumait en lui léchant la peau et les servantes approchèrent afin de la nettoyer. Sa chevelure s’enfonçait dans l’onde pure tandis qu’elle tendait les bras à la surface, détendue. Des gens amenaient sur des coussins pourpres les différents produits de toilette, d’autres acheminaient des présents de toutes sortes en même temps que des vêtements propres.

     Quand elle ressortit du bain, plus fauve et féminine que jamais, les serviteurs lui amenèrent robes et parures, et des armures de mailles et de plates. Elle rejeta tout, si bien qu’ils firent tremper et réparer ses premiers habits avec lesquels elle voulait se présenter devant son maître. Cependant les servants la vêtirent directement du gilet d’armes car sa chemise était trop abimée. Ainsi vêtue elle fit surgir des commentaires mais, en cet instant, personne ne pensait plus à rien lui refuser.

     Dehors, Largen lui tendit sa lance courte, chargée d’entrelacs dorés en or sur tout le manche. Il n’y eut aucun mot échangé, juste des regards et la fierté d’une famille lorsqu’elle saisit cette arme. Au-dessus d’eux continuaient à sonner les cloches, qui dureraient aussi longtemps que coulerait la fureur dans les rues, et de grands éclats brillants surgissaient des divers quartiers. Déjà les Cent préparaient la procession, à laquelle ils participeraient, et Largen s’en alla sur cette nouvelle, rappelant à Tsarra que la capitale entière comptait sur elle. Dans la plaine, parmi les villages en ruines, des colonnes de chariots chargées de denrées revenaient au milieu de champs roussis, noircis ou en cendre.

 

     Après les bains, la sacrifiée courut seule au travers des rues jonchées de corps et poisseuses de sang frais, dans les senteurs chargées de souffrance et d’exaltation. Le ruissellement lui chatouillait les pattes. Elle allait directement chez son aimé lui annoncer la nouvelle, pressée de le revoir avant de disparaître dans les flammes. Personne ne faisait attention à elle, trop occupés qu’étaient les habitants à trancher et abattre, à répéter les cris démoniaques qui agitaient la cité. La maison apparut, dévastée, et un instant Tsarra eut peur qu’il soit déjà mort. Cependant elle monta à l’étage pour trouver la chambre barricadée. Sa main frappa doucement à la porte.

- Ouvre, c’est moi !

- Tsarra !

     Le souffle de la voix la fit frémir d’un plaisir passé. Rhod apparut devant elle, superbe dans sa détresse, ses cheveux en bataille et suant, l’arme à la main. Il la prit par le bras pour la faire entrer puis referma la porte avec ardeur.

- Tu n’aurais pas dû venir, la ville a sombré dans la folie.

- Rhod, je vais être sacrifiée !

     Elle s’était exclamée les mains serrées sur sa poitrine, tenant sa lance comme une enfant étreindrait sa mère. Son amant resta sans voix, la regardant frappé de stupeur, incapable de bouger. Comment Tsarra pouvait-elle s’imaginer les pensées qui animaient cet être cher ? Elle le croyait simplement trop heureux pour exprimer sa joie.

- Tu es folle ! Ils vont te tuer !

     Elle ne sembla pas comprendre.

- Mais oui, dit-elle, n’est-ce pas formidable ?

- Non !

     Il répéta, tournant dans la pièce à la manière d’un rhinocéros, cette négation forcenée qui seule pouvait exprimer son désarroi. Tsarra comprenait à présent qu’il s’effrayait de la perspective, mais elle était incapable de comprendre pourquoi et espérait le convaincre en lui montrant à quel point cela la rendait heureuse. Soudain Rhod la prit par les bras, près de lui faire lâcher sa lance, ce qui surprit la guerrière au point de la faire trembler. Il avait un regard suppliant, vaincu, qui se rattachait désespérément à une dernière lueur.

- Viens avec moi. Il est encore temps : nous partirons de cette cité maudite, nous vivrons loin de cette folie. Tu seras heureuse avec moi, nous aurons des enfants.

     Le cœur de la sacrifiée saigna à cette proposition. Elle-même avait souhaité autrefois un tel dénouement. Pourtant :

- Je ne peux pas abandonner mon maître.

- Ton maître ?!

     Il la pressa encore plus contre lui.

- Tu ne sais même pas s’il existe. Qu’en voyons-nous ? Des statues. Rien que des statues. Parce qu’un homme comme un autre t’a dit de mourir, tu voudrais m’abandonner ?

- Il existe, dit-elle pour le défendre.

- Quelle preuve as-tu ? Même pas un songe, même pas un présage, juste la parole d’un fou qui du haut de son temple fait s’entretuer tout un peuple. Ouvre les yeux, Tsarra, on nous manipule !

     Elle pensa répéter « il existe » mais n’en trouva pas la force. De longues années durant la féline espérait rêver de ce seigneur, de ce démon tant admiré. Des heures entières étaient passées à contempler ses statues, à le représenter sur du papier, des journées à lui adresser plein de ferventes paroles. Jamais elle n’avait reçu la moindre réponse.

- Ecoute-moi, Tsarra ! Je refuse de te perdre pour une chimère ! M’aimes-tu si peu que tu écoutes ces calomnies ? Le peuple trompé s’entretue pour oublier ses malheurs, pour protéger ceux-là qui lui mentent ! Réveille-toi, Tsarra ! Je t’aime, tu le sais, et toi, m’aimes-tu encore ?

- Oui, je t’aime, lui répondit timidement la guerrière.

- Viens avec moi, Tsarra. Loin des massacres, loin de la guerre. Laissons là ce protecteur qui tue ses protégés.

 

     D’un geste brusque la sacrifiée s’était dégagée et sa lance avait séparé les deux amants d’un bon mètre. Elle avait les larmes aux yeux mais aussi un regard de braise, prêt à s’enflammer. Quelle furieuse pensée avait surgi dans son esprit ?

- Le protecteur souffre, il nous appelle.

- Tsarra.

- Je ne veux pas l’abandonner, pas quand je peux le servir, pas quand il a le plus besoin de moi.

- Je t’en supplie.

- Ne comprends-tu donc pas ? Il souffre ! Ces cloches qui sonnent, ce sang qui ruisselle, ces bûchers qui s’élèvent sont autant d’échos à sa détresse !

- Ecoute-moi.

- Nous souffrons à sa place, pour apaiser sa souffrance.

- Il n’existe pas !

     Le silence retomba entre eux, comme une barrière, une muraille infranchissable. Elle sentait sa gorge se serrer et les larmes se déverser sur son visage. Si elle avait tort, si elle avait raison, l’habitante refusait de se poser de telles questions. Une chose encore l’effrayait. Elle reprit, d’une voix faible :

- Mais s’il existait ?

     Rhod franchit la distance qui les séparait. Il prit son visage entre ses mains, tendre et affectueux, la caressant aussi avec ses mots.

- Toi aussi, tu existes, et je veux autre chose pour toi.

- Et que veux-tu, dit-elle intimidée.

     Il rapprocha encore son visage.

- Je veux juste… juste…

 

     La procession commençait. Dans l’artère principale, sous un soleil empourpré couvert de nuages noirs et des fumées des forges, s’allongeaient les files en liesse qui s’agglutinaient sur les côtés, encore animés par la folie de la journée. En tête du cortège marchaient les quatre princes, puis venaient des formations d’initiés en armure de plates qui défilaient. Derrière eux flottaient les étendards de la cité, bannières fulminantes et furieuses au vent empli de cendres. Alors les sabots des destriers faisaient trembler la foule et les Cent défilaient en deux rangs, entourés de leur aura invincible. Entre eux progressaient les sacrifiés, sur des montures plus frêles, acclamés par la foule. Tout derrière s’avançait le haut clergé, avec à leur tête Londant qui, selon l’histoire, se donnerait la mort avant minuit.

     Tsarra regardait toute la cité venue les saluer. Elle entendait encore les cloches, incapable de dire si elles s’étaient tues. Il lui restait bien en tête l’image de la chambre ensanglantée, de la pointe de sa lance qui avait tracé des lettres inconnues et furieuses, mais à part cela toutes ses pensées allaient au démon protecteur dont elle croyait entendre la plainte. Partout dans la ville brûlaient déjà des milliers d’incendies, des quartiers entiers plongé dans un feu ardent et les fumées emplissaient le ciel illuminé. Oui, les cloches retentissaient encore, fantastiques, accompagnant les hurlements de la foule. Ils avaient passé la troisième muraille par la seconde forteresse et derrière eux les cheminées des forges soufflaient d’âcres relents embrasés.

     Les flammes dévoraient entièrement la cité.

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